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Les deux projets européens, celui de l’Union européenne et celui du Conseil de l’Europe, se cristallisent en droit de façon différente et parfois peu compatible quant à la régulation du fait religieux. On pourrait ne pas s’en étonner. Les compétences et les structures juridiques des deux Europes varient profondément. De même la variété des arrière-plans politiques et militants, des pratiques de lobbying et des jeux d’influences a été bien analysée par les sociologues et des politologues (Massignon 2007; McCrea 2013; Foret 2015). Les pages qui suivent tentent un exercice synthétique. Il s’agit de proposer une lecture transversale des lignes de force respectives des jurisprudences européennes à l’égard du religieux. Il s’agit de montrer les mutations en cours et leur spécificité juridique : face à une double cascade de pouvoirs, les deux jurisprudences européennes se positionnent différemment à l’égard du fait religieux, et jouent à leur tour sur une troisième cascade : celle des contextes nationaux, et de leurs marges d’appréciation respectives. Une des principales conclusions sera de constater que la régulation du fait religieux fait davantage l’objet d’une prise de conscience et d’une tentative de mise en cohérence juridique au sein de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (Conseil de l’Europe). Le droit de l’Union européenne, au gré de multiples réglementations ponctuelles, laisse encore grandement impensée une politique globale du fait religieux. Les deux systèmes se rejoignent toutefois lorsqu’il s’agit de prendre la difficile mesure de l’autonomie des droits nationaux, et des (en)jeux que ces derniers permettent pour un pluralisme à l’échelon européen.

Le fait religieux dans les deux Europes juridiques

Le champ géographique plus diversifié du Conseil de l’Europe et sa plus grande extension à l’Est (jusqu’à Vladivostok), lui donne une composition religieuse où la représentation de l’islam et surtout celle de l’orthodoxie est bien plus grande. Entre l’Union des 28, et le Conseil de l’Europe des 47, il n’y a cependant pas que des différences de sociologie religieuse, il y en a aussi de droit. La plus grande intégration de l’ordre juridique de l’Union, et l’emprise de son droit sur les compétences nationales prennent une ampleur particulière au regard de la régulation du fait religieux, au travers de réglementations techniques et nombreuses, foisonnantes de précisions diverses. À l’inverse, le droit du Conseil de l’Europe va essentiellement se concentrer sur la mise en oeuvre d’un texte, à la formule brève et générale, celle de la garantie de liberté de religion prévue à l’article 9 de la Convention de sauvegarde. Les deux ordres normatifs se distinguent ainsi non seulement dans leur statut et leur périmètre, mais aussi dans leur contenu et leur style. Cela est d’autant plus manifeste que les deux jurisprudences qui en résultent, de Luxembourg (la Cour de justice de l’Union) et de Strasbourg (la Cour européenne des droits de l’homme), en sont venues à entretenir une concurrence de plus en plus aiguë, et parfois contradictoire, en matière de régulation du religieux (Howard 2014). En grossissant le trait, alors que les deux jurisprudences sont à l’origine restées longtemps aveugles l’une et l’autre à la question religieuse, celle de l’Union a pris le parti d’énoncer essentiellement son retrait juridique de principe sur ces questions, sauf sur la question de l’égalité (non-discrimination) tandis que le Conseil de l’Europe a tenté, non sans difficulté, de leur donner une cohérence forte autour du principe de liberté. Après avoir souligné à grands traits comment, d’un point de vue juridique, se creusent ces différences entre les deux ordres européens en matière religieuse, on mettra en lumière un défi nouveau qui va traverser les deux Europes : celui de la « globalisation » des droits, c’est-à-dire de l’enchevêtrement juridique des niveaux de gouvernance et des contextes sociaux, exacerbé par les effets de mobilité des personnes. À défaut d’une politique européenne réellement constituée en matière religieuse, les jurisprudences des Cours européennes de Luxembourg et de Strasbourg semblent de ce point de vue se limiter à placer quelques balises dans un océan toujours tumultueux. Un océan où croisent de fiers navires de droits nationaux, porteurs chacun de fortes singularités, où les questions religieuses ne sont jamais loin de celles des identités nationales et des symboliques les plus sensibles.

Le fait religieux selon la jurisprudence des deux cours européennes

Luxembourg : de la religion longtemps oubliée, au défi de l’égalité

Au sein de l’Union, à l’abondance d’un droit matériel économique intégré, extrêmement technique et d’application directe au sein des États, correspond une absence historique notable de compétence (et d’intérêt) quant à la régulation du religieux. Seuls des effets indirects ou des traces ponctuelles ont émergé de temps à autre, dont l’accumulation progressive fit dire à Gerhard Robbers, fin observateur de l’Université de Trèves, que l’Union accumulait, en creux, un droit impensé des cultes (Robbers 1997) : un puzzle jamais mis en ordre par aucun dispositif européen. Des normes sur l’étiquetage des vins de messe, sur l’abattage rituel, l’interdiction d’interrompre des émissions religieuses par des publicités, et d’autres exceptions éparses par exemple en matière de non-discrimination (Christians 1998; 2004). Les choses ont progressivement changé à partir de 1997 avec, successivement, les Déclarations annexes au Traité d’Amsterdam énonçant le respect, par l’Union, des régimes nationaux des cultes; puis avec le Traité de Nice garantissant la liberté de conscience à l’art. 10 de la Charte des droits fondamentaux; avec la Directive non-discrimination 2000/78 (Hill 2011)[1], luttant contre les discriminations notamment religieuses dans les relations de travail et clarifiant également le statut dérogatoire des « entreprises de tendance »; et enfin avec le Traité de Lisbonne et l’intégration d’un article 17 au Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, instaurant un dialogue ouvert, transparent et régulier entre la Commission européenne et les cultes et organisations philosophiques (Wattier 2015). Les occasions d’impact du droit de l’Union sur les questions religieuses continuent à s’accroître au gré de règlements techniques et détaillés, et conduisent à de nouvelles prises en considération ponctuelles, dont les régimes d’exception sont soumis à des conditions de plus en plus limitatives, comme le montre par exemple le statut de la religion dans les normes européennes relatives au droit d’asile[2], à la protection des données personnelles[3], ou encore au bien-être animal[4]. La règle de proximité des régulations (principe dit « de subsidiarité »), qui avait longtemps semblé protéger la nature nationale du régime des religions, s’affaisse progressivement, par touches successives, et sans réflexion d’ensemble.

Certes, de façon plus globale, les politiques européennes de sécurité[5], d’une part, et de relations extérieures[6] d’autre part, semblent contribuer plus récemment à réorienter les régulations du religieux, dont la dynamique lancée avec le « dialogue » inscrit à l’art. 17 TFUE a commencé à s’essouffler. Ces nouveaux mouvements ne permettent toutefois pas, à ce jour, de thématiser une politique de l’Union en matière religieuse tant les mesures restent éclatées et leur transversalité impensée.

S’il fallait se risquer, c’est le thème substantiel de l’« égalité » que l’on considèrerait ces dernières années le point le plus actif de la régulation du religieux dans l’Union, tandis que celui de la « liberté » serait quant à lui la spécificité du Conseil de l’Europe. Égalité, liberté : tant la philosophie, l’économie et la science politique mesurent combien ces deux angles fondateurs de la justice moderne constituent une summa divisio de la pensée européenne. Le défi des deux Europes est, de ce point de vue, majeur.

Ces dernières années, la Cour de justice de l’Union a été progressivement saisie de requêtes plus nombreuses sur le statut de la religion en entreprise[7]. L’égalité est le coeur de ces débats où elle est tempérée au prisme des enjeux économiques, fondateurs du projet européen originel. Ainsi, les analystes (Rorive et Bribosia 2017) n’ont pas manqué de souligner la profonde ambivalence de la jurisprudence de la Cour de justice lorsqu’elle a admis que le goût de la clientèle peut justifier des distinctions entre salariés selon que ces derniers sont en contact ou non avec cette clientèle, à la condition du moins que l’entreprise ait préalablement avalisé ses orientations dans un règlement ou une charte. Il y va pour la Cour d’un équilibre entre égalité des salariés et liberté d’entreprendre. C’est sur ce même équilibre économique que la Cour tempère en revanche les régimes dérogatoires applicables aux entreprises explicitement idéologiques, pour limiter leur politique de sélection partisane aux seuls personnels réellement liés à la productivité de l’entreprise, et ce à la condition de l’absence de toute autre discrimination[8]. Les commentateurs (Dorssemont 2017; Calvès 2018) n’ont pas manqué de souligner que ces évolutions de la Cour de Luxembourg pourraient très bien se faire désavouer par une jurisprudence plus exigeante de Strasbourg en matière de liberté de religion, notamment du salarié.

Strasbourg : la religion pondérée par l’équilibre des libertés… et la souveraineté des États

La Cour européenne des droits de l’homme n’avait pris aucune condamnation en matière de liberté de religion pendant près de quarante ans, jusqu’en 1993. Depuis l’arrêt Kokkinakis condamnant la Grèce pour sa prohibition du prosélytisme des Témoins de Jéhovah[9], l’activité de la Cour de Strasbourg s’est progressivement emballée, jusqu’à atteindre actuellement une moyenne d’une décision chaque mois, avec plus de 600 décisions (toutes confondues) à ce jour en matière religieuse. De cette vaste activité de 25 années, concentrée sur quelques dispositions très générales de la Convention européenne des droits de l’homme (libertés de religion, et d’expression, vie privée et familiale, non-discrimination, droit à l’éducation), les analystes européens (Temperman, Gunn et Evans 2019) tentent de discerner de premières lignes de force d’un droit à l’oeuvre pour 820 millions d’habitants. Réservant à la section suivante notre observation majeure, on soulignera parmi quelques tendances substantielles une attention spécifique aux minorités religieuses, un renforcement progressif du droit au secret des convictions, et du droit à l’exception de conscience[10], à l’encontre des États, mais aussi des pouvoirs privés, y compris, dans une certaine mesure, à l’intérieur même des groupements religieux[11]. La première responsabilité de l’État demeure de favoriser le pluralisme et la diversité, non pas seulement par un principe d’impartialité des pouvoirs publics, mais aussi par la mise à la charge de ces derniers d’obligations positives en faveur de la diversité. Selon une formule devenue classique depuis l’arrêt Serif c. Grèce[12] : « La Cour reconnaît certes que des tensions risquent d’apparaître lorsqu’une communauté, religieuse ou autre, se divise, mais c’est là l’une des conséquences inévitables du pluralisme. Le rôle des autorités en pareilles circonstances ne consiste pas à éliminer la cause des tensions en supprimant le pluralisme, mais à veiller à ce que les groupes concurrents se tolèrent les uns les autres ». Deviennent ainsi de véritables leitmotive de la Cour des formules comme celle-ci : « Le respect de la diversité religieuse présente certainement l’un des défis les plus importants aujourd’hui, c’est pourquoi les autorités doivent percevoir la diversité religieuse non pas comme une menace mais comme une richesse »[13].

La jurisprudence de la Cour de Strasbourg n’échappe pas pour autant à toute tension ni à toute polémique. On évoquera notamment sa jurisprudence précautionneuse en matière de blasphème et d’atteinte aux sentiments religieux : alors que la Cour rappelle que la Convention des droits de l’homme est là pour protéger précisément les opinions « qui choquent, heurtent ou inquiètent », elle admet que « les offenses gratuites » en matière religieuse, à savoir celles « qui ne contribuent à aucune forme de débat public capable de favoriser le progrès dans les affaires du genre humain »[14], ne sont pas protégées avec la même force. De même, a suscité maintes controverses, mais auprès d’analystes différents (Temperman 2015), le fait que la Cour admette, sur recours en grande chambre, que la présence de croix sur les murs des écoles publiques (italiennes en l’occurrence)[15] ne constitue pas, dès lors qu’elle est un « signe passif », une atteinte à la conviction des élèves non chrétiens, tandis que le port d’un foulard par une institutrice musulmane dans une école primaire suisse[16] peut cette fois justifier la révocation de cette dernière ou encore l’exclusion d’une étudiante d’une université turque[17].

On ne peut toutefois comprendre ces incohérences apparentes ni ces polémiques si l’on n’aperçoit pas deux particularités majeures de cette jurisprudence. La première tient à la spécificité faiblement intégrée du Conseil de l’Europe, au gré de laquelle la Cour de Strasbourg demeure une juridiction résolument « internationale », externe aux ordres nationaux, et face à laquelle « une marge d’appréciation » peut demeurer importante au bénéfice des États, ce qui traduit le maintien du principe de leur souveraineté. Il en va d’autant plus ainsi au regard des questions de régulation des religions que la Cour de Strasbourg a explicitement qualifiées de « particulièrement délicates »[18]. La seconde spécificité de la jurisprudence européenne de Strasbourg tient à l’importance explicite d’un principe de « proportionnalité » par lequel sont écartées toutes les approches binaires. Les limitations à la liberté de religion ne sont dès lors admises que dans la mesure où elles s’avèrent réellement « nécessaires en démocratie », et ce à l’issue d’un débat judiciaire explicite, ouvert, largement informé et contextualisé tant dans le temps que dans l’espace. La combinaison de ces deux particularités, thématique et procédurale, invite à une grande prudence dans l’analyse de la jurisprudence européenne tant cette dernière se livre à des exercices complexes de pesée à plusieurs niveaux et selon des degrés de contrôle eux-mêmes variables, et en l’occurrence peu intrusifs face aux grandes options nationales — la Cour admettant ainsi la légitimité de principe de tous les régimes européens des cultes, qu’il s’agisse indistinctement du régime anglais d’Église d’État ou des régimes de laïcité à la française ou (jusqu’il y a peu) à la turque[19].

Quel avenir entre les deux jurisprudences européennes? Vers une religion diffractée

Comme on l’a déjà rappelé, le rapport à la diversité des niveaux normatifs est loin d’être analogue dans le droit de l’Union et celui du Conseil de l’Europe. L’affirmation par l’Union européenne d’un principe de subsidiarité (au bénéfice des droits nationaux) n’en laisse pas moins s’y déployer une intégration réglementaire forte, détaillée, et soumise à une interprétation autonome par la Cour de justice. Même lorsqu’il y va de simples « directives » qui laissent formellement une plus grande liberté aux États, comme ce fut le cas de la fameuse directive non-discrimination 2000/78, l’emprise de la Cour de justice reste grande. Pour se donner une idée de la façon dont peuvent être ignorés les contextes nationaux, voici comment la Cour de justice répondait le 29 mai 2018 au dilemme entre l’exemption accordée par le droit de l’Union européenne en faveur de l’abattage rituel et l’absence nationale de capacités d’abattoirs lors de la fête musulmane du sacrifice, abattoirs pourtant requis par le même règlement :

le seul fait que l’application [du règlement] pourrait limiter la liberté de pratiquer les abattages rituels dans une région d’un État membre particulier n’est pas de nature à affecter la validité de cette disposition au regard de l’article 10 de la Charte [liberté de religion] […]. [Un] tel problème ponctuel de capacité d’abattage sur le territoire d’une région d’un État membre, lié à la hausse de la demande d’abattages rituels en l’espace de quelques jours à l’occasion de la fête du sacrifice, est la conséquence d’un concours de circonstances internes qui ne sauraient affecter la validité […] de ce règlement […]. Les doutes formulés par la juridiction de renvoi quant à une éventuelle atteinte à la liberté de religion du fait d’une charge financière disproportionnée qu’auraient à endosser les communautés musulmanes concernées ne sont pas fondés et ne sont pas de nature à infirmer [le raisonnement de la Cour][20].

On voit de façon symptomatique la faible incidence des droits fondamentaux, entendus dans leurs mises en oeuvre nationales, sur l’application mécanique des règlements de l’Union. Autant l’Union affirme-t-elle « respecter » les régimes nationaux des cultes (art. 17 TFUE), autant ignore-t-elle les contextes nationaux de la liberté de religion dès lors qu’il s’agit d’appliquer une norme de l’Union.

Tout autre est l’approche, plus externe, du Conseil de l’Europe, et singulièrement de la Cour européenne des droits de l’homme au regard des principes généraux énoncés par la Convention. On a déjà évoqué la marge d’appréciation particulièrement importante qui est laissée aux États dans les « délicates questions » relatives à la régulation du religieux. Ce sont eux qui sont réputés connaître au mieux leurs populations et qui disposent des meilleures capacités de régulation adaptée. On voudrait toutefois poursuivre ici en montrant combien cette marge juridique varie encore au gré d’une cascade plus longue de contextualisations spatiales.

On en relèvera brièvement trois niveaux, sollicités par la Cour de Strasbourg. Les deux premiers niveaux sont d’usage ordinaire dans la jurisprudence. Il s’agit d’abord de corréler l’intensité du contrôle de la Cour européenne en proportion inverse au degré de pluralisme présent de facto au sein de la société civile de l’État concerné. Plus ce pluralisme social est garanti (par action de l’État ou spontanément), moins l’appareil d’État se trouve lui-même soumis à une exigence de pluralisme interne. Ainsi, un réseau scolaire public pourrait prendre des options d’autant moins ouvertes, que des alternatives sont présentes au sein d’un réseau privé subventionné[21]. Une entreprise pourrait d’autant plus facilement licencier un salarié pour des raisons religieuses que cette relation se déploierait dans un bassin de (ré)emploi diversifié, plutôt que dans une région homogène qui bannirait en quelque sorte ledit salarié[22]. Ces mécanismes ne jouent certes pas de façon automatique, mais sont pris en considération systématiquement dans le cadre de l’examen de proportionnalité.

Un second niveau de contextualisation tient à la vérification d’un pluralisme non plus local ou national, mais régional. C’est un examen de nature plus politique, qui va faire varier l’importance de la marge d’appréciation de l’État attaqué. Plus la Cour constatera une convergence des politiques nationales parmi les pays européens, plus elle restreindra la marge d’appréciation de l’État attaqué, contribuant ainsi à renforcer la convergence européenne. Au contraire, si aucune convergence raisonnable n’est observée en droit comparé, la Cour allègera son contrôle, et laissera se maintenir une variété de politiques nationales européennes, sorte de « pluralisme à un métaniveau », un pluralisme des politiques en Europe. La dynamique de cette contextualisation de second niveau demeure toutefois elle-même traversée par des incertitudes et des perspectives concurrentes. L’appréciation de la diversité ou de l’unité des politiques nationales se trouve en effet parfois contrariée par des critères variés et parfois imprévisibles, par exemple au titre de la protection d’un « patrimoine européen » (ce qui va intensifier le contrôle de la Cour[23]), ou parce qu’il s’agit d’une thématique qui serait « en soi » une « question raisonnablement controversable en démocratie » (ce qui va conduire la Cour à se laver les mains et à s’abstenir de tout contrôle réel[24]).

On observe toutefois qu’à alléger le contrôle européen au titre de la divergence des politiques nationales, la Cour risque de laisser pour compte le requérant. C’est ici qu’intervient un troisième niveau de contextualisation spatiale, plus récent dans la jurisprudence de la Cour en matière religieuse et éthique. Lorsque la jurisprudence européenne prend acte de ce que des législations différentes, voire opposées, se déploient dans des États qui sont voisins, elle ne se borne pas à relever la marge d’appréciation de l’État attaqué, elle examine aussi progressivement la possibilité pour les requérants de bénéficier d’un accès à des territoires proches et aux options plus favorables qu’ils offrent. Cette attitude de la Cour montre que l’absence de convergence, pour provisoire ou révisable qu’elle puisse être, n’enferme pas systématiquement les individus dans un moratoire indéfini. La divergence des politiques nationales ouvre au contraire une forme de pluralisme régional que le Conseil de l’Europe va pouvoir valoriser, à court comme à long terme. Ce type d’approche suppose de mettre à charge des individus, une faculté de mobilité géographique. C’est seulement lorsque ces contraintes de déplacement auront été estimées raisonnables que la Cour imputera ce pluralisme extérieur au bénéfice de l’État attaqué, et estimera que le requérant n’avait qu’à se déplacer pour faire valoir ses besoins.

Les contentieux liés à des traditions axiologiques nationales, ou à la reconnaissance de certaines pratiques cultuelles fournissent plusieurs exemples récents. On en livrera quatre, avec une attention particulière aux formules utilisées par la Cour.

Dans un premier exemple, l’affaire Chaare shalom ve tsedek c. France, concernant le refus du gouvernement français d’agréer une communauté juive orthodoxe à l’abattage rituel « glatt » au prétexte d’une agréation accordée antérieurement au Beth Din de Paris pour assurer les abattages « kosher ». Après avoir écarté sommairement la différence entre les rituels religieux concurrents, la Cour, dans un arrêt du 27 juin 2000, va retenir parmi ses arguments majeurs, qu’ :

il n’y aurait ingérence dans la liberté de manifester sa religion que si l’interdiction de pratiquer légalement cet abattage conduisait à l’impossibilité pour les croyants ultra-orthodoxes de manger de la viande provenant d’animaux abattus selon les prescriptions religieuses qui leur paraissent applicables en la matière. Or, tel n’est pas le cas. En effet, il n’est pas contesté que la requérante peut s’approvisionner facilement en viande « glatt » en Belgique

§ 80-81

La Cour s’abstient en l’occurrence de toute considération sur les coûts de cette mobilité.

Dans une décision du 21 janvier 2014, Sisman c. Turquie, la Cour a confirmé le rôle de ce « pluralisme extérieur », tout en écartant à nouveau tout calcul de coût. En l’espèce, le requérant invoquait l’impossibilité d’accéder à un service de funérailles par crémation en Turquie. Tandis que la Turquie invoquait le caractère rarissime de telles demandes, la Cour prend soin d’observer « que le requérant a la possibilité de recourir, à ses frais, aux services d’une société privée qui se chargerait de faire procéder à la crémation à l’étranger puis de rapatrier ses cendres en Turquie ». Et la Cour de poursuivre « quant au coût que représenterait une telle prestation, la Cour souligne que l’article 8 de la Convention ne saurait être interprété comme exigeant des autorités internes qu’elles en assument la charge ». La Cour s’abstient de considérer comme une obligation positive l’érection de crématorium, et en déduit que la mobilité alternative ne doit pas non plus être mise à charge de l’État turc qui, dès lors, échappe à toute condamnation.

Un même raisonnement laconique est également proposé par la Cour dans un arrêt en Grande Chambre du 3 novembre 2011, S.H. c. Autriche, relatif à la restriction sur le territoire autrichien de certaines techniques médicales de procréation médicalement assistée. La Cour constate d’abord « que les États contractants ont aujourd’hui clairement tendance à autoriser dans leur législation le don de gamètes à des fins de fécondation in vitro, tendance qui traduit l’émergence d’un consensus européen ». Mais elle poursuit ensuite :

Toutefois, le consensus qui semble se dessiner correspond davantage à un stade de l’évolution d’une branche du droit particulièrement dynamique qu’à des principes établis de longue date dans les ordres juridiques des États membres, raison pour laquelle il ne peut restreindre de manière décisive la marge d’appréciation de l’Etat

§ 96

La Cour note toutefois au terme de l’arrêt que :

bien qu’elle ait conclu à la non-violation de [la Convention] en l’espèce, elle observe que le domaine en cause, qui paraît se trouver en perpétuelle évolution et connaît des évolutions scientifiques et juridiques particulièrement rapides, appelle un examen permanent de la part des États contractants.

C’est-à-dire que les examens de droit comparé, systématiquement menés par la Cour, sont susceptibles de lectures et d’interprétations extrêmement variables. La Cour observe ensuite assez abruptement, à la décharge de l’État attaqué, « que le droit autrichien n’interdit pas aux personnes concernées de se rendre à l’étranger pour y subir des traitements contre la stérilité faisant appel à des techniques de procréation médicalement assistée interdites en Autriche ».

Cette mise en compétition des droits nationaux, sous réserve de proximité, nous semble un indice non négligeable des nouvelles argumentations liées à une globalisation horizontale : on y voit la mise en réseau de droits étatiques au « libre » choix des individus.

Dans d’autres affaires, qui conduiront aussi à la relaxe de l’État assigné, le calcul du coût est en revanche abordé de façon plus attentive. Il s’agit de cas où la vulnérabilité des requérants semble plus directement perçue par la Cour. Ainsi, dans un arrêt de Grande Chambre du 26 décembre 2010, A, B et C contre Irlande, relatif à la prohibition de l’avortement sur le territoire national, la Cour va noter qu’ :

il est vrai que le fait de se rendre à l’étranger pour y avorter a constitué une épreuve morale et physique pour les deux requérantes, et spécialement pour la première d’entre elles, qui se trouvait dans le dénuement. Sans aller jusqu’à y voir un traitement relevant de l’article 3 [traitements inhumains et dégradants], la Cour ne sous-estime pas la gravité de l’impact produit par la restriction incriminée sur les intéressées.

Ce type de formulation révèle la prise en compte d’un niveau élevé de coût personnel, mais annonce aussi que la faculté de mobilité sera néanmoins prise en compte à la décharge de l’État attaqué :

considérant que les femmes en Irlande peuvent sans enfreindre la loi aller se faire avorter à l’étranger et obtenir à cet égard des informations et des soins médicaux adéquats en Irlande, la Cour estime qu’en interdisant sur la base des idées morales profondes du peuple irlandais concernant la nature de la vie et la protection à accorder en conséquence au droit à la vie des enfants à naître l’avortement pour motifs de santé ou de bien-être sur son territoire, l’État irlandais n’a pas excédé la marge d’appréciation dont il jouit en la matière

§ 241

Ce que l’on retiendra de ces quatre exemples jurisprudentiels réside dans une commune prise en compte des alternatives de droit étranger pour faire échapper l’État attaqué à toute condamnation. On observe plus précisément que la Cour de Strasbourg impute une sorte d’effet d’externalité positive aux législations étrangères, non pas seulement au bénéfice de l’État attaqué (comme c’est le cas dans le cadre de la marge d’appréciation étendue qui lui est reconnue envers d’éventuelles obligations positives), mais aussi dans le cadre de l’évaluation de base de l’existence d’une ingérence dans la liberté des personnes, au sens de la Convention.

À l’issue de cette description d’une véritable cascade de contextualisations (sur le plan du pluralisme local, d’une potentielle convergence européenne, et enfin d’une contrainte de mobilité intra-européenne), on voit combien le pluralisme européen soutenu par la Cour de Strasbourg se décline concomitamment sur un ensemble de niveaux différents. Il ressort de cela une conception elle-même diffractée de divers pluralismes, qui gardent en définitive pour seul trait commun une priorité donnée à la liberté de l’individu sur tout type d’enfermement normatif. Une liberté sculptée au gré des divers espaces européens dans laquelle elle s’inscrit.

Conclusions

À l’issue d’un parcours synthétique, on espère avoir montré combien les approches des deux cours européennes se distinguent, non seulement quant à leur statut, à leur droit applicable, à leur procédure, mais aussi quant à leurs modalités de prise en compte du fait religieux et des diversités nationales et contextuelles dans lesquelles il s’inscrit. La concurrence juridictionnelle qui en résulte entre les deux juridictions européennes exacerbe aujourd’hui de nouvelles formes de litiges stratégiques : face à des résultats que l’on peut anticiper différents, il appartient en effet aux requérants et à leurs plaideurs de choisir la juridiction auprès de laquelle ils escomptent les meilleures chances de succès. Ce dernier point est fondamental d’une approche juridictionnelle qui suppose l’initiative des particuliers : l’essentiel des résultats présentés ici est dû non pas à une gouvernance européenne construite pour elle-même, selon un processus politique et parlementaire, mais au gré d’une succession aléatoire de conflits menés par des particuliers (ou plus souvent des acteurs collectifs) qui ont eu l’énergie, le temps et les moyens de les porter en justice durant de longues années au travers d’une vaste succession de voies de recours.

Dans ce cadre, l’importance d’étudier les auteurs de contentieux et leurs stratégies est grande. Elle reste en grande partie à réaliser. Contre toute apparence, il n’en va pas seulement de la question de l’Islam européen. Ce dernier semble ne pas dépasser environ un quart du contentieux international, mais l’on sait que l’accès à la justice demeure lui-même traversé par différents types de sélections et de biais, qui ont pu conduire à certaines sous-représentations des contentieux islamiques. Les autres minorités, souvent d’origine chrétienne ou asiatique, dites « sectaires », restent à l’origine de la part essentielle des litiges. Les religions traditionnelles et les « nones », érodées ou renforcées par la sécularisation des droits nationaux, suscitent quant à eux une jurisprudence croissante.

En conclusion, on soulignera l’attachement des cours européennes à respecter leurs précédents et à éviter autant que possible tout porte-à-faux ou tout revirement qui ne soit prudemment motivé. C’est à la mesure de ces argumentations et de ces narrations, à la mesure de ce système normatif qui se dit et s’explique sous ses propres contraintes lexicales, qu’une analyse juridique peut tenter de mettre à jour, sans autres prétentions, les tendances d’une régulation européenne du religieux qui n’est en réalité jamais pensée globalement, dans aucune des deux organisations européennes.