Corps de l’article

1. Introduction et problématique

Il y a un enjeu social majeur à ce que les médecins, qui entrent dans le monde professionnel juste après leurs études, soient directement performants. Cela fait écho à la qualité de leur sélection, mais aussi et surtout de leur formation. Un des éléments clés de cette qualité est la définition des acquis d’apprentissage (learning outcomes) pertinents. Or, il n’est pas aisé de définir ce que devraient être capables de faire les jeunes médecins diplômés. Patterson, Lievens, Kerrin, Zibarras et Carette (2012) soulignent à ce sujet qu’il est encore nécessaire de conduire des recherches dont l’objectif serait de déterminer ce qu’est un·e praticien·ne compétent·e, et ce, à divers moments de sa formation et de sa pratique. À ce jour, nous ne disposons pas d’une telle taxonomie de référence, même si, au Royaume-Uni, le General Medical Council (s.d.) a donné une définition des bonnes pratiques médicales et des compétences afférentes. Le problème de cet outil est qu’il se limite à l’identification des compétences sans spécifier, pour chacune de celles-ci, un continuum de développement ni de pistes pour les acquérir. On peut d’ailleurs se demander si une telle taxonomie des compétences à atteindre peut être généralisée. En effet, hormis les compétences strictement médicales, quels sont les aptitudes et les savoir-être (soft skills) communs à un·e médecin généraliste, un·e pédiatre, un·e neurochirurgien et un·e anesthésiste ? Par ailleurs attend-on exactement la même chose d’un·e médecin en Belgique qu’au Canada ? Un autre référentiel de compétences, le Canmeds (Frank, 2005) produit par nos collègues canadien·ne·s tente de répondre à ces questions, non sans faire de réelles avancées. Cependant, la définition des compétences médicales reste un questionnement tout à fait ouvert. Cette question des compétences − et plus particulièrement celle des aptitudes − nous semble cruciale : Albanese, Snow, Skochelak, Huggett et Farrell (2003) notent à cet effet : « les écrits scientifiques recensent plus de 87 qualités personnelles pertinentes pour la pratique de la médecine ; déterminer les plus saillantes d’entre elles et les mesurer constitue un véritable défi » (p. 1, traduction libre). Si 87 qualités personnelles sont réputées potentiellement nécessaires pour être un·e bon·ne médecin, il est inimaginable de toutes les enseigner et de toutes les évaluer. Nous devrions donc sélectionner les plus importantes. Mais sur quelle base effectuer ce choix ? Selon nous, il est nécessaire d’effectuer ce travail en tenant compte des enjeux contextualisés (type de discipline médicale, valeurs défendues par le programme…) tout en intégrant, évidemment, des standards internationaux, comme ceux du Canmeds précédemment cité. C’est la tâche qu’a réalisée le Département de médecine générale de l’Université de Liège en optant pour la construction d’un référentiel de compétences.

2. Contexte théorique

2.1 L’approche par compétences

Bien qu’il n’y ait pas de définition qui fasse l’unanimité à l’échelle mondiale (Kelchen, 2015), le concept de compétences s’est imposé dans tous les niveaux d’enseignement de la communauté française de Belgique. C’est aussi le cas dans l’enseignement supérieur, niveau pour lequel établir un référentiel de compétences est devenu une obligation administrative imposée à toutes les filières d’études.

Tardif (2006) définit la compétence comme « un savoir-agir complexe prenant appui sur la mobilisation et la combinaison d’une variété de ressources internes et externes à l’intérieur d’une famille de situations » (p. 22). Les caractéristiques des compétences sont donc intégratrices, combinatoires, développementales, contextuelles et évolutives. L’approche par compétences tente, en réalité, de résoudre un problème récurrent : en sortant de l’enseignement supérieur, les étudiant·e·s possèdent des connaissances, des aptitudes et des savoir-faire, mais ils·elles se montrent peu capables de les combiner pour résoudre des situations complexes en milieu professionnel.

Afin de concevoir des formations qui visent à favoriser l’atteinte de telles compétences, une méthodologie structurée est proposée. La première étape en est la construction d’un référentiel de compétences dont la fonction est de lister les compétences nécessaires et utiles à un métier. Construire un tel référentiel est un exercice complexe et qui prend du temps. Cela impose souvent de mener des enquêtes en milieu professionnel et d’interroger les médecins nouvellement entré·e·s en fonction pour mesurer ce dont ils·elles ont besoin pour exercer leur métier. Cela demande aussi une analyse en profondeur des visées du programme de formation existant ainsi qu’une analyse rigoureuse des standards professionnels internationaux en la matière.

C’est ce qu’a réalisé le Département de médecine générale de l’Université de Liège en s’appuyant notamment sur deux référentiels internationaux : le World Organization of National Colleges, Academies and Academic Associations of General Practitioners/Family Physicians (2011) et le Canmeds (Frank, 2005). Sur base de ces documents, une équipe de travail, constituée des enseignant·e·s du Département et de 20 médecins en activité, a listé les activités et tâches que devait pouvoir accomplir un·e clinicien·ne compétent·e. Ils·elles ont ensuite organisé ces tâches en six grandes catégories. Pour chacune d’elles, une compétence centrale a été identifiée, ainsi qu’une série de familles de situations dans lesquelles cette compétence est mobilisée. Une fois finalisé, le document a été soumis à un panel d’expert·e·s de terrain et aux étudiant·e·s pour validation afin de s’assurer que le projet soit perçu comme dynamique et mobilisant.

Le référentiel terminé, la seconde étape méthodologique est la reconfiguration de l’enseignement pour qu’il permette l’atteinte des compétences visées. Le problème qui s’est posé à l’équipe enseignante est qu’une partie importante de la formation se fait en dehors des murs de l’université : elle se passe en de nombreux lieux de stage sous la supervision de maitre·sse·s de stage. Ces dernier·ères, médecins généralistes en activité, en cabinet, ont pour fonction d’accueillir des stagiaires en médecine dont ils·elles assureront l’accueil, la supervision et l’évaluation. Ces maitre·sse·s de stage doivent être agréé·e·s par le service public fédéral « santé publique » et, à Liège, par le Conseil de la faculté de médecine. Afin d’harmoniser leur pratique d’accompagnement et d’évaluation, le Département de médecine générale les contraint à suivre deux demi-journées de formations pédagogiques par an.

Afin d’être efficace, il est cependant nécessaire que l’ensemble des intervenant·e·s dans la formation des étudiant·e·s, y compris ces maitre·sse·s de stage, rouages essentiels de la formation pratique, utilise le référentiel de formation comme référent aux activités d’apprentissages proposées aux étudiant·e·s.

Or, une telle utilisation ne coule pas de source. En Belgique, la notion de compétence est sujette à de nombreuses controverses qui émaillent le débat public (Hirtt, 2009) et scientifique (Crahay, 2006). Dans les pays limitrophes, le concept ne fait pas non plus l’unanimité. Nagels et Lasserre Moutet (2013) reprochent notamment aux compétences le fait qu’elles soient utilisées au service d’une logique managériale (et non pédagogique), leur incapacité à tenir compte des valeurs et des postures professionnelles et une forme de réductionnisme qui ne tient pas compte de toute la complexité de la profession. Butlen et Dolz (2015) leur embrayent le pas en précisant que les référentiels se caractérisent par des définitions très générales et faiblement articulées à des objets de formation ou à des stratégies d’enseignement. Par ailleurs, de manière plus pragmatique, les maitre·sse·s de stage peuvent être simplement réfractaires quant à l’utilisation d’un tel document s’ils·elles le considèrent comme une contrainte supplémentaire couteuse en temps (Pons-Desoutter, 2005), inutile et qui réduit leur liberté académique (Hirtt, 2009).

Malgré ces quelques critiques, les référentiels de compétences font aujourd’hui partie de la palette des outils indispensables à l’ingénierie des formations professionnelles (Nagels et Lasserre Moutet, 2013). L’objectif de cette recherche est, dès lors, d’identifier les facteurs qui peuvent se révéler être des leviers ou des obstacles dans la prise en compte de ce référentiel de compétences par les maitre·sse·s de stage travaillant en lien avec le Département de médecine générale de l’Université de Liège. Son public cible est constitué des maitre·sse·s de stage, car les enseignant·e·s internes au Département se sont pour la plupart personnellement investi·e·s dans la conception du référentiel et sont majoritairement convaincu·e·s de son utilité ; sentiment qui pourrait ne pas être partagé par des maitre·sse·s de stage externes à l’institution. L’enjeu de cette recherche est important : en identifiant ces facteurs, le Département pourra plus finement ciseler ce référentiel pour qu’il soit plus attrayant pour les maitre·sse·s de stage. Il pourra également mieux cibler la communication autour de celui-ci.

2.2 La théorie du comportement planifié

Dans cette perspective, nous avons recours à la théorie du comportement planifié (Ajzen, 1985, 1991 ; Ajzen et Fishbein, 2005) pour guider notre démarche. Elle a été utilisée dans de très nombreuses études, y compris dans le domaine de la santé. Elle a par exemple été utilisée avec succès pour prédire et comprendre les comportements quant au don de sang (Reid et Wood, 2008), les comportements liés à la santé (Hardeman, Johnston, Bonetti, Wareham et Kinmonth, 2002), la santé mentale des vétéran·te·s revenant d’Irak (Stecker, Fortney, Hamilton et Ajzen, 2007).

Selon cette théorie (figure 1), le comportement peut être directement prédit à partir d’une intention et celle-ci est déterminée par trois facteurs. Chacun de ces facteurs peut être mesuré de manière directe ou indirecte. Dans ce second cas, c’est via les croyances des individus que la mesure s’effectue. Ces trois facteurs sont :

1) L’attitude envers le comportement. Elle peut se définir comme le caractère désirable ou non du comportement investigué. Quand on les mesure de manière directe, Azjen (1985) précise que deux composants attitudinaux doivent être approchés : la composante cognitive (est-ce bien ou est-ce mal ?) et la composante affective (est-ce plaisant ou non ?). Quand la mesure est indirecte, il convient de compiler un indicateur en multipliant les « croyances concernant les conséquences du comportement » par l’« estimation de la valeur de ces conséquences ».

2) La norme subjective. Il s’agit du jugement social que l’individu considère relié au comportement. La mesure directe de la norme subjective se compose de deux facettes. La première est la norme descriptive qui est liée au comportement supposé ou anticipé de l’entourage. Nos ami·e·s, notre famille, nos collègues, notre hiérarchie… vont-ils·elles ou non adopter le comportement étudié ? La seconde est la norme injonctive. Elle est une estimation de ce que je pense que ces groupes de références attendent de moi quant à ce comportement. La mesure indirecte est composée, pour sa part, des « croyances concernant l’avis de personnes importantes » que l’on multiplie par la « motivation à tenir compte de cet avis ».

3) Le contrôle perçu. Il s’agit du contrôle perçu par un individu quant à l’adoption du comportement. Considère-t-il que celui-ci est entièrement entre ses mains ? Pour la mesure directe de ce facteur, la théorie du comportement planifié requiert deux types d’information : l’efficacité personnelle que l’individu perçoit quant à l’adoption de ce comportement (facteur interne) et le contrôle comportemental qu’il s’attribue (les facteurs externes). En ce qui concerne la mesure indirecte, il s’agit de multiplier les « croyances relatives à l’existence des facteurs facilitants ou étant des freins à l’adoption du comportement » par l’« estimation de l’intensité de l’effet des facteurs ».

Bien évidemment, ces trois facteurs sont fortement influencés par le comportement passé. Si l’individu a déjà adopté ce comportement dans le passé, il est plus probable qu’il l’adopte dans le futur (Conner et Armitage, 1998).

Figure 1

Théorie du comportement planifié

Théorie du comportement planifié

-> Voir la liste des figures

La théorie du comportement planifié n’échappe pas à quelques critiques. Elle ne prend pas en compte l’influence de l’inconscience sur le comportement (Sheeran, Gollwitzer et Bargh, 2013) ni le rôle des émotions (Conner, Gaston, Sheeran et Germain, 2013) sur ce dernier.

La capacité prédictive de cette théorie est toutefois plutôt bonne dans un contexte de sciences humaines où l’influence des attitudes sur le comportement reste largement à interroger (Michelik, 2008). Par exemple, la méta-analyse de l’Armitage et Conner (2001) a démontré qu’ensemble, les attitudes, les normes subjectives et le contrôle perçu expliquent 39 % de la variance de l’intention et 27 % de la variance du comportement. Quoi qu’il en soit, ce modèle est réputé comme étant le plus puissant pour prédire les comportements.

L’ensemble des construits de ce modèle est supporté par un dispositif d’enquête auprès du public cible. Ajzen (2006) propose une méthodologie qui permet de construire un tel questionnaire. Selon lui, chaque construit du modèle (attitudes, normes perçues, contrôle perçu et intention) doit être représenté par cinq ou six items. Il propose par ailleurs d’utiliser des échelles en sept points pour chacun de ceux-ci.

Au vu du caractère prédictif de ce modèle et sachant qu’il a été utilisé avec succès dans le domaine de la santé, c’est cette méthodologie qui sera au coeur de cet article.

3. Objectifs

L’objectif de cette recherche est de détecter les principaux facteurs influençant le comportement des maitre·sse·s de stage quant à l’utilisation du référentiel de compétences produit par le Département de médecine générale de l’Université de Liège. En dehors de la production de connaissances, cette recherche permettra d’ajuster la stratégie de communication relative à ce référentiel pour en faciliter l’utilisation. Nous faisons également l’hypothèse que ce comportement pourrait varier en fonction de l’ancienneté dans la fonction de maitre·sse de stage. En effet, il nous semble pertinent de vérifier si les maitre·sse·s de stage plus expérimenté·e·s sont plus réfractaires ou non à l’idée de changer leurs pratiques pour l’adapter aux prescrits du référentiel. On sait effectivement depuis Fuller (1969) que les croyances des enseignant·e·s envers l’enseignement varient en fonction du stade de développement qu’ils·elles ont atteint. À travers cette recherche, nous voulons aussi vérifier que le genre n’influence pas l’intention ou les déterminants de cette intention.

4. Méthodologie

4.1 Sujets

Ce questionnaire a été transmis par courrier électronique aux 506 maitre·sse·s de stage intervenant directement dans les stages organisés par le Département de médecine générale de l’Université de Liège. Au total nous avons obtenu 68 réponses. La population des répondant·e·s est constituée de 46 hommes pour 22 femmes. L’âge moyen des répondant·e·s est de 48,1 ans avec une plage variant de 29 à 70 ans. Leur expérience dans la supervision des stages varie de 1 à 35 ans, avec une moyenne 11,2 ans.

4.2 Instrumentation

4.2.1 Définition du comportement

Afin de construire le questionnaire, la première étape préconisée par Ajzen (2006) est de définir le comportement que l’on essaye de prédire ou d’expliquer en utilisant la théorie du comportement planifié. Selon Ajzen (1985), celui-ci doit avoir quatre critères définitoires qui sont 1) l’action (le « quoi »), 2) l’objet (« à propos de quoi »), 3) le contexte (« où ») et 4) le temps (le « quand »). Nous avons donc spécifié le comportement à étudier selon ces critères, ce qui donne « Utiliser (action) un référentiel de compétences pour confronter les étudiant·e·s à des situations permettant de développer chez eux·elles les compétences attendues, mais aussi pour pouvoir les évaluer (objet) dans les contextes de stage (contexte) au cours de l’année prochaine (temps) ».

Tableau 1

Croyances relatives à l’utilisation du référentiel de compétences

Croyances relatives à l’utilisation du référentiel de compétences

-> Voir la liste des tableaux

4.2.2 Constitution des mesures indirectes

Pour les mesures indirectes, conformément à ce qu’Ajzen (2006) propose, nous avons réalisé des entretiens semi-structurés avec notre public cible, c’est-à-dire les maitre·sse·s de stage. L’objectif de ces entretiens est de connaitre les croyances saillantes quant à chacun de ces construits. Celles-ci sont définies comme étant celles qui « sont le plus couramment associées [par les personnes interrogées] au comportement donné ». Après 7 entretiens, nous avons atteint le seuil de saturation (Laforest et Rainville, 2009). Sur base d’un comptage des occurrences, nous avons ainsi pu dégager les thématiques les plus souvent citées quant aux attitudes, aux normes subjectives et au contrôle perçu. L’étude de ces croyances sert de base aux mesures indirectes reliées aux divers éléments du construit. Les thématiques saillantes sont illustrées dans le tableau  1.

Une fois celles-ci déterminées, il s’agit, pour chacune de ces thématiques de créer des items permettant d’en rendre compte.

Pour chacune des croyances au sujet des attitudes, l’idée est de produire deux items. Le premier réfère à la force de cette croyance pour le·la maitre·sse de stage interrogé·e, autrement dit le degré d’accord de celui-ci·celle-ci avec la croyance évoquée. Si l’on prend l’exemple de la première thématique « Le référentiel de compétences permet d’avoir une aide pour structurer les pratiques pédagogiques », ce premier item est « Utiliser le référentiel de compétences dans mes pratiques pédagogiques en lien avec le stage me fournirait une aide précieuse » avec une échelle en 7 niveaux allant de « Pas du tout probable » à « Tout à fait probable ». Le second réfère au caractère désirable que le·la maitre·sse de stage attribue à cette croyance. Dans l’exemple ci-dessous, cela donne « Avoir une aide dans le cadre de mes pratiques pédagogiques dans le contexte des stages est » avec une échelle en 7 points allant de « Toujours négatif » à « Toujours positif ». C’est la multiplication des deux scores (la force * le caractère désirable) qui reflète la croyance quant au comportement.

Pour chacune des croyances relatives à la norme subjective, la méthode est similaire. Ici aussi, deux items sont à construire. Le premier portant sur l’attitude anticipée d’un groupe de référence face au comportement étudié et un autre reflétant l’importance pour l’individu de ce jugement. Autrement dit, sa motivation à en tenir compte.

Par exemple, si l’on considère la norme subjective relative à l’approbation des maitre·sse·s de stage intéressé·e·s par la pédagogie, cela donne un premier item qui est « La plupart des maitre·sse·s de stage intéressé·e·s par la pédagogie utilisent un référentiel de compétences pour confronter les étudiant·e·s à des situations permettant de développer chez eux·elles les compétences attendues, mais aussi pour pouvoir les évaluer » avec une échelle (7 échelons) allant de « Pas du tout vrai » à « Tout à fait vrai ». Le deuxième item est « En ce qui concerne les stages pour lesquels vous êtes maitre·sse de stage, dans quelle mesure avez-vous envie de calquer vos pratiques sur celles des maitre·sse·s de stage intéressé·e·s par la pédagogie ? » avec une échelle en 7 points allant de « Pas du tout envie » à « Très envie ». Ici aussi, c’est en multipliant (la force * la motivation à se soumettre au comportement) que l’on obtiendra l’indicateur final des croyances concernant cette norme subjective.

La mécanique est identique en ce qui concerne les croyances relatives au contrôle perçu. Il s’agit de multiplier (la force de la croyance * le sentiment de contrôle personnel). Par exemple, si l’on prend la croyance relative au temps nécessaire à l’utilisation du référentiel, l’item mesurant la force est « Utiliser le référentiel de compétences avec mes stagiaires, l’année prochaine, implique de passer du temps pour apporter des modifications/améliorations aux activités de stage » avec une échelle en 7 points allant de « Pas du tout probable » à « Tout à fait probable ». Le sentiment de contrôle personnel, dans ce cas, se conçoit comme « Avoir du temps pour réfléchir à la manière de modifier/améliorer les activités de stage favoriserait mon utilisation du référentiel de compétences au cours de l’année prochaine » avec une échelle d’accord à 7 niveaux.

4.2.3 La constitution des mesures directes

Celles-ci sont plus aisées à construire. L’important est 1) d’avoir un minimum de 3 items pour chaque construit et 2) pour chacun de ceux-ci d’avoir des items couvrant les deux facettes proposées par Ajzen (2006). Nous avons respecté ces deux conditions comme le montre le tableau 2 ci-dessous. Pour établir ce questionnaire, nous nous sommes référé·e·s à des questionnaires similaires existant dans les écrits scientifiques, comme celui proposé directement par Ajzen (s. d.) sur son site Internet.

Tableau 2

Nombre d’items pour la mesure directe des construits

Nombre d’items pour la mesure directe des construits

-> Voir la liste des tableaux

4.3 Déroulement

Temps 1−Construction de l’outil de mesure : entretiens semi-structurés avec 7 maitre·sse·s de stage pour connaitre leurs croyances quant à l’objet d’étude.

Temps 2−Validation (de contenu et de processus) du questionnaire en le comparant à divers questionnaires proposés dans les écrits scientifiques, mais également en le proposant en relecture aux enseignant·e·s du Département de médecine générale de l’Université de Liège.

Temps 3−Nous l’avons ensuite proposé à quelques maitre·sse·s de stage dans l’optique de nous assurer de la bonne compréhension et de la bonne réception du questionnaire. Le questionnaire final a ensuite été produit.

Temps 4−Encodage du questionnaire dans le logiciel Qualtrics.

Temps 5−Envoi du lien vers le questionnaire par courrier électronique aux 506 maitre·sse·s de stage intervenant directement dans les stages organisés par le Département de médecine générale de l’Université de Liège.

Temps 6−Deux relances ont été effectuées.

Temps 7−Analyse des données.

4.4 Méthode d’analyse des résultats

Ajzen (1991) souligne que l’on peut mettre en oeuvre le modèle en tout ou en partie en fonction des objectifs poursuivis par la recherche. Le nombre de participant·e·s étant insuffisant pour recourir aux équations structurelles, nous avons effectué plusieurs régressions afin d’examiner, d’une part, les relations entre les attitudes, normes subjectives, contrôle comportemental perçu et les intentions et, d’autre part, celles entre les différents prédicteurs indirects et les attitudes, normes subjectives et contrôle comportemental perçu.

Tout d’abord, nous avons réalisé une régression linéaire hiérarchique avec entrée forcée à deux niveaux, l’un incluant les trois prédicteurs directs des intentions (à savoir les attitudes, les normes et le contrôle comportemental), l’autre y ajoutant les variables genre et ancienneté des participant·e·s en tant que maitre·sse de stage.

Ensuite, l’objectif de notre étude étant d’identifier avec finesse les divers paramètres influant sur l’intention, nous avons effectué trois régressions pas à pas afin de vérifier l’impact des croyances mesurées (mesures indirectes) sur les prédicteurs directs des intentions.

4.5 Considérations éthiques

Les sujets ont été averti·e·s que les résultats seraient traités de manière strictement anonyme.

5. Résultats

5.1 Statistique descriptive et cohérence interne des indicateurs

Le tableau 3 montre les statistiques descriptives de la variable intention et de ses prédicteurs directs, ainsi que les alpha de Cronbach correspondants.

Tableau 3

Statistiques descriptives (N = 68)

Statistiques descriptives (N = 68)

-> Voir la liste des tableaux

On le constate, les maitre·sse·s de stage ne sont pas réfractaires à l’idée d’utiliser un référentiel de compétences (moyenne de 4,91 sur une échelle en 7 points). Toutefois, l’écart type est relativement élevé et la plage couvre quasi l’ensemble de l’échelle, ce qui pointe vers une grande disparité des réponses.

La valeur de l’alpha de Cronbach relatif à la mesure des normes subjectives est inférieure au seuil communément admis de 0,70. Toutefois, comme il s’en rapproche fortement, nous avons considéré ne pas devoir supprimer d’items pour l’améliorer.

5.2 Régressions multiples de type pas à pas

Nous avons réalisé deux régressions multiples de type pas à pas.

La première régressait les trois prédicteurs directs (attitudes, normes et contrôle) sur l’intention.

Comme l’indique le tableau 4, la part de variance de l’intention qui est expliquée par ses prédicteurs directs est de 83 % (R² = 0,83, p < 0,001 ; Table 4). Les variables attitudes (β = 0,40, p < 0,001 ; Table 4), normes subjectives (β = 0,39, p < 0,001 ; Table 4) et contrôle comportemental perçu (β = 0,27, p < 0,001 ; Table 4), prises isolément, prédisent significativement l’intention au seuil 0,01.

Pour la seconde, nous avons ajouté les variables genre et âge des participant·e·s. Ce second modèle n’ajoutant rien à la prédiction du premier, nous ne le présentons pas.

Tableau 4

Résultats de la régression pas à pas intégrant les prédicteurs indirects (croyances attitudinales) des attitudes (N = 68)

Résultats de la régression pas à pas intégrant les prédicteurs indirects (croyances attitudinales) des attitudes (N = 68)

-> Voir la liste des tableaux

5.3 Régressions pas à pas des mesures indirectes sur les prédicteurs de l’intention

Afin de vérifier l’impact des croyances mesurées sur les prédicteurs directs des intentions, trois régressions pas à pas ont été effectuées. Ce type de régression a été choisi parce qu’il nous permet de choisir le meilleur modèle expliquant nos données.

Comme l’indique le tableau 5, une régression pas à pas expliquant les attitudes par les croyances attitudinales (mesures indirectes) a été réalisée. Nous ne présentons que le modèle qui présente le meilleur R2.

Dans le cadre de ce modèle, la part de variance expliquée par le modèle est de 71 % (R² ajusté = 0,71, p < 0,01 ; Table 5). Trois variables ont été conservées par le modèle. Il s’agit des variables « Le référentiel permet de faire prendre conscience aux étudiant·e·s de l’ensemble des compétences » (β = 0,30, p < 0,001 ; Table 5), « Le référentiel permet d’aider à améliorer les pratiques pédagogiques » (β = 0,36, p < 0,001 ; Table 5) et « Le référentiel permet d’avoir une vision sur l’ensemble des compétences à développer » (β = 0,29, p < 0,001 ; Table 5).

Une autre a été exclue. Il s’agit de la variable « Le référentiel de compétences permet d’avoir une aide pour structurer les pratiques pédagogiques ». On peut donc considérer que celle-ci n’apporte rien de plus au modèle.

Tableau 5

Résultats de la régression pas à pas intégrant les prédicteurs indirects (croyances normatives) des normes (N = 68)

Résultats de la régression pas à pas intégrant les prédicteurs indirects (croyances normatives) des normes (N = 68)

-> Voir la liste des tableaux

Comme l’indique le tableau 6, une régression pas à pas expliquant les normes subjectives par les croyances normatives mesurées révèle que la part de variance expliquée par le modèle est de 44 % (R² = ajusté 0,44, p < 0,01). Trois variables ont été conservées par le modèle. Il s’agit des variables « Approbation/désapprobation des autres maitres de stages » (β = 0,23, p < 0,05 ; Table 6), « Approbation/désapprobation des maitres de stage intéressé·e·s par la pédagogie » (β = 0,34, p < 0,001 ; Table 6) et « Approbation/désapprobation des maitre·sse·s de stage qui se questionnent » (β = 0.34, p < 0,001 ; Table 6). Trois autres variables en ont été exclues. Il s’agit des variables relatives à l’approbation/la désapprobation « des étudiant·e·s stagiaires », « des membres du Département de médecine générale de l’Université de Liège » et « des enseignant·e·s universitaires ».

Tableau 6

Résultats de la régression pas à pas intégrant les prédicteurs indirects (croyances normatives) des normes (N = 68)

Résultats de la régression pas à pas intégrant les prédicteurs indirects (croyances normatives) des normes (N = 68)

-> Voir la liste des tableaux

Enfin, comme l’indique le tableau 7, une régression pas à pas expliquant le contrôle comportemental perçu par les croyances s’y afférant révèle que la part de variance expliquée par le modèle est de 26 % (R² = 0,26, p < 0,001). Trois variables ont été conservées par le modèle. Il s’agit des variables « Le vocabulaire pédagogique (jargonnant) utilisé dans le référentiel » (β = -0,26, p < 0,05 ; Table 7), « Le référentiel n’est pas constamment sous les yeux des maitre·sse·s de stages » (β = 0,30, p < 0,001 ; Table 7), « Le référentiel est trop abstrait et manque d’exemples concrets » (β = -0,27, p < 0,05 ; Table 7).

Cinq ont été exclues, car elles n’apportaient rien d’incrémentiel au modèle. Il s’agit des variables « Le référentiel n’est pas adapté aux pratiques des maitre·sse·s de stage », « Le temps nécessaire à l’utilisation du référentiel », « Le référentiel est un moyen de contrôle de l’université envers les maitre·sse·s de stage », « L’utilisation du référentiel des compétences méthodologiques » et « Le référentiel est hermétique et flou pour les personnes non-initiées ».

Tableau 7

Résultats de la régression pas à pas intégrant les prédicteurs indirects (croyances attitudinales) du contrôle (N = 68)

Résultats de la régression pas à pas intégrant les prédicteurs indirects (croyances attitudinales) du contrôle (N = 68)

-> Voir la liste des tableaux

6. Discussion

Notre étude confirme que l’intention d’utiliser le référentiel de compétences est, de manière importante, prédite par les attitudes, les normes et le contrôle comportemental perçu des participant·e·s. Contrairement à nos hypothèses, par contre, le genre et l’âge des participant·e·s sont sans effet. C’est plutôt une bonne nouvelle : la communication envers les maitre·sse·s de stage ne devra pas être ciblée en fonction de leur ancienneté dans la fonction ou de leur genre.

Par ailleurs, les prédicteurs directs de l’intention sont eux-mêmes prédits par certaines croyances que nous avons étudiées. Ils ne le sont toutefois pas totalement, ce qui indique que d’autres croyances sont peut-être à ajouter pour approcher les construits dans leur totalité. Il est sans doute possible également que l’intention ne puisse pas être complètement prédite par les croyances et que d’autres éléments soient à interroger.

De manière pragmatique, le recours aux coefficients de détermination partiels permet de lister et d’ordonner les croyances auxquelles il est important de s’attaquer si l’on souhaite augmenter la probabilité que les maitre·sse·s de stage utilisent le référentiel de compétences.

1) Veiller à ce que ce référentiel ne soit pas trop abstrait, contienne des exemples et communiquer adéquatement à ce sujet. Les maitre·sse·s de stage−qui, rappelons-le, bénéficient d’un bagage pédagogique limité et sont, avant tout, des médecins en fonction−semblent pouvoir accepter ce référentiel à condition qu’il ne soit pas trop abstrait. Également, le vocabulaire utilisé ne doit pas être trop jargonnant. Nous y voyons le rejet d’un discours pédagogisant inutilement jargonnant ou abstrait. À noter qu’au moment de l’enquête, le débat sur la sémantique quelque peu absconse des pédagogues était vif en France, et ce, après que le mot « piscine » ait été remplacé par « milieu aquatique profond standardisé » dans un texte officiel (Le Monde, 2015). De plus, l’utilisation du concept de compétences, notion carrefour à l’opacité sémantique (Ropé, 1994), complexe et parfois floue n’incite sans doute pas les maitre·sse·s de stage à rejeter sans autre forme de réflexion toute suspicion d’abstraction inutile.

2) Insister sur les bienfaits du référentiel en tant qu’outil permettant à la fois aux étudiant·e·s de prendre conscience de ce qui est attendu d’eux·elles et aux maitre·sse·s de stage d’avoir une vision globale des compétences à développer et évaluer. Les maitre·sse·s de stage reconnaissent une vertu principale au référentiel de compétences, celle d’un outil médiateur éclairant les étudiant·e·s et eux·elles-mêmes quant aux finalités pédagogiques poursuivies à travers le stage. Il s’agit donc là d’un référent orientant et éclairant la relation pédagogique.

3) Affirmer qu’il s’agit d’une aide pour la pratique pédagogique des maitre·sse·s de stage. Le référentiel de compétences ne doit pas être ressenti comme un outil de contrôle ou comme une procédure administrative complémentaire. Il doit être présenté comme une véritable aide à la pratique des maitre·sse·s de stage. Pragmatique, exemplifié, il doit servir de guide à la formation professionnelle (Perrenoud, 2011).

4) Le regard croisé des autres maitre·sse·s de stage a également une incidence sur certain·e·s. Développer une communauté de pratiques (Wenger, McDermott et Snyder, 2002) des maitre·sse·s de stage pourrait avoir une utilité. Partager sur l’utilisation du référentiel en en montrant les écueils, mais aussi les avantages, permettre une appropriation collective de celui-ci par les maitre·sse·s de stage aurait sans aucun doute un intérêt pour amplifier l’utilisation du référentiel.

5) Enfin, un soin particulier devrait être porté au design du référentiel. L’un des doutes des maitre·sse·s de stage quant à son utilisation est lié à un aspect très pratique : celui-ci ne sera pas constamment sous leurs yeux, à portée de main. En faire un tableau synoptique transportable, soigné d’un point de vue esthétique, pourrait faire la différence quant à son utilisation. Pourquoi pas, par exemple, le diffuser sous la forme de sous-main valorisant par ailleurs la fonction de maitre·sse de stage de l’université ?

Ces conseils sont précieux. Postiaux N., Bouillard, P. et Romainville, M. (2010) ont analysé le rôle des référentiels de compétence dans la formation universitaire. Ils·elle notent deux fonctions essentielles (parmi d’autres) de ces derniers : 1) le référentiel comme outil de gestion et 2) le référentiel comme outil de communication. Paradoxalement, ils·elle constatent dans le même temps le sous-emploi des référentiels par les enseignante·s dans les pratiques d’enseignement et d’évaluation. Pour eux·elle, cela pourrait s’expliquer par le principe de liberté académique que les référentiels enfreindraient. Notre étude fournit de nouveaux éléments : l’utilisation par les enseignant·e·s pourrait dépendre de facteurs tels que la lisibilité et l’accessibilité du référentiel, l’aide pragmatique qu’il apporte et l’attrait de la communauté qu’il permet de fédérer.

En agissant sur ces divers leviers, on s’assurera d’une plus grande prise en compte du référentiel dans les pratiques pédagogiques.

7. Conclusion

À travers cette recherche, nous nous sommes intéressé·e·s aux variables susceptibles d’influencer l’utilisation d’un référentiel de compétences chez les maitre·sse·s de stage actif·ve·s dans la formation des médecins généralistes. À cette fin, nous avons eu recours à la théorie du comportement planifié (Ajzen et Fishbein, 2005). Après avoir mené quelques entretiens pour faire émerger les croyances de ces maitre·sse·s de stage, nous leur avons proposé un questionnaire auquel ont répondu 68 d’entre eux·elles. Après diverses régressions, nous avons pu dégager quelques variables censées influencer positivement l’utilisation du référentiel. Les résultats de la présente étude sont sans doute peu généralisables à d’autres contextes. Les liens entre le Département de médecine générale de l’Université de Liège et les maitre·sse·s de stage, la perception de ces dernier·ère·s quant au référentiel de compétences, les variables modifiant leur intention sont sans doute très largement influencées par un contexte local. Par ailleurs, même si nos prédicteurs expliquent très largement l’intention, nous ne savons pas encore exactement l’influence qu’ils pourraient avoir sur l’action. Des recherches complémentaires, toujours sur base de la théorie du comportement planifié, pourraient être faites une fois ce référentiel communiqué aux maitre·sse·s de stage. Nous confronterions alors les intentions des enseignant·e·s à leur pratique réelle, ce qui serait évidemment très riche d’enseignement.

Malgré ces limitations, nous pensons qu’une des richesses de cet article est l’application de la théorie du comportement planifié dans le cadre de l’enseignement supérieur. Cela n’avait, à notre connaissance, jamais été réalisé et nous voyons de suite l’intérêt que cela représente, à la fois d’un point de vue concret, mais également sur l’émergence de nouveaux savoirs.

Ainsi, nous pourrions répliquer cette méthode dans des contextes différents, par exemple pour mesurer l’intention d’utiliser des référentiels de compétences dans d’autres filières. Notre étude portait sur les maitre·sse·s de stage, mais nous pourrions, dans ces nouveaux contextes, nous intéresser aux conditions d’utilisation (ou d’intention d’utilisation) des référentiels chez les enseignant·e·s du supérieur ou, pourquoi pas, chez les étudiant·e·s.