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N’écrit que celui ou celle à qui la voix fait défaut[1].

Que ce soit dans sa pratique du vers bref ou dans la prose elliptique de L’homme invisible/The Invisible Man[2], Patrice Desbiens privilégie abondamment le décalage, non seulement comme procédé formel mais comme une donnée existentielle de base, infléchissant la structure profonde de l’expression. Synonyme d’un écart spatiotemporel entre des êtres, mais aussi, plus largement, d’une différence entre réalités, la notion de décalage s’avère très porteuse lorsqu’on l’utilise pour examiner une pratique artistique ancrée dans le refus ou la négation, où l’auteur procède à partir d’écarts inauguraux qui, en s’opposant aux attentes, multiplieront les contretemps. Si le titre du recueil Décalage[3] incarne cela jusque dans l’autoréflexivité — non seulement le livre fait-il ce que le titre dit, mais le terme décalage se trouve à être décalé, en couverture, en étant ramené à sa notation phonétique entre crochets : [dekalaʒ] —, le parcours entier de l’écrivain semble innervé par la non-coïncidence. De Timmins à Québec, de Sudbury à Montréal, le décalage géographique conduit souvent à un regard rétrospectif, plus ou moins distant, tandis que le présent lui-même est marqué par une inadéquation profonde, par un manque de présence à partir duquel le poème construira sa proximité paradoxale avec nous. « Chez lui, la douloureuse instabilité identitaire devient un drapeau de ralliement, une forme d’identité que le poète explore de recueil en recueil », écrit Elizabeth Lasserre[4], comme si le déséquilibre pouvait donner lieu à des assises partielles, dont la seule supposition suffirait à stabiliser un édifice personnel entrouvert sur le collectif. Ce « grand écart », François Paré le lit très finement, attentif aux superpositions qui donnent sa densité au texte :

Mais cet écart entre la voix et le texte se superpose toujours à la distance multiple qui, toujours chez Desbiens, fracture le sujet dans sa quête du sens. Plus tard, le même décalage révèle les rapports oppressifs entre les langues et surtout il nomme sous toutes ses formes la mise à l’écart de la mère, figure déficitaire de la signification à l’origine même de l’errance[5].

Toujours un peu ailleurs, Desbiens n’en colonise pas moins cet écart maintenu, territorialisant de biais l’exil et offrant à son peuple hypothétique un droit particulier sur le non-lieu. Si le raccord est forcément défectueux, c’est qu’il en est déjà ainsi du rapport au lieu actuel, comme en témoigne cette virée en ville où « Sudbury passe dans les vitres de la voiture comme/un film brisé[6] ». Le dehors immédiat est non seulement distant, mais abîmé, marqué par un défaut qui appelle d’urgence une parole, afin, paradoxalement, d’arriver ici, peut-être :

On part de nulle part.

On part de nulle part.

Ce besoin fatalement nécessaire d’arriver quelque

part.

Sudbury silence.

Sudbury silence.

Sudbury distance.

S, 130

Ces rapports au territoire et à l’identité franco-ontarienne ayant été scrutés maintes fois, je tâcherai de m’en tenir surtout à l’aspect stylistique, en observant la phrase de Desbiens, la manière dont son expérience du décalage vient informer sa manipulation de la syntaxe, en conjonction avec le vers. Lieu privilégié où le lecteur prend contact avec cet être en décalage présidant les recueils, le déploiement de la phrase sera étudié à la lumière de la poétique de Pierre Alferi, qui, dans son microtraité Chercher une phrase, s’aventure à réfléchir à coups d’assertions intuitives sur la particularité du langage littéraire. J’étendrai notamment l’usage que fait Alferi de métaphores musicales, afin de porter le regard au-delà de la phrase grammaticale et de mieux viser l’organicité des processus littéraires[7]. Je capitaliserai en particulier sur la fréquence chez Desbiens du procédé syntaxique de l’enjambement, un trope dont je lierai la structure à celles de la syncope et de la « note bleue » caractéristique du blues et du jazz — univers musicaux auxquels le poète s’est maintes fois référé.

C’EST PARTI EN COUILLE

La définition du mot décalage recouvre en premier lieu l’idée d’un déplacement dans l’espace ou le temps, avec les conséquences qui l’accompagnent (d’où l’expression « décalage horaire »), signification qui s’étend jusqu’au déplacement, à l’écran d’ordinateur, d’un bloc de texte. Il y a en second lieu l’idée plus subjective d’une discordance, d’un écart entre des choses, des personnes ou des situations. S’il peut y avoir un décalage entre vous et moi, entre les pronostics et la réalité, on dira aussi de quelqu’un ou d’un style qu’il est décalé, ce qui comporte une connotation fort variable. Pointant un certain excès, une marginalité, un déphasage, l’adjectif « décalé » — proche en cela de l’anglais freak — désignera une réalité tantôt méprisable, tantôt rafraîchissante de par son caractère inusité. On comprend donc son usage fréquent dans le contexte de la contre-culture, et il fait désormais partie des facilités adjectivales du journalisme culturel, permettant — au même titre que des vocables comme « surréaliste », « déroutant » ou « expérimental » — d’étiqueter un objet artistique difficile à situer.

En lisant Patrice Desbiens, on comprend vite que quelque chose ne va pas. L’espace-temps, le texte lui-même sont porteurs d’une inadéquation, d’un impair, d’une différence qu’il conviendra d’explorer. « It began as a mistake », écrit Charles Bukowski dans l’incipit de son premier roman, Post Office[8]. Telle une erreur, un faux-pas, à même le brouillon qui nous sert d’identité, la poésie débute et chemine « à l’imparfait », comme le disait autrefois Gilles Marcotte de romans québécois imprégnés par un sentiment d’incomplétude. « L’imparfait, qui domine dans ces quelques lignes, n’implique pas un temps accompli, fermé, mais une durée qui se construit et ne cesse pas de se construire, dans le cheminement des consciences ou, plus justement, dans le cours du texte[9] », ce qui, dans le contexte qui nous occupe, peut tout aussi bien s’exprimer au présent de l’indicatif, dans des poèmes où la durée se brise « en direct », où le cheminement de la conscience ne va pas sans un fardeau de reconstruction dont la strophe porte les marques.

Au fil des textes, un point focal commun se dégage, qui va de pair avec un ton, une sorte de « note bleue » (j’y reviendrai) porteuse d’une nostalgie motrice. Là où Samuel Beckett théâtralise le vide dans sa diction, où Marguerite Duras fait danser verbalement l’impossibilité inhérente au désir, Desbiens manie l’absence et la déception pour en faire une musique langagière, laquelle, à défaut de consoler, tend à restituer son potentiel signifiant à une réalité usée, lourde d’histoires, de défaites et de présupposés.

Pour ramener cela à une équation simple, disons que le thème obsédant du ratage existentiel est, de manière récurrente, prolongé dans la réussite du poème. Cette notion de prolongation, je la fais dériver du concept musical de syncope rythmique, lequel désigne un temps faible qui se prolonge sur un temps fort. Outre la métaphore aisée à établir avec le temps faible entendu comme une disposition affective ou une condition négative habitant le sujet, il s’avère que les vers de Desbiens manifestent aussi une certaine syncope rythmique, si bien que le décalage faible-fort y figure autant dans le contenu que dans la forme. À la syncope existentielle poussant la faiblesse vécue vers une force évocatoire vient ainsi répondre une organisation syntaxique. La phrase, parsemée par les coupures qu’exhibe le vers bref, apparaît alors comme une entreprise de réunion dans la dislocation, une unification au second degré, ce que nous examinerons plus loin.

L’association proposée est donc la suivante : à l’image de la syncope rythmique (temps faible prolongé sur un temps fort), l’expression desbiensienne du ratage existentiel prolonge l’échec dans la réussite du poème, ce qui se miroite dans le décalage constant entre la coupure du vers et la réunion syntaxique opérée par l’enjambement.

PERMANENCE DU REJET

« Phrase par phrase / l’amour se défait » (S, 138-139), est-il dit dans un poème emblématique, où s’affirme un décalage « conjoint » de l’union amoureuse et du langage. S’il fallait s’en tenir à cela, nul doute qu’il vaudrait mieux se taire à tout prix, éviter le déchirement qu’instaure la coupure du signifiant. Or, pour l’être humain, il est rapidement trop tard pour se taire, celui-ci étant d’emblée parlé, exprimé par autrui[10]. Inclus dans une structure basée sur le découpage et qui s’amorce dès qu’on lui appose un nom civil, l’individu est notamment construit pour constater la perte, évaluer l’écart entre le mot et la chose, ce qui fait du discours amoureux un outil tranchant, modulant la division. Quant au discours poétique, il incarnerait la possibilité d’une réparation, possible, un pari périlleux où il s’agirait d’investir ses pertes afin de susciter un gain, quand « [n]os lèvres comme des lièvres / s’élèvent au-dessus de / la misère des mots[11] ».

Pour l’écrivain en particulier, ce pari s’exerce dans la phrase. C’est une de ses spécialités que d’effectuer une telle relance, de reprendre l’être comme sien, de le rattacher à travers ce qui précisément s’en détourne — le signe abstrait —, alors que phrase et événement n’apparaissent plus destinés à coïncider. Comme l’écrit Pierre Alferi, « [p]roduire une phrase et produire son origine se confondent alors dans le fait de dire. Ce geste unique est une instauration. Les phrases de la littérature ne sont pas descriptives, elles sont instauratrices » (CH, 13), si bien qu’un pli se conçoit entre langage et monde.

Chercher une phrase est non seulement le titre d’une plaquette d’Alferi, c’est aussi une poétique, une définition condensée de la littérature, et ces trois mots décrivent assez largement la poésie de Patrice Desbiens, dans laquelle la phrase se révèle comme performance, quête et réparation. Un des tropes incontournables de cette oeuvre est l’enjambement, procédé qui, exploitant un rapport discordant entre le vers et la phrase, met à l’avant-plan cette recherche interne de la proposition, un mouvement de la parole en train de se trouver.

Que ce soit par le rejet ou le contre-rejet, selon que la phrase amorcée dans un vers déborde dans le suivant, ou qu’une phrase s’amorce au milieu d’un vers pour se poursuivre plus loin, l’enjambement exploite un effet de surprise auprès d’un lecteur anticipant la concordance ou le décalage entre l’avancée de la phrase et la coupure du vers, une dimension que Desbiens — à l’exemple de nombreux poètes des années 1970-1980[12] — privilégie d’une façon pour le moins ostentatoire.

En effet, nul besoin de fouiller très loin pour relever des enjambements par dizaines dans des poèmes souvent bâtis en entier autour de cette figure :

Un poète licencié sous

la LCBO lit à

Cornwall le 23 mars

1980,

dimanche des paumés.

Le poète est tellement

cassé

qu’il arrive au

récital en

morceaux[13].

S, 191

Puisque le vers est parfois restreint à un seul vocable, il en résulte un effet de verticalité et souvent, d’accélération, le texte prenant l’allure d’un précipité, d’un croquis sur le vif, comme si la réalité était trop rapide pour la conscience, et que seule une notation galopante pouvait permettre d’en retenir les essences. On remarque d’autre part que le cas du rejet syntaxique domine clairement celui — extrêmement rare — du contre-rejet[14], dans les poèmes de l’auteur, ce qui accentue l’effet de fuite en avant. La variation intervient plutôt dans le fait d’omettre l’enjambement, ce qui devient l’exception plutôt que la norme, stratégie qui a pour effet de déplacer le lieu de l’inattendu, en donnant à la surprise sa pleine mobilité. Une autre extension consiste ensuite à déporter l’enjambement du plan du vers à celui de la strophe, comme dans la finale de ce poème :

Je rêve au poème

qui rêve à moi

et quand

je me réveille

le lit est vide

et

encore chaud[15].

Loin d’être un tic littéraire, cette manie de l’enjambement me semble être une facilité volontaire et presque revendiquée, un accord de base à partir duquel le sens peut surgir. Ce sur quoi on ne saurait d’ailleurs trop insister, c’est l’ironie qui accompagne cette pratique. À force d’être reproduite, la figure rhétorique se dote d’un aspect kitsch, ce qui appelle à un retournement. Si les poèmes tendent à présenter une contemporanéité gangrenée par le banal, où l’individu est exposé à devenir une donnée parmi d’autres, la production télégraphique de l’enjambement, dont la monotonie heuristique est digne d’un blues traditionnel, devient un parfait véhicule pour exprimer cette lassitude dont on veut s’extirper :

Résolument moderne

et

terne

il texte

son sexe

dans

son amour

de

machine[16].

Unité par et dans la rupture, l’enjambement permet par ailleurs de montrer une totalité en acte, guettée en permanence par le spectre du discontinu et nécessitant un travail de cascadeur pour demeurer sur une voie stable. Si le retour à la ligne, dans sa récursivité, incarne ce retour à la langue où la littérature se fait originaire[17], la répétition des enjambements tend à réparer le défaut, la rupture rusée que ceux-ci incarnent, selon un geste parent de l’Aufhebung hégélienne et de sa synthèse des contraires[18]. Cette enjambée, que le présent du texte effectue en suturant le jadis, on pourrait la comparer à un coup de crochet, en couture. Si, selon Alferi, « [l]a littérature réduit ses origines aux formes rétrospectives d’une instauration » (CH, 19), l’enjambement peut être entrevu comme une inscription dynamique de cet entrecroisement, surtout dans un type de poème qui tend à s’établir à coups de contrastes. Ainsi, le rejet constant du propos vers la ligne suivante s’accompagne d’une inscription mémorielle trouble, passant par le refus de l’événementiel, le sens étant à peine davantage affirmé qu’il est remis à plus tard, poussé vers l’avant.

Encore une fois, il ne faudrait pas sous-estimer l’ironie d’une telle démarche, où la dépréciation apparente du sérieux n’est que la face visible d’une récupération de la valeur. « Déchu de rien[19] », Desbiens mérite d’être lu comme un artiste du retournement, maniant la double négation comme on coud en surjet, c’est-à-dire en faisant se chevaucher deux surfaces. Routinier, sériel, il aligne les vers comme un patient miniaturiste, décrivant très fréquemment un temps moche, alors même que le livre déploie un présent enrichi, vitaminé par le recul qu’offre l’acte d’écriture.

Si on revient au recueil Décalage, il est à remarquer que le poème éponyme qui l’amorce exprime justement cette suture, l’oblitération d’une distance — géographique, métaphysique — à la fois désignée et rétrécie par l’écriture :

Des petites étoiles de poil

s’élèvent

s’envolent et

s’éparpillent

de Limoilou

à Lowell à

Longlac.

Il n’y a pas

de décalage.

D, 10

Le sens du titre est également lié au fait que ce recueil collige des textes publiés en revue, dont plusieurs portent un regard rétrospectif sur des événements passés, comme la Rencontre internationale Jack-Kerouac de 1987 ou des épisodes de jeunesse à Timmins. Présupposant un décalage, l’écriture n’en est pas moins — grâce à sa ressource fictionnelle et élocutoire — une négation de celui-ci. Pour parler comme Alferi, il s’agit d’une « rétrospection instauratrice[20] », ce qui, semble-t-il, ne saurait advenir qu’en passant par un vacuum et par l’habitation d’un trou. Car :

[i]l n’y a pas

de décalage

entre

Timmins et

Trouville

D, 49

tandis que, tout comme dans les dessins d’avions qu’effectuait autrefois le père, l’unité de perspective vient racheter l’écart:

Il n’y avait pas de décalage car le pilote

de tous ces avions était

Mickey Mouse

D, 54

ENTRE BOUSTROPHÉDON ET OUROBOROS : LE PHRASÉ

L’unité du décalage, c’est le travail même de la phrase, dont les membres distincts (sujet, verbe, complément) sont entrecroisés pour viser l’être, l’adéquation présupposée par la copule. Une opération que la littérature mène jusqu’à ses limites, grâce à l’indétermination privilégiée qui caractérise son mécanisme. Si établir une syntaxe, c’est donner un ordre (le grec suntaksis signifie « ordre », le latin copula, « union »), il faut être soit magicien soit poète pour croire que cet ordonnancement se confond avec la vie même, l’écartèlement des mots n’offrant au mieux qu’une asymptote plus ou moins rigoureuse pour combler la perte d’objet qui est notre véritable idiome maternel.

Il s’ensuit que la tâche du poète est inachevable et qu’elle appelle la répétition, comme dans cette pratique assidue de la miniature exercée par Desbiens, dont les phrases tout en sinuosités rappellent le mouvement archaïque du boustrophédon, fantasme d’une continuité parfaite de gauche à droite et de droite à gauche des lignes, alors même que le sérieux d’une telle entreprise de réconciliation entre le verbe et la terre est on ne peut plus raillé, quand :

[l]e poète se pogne le poème

et le poème pogne

la chienne et

la chienne explose

comme un

feu d’artifice

à une

fête nationale

D, 10

On sent bien qu’il voudrait, à travers cette sinuosité, parvenir à se mordre la queue tel l’Ouroboros, sillonner quelque chose comme le réel dans de continuelles enjambées, des chevauchements connexes, mais il a trop appris à se méfier de ses rêves pour leur accorder tout le terrain. Quand le prosaïque a réclamé ses droits, reste le travail, le métier, l’exercice singulier de la phrase littéraire et de sa syntaxe seconde, surajoutée. Pour Alferi,

[l]a construction grammaticale de la phrase est évidemment rythmique — elle segmente en hiérarchisant. Mais il existe aussi des relations précises d’un terme à un autre par-delà les limites des membres de la phrase et sans égard pour leur organisation grammaticale : écho, nuance, opposition, trope, relation de tel terme à tel autre dont l’absence se fait sentir ou à sa propre absence qui se fait sentir ailleurs, etc.

CH, 24

En d’autres termes, il y a par essence un décalage dans la phrase, une fracture où se joue une grande partie de la littérature et où s’ouvrent par ailleurs des espaces de liaison. Par-delà la syntaxe du vers redoublée par l’enjambement, c’est tout un réseau de contacts qui frétille, à la rencontre du contrôle de l’artiste et des milieux où il baigne plus ou moins à son insu, tout cela tissant la matière de son humanité. « Souvent indépendantes de la construction, ces relations de sens forment néanmoins des structures rythmiques — elles font osciller le fil de la phrase, définissent l’ampleur de ses vibrations. Elles sont donc syntaxiques sans être de nature grammaticale. » (CH, 24-25)

Lui-même percussionniste à un moment de sa vie, Desbiens semble extrêmement attentif à la profondeur de champ des effets rythmiques, lesquels ne se limitent pas à aligner des sons, mais se prolongent dans les gammes de contrastes, d’interruptions, d’échos et de reprises qui peuvent habiter le poème à l’apparence la plus simple. Spécialiste en disparition, l’auteur de L’homme invisible/The Invisible Man excelle à orchestrer les absences, à faire vibrer ensemble les précarités, comme si, malgré la finitude qu’on croit connaître, tout n’était pas joué. Dans le décalage et par lui, un relent de sacré s’exprime comme le jus d’un citron, zeste dérisoire, antipoème et poème tout de même :

On n’est pas des poètes.

On n’est pas des poèmes.

On n’a aucune idée du poème.

On attend

la messe de minuit

à midi

sous la pluie.

D, 40

DÉSÂMÉ (MUCHO)

Quelques années avant Décalage a paru Désâmé[21], avec un titre privatif qui chapeaute bien l’entreprise « épuisée » du poète, son âme en creux distillée à la manière d’un moine agnostique, se contentant de mettre le destin à l’épreuve en lui renvoyant son miroir tordu :

Je ferme les yeux et

nu et désâmé

je fais une stepette

vers l’éternel[22].

Camouflés par la dérision, les éléments d’une théologie négative sont tout de même perceptibles dans ce poème : abandon des sens (fermer les yeux), humilité et renoncement (être nu et sans âme), retournement du temporel vers son contraire (la stepette), nous assistons à un atelier de mystique en mode mineur, dans une posture que n’auraient certes pas reniée Allen Ginsberg ou Frank O’Hara[23]. Le terme « stepette », qu’on peut définir comme un petit mouvement rythmé, peut ainsi être attribué autant à un geste de l’esprit qu’au langage qui le manifeste, l’apparition du mot coïncidant avec l’amorce d’un enjambement entre les troisième et quatrième vers. Décalés, partis en couille, poète et poème se refont une âme dans un pas de côté, une réflexivité asymétrique et une prière hirsute dont les « mille-pattes », par leur incarnation humble du multiple, représentent bien le profil et la démarche, ceux d’un être au destin de mini-dieu :

La poésie et la prière

me poussent et me perpétuent

comme des mille-pattes

[…]

jusqu’au toit où

dieu

le tireur d’élite

me pointe du doigt

et

je saute[24].

Si la syncope rythmique, en musique[25], consiste à déporter un temps faible sur un temps fort — procédé qui, tout comme le contretemps, implique un chevauchement au sein d’une mesure ou encore entre deux mesures —, j’oserais attribuer cette expression à un aspect récurrent de la poésie de Desbiens. Non seulement l’enjambement déporte le sens d’un vers à l’autre dans la « mesure » que constitue la strophe, mais chez lui, cela se superpose à un renversement du douloureux ou du dérisoire. Un temps faible du vécu, par son inclusion dans une rythmique où le sens tend à fuir vers l’avant pour culminer dans un effet de surprise narrative, tend alors à se prolonger dans le temps fort du poème, à se fondre dans son énergie propre. Bien entendu, la notion de temps se trouve ici fortement subjectivisée, ne désignant plus seulement une période calculable mais un moment teinté par l’affectivité et les accidents du réel. Dans des passages comme le suivant, on observe aisément la manière dont la transition entre les vers et la tonalité ambiguë s’appuient l’une l’autre en créant un décalage dialectique essentiel à apprécier pour bien saisir le fonctionnement de cette poésie :

Je me plante des crayons

dans les yeux et on

trouve ça drôle.

La terre porte une couronne

de fil barbelé et

le poète parle dans le vide

et si je bois

comme un trou

c’est parce que

je suis un trou

un trou de mémoire

où tout entre et

rien ne sort[26].

Jouant avec l’attente du lecteur et modulant le sentiment de défaite — en « se grattant le bobo », comme dit l’expression populaire —, Desbiens s’appuie sur du négatif pour susciter son envers, le haut et le bas devenant indissociables grâce à l’accumulation forcenée d’un même mouvement du discours.

Ancrée dans une pratique du vers et de la phrase, la syncope, ici, est aussi existentielle que langagière et musicale, constituant un mouvement clé de l’oeuvre. Outre la cohérence rythmique qu’il procure, le déportement syntaxique tend d’autre part à conférer une note méliorative au propos quand celui-ci se fait davantage pessimiste, comme dans cette strophe où — alors qu’on perd de l’argent et que la bière perd sa fraîcheur — une certaine euphorie s’installe en filigrane, entre les lignes :

l’argent s’envole

de mes poches.

les piastres sortent

une par une

faisant un bruit d’oiseaux

et elles sont toutes

aspirées par et

brûlées par

un soleil chaud ;

bière chaude d’un après-midi

chancelant.

S, 86

De manière complémentaire — il y aurait d’ailleurs matière à un autre article pour bien développer la question —, on pourrait effectuer des rapprochements avec le blues, un genre musical dont les tensions caractéristiques impliquent un décalage formel. Travaillant sur une relative dissonance, les « notes bleues » impliquent d’une part une ambiguïté entre les modes mineur et majeur, ce qui les rend porteuses d’incertitude modale. D’autre part, ces notes se bâtissent à partir d’un glissement, quand on abaisse d’environ un demi-ton une note standard afin d’évoquer un sentiment de nostalgie ou de tristesse[27]. Si cette dernière caractéristique est plus malaisée à transposer en termes langagiers, je retiens toutefois l’effet d’indécision. Dans la poésie de Desbiens, où l’entrecroisement problématique est en quelque sorte la règle, on retrouve une ambiguïté omniprésente entre le comique et le triste, tout comme entre les « modes » mineur et majeur[28] de l’écriture, ce qui, comme on l’a vu, devient indissociable de la surprise narrative aussi bien que syntaxique[29]. Le poème, remède et poison — pharmakon ou vaccin —, travaille ici presque malgré lui à soigner, même si c’est en rouspétant toujours un peu :

un blues tout croche,

60 cennes dans mes

poches

S, 78

j’aime mieux continuer

d’écrire, sauvage,

sécure et soyeux dans

le lit chaud de mes mots.

en cas d’urgence

mon numéro de téléphone est

inscrit sur ma

langue.

S, 68

Il ne faut toutefois pas oublier que, comme le suggère Alferi, la musicalité de la phrase ne s’exerce que partiellement sur le plan de la sonorité et de l’audible[30], puisqu’il en va de sa motricité générale, incluant les suspens et les décalages syntaxico-sémantiques qui trouvent lieu en elle. Agent du décalage et de son renversement programmé — à travers l’intervention du lecteur —, inspiré par la musique en tant qu’altérité de sa propre pratique, le contre-poète qu’est Patrice Desbiens nous permet d’observer la genèse et les strates de cette phrase musicale propre au texte littéraire. Déportant tel un judoka le poids de l’adversité, il met en branle une syncope langagière où, dans la dynamique heurtée des vers, s’exprime un modus operandi tranquillement acharné, celui d’une phrase oblique dont les enjambements sont les dents, et avec laquelle il scie ironiquement son espace à même l’éventualité du non-sens.