Corps de l’article

Introduction

Certaines « éducations à » peuvent être anciennes, mais, dans les années 1990, elles se diversifient et se généralisent à l’école (Pagoni et Tutiaux-Guillon, 2012). Les écrits scientifiques parlent alors d’émergence des « éducations à » (Alpe, 2017 ; Lange, 2013 ; Lebeaume, 2012) et ces dernières sont considérées comme un des marqueurs des modifications des logiques éducatives à l’oeuvre des deux dernières décennies (Barthes et Alpe, 2018).

En effet, parce qu’elles s’inscrivent dans le contexte de la mondialisation et prennent en charge des enjeux globaux de société tels que la transition écologique, elles bousculent les bases épistémologiques qui prévalent en éducation formelle, par exemple, l’organisation des enseignements en disciplines scolaires. De plus, elles émanent en général des instances politiques internationales, à l’exemple de l’Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture pour l’éducation au développement durable, de l’Organisation de coopération et de développement économiques pour l’éducation à la citoyenneté ou de l’Organisation mondiale de la santé pour l’éducation à la santé, et se positionnent donc au moins autant dans le champ politique que dans le champ scientifique. De par leur forme particulière, thématiques et non disciplinaires, elles s’éloignent donc des paradigmes de la sociologie des sciences (Vinck, 1997) et instruisent des nouveaux rapports aux savoirs, au monde, à l’altérité (Charlot, 1997 ; Kalali, 2017). Elles sont par ailleurs enchâssées dans un contexte de forte pression libérale et d’instrumentalisation de l’éducation (Barthes, 2017). Elles ont comme caractéristique d’accorder une place importante aux valeurs avec objectif, généralement explicite, de faire vouloir évoluer les comportements. Elles constituent un marqueur des évolutions récentes de la forme scolaire.

Nous posons l’hypothèse que les « éducations à  » possèdent à ce titre une valeur diagnostique et que les projets éducatifs qui leur sont associé sont particulièrement pertinents pour examiner des dimensions des évolutions du métier d’enseignant·e. Dans un premier temps, nous explicitons le cadre épistémologique de l’expression des « éducations à  », puis nous nous placerons du point de vue des enseignant·e·s. Il s’agira d’identifier les pertes de repères dans l’exercice du métier que ces « éducations à » peuvent induire, mais aussi les stratégies enseignantes qui peuvent en découler.

2. La problématique enseignant·e face aux « éducations à »

Ce que les « éducations à » posent comme problèmes

Les « éducations à », d’une certaine façon, ont toujours été présentes dans le système scolaire (l’éducation civique, par exemple, était très proche de ce modèle), mais elles y occupaient une place très réduite. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, avec leur multiplication dans la sphère francophone depuis les années 1990 sous de nombreuses formes : éducation à l’environnement, au développement durable, à la citoyenneté, à la santé, aux médias et à l’information, aux territoires, aux patrimoines, etc. En conséquence, elles suscitent de plus en plus l’intérêt des chercheurs, comme le montre la multiplication des travaux récents, notamment l’édition d’un dictionnaire dédié et ses 67 contributeurs (Alpe, 2017) qui formalisent l’émergence d’une communauté francophone à ce sujet.

Il convient de convoquer quelques aspects épistémologiques liés à l’émergence de ces « éducations à ». Tout d’abord, rappelons qu’elles sont thématiques et se distinguent à ce titre très fortement des disciplines scolaires, lesquelles bénéficient de constructions scientifiques pluridécennales (Vinck, 1997). Elles remettent en question le partage entre la fonction d’instruction, centrée sur les savoirs, et la fonction d’éducation, centrée sur les valeurs à transmettre (Alpe, 2017 ; Audigier et Tutiaux-Guillon, 2008). Par ailleurs, elles ne sont pas propres au champ scolaire. Au contraire des disciplines scolaires, que l’on ne rencontre que très rarement hors de l’école, les « éducations à » sont revendiquées par divers acteurs sociaux (associations, mouvements de citoyens, etc.) qui se jugent qualifiés pour les diffuser dans et hors de l’école — le domaine de l’éducation à l’environnement en est une bonne illustration — ce qui crée une nouvelle forme de concurrence en matière éducative. Cela est possible parce qu’elles sont thématiques et fondées non sur des savoirs académiques, mais sur des pratiques sociales de référence ou des questions d’actualités importées dans le système éducatif formel ou non formel (Gasse, 2017). Elles revendiquent une fonction citoyenne et s’exonèrent du débat sur le relativisme par la référence au consensus social. Elles accordent une place importante aux valeurs (Awais, 2017), souvent sans les définir et elles ont comme objectif, généralement explicite, de faire évoluer des comportements vers de « bonnes pratiques » (Alpe, 2017).

Les « éducations à » posent des problèmes assez inédits ou tenus à l’écart par le fonctionnement « normal » des disciplines scolaires. Le premier est celui de la démarche éducative. La plupart du temps, celle-ci s’appuie sur des savoirs de référence transversaux, pluridisciplinaires et incertains (Alpe et Barthes, 2013). Cela existe aussi pour les disciplines scolaires, mais de façon beaucoup moins prononcée, et elles les passent généralement sous silence, dans la mesure où les controverses scientifiques ou socioscientifiques ou le débat (Panissal, 2017) n’a pas de place bien définie dans le système éducatif traditionnel.

Le deuxième problème est celui de la place et du rôle de l’enseignant·e. Celui-ci se trouve confronté à deux types de difficulté : la présence très fréquente d’intervenant·e·s extérieur·e·s sur lesquel·le·s elle·il a parfois peu de prise, et la construction, dans ce contexte, d’une démarche interdisciplinaire à visée comportementale. Si l’aspect interdisciplinaire est parfois présent, et même recommandé dans les disciplines scolaires, l’orientation vers les « bonnes pratiques » (Alpe, 2017) ne fait pas (ou très peu) en théorie partie du modèle d’enseignement que nous connaissons aujourd’hui.

Le troisième renvoie à l’existence de « concurrents idéologiques » très présents dans les domaines couverts par les « éducations à ». Or, pendant longtemps, le système éducatif laïque et républicain, selon la formule consacrée, ne s’est positionné que par rapport à deux catégories de concurrents : la religion (mais le problème a perdu de son acuité) et les familles. Aujourd’hui, les concurrents sont multiples et ils font de la forme non scolaire de leurs interventions un argument pour les « vendre » : en effet, la plupart de ces offres de formation sont à caractère « promotionnel » plus ou moins explicite ; il leur faut donc justifier la rémunération qu’ils demandent pour rendre un service que le système éducatif public rend gratuitement… Bien évidemment, ils ne sont pas tenus au respect des très nombreuses préconisations qui encadrent les « éducations à » « scolaires ».

Conséquence du point précédent, le quatrième est que le recours au contexte local est partout de plus en plus visible dans le système éducatif français (Barthes, 2017 ; Ben Ayed, 2009). Concrètement, la question ancienne de l’unification d’une république française et l’effacement des particularismes à l’école qui prévalaient jusque-là en France laissent aujourd’hui place à la prise en compte des spécificités locales, des territoires et des identités (Garnier, 2014) mettant alors les territoires en position d’acteurs de l’éducation (Barthes et Champollion, 2012).

Toutes ces caractéristiques sont susceptibles d’affecter l’évolution du métier d’enseignant·e. C’est ce que nous évaluons à travers le prisme d’études de cas.

3. Les enseignants face aux nouvelles fonctions éducatives

Face aux « éducations à », les enseignante·s sont implicitement engagé·e·s vers de nouveaux rôles et fonctions éducatives (Alpe et Barthes, 2013). Ils·elles se retrouvent face aux développements des partenariats (Asdih, 2017) avec les mondes associatifs ou socioéconomiques, voient de facto la modification des rapports aux savoirs et au local, la part belle est laissée aux valeurs qui fait de l’enseignant·e en partie un·e éducateur·rice Barthes, Alpe, 2018). Pour reprendre les constatations plus anciennes de Bernstein (1967), ces nouvelles fonctions font des enseignant·e·s moins des agent·e·s pourvu·e·s d’autorité que des personnes individualisées à fonctions multiples. Dans tous les cas, « les éducations à » modifient les repères anciens liés au métier. À cela s’ajoute une fragilisation enseignante du fait d’une formation de plus en plus rognée de ses savoirs fondamentaux et de l’alourdissement général des tâches constaté par ailleurs.

Nous formulons donc l’hypothèse que les « éducations à » favorisent, au moins dans le laps de temps qui leur est imparti, de nouveaux rapports aux savoirs et à l’altérité. Nous avançons alors qu’elles peuvent induire la perte d’un certain nombre de repères dans le métier (Lantheaume et Hélou, 2008), puis peuvent alimenter une modification de l’identité professionnelle (Garnier, 2014).

4. Méthodologie de recherche

4.1 Études de cas d’éducation à l’environnement, au développement durable, au patrimoine

Afin de comprendre ce qui se passe dans le corps enseignant face aux évolutions éducatives qui trouvent leur expression dans les dispositifs de plus en plus nombreux qui relèvent des « éducations à » et du recours au local, nous nous appuyons sur l’étude de trois dispositifs d’« éducation à ». Ils ont en commun d’être l’émanation du tissu associatif ou institutionnel hors de l’école et de prendre forme — via un partenariat formalisé — à l’intérieur des établissements scolaires primaires. Ils se revendiquent tous trois explicitement des « éducations à » (environnement, développement durable, patrimoine) et prennent appui sur le contexte local environnant l’école. Ils ont tous un double objectif, ce qui très fréquent dans les « éducations à » : éducatif auprès d’un public scolaire, et développementaliste parce qu’il se place dans des dispositifs de valorisation de l’espace local environnant des élèves de par le partenariat. Les constructions curriculaires sont hybrides, elles émanent de l’éducation non formelle, puis se coconstruisent dans le contexte formel. Cette situation et ces finalités doubles — éducatives et développementalistes — sont aussi à l’origine d’une modification des contextes éducatifs pour les enseignant·e·s. Cette situation est donc susceptible d’entrainer un questionnement, voire de générer un sentiment d’incertitude chez les enseignant·e·s.

Nous décrivons dans un premier temps les dispositifs concernés par cette étude — un projet d’écomobilité scolaire et d’éducation à l’environnement urbain et au développement durable, un projet d’éducation au patrimoine rural, un projet d’éducation à l’environnement et au patrimoine avant d’expliciter la méthodologie suivie pour évaluer ce qui se passe du côté des enseignant·e·s. Nous considérons ces trois projets de facture classique par rapport à ce qui se fait un peu partout.

Le projet « d’écomobilité scolaire et d’éducation à l’environnement urbain et au développement durable », intégré dans la sphère scolaire et universitaire est développé entre 2012 et 2016 dans les pôles ruraux de la région Sud, Provence-Alpes-Côte d’Azur. Ce projet fait suite à un appel à projets régional, qui a servi de « prétexte » à l’intégration de l’éducation au développement durable dans les cursus scolaires locaux. Les motivations affichées par le projet concernent les enjeux globaux de développement durable dans un territoire qui va servir non plus seulement de contexte, mais encore de raison d’exister au projet. Ce projet a été mené par une association locale ayant répondu à l’appel à projets. Elle en a conçu les contenus pédagogiques, a provoqué un regroupement de cinq établissements scolaires, d’une université, de huit institutions locales (Conseil général, mairie, etc.) et de nombreuses composantes associatives. Le projet s’est donc développé avec ces deux objectifs menés conjointement. Le premier relevait d’un projet d’aménagement du territoire mené dans le cadre du développement durable, l’écomobilité visant à promouvoir l’usage de solutions de déplacements alternatives à la voiture individuelle. Le deuxième objectif, lui, était un projet d’éducation à l’environnement urbain. Il s’agissait de définir un programme d’actions éducatives dans les établissements, basé sur des problématiques territoriales afin d’associer élèves, parents et enseignant·e·s à la définition des solutions d’écomobilité pour leur établissement tout en les initiant plus largement aux problématiques du développement durable.

Le deuxième dispositif, dénommé « Les trésors de mon village », est un dispositif d’éducation au patrimoine élaboré par une association qui a négocié le financement du projet auprès des communautés de communes concernées dans les Alpes en 2014. Le projet, assorti d’un cahier des charges imposé, s’insère dans un projet plus vaste d’éducation au patrimoine et a donné lieu à un rapprochement entre cinq écoles, quatre institutions et plusieurs composantes associatives. Là encore l’objectif est double : éduquer au patrimoine, mais aussi impliquer les élèves dans la définition puis la promotion de leur patrimoine environnant. Les élèves partent à la découverte, dans les environs proches de leur école, d’éléments potentiellement patrimoniaux présentés comme des trésors du village. Ils·elles reçoivent l’aide de personnes-ressources installées depuis longtemps sur ce territoire et passionnées de patrimoine local. Ils·elles enquêtent sur le terrain, récoltent des informations sur ces trésors dans des ouvrages et sur la toile. Une fois la recension terminée, les élèves sélectionnent des curiosités remarquables pour identifier le trésor d’un village, réaliser un dépliant touristique distribué par les offices du tourisme et une exposition à destination d’un public varié, supervisé·e·s par les personnes-ressources.

Le troisième cas étudié, un dispositif d’éducation à l’environnement et au patrimoine intitulé « Villages coeur de géoparc », est un peu différent dans sa genèse. Il a été mis au point par la communauté de commune porteuse du géoparc dans les Alpes de haute Provence. Il est destiné à diffuser l’information liée au patrimoine local, géologique en particulier, entre autres auprès des écoles. Cette fois-ci, un·e formateur·rice permanent·e salarié·e par la communauté de commune porteuse de l’aire protégée démarche et se déplace dans les écoles. Il n’y a pas à proprement parler de projets (puisqu’il n’y a pas d’appels à projets), mais une prestation d’éducation à l’environnement et au patrimoine financée par les collectivités territoriales. Là encore, le curriculum est constitué par le formateur. Le programme s’appuie sur les ressources patrimoniales locales, il dépend donc du lieu du demandeur de la prestation. Là encore, l’activité se base sur l’expérientiel. L’objectif est encore double : il s’agit d’éduquer au patrimoine d’une part, et de faire des élèves des ambassadeurs de l’identité du géoparc local, d’autre part. Il n’y a pas d’objectifs proprement pédagogiques. Il revient au professeur·e des écoles de faire bon usage de la prestation.

Dans les trois cas, il est nécessaire de remarquer que les projets ont plusieurs points communs qui correspondent aux caractéristiques dominantes des dispositifs des « éducations à ». Ils sont partenariaux, mais les conceptions curriculaires sont amenées clés en main à l’école par le partenaire. Les enseignant·e·s deviennent donc accompagnateur·rice·s facilitant·e·s du projet et non concepteur·rice·s des enseignements. Les démarches s’appuient sur des principes expérientiels censés amener les élèves vers les savoirs et les compétences et vers la connaissance de l’environnement proche de l’élève (qui doit être promu). Les projets ont tous un objectif autre que l’éducation, comme l’émergence d’une démarche de développement durable, l’émergence d’un patrimoine local ou l’affirmation d’une identité territoriale. Les projets éducatifs ont tous été accompagnés par des dispositifs de recherche (Barthes et Champollion, 2012 ; Blanc-Maximin et Barthes, 2016).

5. Corpus et méthodes

Des chercheur·se·s ont suivi les trois projets lors des différentes phases de réalisation afin de questionner les postures et l’évolution du métier d’enseignant face aux « éducations à ». Les individus concernés forment respectivement un panel de 31, 7, et 26 enseignant·e·s des classes finales de l’école primaire (CM1 ou CM2) soit un total de 64 enseignant·e·s sur les trois projets répartis dans 22 écoles différentes.

La méthodologie de recherche s’articule en quatre étapes distinctes résumées dans le tableau ci-contre :

Tableau 1

Étapes de recueil des données et grille d’analyse des projets

Étapes de recueil des données et grille d’analyse des projets

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Explicitons maintenant le contenu des étapes du travail de recherche.

Dans une première étape qui prend place en amont du projet éducatif, il s’est agi d’identifier les liens qui se construisent entre l’enseignant·e et son projet. Les critères que nous avons retenus pour formaliser cette étape sont de comprendre — à travers des entretiens — le degré d’implication de l’enseignant·e et ses motivations. Il s’est agi aussi de préciser les raisons plurielles évoquées pour qu’il·elle s’investisse dans le projet « d’éducation à », puis de comprendre les facteurs de la satisfaction finale qu’il·elle en retire. Enfin, il s’est agi de comprendre quelles sont les raisons qu’ils·elles évoquent pour insérer les élèves dans les démarches. La méthodologie suivie ici est celle des entretiens semi-directifs individuels classiques dont les critères sont explicités dans le tableau qui suit. Les détails pour les deux premiers projets figurent dans les publications de Barthes, et Champollion (2012) et Blanc-Maximin et Barthes (2016).

Dans une seconde étape, qui se déroule en cours de projet, il s’est agi de préciser les facteurs explicatifs personnels de l’implication enseignante. Les critères retenus permettent de préciser les postures politiques et les représentations sociales de l’enseignant·e quant à la thématique traitée dans le projet « d’éducation à ». En effet, les « éducations à » ayant une forte dimension politique (Barthes, 2017), les postures enseignantes vis-à-vis des questions traitées donnent sens ou pas au projet et influent donc sur sa réalisation.

Pour ce faire, nous avons passé deux questionnaires destinés à donner des éléments constitutifs des représentations sociales de l’objet thématique d’enseignement par les enseignant·e·s puis celle de leur métier. Rappelons que, loin de consister en un simple reflet de la réalité, les représentations sociales s’établissent comme un système d’interprétation de la réalité qui régit les relations des individus à leur environnement et qu’elles constituent un guide pour l’action (Abric, 1994). Les analyses ont été effectuées selon les méthodologies classiques utilisées dans le champ de l’éducation, c’est-à-dire à partir de traitement de questions ouvertes d’évocations spontanées (Quels mots vous viennent à l’esprit quand vous entendez parler du patrimoine ?), puis de comptage des fréquences d’occurrences et des cooccurrences (nombre de liens entre les mots) sur le corpus de réponses. D’un point de vue méthodologique, il convient également de rappeler que, dans les représentations sociales, il existe la possibilité d’identifier différentes familles de postures en fonction des réponses données. Schématiquement, si toutes les réponses de tous les individus sont liées, alors il existe une seule représentation sociale unique d’un objet par le groupe étudié. À l’inverse, si les réponses ne sont pas liées entre elles, alors il existe plusieurs postures ou plusieurs représentations sociales concernant l’objet d’étude. Nous avons donc cherché à identifier les familles de postures enseignantes qui se profilent face aux projets « d’éducations à ». Les précisions épistémologiques et méthodologiques précises peuvent être retrouvées dans le manuel d’utilisation des représentations sociales en éducation de Barthes et Alpe (2016). Nous avons précisé les réponses obtenues par des méthodologies d’entretiens d’explicitations (Vermersch, 1991), quand cela s’est avéré nécessaire. Puis un troisième questionnaire répondant aux critères de la sociologie classique a été élaboré pour identifier les conditions d’enseignement liées aux contextes sociologiques, géographiques et locaux de la classe.

Dans une troisième étape, nous avons cherché à clarifier les différents facteurs de contextes ou facteurs explicatifs. Il s’est alors agi de récolter l’information sociologique sur les élèves (métiers des parents, lieux de résidence..) et sur les écoles (taille, position urbaine ou rurale, etc.). Enfin, dans la dernière étape, nous avons évalué les positions des enseignante·s face aux projets « d’éducations à ». Quel intérêt et quelles opportunités l’enseignant·e trouve-t-il·elle quant à la thématique traitée dans le cadre de la classe ? Comme s’est-il·elle senti·e ou, autrement dit, quels sont son bienêtre, son vécu, ses attitudes, ses adhésions, ses doutes, ses incertitudes face aux différentes phases du projet en particulier ? Cette dernière étape a nécessité un entretien semi-directif deux mois après la fin des projets.

6. Résultats

6.1 De l’enthousiasme aux positions critiques

Les entretiens semi-directifs au début du projet permettent de dresser les niveaux, raisons et les modalités d’implication des enseignant·e·s ; les entretiens deux mois après le projet permettent d’identifier plus clairement leurs positions, intérêts et bienêtre face aux projets. Il s’agit de faire émerger les certitudes/incertitudes, adhésion, malaises, doutes, questionnements pour chacun·e des enseignant·e·s confronté·e·s au projet. Les entretiens sont transcrits puis regroupés par similitudes en fonction du critère principal d’adhésion ou de rejet du projet : l’enseignant·e est très enthousiaste vis-à-vis de la conduite du projet ; l’enseignant·e exécute volontiers sans réserve ou presque ; l’enseignant·e réalise le projet avec plaisir, mais émet quelques réserves quant à son utilité globale ; l’enseignant·e suit le projet sans conviction ; l’enseignant·e réalise le projet, mais adopte une position très critique. Nous avons opéré comme suit : chaque élément de la transcription renvoyant à l’une de ces cinq postures confère un point à l’individu. Le total des points par catégories est effectué et l’individu est attribué à l’une des cinq catégories selon le maximum obtenu. Les différences sont très nettes et les attributions n’ont pas fait l’objet d’hésitation. Du point de vue des attitudes personnelles, notre échantillon montre 16 enseignant·e·s enthousiastes (± 25 % de notre panel), 23 exécutent le projet sans réserve ou presque (36 %), 16 le réalisent avec plaisir, mais doutent de son utilité (25 %), tandis que six d’entre eux·elles·sont mal à l’aise (·ellessuivent le projet sans conviction) (10 %) et trois adoptent une position très critique (4 %).

Parmi les principaux points saillants allant du général au particulier, nous pouvons identifier que les raisons de l’insertion positive dans le projet sont relativement consensuelles dans notre panel d’interrogé··s. Elles portent surtout autour des opportunités d’apprentissages pour les élèves, mais on retrouve en bonne place l’ouverture d’esprit, le travail en groupe, la collaboration et le fait de sortir de la classe. Les réponses montrent cependant des différences importantes selon les contextes sociaux de la classe, nous le verrons plus loin. Du côté des enseignant·e·s, on retrouve souvent dans les raisons de s’impliquer l’idée de « casser la routine », et d’« ouvrir l’école à l’extérieur », mais également plus en marge l’idée de trouver un rôle social dans le contexte de l’école.

Du côté de l’insertion négative dans les projets, la mention au caractère subi des projets et partenariats dans la classe est présente. Ce qui domine, c’est que l’insertion d’un projet dans la classe vient alimenter le sentiment que les tâches se multiplient et se diversifient, avant de considérer le projet lui-même. Dans 73 % des cas, les enseignant·e··s ont l’impression d’être débordé·e·s et qu’un tel projet est difficile à tenir dans l’emploi du temps normal des apprentissages, avec une acceptabilité plus grande dans les classes difficiles et chez le·la militant·e, comme nous le verrons plus loin. Les enseignant·e·s décrivent donc en priorité le projet comme un élément qui s’ajoute à l’ensemble des tâches habituelles — comme préparer des cours, préparer le matériel, gérer les élèves — et qui vient prendre la place aux enseignements qu’ils considèrent comme plus fondamentaux… Au-delà, parmi les enseignant·e·s peu à l’aise avec le projet, nous retrouvons ces problématiques : ils·elles trouvent que cette dynamique pose problème soit au titre des contenus, soit au titre des partenariats. Parfois, les désaccords s’expriment ; très souvent, cela porte sur les compétences perçues des partenaires, en particulier sur la façon dont ils s’adressent aux élèves. Les mentions liées aux contenus sont parfois abordées, mais plutôt en marge. Pour autant, du côté de la satisfaction finale liée à la réalisation des projets et du bienêtre ressenti par l’enseignant·e, les résultats globaux penchent plutôt pour la satisfaction de ce qui a été réalisé, mais il subsiste dans 20 % des cas des doutes quant à l’utilité du projet.

6.2 Influence des contextes socioscolaires sur les réponses aux « éducations à »

Au-delà de ces remarques générales et des postures enseignantes, nous avons également pointé que les projets d’« éducations à » s’exprimaient de manière très différente selon les contextes sociaux dans lesquels ils sont engagés. Cela montre qu’il existe une interaction entre la perception enseignante, les contextes d’enseignements et l’acceptabilité des projets, avec là encore un rapport à l’incertitude enseignante modifié.

Dans les 22 écoles concernées, 16 sont incluses dans le milieu rural (pour la définition de l’école rurale se reporter à Alpe, Barthes et Champollion, 2016) et six sont urbaines. 12 écoles sont constituées de milieux sociaux « difficiles » (c’est-à-dire la catégorie ouvriers et employés représentent plus de 60 % des effectifs), quatre sont favorisées (c’est-à-dire la catégorie cadre et professions intellectuelles supérieures représentent plus de 60 % des effectifs).

Ainsi, les résultats montrent que dans les classes dites « difficiles », les projets sont mieux acceptés, quelle que soit la posture enseignante, car ils apparaissent comme une solution pour compenser la difficulté à atteindre les objectifs du travail. En effet, pour ces enseignant·e·s, le principal est de fabriquer l’intéressement des élèves (Lantheaume et Hélou, 2008), c’est-à-dire leur donner envie de venir à l’école et les motiver. Les projets sont alors souvent vus comme une façon de le faire, c’est-à-dire qu’ils·elles considèrent que les contenus plus pragmatiques sont parfois plus adaptés aux élèves, même s’ils ne sont pas toujours conformes aux exigences scientifiques. Or, dans le cadre des projets autour des « éducations à », la phase d’intéressement des élèves à l’école est estimée comme vite dépassée, y compris pour les élèves habituellement rétif·ve·s à l’environnement scolaire, ce qui constitue un avantage. Pour 40 %, le projet est intéressant, permet d’engager d’autres types de relations avec les élèves et favorise le travail collectif de la classe par la suite. Dans les classes dites difficiles, il est considéré plus facilement (70 % contre 40 %) que le mode projet place l’enseignant·e dans d’autres rapports aux élèves qui interagit plus avec lui. Dans ces classes, les élèves reçoivent positivement les projets externes, vécus comme le renouvèlement des routines et le travail avec les copain·ine·s. De ce fait, il semble que dans les écoles difficiles, les collectifs d’enseignants soient plus propices à porter les projets thématiques, dont relèvent les « éducations à », ce qui permet de grandir la tâche d’enseignant d’une dimension d’utilité sociale du travail scolaire qui fait parfois défaut ailleurs. Le fait qu’il n’y ait pas d’évaluation des acquis des élèves dans ces projets amène l’enseignant·e à se sentir plus tranquille face aux éventuels faibles résultats des élèves. Cela modifie le sentiment de responsabilité qui assaille souvent l’enseignant·e devant la faible progression des élèves et peut en retour provoquer un sentiment de détente de l’enseignant·e face au projet. Cela est vrai en particulier dans les établissements à faibles niveaux sociaux et pour les jeunes enseignant·e·s nouvellement formé·e·s. Ces derniers trouvent alors sens aux projets lesquels tendent à diminuer le sentiment d’incertitude face au métier.

À l’inverse, dans les écoles aisées au public plus homogènes et de manière un peu schématique, les enseignant·e·s affirment que le projet intéresse les élèves, qu’il est valorisant en regard de son insertion dans la demande et l’utilité sociale, mais aussi ils·elles regrettent le temps pris qui les oblige à enseigner en deçà de leurs possibilités. Ils·elles ont le sentiment que les élèves sont alors moins poussé·e·s dans leurs acquisitions. Cette constatation peut aboutir à un sentiment de dévalorisation ; c’est souvent ce qui se passe dans l’impression générale qui se dégage des projets menés dans ces contextes, même si l’émergence du travail collaboratif est soulignée. De ce fait, c’est du côté des enseignant·e·s opérant en contextes privilégiés que le doute face à leur rôle se fait le plus marquant. En effet, quelle que soit la posture politique individuelle que prend l’enseignant·e·sur la thématique développée se profile l’idée pour une part d’entre eux·elles qu’ils·elles doivent coordonner un projet, mais que celui-ci échappe à leur initiative. Par ailleurs, une grosse partie des enseignante·s interrogé·es de cette catégorie (66 %) ont l’impression qu’ils·elles ne sont pas là en rapport avec leurs compétences renforçant le sentiment d’incertitude face aux évolutions du métier, et que la conduite de projet, la négociation et la communication prennent le pas sur la pédagogie.

La position géographique de l’école joue aussi un rôle. En effet, dans une même configuration sociale, les enseignant·e·s des écoles rurales sont à priori plus favorables à ceux·celles des écoles urbaines à s’insérer dans un projet.

6.3 Les représentations sociales et profils enseignants face aux projets

Au-delà de ses considérations contextuelles, les résultats des représentations sociales permettent d’aller plus loin. Dans le cas correspondant, les résultats n’ont pas permis de dégager une représentation sociale partagée par l’ensemble des individus, ce qui confirme le caractère polysémique, polémique et socialement vif des contenus portés par les projets d’« éducations à ». Les résultats des procédures d’évocations spontanées et des calculs d’occurrences et de cooccurrences ne permettent pas de dégager statistiquement un ensemble cohérent. Pour autant, il a été possible d’en dégager des familles de mots non interconnectées, donnant alors des pistes ou présomptions d’une organisation des réponses enseignantes en quatre grandes familles. Nous posons l’hypothèse qu’elles correspondent à des familles de postures différentes qu’adoptent des enseignant·e·s sur les thématiques des projets et le bienêtre dans le métier. S’il n’a pas été possible d’établir des graphes de représentations sociales valides statistiquement en rapport à la taille totale de l’échantillon, il a été possible de confirmer que deux facteurs sont déterminants dans l’implication enseignante : d’une part, les postures politiques qui déterminent le degré d’implication et la satisfaction qu’ils·elles retirent dans les projets ; d’autre part, leur bienêtre au travail qui permet d’accepter un mode projet ou non, en plus de la charge habituelle de travail.

À défaut de représentation sociale partagée, il a été possible de dégager des pistes de postures enseignantes différentiées, lesquelles ont été ensuite précisées par des entretiens d’explicitation (Vermersch, 1991), puis décrites.

D’après les profils étudiés, quatre positions enseignantes émergent face aux projets d’« éducation à ». Nous les avons qualifiées comme suit : les militant·e·s, qui représentent 22 % de notre échantillon ; les acceptant·e·s, 58 % ; les résigné·e·s, 14 % ; les résistant·e·s, 6 % de notre panel. Nous détaillerons les contenus de ces postures dans la discussion. Ces pourcentages correspondent à ceux de notre panel, constitué d’enseignant·e·s déjà engagé·e·s dans des projets, mais nous remarquons tout de même que les acceptant·e·s sont de loin les plus nombreux·ses. Il est cependant à supposer que ces pourcentages seraient différents sur un panel plus large indifférencié d’enseignant·e·s, ou n’ayant pas choisi de mener un projet de ce type. Nous voyons par ailleurs que la question du bienêtre au travail ne peut être considérée indépendamment de ces postures, bien qu’aucune relation de cause à effet ne puisse être déterminée. En effet, il semble que les enseignant·e·s qui expriment le plus souvent un bienêtre au travail sont plus souvent des militant·e·s ou encore des résistant·es, tandis que les doutes concernant le sens du métier sont plus souvent exprimés chez les acceptant·e·s et chez les résigné·e·s, ce qui nous laisse penser que l’engagement, quel qu’il soit, est inducteur d’une forme de bienêtre dans le métier.

Au-delà de ses considérations, il est certain que l’implication dans des projets « d’éducations à » transforme en retour les pratiques professionnelles enseignantes et interagit avec le bienêtre dans le métier.

7. Discussion

Nous discutons les résultats obtenus pour examiner comment s’organise les stratégies enseignantes dans le cadre des projets d’« éducations à », comment ces stratégies influent sur le sentiment de certitude ou d’incertitude face aux métiers, enfin nous examinons la question de la résilience enseignante.

7.1 Postures enseignantes face aux « éducations à »

Nous détaillons ici les portraits des quatre postures qui ressortent des analyses de représentations sociales, avec lesquelles nous mettons en cohérence les positionnements globaux des répondant·e·s à travers les indicateurs dont nous disposons — entretiens et questionnaires. Ces réponses renvoient à la façon dont l’enseignant·e se positionne et la façon dont il aborde sa responsabilité sociale, puis son engagement social et local. Ces postures accompagnent aussi la façon dont est vécu le partenariat.

Dans le positionnement militant, 22 % de notre échantillon, l’enseignant·e à une forte conception sociale de l’importance que peut avoir le patrimoine ou le développement durable et de ces effets sur la formation des élèves. Très souvent, ces enseignant·e·s ont l’impression de participer à un mouvement de démocratisation et de créativité de la société civile et trouvent un sens dans leur action éducative qui s’engage dans la mise en oeuvre d’un apprentissage social à travers des actions locales. Il est alors identifié chez ces enseignant·e·s un engagement affectif ou éthique. Ce dernier active un processus de territorialisation de l’identité professionnelle, comme cela a déjà été constaté par Rothenburger (2016) dans le cadre de ses travaux sur l’école rurale. Le fait d’insérer les élèves dans un projet donne du sens et de l’enthousiasme à l’ensemble de leur action professionnelle et tend à renforcer l’intérêt face au métier. Pour ces enseignant·e·s, la phase de projet est considérée comme l’objet d’un travail personnel actif, créatif et socialement valorisant. Les enseignant·e·s dans leur fonction retrouvent une utilité sociale reconnue et souvent une véritable coopération entre les partenaires s’est installée avec une volonté de poursuivre dans le temps.

Dans le cas des acceptant·e·s, qui représentent 58 % de notre panel, il n’y a souvent pas de posture critique ni de positionnement affirmé par rapport à la thématique — le développement durable par exemple — et le projet est pris comme un élément à mener en plus de ce qui est habituel avec l’idée dominante qu’il aidera à développer les compétences des élèves. Un malaise émerge parfois face aux partenariats, dont les compétences sont parfois (souvent) remises en question face aux élèves. « C’est bien, ce qu’ils font, mais ils ne savent pas parler aux enfants » pourrait résumer ce qui est vécu par l’enseignant·e. Dans ce cadre, c’est souvent l’aisance que ressent l’enseignant·e face aux partenaires qui fait qu’il·elle acceptera d’adapter ses pratiques et reproduire ou non une opération similaire. Le sentiment qui domine dans ce groupe d’enseignant·e·s est celui de l’impression de voir les tâches se multiplier, ce qui génère chez eux·elles l’impression d’être débordé·e·s. Le sentiment d’incertitude face au métier a plutôt alors tendance à augmenter, mais en marge face à son acceptation globale.

Les résigné·e·s, 14 % du panel, acceptent le projet, mais ne sont pas forcément à l’aise dans ses différentes étapes de réalisation et cela vient souvent s’ajouter à l’énonciation de difficultés vécues dans le métier en général. Les tâches et les partenariats sont souvent vécus comme imposés, même si le projet intéresse dans son ensemble. Il y a parfois le sentiment que, dans ces projets locaux, une partie échappe aux règles de l’institution (forme scolaire par exemple). Il y a le sentiment que les personnes intervenantes ne sont pas compétentes pour « former » des enfants, que le message ou la façon de procéder n’est pas forcément la bonne, sans pour autant que soit remis en question l’intervention. Juste une méfiance vis-à-vis des interventions extérieures, avec l’idée de chercher une autre idée pour la prochaine fois qui se transforme en résignation des changements de l’école et des pratiques avec l’impression de ne pas vraiment avoir de prise sur ce qui se passe. Le plaisir qu’expriment les enfants et leur intéressement fontt que le projet est tout de même vécu positivement, même s’il génère de fortes interrogations quant au sens du métier lui-même. Les résistant·e·s estiment devoir agir sous contraintes institutionnelles et politiques fortes imposées, soit par les acteur·rice·s locaux·les, soit par les politiques éducatives nationales. Les postures résistantes témoignent de ce fait d’une inadéquation entre les convictions au départ de l’enseignant·e et ce qu’on lui demande de faire dans le cadre des projets « d’éducations à ». « Faire faire aux élèves des dépliants touristiques pour le village n’est pas de mon ressort, même si je peux voir une utilité pour les apprentissages » sous-entendus, lesquels peuvent être faits par ailleurs et différemment. En général, de façon souvent implicite, il y a un conflit de valeurs sous-jacent… Il n’est pas forcément centré sur le seul projet, mais englobe une bonne partie des évolutions du métier et trouve une expression particulière dans le projet. Dans les postures résistantes, il y a souvent un malaise sur la mission, et sa conduite, mais souvent aussi un énorme travail d’adaptation de la situation à une posture qui peut être acceptable. L’enseignant·e « résistant·e », éventuellement en difficulté par rapport au projet, peut être très créatif·ve et devenir force de proposition. Paradoxalement, le positionnement face à l’incertitude est très contrasté. En effet, les enseignant·e·s résistant·e·s créatif·ve·s trouvent sens dans leur action, argumentant alors une compétence critique ou artistique qu’ils·elles amenèrent aux élèves, et qu’ils·elles considèrent comme faisant défaut par ailleurs, tandis que le·la résistant·e en difficulté exprime un fort sentiment d’incertitude sur son métier alimenté par le projet.

Dans tous les cas, la démarche est engageante du fait de la confrontation en face à face avec des publics divers et du fait du caractère parfois politique ou militant que peut prendre la démarche éducative (faire adhérer les élèves au patrimoine de son village par exemple). Le projet a tendance à augmenter l’emprise du métier d’enseignant·e (au sens de Lantheaume, c’est-à-dire l’emprise est la difficulté, voire l’incapacité, à se retirer du travail, avec manifestation d’une porosité entre temps professionnel et temps domestique). Entrer dans un projet d’« éducations à » n’est pas neutre face à l’engagement dans la classe avec des focalisations soit sur le travail additionnel, soit sur des stratégies de recherche de sens et d’engagement.

7.2 « Éducations à »… et évolution du sens du métier enseignant

Nous reposons ici la question des changements de repères face aux « éducations à » et l’éventuelle modification de l’identité professionnelle. Le partenariat alimente-t-il cela ? Bouleverse-t-il leur sentiment de compétence ? Quelles conséquences l’engagement des enseignant·e·s a-t-il sur leur représentation du métier et son évolution ? Comment les questions éthiques, politiques et de la responsabilité sociale de l’enseignant·e sont-elles abordées ?

À partir des réponses obtenues, nous pouvons avancer quelques hypothèses. En effet, dans tous les cas, l’intensification du métier, décrit par ailleurs par Lantheaume (2006), est présente avec acuité quand il s’agit de projets d’« éducations à » et les enseignant·e·s indiquent très souvent rentrer en tension avec les tâches habituelles des apprentissages fondamentaux. L’enchevêtrement des tâches est cité face aux projets allant de pair avec la conscience d’une performance relative dans chacune d’entre elles. Cela donne parfois aux enseignant·e·s l’impression de mal travailler et de ne pas se consacrer aux tâches sur lesquelles ils·elles s’estiment compétent·e·s, tandis qu’ils·elles se débrouillent plus ou moins en fonction de leurs postures, compétences et conditions de travail avec le projet dont ils·elles ont la charge. Il y a parfois un sentiment d’être majoritairement dans une situation où le travail est empêché par diverses injonctions éducatives un peu parasites de l’activité d’enseignant. S’ensuivent des interrogations multiples, souvent non tranchées, sur l’utilité du projet et son caractère prioritaire, même si l’enseignant·e prend plaisir à le faire. De fait, rentrer dans un projet peut mettre en tension et peut nourrir le doute sur ce qui constitue le coeur du métier. Nous formulons l’hypothèse que ces questionnements s’exacerbent dans le cadre de la crise de légitimité des savoirs et de la légitimation des pratiques sociales actuelles, qui laissent peu de choix aux enseignant·e·s. Pour autant, la façon dont les projets sont vécus diffère selon la posture qu’ils·elles·adoptent.

Si les enseignant·e·s·ont globalement l’impression qu’ils·elles sont pris·es en étau entre le fait de s’adapter à la demande sociale et d’affirmer leur utilité face à une société changeante et de plus en plus exigeante par rapport à eux·elles, il se dégage des formes de résilience dans tous les cas. Le caractère subi ou voulu des projets, les partenariats et la responsabilité sociale de l’enseignant·e sont vécu très différemment selon les postures et les conditions de travail en classe difficile ou non. À travers les postures décrites, nous avons des indications sur l’émergence de nouvelles stratégies enseignantes qui prennent les projets comme catalyseurs d’un sens nouveau dans l’exercice du métier. Ce fait est intéressant, car il permet d’envisager des scénarios possibles de reprise en main de la diffusion du sentiment d’incertitude dans le métier en France. L’enseignant·e dépasse alors le stade des exigences qui peuvent être jugées comme contradictoires et trouve sens à l’exercice d’un métier différent. En effet, il elle peut trouver sens à répondre à une demande sociale, à participer selon lui elle à un mouvement de démocratisation et de la créativité de la société civile qui active un processus d’affirmation de l’identité professionnelle (les militant·e·s). D’autres stratégies consistent à trouver sens dans une action qui vise à donner aux élèves le moyen de prendre une posture réflexive active face à la demande sociale jugée parfois comme invasive (les résistant·e·s créatif·ve·s, par exemple). L’identité de l’enseignant·e s’en trouve alors renforcée par le rôle qu’il elle peut jouer dans la formation à l’agir critique des élèves. Il·elle considère alors son rôle dans la société revalorisé face à la crise de légitimité des savoirs scolaires. D’autres enfin trouvent une issue aux difficultés auxquelles ils·elles font face dans les projets d’« éducations à » pour recréer de l’intéressement auprès des publics difficiles, quitte à laisser de côté une partie des savoirs et évaluations scolaires. En effet, rappelons qu’en général, aucune évaluation n’est faite par les enseignant·e·s à propos des projets d’« éducations à  » (Barthes et Blanc-Maximin, 2016, 2017 ; Barthes et Champollion, 2012).

8. Conclusion

Les « éducations à » sont ici prises comme marqueurs des tensions du métier dans les évolutions des logiques éducatives récentes et nous voyons, à travers les résultats obtenus, qu’il existe différentes postures enseignantes face à l’irruption des projets d’« éducations à ». Mieux acceptés dans les écoles difficiles, les projets peinent cependant un peu plus à émerger ailleurs. Pour autant, quelles que soient les réactions face aux projets, il nous a paru important de souligner que les enseignant·e·s doivent construire la légitimité de leur action face à la critique banalisée de leur métier dans la crise de l’école et celle des savoirs. Pour certaine·s, la problématique du sens de leur métier est clairement posée, d’autres trouvent leur parade dans le refus puis la créativité (les résistante·s) ou encore dans une fonction sociale élargie à leur métier qui s’en trouve revalorisée (les militant·e·s). Pour certain·e·s, l’engagement affectif ou éthique redonne un sens au métier et active parfois un processus de territorialisation de l’identité professionnelle. Dans tous les cas, les enseignant·e·s expriment une justification par un accrochage à un repère institutionnel, tandis que la correspondance à ce même repère n’est pas évaluée. Cela constitue l’une des faiblesses des « éducations à », à l’heure actuelle, à laquelle le monde enseignant et celui de la recherche devront répondre.