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En Outaouais, une équipe mobile d’intervention en itinérance (ÉMI) a été mise sur pied en 2014 afin de répondre au phénomène de la « porte tournante » dans la région. Plusieurs personnes vivaient en alternance des périodes en logement, des épisodes d’itinérance, d’hospitalisation ou de détention; l’une des causes explicatives de cette situation était un manque de services en lien avec l’accompagnement à moyen et long terme.

Devant ce constat, l’ÉMI fut créée à la suite d’un travail de collaboration entre le milieu institutionnel (l’équipe IMAGE du Centre intégré des services de santé et de services sociaux de l’Outaouais [CISSSO]) et d’organismes du milieu communautaire (Gîte Ami, le Centre d’intervention et de prévention de la toxicomanie de l’Outaouais [CIPTO] et la Soupe populaire). Le CIPTO, et son directeur général, Yves Séguin, assurent maintenant la gestion administrative de l’ÉMI, alors que la supervision clinique des intervenantes et des intervenants est assurée de façon indépendante à l’externe.

Entre judiciarisation et maintien en logement

L’intervention de l’ÉMI est axée sur l’accompagnement individuel à moyen et à long terme des personnes en situation de grande vulnérabilité et de désaffiliation sociale, étant sans abri ou en situation d’instabilité résidentielle. Celles-ci n’ont habituellement peu ou pas accès aux services, et font souvent l’objet de profilage social par le service de police de la ville de Gatineau (SPVG) et de mesures judiciaires arbitraires. Dans ce contexte, l’ÉMI s’est donné comme mandat l’amélioration globale des conditions de vie de ces personnes, en répondant à deux objectifs à la fois globaux et spécifiques : 1) favoriser la déjudiciarisation et 2) accroitre le maintien en logement. De plus, sur le plan systémique, l’ÉMI vise l’amélioration de l’accessibilité et de la continuité aux services par la création de passerelles entre les différents services comme le traitement de la dépendance, l’hébergement d’urgence, le travail de rue, les soins médicaux, la sécurité du revenu et les services correctionnels.

Au cours de la deuxième année de fonctionnement de l’ÉMI, le Programme de la Stratégie des partenariats de lutte à l’itinérance (SPLI) du gouvernement fédéral modifie l’orientation de son financement, passant d’un financement généraliste à une orientation centrée principalement sur l’approche Logement d’abord (Housing First), adoptée au Québec en tant que Stabilité résidentielle avec accompagnement (SRA). Cette approche vise l’insertion rapide des personnes en logement indépendant, et ce, sans conditions, c’est-à-dire, sans exiger qu’elles cessent de consommer ou qu’elles suivent un traitement thérapeutique ou médical en lien avec des problèmes de santé mentale ou physique. Une fois en logement, les personnes reçoivent selon leurs besoins un soutien personnalisé de la part d’une intervenante ou d’un intervenant (Observatoire canadien sur l’itinérance, 2014).

La fin d’un programme de financement provincial et la décision d’un partenaire (La Soupe populaire de Hull) de se retirer du projet ont fait en sorte que l’ÉMI a dû réduire son personnel pendant un certain temps, passant de trois à deux intervenantes ou intervenants. Heureusement, le CIPTO a réussi à trouver les fonds pour réembaucher la troisième personne. Par contre, afin de demeurer éligible à recevoir du financement de la SPLI, l’ÉMI a dû prioriser le maintien en logement des personnes en situation d’itinérance chronique et épisodique, c’est-à-dire, les personnes qui sont présentement sans logement et qui l’ont été pendant au moins six mois au cours de la dernière année, ou les personnes qui sont présentement sans abri et qui ont vécu trois épisodes d’itinérances entrecoupées de présence en logement d’au moins trente jours dans la dernière année. (Gouvernement du Canada, 2016).

Retombées de l’ÉMI

Depuis sa création, les interventions réalisées par les intervenantes et les intervenants de l’équipe ont eu de nombreux impacts positifs sur les personnes accompagnées. En ce qui a trait à l’objectif de déjudiciarisation, les activités d’accompagnement et de sensibilisation avec les acteurs impliqués (service de police et acteurs judiciaires), réalisées par l’ÉMI permettent d’éviter la surjudiciarisation et ses conséquences sur les conditions de vie de la personne, dont l’accès et le maintien en logement, entre autres.

Le témoignage d’une intervenante démontre l’importance d’un accompagnement soutenu des personnes judiciarisées, en raison de la complexité des démarches du système judiciaire:

« De mon côté, j’ai beaucoup de personnes qui avaient besoin d’accompagnement dans les démarches, que ce soit pour l’accompagnement en cour municipale ou en cour pour contester les tickets ou en cour criminelle. Aussi, des accompagnements pour prendre des ententes, pour faire des travaux communautaires ou pour des paiements des tickets... Par exemple, j’en ai un qui, bon, il était en mandat, plusieurs tickets non payés, pas d’ententes de prise, pas de… Bref, il n’avait fait aucune démarche. Donc on a contacté l’avocat pour qu’on voie la preuve… J’ai suivi le dossier, on est allés au rendez-vous, on s’est présentés en Cour, on a fait le processus au complet là… On est allés prendre des ententes de paiements, s’assurer de mettre une date, chaque mois, pour qu’il aille faire ses paiements. Puis finalement, il a fait ses paiements. Il a fait des travaux aussi. Puis ça s’est fait assez facilement, puis assez vite là. »

cité dans Namian, 2015

En ce qui concerne l’accès et le maintien en logement, le travail des intervenantes et des intervenants de l’ÉMI est de nature transversale afin de contribuer à éviter les évictions locatives. Même s’ils sont présentés comme des objectifs distincts, la déjudiciarisation et le maintien en logement vont souvent de pair comme l’indique le témoignage d’une intervenante :

« Je travaille à la déjudiciarisation des personnes afin qu’elles ne manquent pas leur date de cour ou leurs travaux, faire la porte d’entrée, les accompagner dans le processus, avec les ententes de paiements, avec les services d’administration de revenus pour pouvoir arriver à faire leurs paiements, puis tout ça. Donc ce sont toutes des choses qui, en fin de compte, vont faire en sorte qu’elles vont pouvoir garder leur logement. Parce que, quand elles rentrent en taule, bien leurs chèques se font couper, et là plus de logement, tu sais, c’est de même que ça fonctionne. »

cité dans Namian, 2015

Parmi les multiples interventions réalisées par l’ÉMI, on peut identifier la défense des droits des locataires, la médiation avec les propriétaires, la recherche de logement ainsi que de nombreuses activités liées à la vie en logement : gestion du budget, dépannage alimentaire, accompagnement à des rendez-vous médicaux, et autres. L’accompagnement aux rendez-vous médicaux est souvent nécessaire pour s’assurer que la personne puisse atteindre un niveau d’autonomie et de confort suffisant pour conserver son logement.

Enjeux et défis

Aujourd’hui, l’équipe mobile poursuit sa mission dans la grande région de l’Outaouais et malgré ses retombées, certains défis demeurent. L’un d’eux est lié au manque de personnel et de ressources. Si les intervenantes et les intervenants ont comme tâche principale d’accompagner les personnes en logement, ces dernières connaissent plusieurs difficultés affectant leur autonomie et leur stabilité (problèmes de santé mentale, maladies chroniques, vieillissement précoce, dépendances, etc.). Devant ces difficultés, la possibilité de mettre un terme à l’accompagnement et donc de « fermer » leurs dossiers devient un enjeu majeur, occasionnant une augmentation de leur charge de travail et de leur case load. En conséquence, l’ÉMI a du mal à répondre aux nouvelles demandes, et il existe très peu d’organismes dans la région capables de prendre le relais pour accompagner ces personnes à plus long terme. Les organismes oeuvrant en itinérance dans la région de l’Outaouais ont par ailleurs subi eux aussi ces dernières années plusieurs compressions budgétaires, ce qui affecte la nature et la qualité des partenariats de l’ÉMI.

De plus, il est constaté que plusieurs personnes logées par l’équipe vivent des situations d’isolement social et de solitude. Ces situations conduisent certaines personnes, notamment celles qui vivent en logement au centre-ville de Gatineau (secteur Hull), à accueillir chez elles des visiteurs (connaissances, amis de la rue), ce qui occasionne parfois des problèmes avec les propriétaires et augmente leurs risques d’être expulsées. D’autres personnes, qui vivent plus loin du centre-ville, disent connaître solitude et ennui, au point où certaines choisissent de quitter leur logement et de retourner au centre-ville, près des ressources et de leur réseau. Dans d’autres situations, les contraintes structurelles du marché font en sorte que plusieurs personnes provenant du Gîte Ami, seul refuge pour adultes en Outaouais, peuvent se retrouver dans le même édifice à cause du manque de logements abordables dans la région; cela peut affecter leur stabilité résidentielle.

La gestion des relations avec les propriétaires occupe aussi de façon importante les tâches de l’ÉMI. Du non-paiement de loyer à l’entretien et à la gestion des relations avec le voisinage, les intervenants et intervenantes ont un rôle important à jouer auprès des propriétaires pour tenter de régler des situations conflictuelles et éviter les évictions. Finalement, l’une des conséquences du changement de mission de l’ÉMI vers l’approche Logement d’abord est la difficulté à joindre les personnes, notamment les femmes, en situation d’itinérance invisible. Comme celles-ci fréquentent peu les refuges d’urgence, elles ne satisfont pas les critères de la SPLI. En effet, en priorisant les personnes en situation d’itinérance épisodique ou chronique, cela réduit la possibilité de joindre d’autres catégories de personnes vivant une précarité au logement et qui sont à risque d’itinérance. À titre d’exemple, une femme en situation de séparation conjugale se retrouvant en situation d’itinérance pour la première fois peut recevoir des services de l’ÉMI pour avoir accès à un logement, mais elle n’aura pas droit à une aide financière (fonds d’urgence provenant de la SPLI), car sa situation d’itinérance ne répond pas au critère « chronique » ou « épisodique ». Pourtant cette personne requiert moins de ressources en termes d’accompagnement et présente potentiellement de meilleures chances de stabilité en logement à long terme. En ce sens, le système fait paradoxalement en sorte que cette dernière, même en logement, soit toujours à haut risque de se retrouver à nouveau en situation d’itinérance ou pire encore, qu’elle soit obligée d’attendre que sa situation se détériore, c’est-à-dire, qu’elle se répète ou se chronicise, la rendant éligible à un accompagnement et à une aide financière.

En somme, malgré les défis soulevés, l’ÉMI constitue aujourd’hui une pratique incontournable dans la région de l’Outaouais, en offrant des services d’accompagnement à une population fortement marginalisée et le plus souvent qu’autrement laissée à elle-même. Dans un contexte où la pauvreté des ménages s’accroit et devant l’absence de mesures préventives de l’itinérance, le soutien des initiatives comme l’ÉMI demeure essentiel pour les années à venir.