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Arata Kaizaki, héros de la populaire série d’animation japonaise ReLIFE, est un jeune homme de 27 ans qui décide un jour de quitter son emploi, car celui-ci ne lui permet pas d’optimiser ce qu’il considère comme étant son potentiel maximal. Or, il ne parvient pas par la suite à retrouver un emploi à temps complet qui soit lié à ses intérêts et aspirations. Après plusieurs tentatives ratées de réinsertion, il se contente de travailler à temps partiel dans un konbini, une petite épicerie de quartier. Un jour, alors qu’il vient de quitter aussi cet emploi, Ryō Yoake, chercheur à la ReLife Research Institute, apparaît dans son quotidien et lui offre un emploi à temps complet et fidèle à ses aspirations, à condition qu’il participe à un programme dans le cadre duquel il doit consommer une pilule lui permettant de rajeunir de dix ans et de recommencer ses études, pour mieux les achever. Le héros accepte alors de revivre au fil des épisodes une seconde jeunesse pour mieux intégrer par la suite le monde du travail. Si Arata Kaizaki est un personnage fictif japonais, il incarne néanmoins une figure problématique de la jeunesse en croissance au sein des sociétés libérales contemporaines : celle d’un NEEF, une catégorie d’action publique décrivant des jeunes qui ne sont ni en emploi, ni aux études, ni en formation et qui, à force de cumuler des emplois peu rémunérés et précaires, sont à risque de vivre en situation de pauvreté et de dépendance envers l’État (Noiseux, 2012; Vultur, 2003). Cette catégorie, qui a émergé au Royaume-Uni au début des années 1990, s’est ensuite diffusée dans plusieurs sociétés où un ensemble de politiques, d’institutions, d’acteurs et de modalités d’intervention a été mis en place pour activer ces jeunes NEEF sur les voies de l’emploi, des études et de la formation (Vultur, 2003; 2005).

Cet article propose un état critique des lieux sur la construction et la diffusion sociale de la catégorie des jeunes NEEF[1]. Dans un premier temps, nous allons situer cette catégorie au sein d’un régime contemporain de gouvernementalité que plusieurs qualifient aujourd’hui d’État social actif (Vrancken et Macquet, 2006; Barbier, 2009; Castel, 2009 Angers, 2011; Gonin, Grenier et Lapierre, 2012; Namian et Binet, 2016). Dans un deuxième temps, les conditions d’émergence et d’extension de la catégorie d’action publique des NEEF seront mises à jour. Dans un troisième temps, nous exposerons ses limites tant sur le plan de sa construction que de son application au sein de politiques d’activation visant l’insertion des jeunes en emploi, aux études ou en formation. Cet état critique des lieux nous invite à soutenir en conclusion qu’en dépit des intentions initiales qui ont conduit à la construction de cette catégorie d’action publique, l’efficacité et les visées des politiques d’activation auxquelles elle a donné lieu pour lutter contre la pauvreté, l’immobilité et la dépendance des jeunes demeurent discutables.

L’activation : un cadre pour penser la catégorie des jeunes qui ne sont ni en emploi, ni aux études, ni en formation

Le concept d’activation permet de désigner un ensemble de réformes qui ont émergé dans différents pays, depuis les années 1980 (Barbier, 2009; Hamzoui, 2009; Vrancken et Macquet, 2006) afin de redéfinir les liens entre la protection sociale, l’emploi et les politiques de l’emploi (Angers, 2011). Indépendamment des pays observés, l’activation s’inscrit plus largement dans un mode de gouvernementalité que plusieurs qualifient d’État social actif, lequel se distingue à plusieurs égards de l’État providence (Astier, 2007; Castel, 2009; Tremblay, 2006; Vrancken et Macquet, 2006). L’État social actif vise la mise en activité des individus qui reçoivent des prestations d’assistance sociale et d’emploi (Angers, 2011; Barbier, 2009; Castel, 2009; Namian et Binet, 2016; Vrancken et Macquet, 2006).  Il se distingue de l’État-providence par sa tendance à effectuer d’abord des investissements sociaux plutôt qu’à gérer des dépenses dites passives (Giddens et Blair, 2002; Jenson et Saint-Martin, 2006). Le rôle de l’État social actif est d’intervenir au besoin, minimalement, mais en s’assurant d’un maximum de retour sur ses investissements. La marchandisation des services constitue à cet effet une caractéristique centrale de l’État social actif. Selon cette idée, les États sont considérés comme des acheteurs de services qui définissent les paramètres auxquels les vendeurs de services, qui sont leurs principaux partenaires sociaux, doivent respecter pour être l’objet de leurs investissements (Angers, 2011). Enfin, l’État social actif reposerait sur un nouveau contrat social dans lequel la gestion des risques sociaux et des aléas de la vie est une responsabilité à la fois individuelle et collective. Par l’institutionnalisation progressive d’un principe de conditionnalité, l’individu ne peut plus se positionner comme l’ayant droit passif des politiques d’assistance (Dufour, Boismenu et Noël, 2003; Morel, 2002; Vrancken et Macquet, 2006; White, 2008). Il doit désormais répondre à des droits et responsabilités qui modifient considérablement ses rapports à ces politiques et l’incitent à repenser ses réseaux sociaux, à acquérir des compétences et à s’autodiscipliner à l’égard de sa trajectoire (Vrancken, 2006). Ce nouveau mode de gouvernementalité valorise l’autonomie des personnes et leur socialisation par le travail tout en s’opposant à l’assistance sans contrepartie, comprise comme une trappe pour les individus et une source de dépendance aux dispositifs étatiques (Dang et Zajdela, 2009). En résumé, du bénéficiaire passif et dépendant de l’assistance sociale, l’individu devient le sujet actif du workfare.

Dans cet ordre d’idées, l’activation décrit un continuum de pratiques qui visent à sortir les personnes bénéficiaires des programmes d’assistance et à les mobiliser sur les voies de l’emploi (Namian et Binet, 2016)[2]. La catégorie des jeunes NEEF émerge au coeur de ce régime particulier de gouvernementalité, comme une réponse aux risques de dépendance des jeunes à l’État. Cette catégorie, qui a été construite localement pour ensuite se diffuser dans plusieurs pays, y compris le Canada, en appelle aujourd’hui à des politiques et des programmes d’activation qui les sollicitent à se mobiliser, à sortir de leur inactivité et à s’engager sur les voies de l’emploi, et ce, en dépit souvent des conditions de travail dans lesquelles ils doivent s’insérer.

Les jeunes NEEF dans le monde : émergence et extension d’une catégorie d’action publique

La catégorie des NEEF est apparue pour la première fois au Royaume-Uni à la fin des années 1990 pour désigner un groupe de jeunes qui n’étaient ni à l’école, ni en emploi, ni en formation et dont le nombre ne semblait que s’accroitre (Social Exclusion Unit, 1999; Istance, Rees et Williamson, 1994; Wilkinson, 1995). Auparavant, comme l’indique Furlong (2006), ces jeunes étaient invisibilisés au sein des programmes et des politiques publiques puisqu’ils tombaient entre les craques d’une conception binaire; entre des situations d’emploi et d’absence d’emploi, sans entre-deux. Ce constat a incité en 1994 la construction de la catégorie des statuts zéro qui permettait de nommer des adolescentes et adolescents âgés de 16 et 17 ans en dehors des programmes d’études et du travail, mais encore trop jeunes pour avoir accès aux allocations d’assistance et de chômage. La catégorie des statuts zéro, qui soulignait l’absence d’un statut, n’a pas résisté aux critiques qui démontraient son caractère trop technique et sa tendance à faire référence de manière négative aux trajectoires passées des jeunes. La catégorie des NEEF est apparue dans ce contexte pour désigner le même basin de jeunes vulnérables et à haut risque d’exclusion sociale, tout en cherchant à mettre en lumière l’hétérogénéité de leurs expériences et en évitant de les caractériser par leur absence de statut. Depuis son émergence, cette catégorie s’est diffusée largement en dehors du Royaume-Uni, au sein des instances politiques internationales (Carcillo et collab., 2015), et elle a aussi connu une diffusion certaine dans les politiques et interventions nationales. L’Organisation internationale du travail (OIT), l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) et la Banque mondiale (BM) ont à cet effet contribué à diffuser la catégorie des NEEF en proposant à leurs États membres des critères et des instruments pour cibler les jeunes et intervenir auprès d’eux.

Dans un rapport de l’OCDE, NEET Youth in the Aftermath of the Crisis (2015), Carcillo et collab, mentionnent que le nombre de jeunes correspondant à la catégorie des NEEF a augmenté de 7 % entre 2007 et 2012, soit de 2,5 millions jeunes[3]. Selon ces calculs, les jeunes NEEF représenteraient alors un total de 38,4 millions d’individus. Cette augmentation serait liée en partie à celle du taux de chômage chez les jeunes dans différents pays, soit du nombre des jeunes NEEF associés au sous-groupe des chômeurs. L’OCDE distingue d’ailleurs trois catégories de jeunes :

  1. les jeunes inscrits sur les voies scolaires ordinaires, que cela soit à temps partiel ou à temps complet;

  2. les jeunes qui ont un emploi (tous les statuts de salarié confondu) et qui ne fréquentent pas l’école;

  3. les jeunes qui ne sont ni à l’école, ni en emploi, ni en formation.

Cette dernière catégorie est divisible en deux sous-catégories que sont les chômeurs et les inactifs. Les chômeurs renvoient à des jeunes NEEF qui n’étaient pas aux études lors de la période de référence des enquêtes nationales, mais qui étaient tout de même disposés à travailler et en recherche active d’emploi. Les inactifs renvoient pour leur part selon l’OCDE aux jeunes qui sont en dehors de la population active. Par définition et en principe, n’étant ni en emploi ni au chômage, les étudiantes et étudiants devraient faire partie intégrante de cette sous-catégorie; mais puisqu’ils constituent une sous-catégorie à part des NEEF, ils en sont exclus.

Associé plus particulièrement aux jeunes inactifs, le taux des jeunes NEEF est pour sa part demeuré stable dans la plupart de ces pays membres. En ce sens, l’OCDE (2015) suggère dans ce même rapport que les politiques d’activation de ses pays membres traitent différemment ces deux sous-catégories de jeunes NEEF, puisque le taux des premiers est plus susceptible de varier au fil des changements économiques que celui des seconds. Dans tous les cas, cette instance internationale souligne que les différentes formes de soutien du revenu (telles l’aide financière en période de chômage, l’assistance financière de dernier recours, l’aide financière à la famille, l’aide financière au logement) sont nécessaires pour les jeunes appartenant à la catégorie des NEEF, mais plus particulièrement pour les plus vulnérables d’entre eux qui se retrouvent en situation de pauvreté extrême, au sein de la sous-catégorie des inactifs. En ce qui concerne cette dernière sous-catégorie de jeunes, l’OCDE soutient aussi qu’elles ou ils ont besoin de programmes spécialisés pour développer les compétences nécessaires pour leur intégration au sein du marché du travail. Les organisations locales qui offrent des services d’employabilité et des services jeunesse constituent, dans cette optique, des éléments clés dans la mise en oeuvre du programme de l’OCDE au sein de ses pays membres.

Depuis 2013, l’Organisation mondiale du travail (OIT) a publié de son côté divers rapports faisant état d’une crise de l’emploi des jeunes qui représenterait un déficit important de travail pour les sociétés contemporaines. Cette crise d’ordre mondiale serait marquée dans les économies avancées par une hausse du taux de chômage des jeunes, mais aussi par une extension de la durée de leurs situations d’inactivité ainsi que par une perte de la qualité des emplois qui leur sont disponibles. Le chômage des jeunes dans le monde aurait augmenté de 0,8 million depuis 2011 et plus de 73,4 millions de jeunes seraient aujourd’hui confrontés à ses épreuves et effets. Le manque d’emplois et la diminution de la qualité des emplois disponibles participeraient, dans un contexte marqué par une hausse du chômage des jeunes, à l’allongement de ces périodes et au découragement des jeunes quant à leur insertion sur les voies du travail. Si le chômage des jeunes constitue un problème d’ordre mondial selon l’OIT, de longues périodes d’inactivité poseraient encore plus de difficultés à des jeunes à risque d’être « traumatisés » (OIT, 2019). Ce problème, qui décrit de manière psychologisante les méfaits de l’inactivité des jeunes, en appellerait alors à l’engagement d’une pluralité d’acteurs (gouvernements, organisations d’employeurs, travailleurs, etc.) pour en limiter les effets. En 2017, l’OIT soutenait dans un rapport intitulé The Global employment trends for youth 2017que cette situation s’est un peu améliorée entre 2013 et 2017 considérant les investissements effectués et les changements des économies avancées, mais que des efforts devaient encore être déployés pour altérer les expériences des jeunes de plusieurs pays (OIT, 2017). Pour effectuer ces constats, l’OIT utilisait l’enquête européenne d’Eurofound (2012) pour désigner de manière générale les jeunes NEEF comme des personnes qui n’étaient pas engagées sur le marché du travail ou au sein d’un système éducatif. L’OIT (2017) identifiait plus précisément cinq sous-catégories de personnes qui peuvent être associées à la catégorie des jeunes NEEF soit :

  1. les chômeurs;

  2. les personnes non disponibles pour travailler (personnes ayant un handicap, personnes malades, personnes assurant la charge d’une autre personne, etc.);

  3. les personnes désengagées (personnes découragées, jeunes engagés dans des modes de vie asociaux et dangereux, etc.);

  4. les personnes en recherche d’opportunité;

  5. et les NEEF volontaires (voyageurs, artistes, musiciens, personnes en autoapprentissage, etc.).

Toujours à partir des données d’Eurofound, l’OIT estimait qu’en considérant les populations des pays liés à cette enquête, 21,8 % des jeunes se retrouvaient à être en dehors des voies de l’école, du travail et de la formation. De manière générale, ce taux est plus élevé chez les jeunes femmes (34.4 %) que chez les jeunes hommes (9.8 %) et cet écart entre les sexes était plus grand dans les pays dits émergeant où approximativement 4 jeunes NEEF sur 5 étaient des femmes. Dans l’ensemble des pays observés, la diminution du taux des jeunes NEEF devait selon l’OIT constituer une priorité d’investissement et d’interventions diverses afin de limiter le nombre de jeunes qui se retrouvaient en situation d’inactivité, soit en marge de l’école, du travail et de la formation, pour le bien de ces jeunes, mais aussi pour celui des économies nationales. L’OIT appelait les États à intervenir de manière à contrer la prolifération des traumatismes cités précédemment, mais aussi afin de promouvoir la formation continue, le développement des compétences, l’entrepreneuriat jeunesse, la protection des droits des jeunes au travail et la création d’emplois de meilleure qualité pour ces dernières ou ces derniers.

Enfin, dans ce même ordre d’idées, la BM déclarait en 2016 que 12,6 % des jeunes de la main-d’oeuvre globale étaient sans emploi en 2014, soit environ 74,6 millions d’individus (Banque mondiale, 2016). Selon elle, les jeunes seraient plus touchés par les crises économiques que les adultes dans la mesure où les premiers se retrouvent de deux à trois fois plus souvent que leurs aînés sans emploi et où ils sont souvent plus nombreux à occuper des emplois précaires et peu rémunérés. Dans des contextes marqués par des crises financières, de plus en plus de jeunes en viendraient à décrocher des sphères de l’éducation et du travail, soit à ne pas étudier et à ne pas travailler. La catégorie des NEEF dans les propos de la BM permet en ce sens de désigner une frange de jeunes qui, dans plusieurs pays (dont le Canada, la Corée du Sud, l’Espagne, l’Irlande, le Japon, le Mexique et le Royaume-Uni), ne sont ni inscrits ni dans les systèmes d’éducation, ni dans le travail, ni dans les programmes de formation. Elle permettrait aux décideurs de jeter un regard sur des jeunes qui devraient en théorie faire partie de la population active, mais qui pour une ou plusieurs raisons demeurent en dehors de celle-ci. Plus précisément, elle permettrait de mettre en évidence les besoins de jeunes inactifs vulnérables dans leurs recherches d’emploi et d’offrir différentes formes de soutien. Ces situations d’inactivité, qui toucheraient un nombre grandissant de jeunes, auraient des conséquences sur leurs opportunités futures, car elles diminuent les possibilités qu’ils se trouvent des emplois et augmentent les possibilités que les emplois qu’ils trouvent soient peu rémunérés. À cet effet, la BM se positionne de manière très critique à l’égard du travail des États, de leurs politiques et de leurs institutions : « Addressing youth employment issues is a major concern for governments, and is all the more challenging where stable economic policies are not in place and institutions are weak. » (Banque mondiale, 2016). De ce fait, le taux des NEEF serait selon la BM un excellent indicateur de la réussite des politiques jeunesse visant à contrer l’exclusion des jeunes. Elle propose à cet effet des outils pour les personnes qui produisent les politiques publiques, y compris celles qui ciblent les jeunes, afin de diminuer le taux des NEEF des différents pays, et pour accroître la productivité et le développement de leur économie.

Les jeunes NEEF au Canada

Différentes instances du Gouvernement du Canada, telles que Service Canada (2014) et Statistique Canada (2012), empruntent leur définition des NEEF à l’OCDE. Selon les données formulées à l’aide de cette catégorie, Service Canada (2014) soutenait qu’en dépit des propos émis par l’OCDE (2010), l’OIT (2019) et la BM (2016), le taux des NEEF à l’échelle nationale était de 11,5 % en 2013, par comparaison à un taux plus élevé de 20,4 % en 1976. Le Canada figurait à cet effet parmi les pays du G7 et de l’OCDE où le taux des NEEF était le plus bas (Statistique Canada, 2013). Les jeunes NEEF composaient un groupe important parmi les individus en marge du travail (17,1 %), mais demeuraient aussi peu nombreux comparativement à ceux de la moyenne des pays de l’OCDE (20,0 %) et des jeunes Canadiennes et Canadiens en général (Statistique Canada, 2013). Certaines différences en termes de prévalence des jeunes NEEF apparaissent néanmoins en fonction des provinces et des catégories d’âges observées (Statistique Canada, 2013). En Alberta, au Manitoba et au Québec, le taux des NEEF chez les 19 à 29 ans varie entre 14,4 % et 16,3 % et demeure inférieur à la moyenne canadienne. Ce taux chez la même population en Ontario est un peu sous la moyenne nationale (17,6 %), mais il augmente de manière considérable lorsqu’on observe les autres provinces canadiennes, surtout les provinces de l’Atlantique. À titre d’exemple, en 2013, à Terre-Neuve-et-Labrador, le taux des NEEF s’élevait à 24 % dans cette même catégorie d’âge.

De plus, la catégorie des NEEF fait depuis récemment l’objet d’un élargissement au Canada, visant à inclure davantage en son sein des jeunes âgés de 25 à 29 ans. Dans un récent rapport, Statistique Canada (2018) met au jour un portrait statistique et démographique de jeunes Canadiennes et Canadiens, lequel démontre qu’entre 2001 et 2016, le taux des jeunes NEEF associé à cette catégorie d’âge est passé de 9 % à 6 %. Cette réduction serait liée à l’augmentation de leur maintien à l’école pendant la même période. En 1995, Statistique Canada (2018) estimait que 34 % des jeunes âgés de 20 à 24 ans étaient inscrits à l’école, alors qu’aujourd’hui c’est près de 41 % des jeunes associés à cette même tranche d’âge qui le sont. Or, la situation tend à être différente pour les jeunes âgés de 25 à 29 ans. Cette frange tend aujourd’hui à être au Canada la plus nombreuse alors que près de 18 % de ces jeunes ne sont inscrits ni en emploi, ni à l’école, ni en formation. De ce fait, un intérêt tend à se développer à l’égard de cette catégorie d’âge spécifique des jeunes NEEF. Au Canada, l’éducation étant une responsabilité appartenant davantage aux provinces, il revient majoritairement à elles de produire des politiques et programmes visant le problème. En Ontario, par exemple, si l’intérêt à l’égard des jeunes sans-emploi est particulièrement marquant dans les politiques et programmes de cette province depuis les années 1970, c’est la première fois qu’un programme provincial y cible précisément les jeunes NEEF. Le gouvernement de l’Ontario adoptait à cet effet en 2015 le programme Youth Job Connection (YJC), soit le Programme d’orientation en matière d’emploi pour les jeunes, qui vise à combattre l’augmentation du taux des jeunes NEEF âgés entre 15 et 29 ans, plus particulièrement chez ceux confrontés à des difficultés multiples et concomitantes, afin d’assurer leur insertion et leur maintien en emploi, leur engagement dans des carrières significatives et leur succès au travail (Bancroft, 2017)[4]. Dans ce même ordre d’idées, le gouvernement du Québec remplaçait en 2016 le programme provincial Jeunes en action (JEA) par le programme Service spécialisé jeune (SSJ). Contrairement au précédent qui ciblait des jeunes âgés de 18 à 24 ans, le SSJ cible aujourd’hui des jeunes âgés de 18 à 29 ans, les plus âgés de cette catégorie d’âge étant selon Emploi-Québec (2016) de plus en plus nombreux à ne se retrouver ni en emploi, ni aux études, ni en formation.

Une catégorie polysémique : enjeux de définition et d’usage

Comme les sections précédentes le démontrent, plusieurs pays, entre autres, d’Europe (Allemagne, Autriche, Espagne, France, Italie, etc.), d’Asie (Japon), d’Afrique (Afrique du Sud) et d’Amérique du Nord (Canada et États-Unis), utilisent désormais la catégorie d’action publique des NEEF comme un instrument de désignation, de dénombrement et d’intervention envers les jeunes (Cuzzocrea, 2014; Genda, 2007; Department of Higher Education and Training, 2017; Marshall, 2012; Tamesberger et Bacher, 2014). Or, malgré sa portée mondiale, la définition des NEEF tend à varier selon les pays observés (Cuzzocrea, 2014). S’il est difficile de rendre compte en quelques lignes de ces différences, cela est particulièrement évident lorsque la focale est située sur l’âge des NEEF dans chacun d’eux. En effet, si la catégorie d’action publique des NEEF permettait au départ de désigner des jeunes du Royaume-Uni âgés de 16 et 17 ans (Furlong, 2006), aujourd’hui elle est utilisée dans d’autres contextes pour parler d’un vaste groupe d’individus particulièrement hétérogène. En Italie comme au Canada, la catégorie des NEEF permet de désigner des jeunes âgés de 15 à 29 ans (Cuzzocrea, 2014; Statistique Canada, 2013). En Corée du Sud et au Japon, elle permet de désigner des jeunes allant jusqu’à 34 ans d’âge (Cuzzocrea, 2014). Enfin, dans certains pays comme l’Afrique du Sud, la catégorie des NEEF permet de regrouper un bassin d’individus pouvant atteindre les 64 ans (Department of Higher Education and Training, 2017). Ainsi, en considérant seulement les groupes d’âge associés à cette catégorie, il est possible de constater le déficit d’uniformisation à l’échelle internationale des instruments permettant d’identifier, de parler, de calculer et d’intervenir sur les NEEF (Cuzzocrea, 2014; Furlong, 2006). Pour cette raison seule, l’utilisation de la catégorie des NEEF dans les discours politiques et scientifiques est fortement critiquée (Cuzzocrea, 2014; Furlong, 2006). L’usage de la catégorie d’action publique des NEEF plutôt que celles liées au non-emploi des jeunes fait aussi en sorte que pour dresser un portrait réaliste de leurs situations, il faut d’abord déconstruire à chaque fois qui sont réellement les jeunes NEEF pour mieux orienter les travaux de recherche et la définition des politiques et des programmes spécifiques à déployer. Cela a pour effet de complexifier considérablement les tentatives de comparaisons internationales (Cuzzocrea, 2014) et de rendre particulièrement difficiles les tentatives de responsabiliser les politiciennes, politiciens et les politiques jeunesses (Furlong, 2006). Même à l’échelle nationale, l’extension de la catégorie d’action publique des NEEF pose problème, surtout au sein d’un pays géographiquement aussi vaste que le Canada. En effet, la reconnaissance de l’hétérogénéité des jeunes regroupés sous l’étiquette des jeunes NEEF y pose problème, comme l’affirmait d’ailleurs plus récemment Statistique Canada (2018, p. 10) : « Au Canada, comme ce groupes est hétérogène, il est difficile d’interpréter cet indicateur qui est plutôt limité en termes de ce qu’il peut nous apprendre au sujet des jeunes qui peuvent se trouver dans une situation vulnérable. »

Cette hétérogénéité sous-jacente à la catégorie des jeunes NEEF ne concerne pas uniquement sa composition démographique, mais également la variabilité des parcours qu’elle recouvre, la complexité de leurs expériences et leurs besoins en termes de politiques d’insertion. Autrement dit, la catégorie des jeunes NEEF tend à figer sous même étiquette des parcours multiples et complexes (Van de Velde, 2016). Dès ses premières utilisations au Royaume-Uni, cette catégorie fut l’objet de critiques tant sur le plan de sa cohérence conceptuelle que sur celui de ses effets, en cherchant à désigner des groupes de jeunes hétérogènes qui n’étaient pas nécessairement vulnérables ou exclus socialement. Furlong (2006) indique qu’elle y fut utilisée pour désigner des jeunes qui sont sans emploi depuis une longue durée, des jeunes nouvellement sans emploi, des jeunes qui s’occupent de leurs enfants à la maison, des jeunes qui s’occupent d’un proche, des jeunes qui vivent des problèmes de santé plus ou moins importants et à long terme, des jeunes qui démarrent leurs entreprises, des jeunes qui développent leurs aptitudes artistiques ou musicales, des jeunes qui prennent congé du travail ou de l’école pour vivre des expériences diverses, tels voyager ou réaliser un projet. Ainsi, si cette catégorie a le mérite de ne pas systématiquement cibler des populations vulnérables ou encore des populations exclues, comme le faisait celle des statuts zéro, l’hétérogénéité des parcours qu’elle recouvre complique ses usages effectifs. Elle regroupe tant des jeunes considérés vulnérables et à haut risque d’exclusion sociale, que des jeunes qui ne le sont pas et qui n’ont pas nécessairement à faire l’objet de politiques de réinsertion spécifiques.

Cette souplesse dans la définition de cette catégorie d’action publique rend aussi plus difficile l’évaluation des programmes visant à réduire la prévalence des jeunes NEEF qui sont vulnérables et à haut risque d’exclusion sociale (Furlong, 2006). Les statistiques produites à l’aide de cette catégorie semblent en effet moins témoigner de l’efficacité des politiques et des programmes d’insertion des jeunes les plus vulnérables que de la mobilité des jeunes moins vulnérables et plus privilégiés socialement. De plus, dans des contextes où les organismes voués à l’insertion des jeunes sont aux prises avec des contraintes de temps et de ressources, et amené à rendre des comptes en termes d’insertion, cela fait en sorte que les politiques et les programmes ciblant les NEEF tendent aussi à se concentrer sur des jeunes dont l’insertion à l’école, en emploi ou en formation est relativement plus facile à réaliser, au détriment de ceux qui pourraient davantage bénéficier de leurs interventions et qui sont confrontés à différents défis d’insertion (Yates et Paynes, 2006). Il est ainsi particulièrement difficile d’évaluer la capacité réelle des politiques et des programmes qui ciblent les NEEF qui sont vulnérables et à haut risque d’exclusion sociale.

Cette hétérogénéité des profils des NEEF entraîne aussi une confusion en ce qui concerne qui devrait intervenir auprès de ces jeunes, allant par exemple des agents de placement aux agents spécialisés dans l’intervention auprès des jeunes vulnérables et exclus (Hodgson et Spours, 2011). La diversité des profils qu’englobe la catégorie des jeunes NEEF permettrait de justifier ou d’invalider dans ces politiques, programmes et organismes tant le besoin d’une main-d’oeuvre capable d’insérer des jeunes dont le rapport à l’emploi, au travail et à la formation est positif, que d’une main-d’oeuvre capable d’intervenir auprès de jeunes vulnérables, en marge ou exclus de ces voies.

En outre, certains auteurs considèrent que cette catégorie continue à désigner, comme celle des statuts zéro, les jeunes de manière négative, en mettant de l’avant ce qu’ils ne sont pas (ni à l’école, ni en emploi, ni en formation). Dans cette perspective, Yates et Paynes (2006) arguent que la catégorie des NEEF est souvent liée à des politiques et à programmes qui font abstraction des identités des jeunes, de leurs situations, de leurs problématiques, de leurs besoins et de leurs aspirations. La catégorie des NEEF participerait à invisibiliser les expériences des jeunes en mettant davantage en évidence le fait qu’ils ne sont ni en emploi, ni aux études, ni en formation et en proposant des interventions pour assurer leur insertion sur ces voies.

Les politiques d’activation des jeunes NEEF : à quelles conditions?

Cet article a cherché à faire un état critique des lieux sur la construction et la diffusion de la catégorie des NEEF. Un regard sur la provenance de cette catégorie met au jour la façon dont elle a été construite socialement et dont elle pose encore aujourd’hui des défis tant sur le plan de sa cohérence conceptuelle que sur celui de ses effets. Malgré le fait que cette catégorie demeure peu précise à propos de qui elle recouvre et de combien de personnes elle concerne, les instances politiques internationales, les différents États et les organisations s’en saisissent encore aujourd’hui pour identifier des jeunes considérés inactifs, immobiles, dépendants ou pauvres par le fait qu’ils ne sont ni en emploi, ni aux études, ni en formation. Dans cette perspective, cet état critique des lieux met en exergue les limites apparentes de plusieurs des instruments d’action publique qui y sont liés. Il semble d’abord important de remettre en question la capacité de la catégorie des jeunes NEEF à légitimer le déploiement de politiques d’activation en emploi chez les jeunes, alors même que cette catégorie participerait à faire ombrage sur le fait que les emplois disponibles sont souvent peu rémunérés et précaires (Bélisle et Bourdon, 2015; Caris, 2019; Franssen, Carlier et Benchekroun, 2014; Furlong, 2006; Regnault, 2016). Si la présence d’autant de jeunes NEEF est certainement inquiétante, elle est aussi révélatrice des difficultés des jeunes en général à s’insérer dans des marchés de l’emploi imprévisibles et précaires où la plupart d’entre eux peinent à percevoir leur avenir et à s’engager (Hodgson et Spours, 2011). La catégorie des NEEF participerait à camoufler de manière plus générale les conditions de travail dans lesquelles les jeunes tentent aujourd’hui de s’insérer. Les programmes ciblant les jeunes NEEF ne tendent pas en effet à tenir compte des conditions structurelles du marché de l’emploi en évacuant des analyses l’état des marchés locaux, où se multiplient les emplois précaires et inintéressants ainsi qu’en excluant les jeunes de la problématique plus générale du non-emploi. De ce fait, cette catégorie tend également à camoufler la responsabilité sociale des entreprises dans l’insertion et le maintien des jeunes en emploi. Si les entreprises sont certainement considérées comme des partenaires sociaux importants dans un régime de gouvernementalité misant sur les investissements sociaux, il n’y a pas pour autant de consensus sur les manières de les engager plus formellement dans des activités significatives (Hodgson et Spours, 2011). De plus, les risques de malentendus dans l’utilisation de cette catégorie sont particulièrement présents. Comme illustré précédemment, les données présentées illustrent aussi comment les définitions des NEEF tendent à varier selon les usages observés; alors que les actrices et acteurs ne semblent s’entendre ni sur qui sont les jeunes, ni sur le nombre d’individus que cette catégorie recouvre. Or, en désignant ainsi une vaste population hétérogène, elle tend à invisibiliser du même coup les inégalités qui caractérisent les trajectoires de plusieurs jeunes aujourd’hui. Dans cette perspective, les politiques d’activation des jeunes NEEF risquent d’être trop centrées sur leur mobilisation et sur leur arrimage avec les voies de l’emploi, des études et de la formation et de trop peu s’intéresser aux parcours qui expliquent que certains se retrouvent immobiles, en situation de pauvreté et de dépendance envers l’aide de l’État. Les politiques d’activation des jeunes NEEF risquent en ce sens de reconduire certaines inégalités sociales, en cherchant à les mobiliser à tout prix sur les voies de l’emploi sans considérer les dimensions sociales et de santé de leurs parcours qui constituent dans bien des cas des obstacles à leur insertion. Si certains jeunes peuvent sans doute tirer leur épingle du jeu dans les conditions actuelles du marché, plusieurs d’entre eux sont contraints de s’activer d’un emploi précaire à l’autre, voire d’un service ou programme à l’autre, mais sans pour autant réussir à améliorer leurs conditions de vie. Cette frange de jeunes correspond ainsi à la figure que dressait Castel (2009) de « l’individu par défaut » (p. 437); ils sont contraints d’être en « mouvement immobile » tout en étant confrontés à l’impossibilité de stabiliser leur position et de se projeter dans l’avenir auquel ils aspirent. Autrement dit, en centrant trop leurs interventions sur l’activation des jeunes à tout prix, peu importe leurs parcours antérieurs et les conditions dans lesquelles ils s’insèrent, les politiques ciblant les jeunes NEEF peuvent en venir à produire paradoxalement des situations d’immobilité, voire d’inactivité, de pauvreté et de marginalité.