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« ... puis je suivrais les traces de sang […], ce premier sang qui me vint du sexe d’une cousine, Simone, 7 ou 8 ans, le jour où la pédale d’une trottinette la pénétra par accident, Verfall, avec la première sensation fantôme, cette sympathie algique autour de mon sexe qui me conduit aux serviettes-éponges que ma mère laissait traîner, "marquées" du rouge au marron, dans le bidet, lors, je le compris si tard, de ses propres "periods"... » Jacques Derrida[1]

Pompes funèbres (1947) est un « livre tout entier dévoué au culte d’un mort »[2]. Le point de départ du récit se trouve dans cette mort qui coupe le flux du sang, et de la langue même[3]. Dans ce roman, comme dans le reste de l’œuvre de Genet, d’autres sécrétions reprennent ce cours interrompu : le lait pour allaiter un enfant mort, les larmes de la lamentation, le sperme de ces « pompes funèbres » que le narrateur offre à son ami, Jean Decarnin, mort dans les barricades du 19 août 1944, lors de la Libération de Paris. Mais le sang versé de son « sacrifice à la Patrie[4] », cette sorte de Passion profane qui articule de manière complexe le politique et le religieux, coule à nouveau d’une manière inattendue. Le « sang lourd et lent de Jean[5] » acquiert une autre signification quand le narrateur décrit minutieusement la veille de l’exécution de Jeanne d’Arc, devenue un de ses « héros » par une association presque incongrue. Le narrateur compare Riton, le jeune Milicien à qui il attribue l’assassinat de Decarnin, à la sainte en détournant le sens des mots pour déformer la légende (de Jean et de Jeanne) :

Le capitaine entrant dans leur chambrée, à la caserne des Miliciens, […] s’écria en se bouchant le nez :

- Ça sent la pudeur là-dedans !

Riton pensa rougissant :

« C’est peut-être moi la pudeur. »

Hein !

Il bondit. Il avait cru qu’on lui parlait.

« J’entends des voix. J’suis comme Jeanne d’Arc. »

Pour être pucelle on n’en a pas moins ses règles. La veille au soir de l’exécution Jeanne revêtit la robe blanche des suppliciées. Le sang coulait sur ses cuisses fermées. […] La main gauche retroussant sa robe blanche, la main droite de Jeanne écrivait sur la nuit des signes sacrés, des signes de croix, confondus à des pentacles (ou se continuant par eux), à des tracés d’exorcismes. Lasse, épuisée, affolée par ce sang versé lors d’un drame où l’assassin et l’assassinée demeurent invisibles, elle se coucha sur la paille ; de sa robe elle recouvrit pudiquement ses jambes et elle pria […]. Elle restait immobile, mais le tampon d’étoffe n’arrêtant pas le sang, la robe, déjà parsemée d’empreintes plus ou moins précises, affaissée au creux des jambes sagement réunies, s’ornait en son milieu d’une énorme tache de sang. Le lendemain devant les évêques dorés, les hommes d’armes portant la bannière de satin et lances d’acier par un étroit sentier ménagé entre les fagots, Jeanne d’Arc monta au bûcher et resta exposée avec cette rose rouillée à la hauteur du con[6].

Aux gestes de pudeur de la sainte, le narrateur oppose l’humiliation de cette tache de sang exposée sur sa robe blanche. Le sang de la Passion devient ainsi le sang des règles de Jeanne d’Arc. Le narrateur (sur)expose le corps de la sainte et fait de cette tache de sang le seul emblème qu’elle porte devant les autorités ecclésiastiques et militaires, la seule marque de sa sainteté - et de sa culpabilité puisque le sang des règles trahit la non maîtrise du corps, cette vie obscure qui continue malgré elle. Une déformation du culte voué au sang du Christ est effectuée ici par la récupération de ce double mouvement de répulsion et de valorisation présent déjà dans la mystique[7]. Ce sang, annonce de son supplice, met en évidence la tension dialectique existant entre l’infamie et la gloire qui donne forme et déforme en même temps le roman. Le corps (du texte) perd de cette manière son intériorité, il n’est plus considéré comme une clôture sacrée et vitale[8]. Le narrateur brouille les frontières du texte -ainsi que celles du corps - pour démonter « the gender border control[9] » qui établit la différence entre l’intérieur et l’extérieur. Il joue sur l’ambiguïté qui entoure le personnage historique, le soupçon de sorcellerie et les marques de la sainteté se confondent effectivement dans l’écriture de Jeanne comme dans celle de Jean Genet. Les genres se mêlent - du tombeau littéraire au roman, de l’imitatio Christi à la caricature des journaux - pour s’opposer à la logique généralisante du genre.

Les règles de la sainte donnent en effet la loi de configuration du texte : il s’écoule et déborde ainsi que ce flux de sang qui ne peut pas être arrêté, comme un retour du refoulé. Le texte de Genet se soumet à ces règles qui l’inscrivent dans un autre temps, celui d’un corps au féminin qui appelle « à la différence sexuelle, à la traversée des voix, à l’irruption des altérités », pour reprendre les termes de Mireille Calle-Gruber[10]. Il fait valoir ces lois non écrites, ayant trait au féminin, pour faire resurgir cette légalité alternative qui hante la sphère consciente et publique[11].

Ainsi, son écriture se place du côté de la fable, de ce qui parle encore, elle se laisser hanter par ces puissances sans pouvoir institutionnel qui ont été mises sous silence. Comme Jeanne d’Arc, elle « entend des voix » et se fait solidaire avec toutes ces langues, selon le mot de Michel de Certeau, « qui parlent encore, marquées dans leurs discours par l’assimilation à l’enfant, à la femme, aux illettrés, à la folie, aux anges ou au corps. Ils insinuent partout un "extraordinaire" : ce sont des citations de voix - des plus en plus séparées du sens que l’écriture a conquis, de plus en plus proches du chant et du cri[12] ».

Dans l’écriture de Genet, on retrouve une fidélité à cette tradition toujours bannie qui écrit « sur la nuit » des signes dont l’important n’est pas le sens mais l’efficacité. C’est une parole incompréhensible et bizarre qui sait lire ce qui n’a jamais été écrit[13]. Car le langage de la sainte, comme celui de la sorcière, n’est pas articulé, il est « une invocation de saletés, une accumulation de débris de matière oubliée, de traces de corps morcelés, de fragments de mots d’autres langues ou une pure vocalisation de signes révélés comme les déchets d’une structure inexistante »[14].

Il s’agit en effet d’une écriture qui tente de récupérer des restes de voix et de leur rendre justice. Et pour cela, elle doit se séparer du sens de l’écriture conquérante, elle doit quitter ses autorités textuelles pour se mettre à l’écoute des enfants, de ceux qui ne peuvent pas parler. Il est alors nécessaire de trouver un geste de mémoire qui tisse d’autres liens. L’écriture de Genet essaie de retrouver dans la langue française ces langues qui ont été bannies pour garder la trace de leur mise au silence. C’est peut-être à partir de cette perspective que l’on pourrait comprendre l’importance que l’auteur accorde à l’enfance, ou bien plutôt au devenir infans de son écriture. Privée de voix, solitaire et perdue, cette écriture se trace en silence et se fait trace.

Comme les mystiques, comme les sorcières, Genet demeure attentif aux signes du prodige. Il renoue dans son écriture avec cette lecture ancienne, « la lecture avant tout langage, selon le mot de Walter Benjamin, dans les entrailles, dans les étoiles ou dans les danses. »[15] De cette manière, il arrive à reconnaître les signes du miracle et à leur donner une nouvelle configuration :

Je revis Harcamone pour la première fois depuis mon départ de Mettray. Il était debout, dans toute la beauté de son corps, au milieu de la cellule […], et je me trouvais dans la situation de la sorcière qui appelle depuis longtemps le prodige, vit dans son attente, reconnaît les signes qui l’annoncent et, tout à coup, le voit tel qu’elle l’avait annoncé. Il est la preuve de sa puissance, de sa grâce, car la chair est encore le moyen le plus évident de certitude. Harcamone « m’apparaissait »[16].

Il assume le pouvoir de ce langage composé dans le désordre, complice de la matière, comme une puissance génératrice de changements et de métamorphoses[17]. Il écrit avec ce qui a été éjecté du corps, avec ses déchets[18].

En effet, l’écrivain remet profondément en question cette (impossible) imperméabilité du corps. S’il fait de l’abject - au sens de ce qui a été expulsé du corps et qui dégoûte - une de ses « matières » principales, c’est pour brouiller la frontière entre l’intérieur et l’extérieur du corps, fermement maintenue en raison d’une régulation et d’un control sociaux. Il est donc question de le faire signifier autrement, de récrire son histoire, voire d’écrire l’histoire avec l’abject comme matière. C’est dans cette perspective qu’il serait important de revenir à la notion de « matière », comprise non au sens d’une surface ou d’un médium passifs mais au sens d’un effet qui déconstruit les frontières, les surfaces, la fixité.

À cet égard, il serait intéressant de confronter ces passages de Pompes funèbres aux réflexions de Genet sur la peinture de Rembrandt :

Il se présente dans sa folie de barbouilleur fou de couleur, perdant la supériorité jouée et l’hypocrisie des simulateurs. Cela sera sensible dans les derniers tableaux. Mais il a fallu que Rembrandt se reconnaisse et s’accepte, comme un être de chair - que dis-je, de chair ? - de viande, de bidoche, de sang, de larmes, de sueurs, de merde, d’intelligence et de tendresse, d’autres choses encore, à l’infini, mais aucune niant les autres ou mieux : chacune saluant les autres.

On retrouve ici ce double mouvement qui donne une dignité à ces matières ignobles (les sécrétions et les déchets du corps) et qui en même temps cherche à miner, voire à détruire, la dignité du texte. « Ce qui est resté d’un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers et foutu aux chiottes » travaille - comme l’ensemble de l’œuvre de Genet - contre la « sacralité » du texte. Il s’oppose à cette écriture qui cherche à le rendre sacré en le plaçant sous l’interdit de le toucher ou de le défigurer[19]. Pour l’écrivain, il s’agit donc de désacraliser le texte par une tentative constante de le détruire - ou bien plutôt de le désintégrer[20] - qui se double d’une conservation des traces de cette désintégration même. Il n’est pas néanmoins question d’un geste iconoclaste, mais d’un essai rigoureux de donner au texte une autre matérialité, celle de la profondeur et l’obscurité de l’involontaire.

La « rose rouillée à la hauteur du con », en tant que stigmate (déplacé), peut être ainsi lue comme une sorte de concentré de souffrances, elle devient ainsi moins un signe pour les yeux que le foyer localisé d’une souffrance vécue intensément par tout le corps. Le sang noble du sacrifice de soi est transfiguré : il n’est plus une source de vie, il devient le sang « d’un drame où l’assassin et l’assassinée demeurent invisibles ». Cette marque de souffrance qui revient sans cesse tout au long du roman brouille la distinction entre vie et mort. Le débordement de genres dans l’œuvre de Genet répond à ce double récit qui commence par la mort de l’autre : l’histoire propre est désormais inséparable de l’histoire d’un mort. Il s’agit en effet d’un impossible mais nécessaire double récit.

Le miracle de la rose rouge a la structure de l’événement : comme le trauma, cette infliction réitérée d’une blessure, il se répète de manière troublante dans sa singularité[21]. Et c’est à partir de cette blessure que Genet raconte l’Histoire :

Plus beau que celui de flammes, d’étoffes et de papier, dressé pour Riton, c’est un bûcher de feu qu’était l’Allemagne. En désordre, sans régularité, les flammes, les braises, les brandons gagnaient leur vie et leur mort, mordaient ici ou là et menaçaient Hitler. Il suffit d’un très léger décalage, par les mots le débarrasser de l’ironie, pour que l’humour nous révèle le tragique et la beauté d’un fait ou d’une âme. Le poète est tenté par le jeu. Avant la guerre les humoristes caricaturèrent Adolf Hitler sous les traits bouffons d’une pucelle ayant la moustache d’un pitre de cinéma. « Il entend des voix », disaient les légendes... Les humoristes sentaient-ils qu’Hitler était Jeanne d’Arc ? Cette ressemblance les avait touchés, ils le marquaient. Le point de départ de leurs traits était donc cette similitude profonde, puisqu’ils y avaient songé, d’une façon claire ou confuse, pour faire leurs dessins ou leurs phrases. Je vois dans cette reconnaissance plus un hommage qu’une raillerie. Leur ironie c’était ce rire qu’on s’arrache afin qu’il crève par sa flèche le trouble qui vous ferait pleurer à certains moments de trop profonde émotion. Hitler périra embrasé s’il s’est identifié à l’Allemagne ainsi que le reconnaissent ses ennemis. A la même hauteur que Jeanne sur sa robe de suppliciée, il porte une plaie sanglante [22].

Une troublante répétition fait venir l’accident qui éclaire l’histoire et condense dans cette plaie sanglante des événements légendaires (la Guerre de Cent ans et l’Occupation) et un événement singulier (la mort de Jean Decarnin) : Verfall ou la pointe de l’ironie qui interrompt le cours rectiligne et irréversible du temps. Les dernières phrases de ces deux passages inscrivent le texte dans la temporalité de l’ironie qui a, comme le fait remarquer Paul de Man, la forme de l’instant de ce qui devient « de plus en plus bref et toujours culmine dans le bref et unique moment de la pointe finale[23] ». Mais cette pointe n’a pas la structure de l’instant ponctuel qui fait du présent un passage, elle est plutôt la brusque et soudaine coïncidence qui arrête le temps dans une figure. Elle ouvre le texte à une nouvelle expérience du temps : le passé embrase le présent. Le bûcher et les cendres impossibles du sang.

Il déplace les frontières entre le privé et le public par une inversion de la scène de l’histoire qui comme une chambre obscure transforme le rayonnement de la légende. Le public est effectivement mis au secret : ces personnages historiques sont montrés dans leur intimité - Jeanne d’Arc dans sa cellule et Hitler dans sa chambre[24] - et les sécrétions de leurs corps exposent et minent leur légende. La « similitude profonde » entre ces personnages n’est pas toutefois sensible, on ne peut pas la constater, Genet la provoque en exploitant le non-sensible du langage. Dans son texte « Sur le pouvoir d’imitation », Walter Benjamin développe une conception différente de l’imitation, basée principalement sur l’idée de « ressemblances non sensibles ». Il renverse les termes dans lesquels ce problème est traditionnellement traité en éliminant la question du référent qui, en tant que modèle ou paradigme, déterminerait la configuration du texte. Le référent n’est pas effectivement la clé de lecture qui lui donnerait sens et en serait l’aboutissement. Le sens qui se détache des phrases constitue au contraire un support pour la ressemblance :

Comme la flamme, écrit Benjamin, la part mimétique du langage ne peut se manifester que sur un certain support. Ce support est l’élément sémiotique. Le sens tissé par les mots ou les phrases constitue ainsi le support nécessaire pour qu’apparaisse, avec la soudaineté de l’éclair, la ressemblance. Car celle-ci est souvent, et surtout dans les cas les plus importants, produite - et perçue - par l’homme comme une illumination instantanée. Elle surgit et s’évanouit aussitôt.[25]

C’est en effet au moment de l’immense douleur provoquée par une perte que les similitudes deviennent lisibles. Chez Genet, cette ressemblance se présente comme une image de secours, une illumination qui éclaire le monde durant un instant. Tout au long de son œuvre, il explore les possibilités de ce « pouvoir d’imitation » qui ébranle la référentialité du discours, le rapport des mots aux choses. À la place du sens, une image d’écriture surgit et expose le texte au hasard d’autres signes, d’autres traces. Il resterait alors à s’interroger en profondeur sur ce nouveau mode de signification conçu à partir de cette ressemblance qui ne produit pas de sens mais qui imagine.

Il est effectivement significatif que cette similitude surgisse dans les caricatures des journaux de l’époque, puisque c’est à partir de l’attention que l’écrivain porte au langage en tant qu’écriture, c’est-à-dire en tant que trait, qu’il arrive à superposer ces « légendes ». Il confond ainsi dans son texte les légendes historiques à la légende qui accompagne ces caricatures. Il les éclaire et les rend ambiguës en même temps. La phrase, « Il entend des voix », légende de la caricature de Hitler travesti en Jeanne d’Arc, démonte par « un très léger décalage » l’appel messianique qu’elle contient.

Par ce déplacement qui extrait le légendaire de son temps pour l’insérer dans l’actualité, Genet entame une critique de ces « voix » religieuses et politiques qui soumettent le présent à l’avenir. Car ce qui relie profondément Jeanne d’Arc et Hitler, c’est la promesse qu’ils offrent d’une nation triomphante qui sacrifie la vie au nom de la vie, ou dans les termes de Derrida « du plus vivant de la vie, du prix de la vie qui veut plus que la vie […], mais qui vaut plus que la vie parce qu’il est la vie même, en tant qu’elle se préfère.[26] » On retrouve à travers l’ensemble de son œuvre cette préoccupation pour préserver la fragilité de la vie - qui est celle du souvenir même. Il n’est pas fasciné par la guerre ou par la force qui lutte pour cette vie au-delà de la vie, comme des lectures récentes l’affirment[27]. Il demeure au contraire très critique à l’égard de ces forces militaires voire révolutionnaires qui ne tiennent pas compte de la fragilité du vivant et utilisent le mort comme drapeau. Il s’oppose de cette manière à toute forme de messianisme politique et esthétique[28] :

C’est sous l’empire de la mort encore jeune de Jean, rouge de cette mort et l’emblème de son parti que j’écris[29].

À l’une des fenêtres, à la plus noble, flottait l’étendard rouge à croix gammée. Le portrait d’Hitler était dans le grand salon, collé sur une glace. Celui de Goering, sur le mur d’en face, le regardait[30].

Ses textes ne contournent pas pour autant le pouvoir de fascination que la guerre ou la révolution exercent sur lui. Il fait travailler ce pouvoir dans son écriture pour mettre en évidence les tensions qui le constituent et pour le détourner de son enjeu initial, souvent à travers l’ironie ou la parodie, des « moyens puérils » qui déplacent ces personnages de la sphère prestigieuse du sacré à la sphère profane du déchet, comme le fait remarquer Giorgio Agamben dans Profanations[31]. Genet écrit en effet contre toute légende salutaire employée à rendre héroïque le sacrifice pour une cause (la Patrie, la Révolution). On pourrait lire ces passages comme une sorte de parodie de la Jeanne d’Arc de Jules Michelet :

Le sacrifice n’est pas accepté et subi ; la mort n’est point passive. C’est un dévouement voulu, prémédité, couvé de longues années ; une mort active héroïque et persévérante, de blessure en blessure, sans que le fer décourage jamais, jusqu’à l’affreux bûcher. […] Souvenons-nous toujours, Français, que la Patrie chez nous est née du cœur d’une femme, de sa tendresse et de ses larmes, du sang qu‘elle a donné pour nous.[32]

Dans Pompes funèbres, les héros ne sont pas héroïques, ce sont des voyous, pris dans cette dialectique complexe entre la gloire et l’infamie qui pare et dépouille le texte de ses figures. Le sang du sacrifice sur lequel se fonde la cité - dans cette fiction politique - est constamment transfiguré : du sang du Christ au sang de menstrues de Jeanne d’Arc, du sang de Jean Decarnin au sang de la castration d’Adolf Hitler. Mais il n’y a pas pour autant de continuité dans le récit. On retrouve dans ce roman une forte tension entre ces mouvements du sang : il y a du sang qui gicle et du sang qui coule, et la différence entre eux - qui est peut-être la différence sexuelle même - est accentuée et brouillée sans cesse. Le temps circulaire du sang, ce rythme rassurant de la Nature qui règle le corps de la femme, est interrompu par le rythme saccadé du sang de la castration du dictateur.

Mais il faut éviter d’être malade de l’histoire, de boire « le sang noir des morts[33] ». Pour échapper au danger des « migraines historiques », il faut à l’écrivain interrompre la chronologie en ouvrant son texte à l’intempestif pour transformer le passé en sang : « Et, si l’on voulait imaginer la nature la plus puissante et la plus formidable, on la reconnaîtrait à ceci qu’elle ignorerait les limites où le sens historique pourrait agir d’une façon nuisible ou parasitaire. Cette nature attirerait à elle tout ce qui appartient au passé, que ce soit au sien propre ou à l’histoire, elle l’absorberait pour le transmuer en quelque sorte en sang [34] .» Genet s’efforce de lire autrement l’Histoire - que l’on met « très sottement au féminin », selon Michelet - et fait travailler cette marque du féminin dans la langue française pour montrer que l’écriture de l’Histoire doit s’écrire justement au féminin.

Ainsi, Genet lit l’Histoire comme une histoire de sang : à chaque date correspond une goutte versée. Dans son histoire[35], les blessures - comme les noms - ne cicatrisent jamais. Le sang continue à couler et il revient comme des menstrues textuelles qui sont peut-être la seule révolution possible pour lui. Car la révolution aurait comme véritable objectif de « changer le temps » et non de « changer le monde »[36]. Il lui faudrait donc donner au texte le temps de la « période », de cette phrase longue à perdre le sens avant d’arriver au bout, pour garder en mémoire le sang de Jean Decarnin : « il y a survie - écrit Mireille Calle-Gruber à propos de Circonfession - tant que dure la phrase qui l’appelle elle, et lui à elle, et elle par lui qui la conjugue et la décline de tous ses mots elle ne peut mourir. Ni je.[37] » Et pour cela, il faut faire saigner le texte, s’acharner sur lui jusqu’au sang. La fleur funèbre que Jean Genet offre à l’ami mort est une « fleur de sang », cette poésie en forme de rose[38] qui garde en mémoire son nom.