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Sociologie et monde virtuel de jeu

Origine et enjeux de l’article

A la rentrée 2003 était soutenu au sein du DESS d’Ethnométhodologie et Informatique de l’Université Paris 8 un mémoire intitulé : « Une immersion participante dans l’univers fantasmagorique et persistant d’un jeu vidéo de rôle en ligne ». Il avait pour sous-titre « De quelques ethnométhodes et technométhodes[1]rapportées de Dark Age of Camelot[2]».

Il restituait et problématisait une recherche appliquée qui a pris pour terrain d’étude ethnographique l’univers simulé d’un jeu vidéo multi-utilisateur. Quatre mois d’intensive immersion ludique mirent à l’épreuve les notions de l’éthnolométhodologie en imposant la mise au point de techniques d’investigation adaptées aux spécificités du jeu vidéo en ligne.

Plus que de livrer les résultats finalement obtenus, le propos de cet article consiste à revenir sur les questions de méthodes qu’il a fallu résoudre et à exposer les procédures d’approche adoptées. Au passage, il ne peut s’épargner un examen critique revenant sur les fondements de l’éthnométhodologie, notamment sur sa portée opérationnelle. De ce fait, il ambitionne aussi de contribuer aux débats sur les moyens d’action dont elle dispose.

L’enjeu est de soumettre à la communauté scientifique des partis-pris argumentés sur le positionnement du chercheur qui puissent stimuler d’autres enquêtes, qu’elles soient ou non centrées elles aussi sur les interactions humaines au sein des univers numériques.

L’objet de la recherche : un jeu de rôle en ligne persistant

Pour situer la pratique en question, une brève présentation du jeu Dark Age of Camelot est nécessaire : depuis leur domicile respectif, les participants s’immergent dans un milieu interactif en temps réel composé d’images figuratives en 3D, d’icones fonctionnelles et de textes. Les joueurs mettent alors en suspens leur vie ordinaire au profit de la vie héroïque du personnage - leur avatar - qu’il contrôle et qui les incarne aux yeux des autres.

Dark Age of Camelot[3] appartient à la catégorie des « jeux vidéo de rôle massivement multijoueurs en ligne », en anglais MMORPG[4]. Grâce à lui, de nombreux participants ayant un ordinateur connecté à Internet habitent simultanément le même monde virtuel pour y vivre des aventures inédites. Médiéval et fantastique, son univers s’inspire en partie de légendes nordiques et celtes, où magie et créatures étranges sont omniprésentes. En outre, il est dit « persistant » : permanent et en constante évolution[5], il est à tout moment accessible aux milliers d’abonnés[6] qui s’y rendent à loisir[7]. Cette caractéristique temporelle a pour effet de favoriser les sociabilités à long terme, sur plusieurs mois, voire des années. Il est même des communautés de joueurs qui migrent d’un jeu en ligne à l’autre, au gré des nouveaux titres[8].

L’objectif général du jeu consiste à développer et singulariser son personnage qui est doté d’une profession principale, appelée classe (druide, barde, finelame, enchanteur, etc.). Diverses occasions s’y prêtent : monstres et ennemis à vaincre, missions à accomplir, appelées « quêtes », territoires à conquérir, etc. La réussite de ces défis militaires ou intellectuels rapporte des gains variés (argent, biens, compétences, expérience). De là, une bonne gestion du personnage joué est primordiale pour ajuster les potentiels accumulés.

Une telle démarche d’optimisation individuelle est cependant loin d’être solitaire. S’associer avec d’autres joueurs offre de nombreux avantages, soit militairement en formant de petits groupes de combat ponctuels pour défier plus fort que soi, soit socialement en s’affiliant à une « guilde »[9], communauté plus large et stable, qui fonctionne à la façon d’une fratrie élargie. De la sorte, l’entraide, la complémentarité des pouvoirs, les échanges de biens et de services forment le quotidien des joueurs. Cela favorise parfois les relations informelles, plus privées ou éloignées du jeu [Auray 03 : 91-92] sous la forme de dialogues textuels[10]. Le jeu ressemble alors davantage à un vaste « chat  3D »[11] et il se structure en espace social ouvert et libre, au contraire d’autres[12]. Bien qu’il offre un horizon d’accomplissement clair (progresser) et un cadre normatif d’action (vaincre, résoudre des énigmes), a chacun de se fixer ses propres buts et d’inventer le mode de vie qui lui sied, sans avoir à subir de pénalités. D’où l’intérêt de cet objet, qui dépasse la notion stricte de jeu, pour une étude sociologique.

Une ethnométhodologie appliquable aux pratiques vidéoludiques ?

Avant tout, il faut remarquer que « le monde du jeu » se distingue radicalement du « monde de la vie », vu sa nature et ses règles fort éloignées de nos repères habituels. Certains pourraient y voir une incompatibilité avec le programme de recherche de l’éthnométhodologie, qui s’intéresse en premier lieu aux activités banales. [Garfinkel 67 : 1] :

« Les études qui suivent se proposent de traiter les activités pratiques, les circonstances pratiques et le raisonnement sociologique pratique comme des thèmes d’étude empirique, en accordant aux activités les plus communes de la vie quotidienne l’attention habituellement accordée aux évènements extraordinaires. »[13]

Cette « investigation des propriétés rationnelles des expressions indexicales[14] et des autres actions pratiques en tant qu’elles sont des accomplissements contingents et continus des pratiques organisées et ingénieuses de la vie de tous les jours »[15] doit-elle pour autant écarter le jeu, au prétexte qu’il permet de vivre des circonstances hors du commun, comme terrasser des scorpions géants, attraper un lutin ou mener bataille contre un royaume ennemi ?

Pour lever cette objection, il convient d’abord de rappeler combien la pratique ludique est essentielle à l’homme et qu’on la repère en toute société[16]. Elle est même une activité sociale ordinaire lorsqu’elle est instituée en habitude (parties de carte, échecs, sport...). Ensuite, l’ethnométhodologie ne se limite pas « aux activités les plus communes », en décrétant banales certaines d’entre elles pour se les réserver, et d’autres exceptionnelles pour les écarter. La science des ethnométhodes[17] s’intéresse aux manières de faire et procédures propres à un groupe donné (des jurés [Garfinkel 67 : pp.104-115.], des chercheurs [Garfinkel 85], des ex-prisonniers [Wieder 74], etc.) pouvant faire des choses tant ordinaires (débattre, prendre un café, intriguer) qu’extraordinaires (condamner, découvrir un pulsar dans le ciel, lyncher un traître). Pour les pratiquants des jeux vidéo, elle est assurément une activité de tous les jours, aussi commune que regarder la télévision ou faire le ménage, ce qui clôt le débat.

Si ce courant sociologique singulier semble particulièrement indiqué pour aborder les spécificités d’une simulation informatique produisant un environnement artificiel où des humains interagissent, c’est en raison du souci qu’il témoigne envers les propriétés indexicales du langage et de l’action ; c’est-à-dire envers leur caractère situé, relatif et contextuel. Ceci amène à examiner les modalités de communication entre humains via l’ordinateur. S’intéresser à la situation concrète vécue doit en passer par là. Convenant que les procédures de commande, les retours d’informations, l’interactivité, les conventions représentationnelles de la 3D, ergonomiques du logiciel et ludiques du jeu élaborent un cadre d’action très particulier, il paraît crucial d’en rendre compte avec précision, sous peine d’éluder des aspects fondamentaux de la pratique.

Cet important travail descriptif fut réalisé et formalisé dans le mémoire. Il a permis de montrer la façon dont les joueurs rendent naturels ces aspects procéduraux, en les utilisant, détournant, admettant comme évidents. Cette minutieuse mise à plat s’imposait d’autant plus qu’il n’est plus possible de rédiger des descriptions en se référant implicitement aux habituelles conditions de la « vraie vie », comme avec un terrain classique. Ici, elles n’ont plus cours et sont tout autres (magie, téléportation, mort temporaire, etc.). La restitution des évènements ludiques engendre d’emblée un fort phénomène d’indexicalité très difficile à juguler. Il faudrait quasiment reprendre toute la présentation approfondie du jeu pour évoquer chaque histoire relatée, à moins que lecteur ne soit déjà initié au jeu.

Ainsi, s’appuyer sur la notion d’indexicalité (les énoncés sont relatifs à leur cadre de validité et conditions d’émergence), de réflexivité (il y a co-ajustement entre groupe et individu, construction mutuelle du contexte et de l’action, etc.) et de intelligibilité ou descriptibilité (en anglais, accountability), a aidé à cerner et à rapporter les circonstances pratiques des opérations individuelles et collectives menées par les joueurs.

Reste à voir maintenant comment a été franchi le pas qui fit du terrain de jeu un terrain de recherche sociologique (en anglais, fieldwork).

Les choix méthodologiques en amont de l’investigation

Observer ou s’immerger : quelle forme de participation ?

Face à ce monde « virtuel », selon la terminologie en vogue, plusieurs options étaient possibles. Celle retenue est une modalité qualifiable «  d’immersion participante » (IP). Nous allons voir les raisons de privilégier cette notion, plutôt que l’appellation plus traditionnelle d’observation participante, qui néanmoins s’en rapproche beaucoup.

D’une part, la métaphore de l’immersion[18], concernant les milieux simulés, a le mérite de renvoyer explicitement à l’idée d’une plongée subjective et interactive dans l’univers numérique. Elle insiste sur le fait que le chercheur expérimente les conditions de participation vécues par tous les participants à l’intérieur du jeu. Bien sûr, cette expression ne dit rien des stratégies qui seront développées in situ. Celles-ci peuvent varier, de l’implication participante ludique pleine (IP complète[19]) à la filature silencieuse (IP périphérique), en passant par l’accompagnement consenti d’un autre personnage joué[20] (IP active).

D’autre part, l’expression « immersion participante » vaut aussi en ce qu’elle rend compte du caractère de double réalité, de duplicité, induite par la pratique du jeu vidéo : il existe en fait deux terrains conjoints et synchrones : d’un côté la réalité « naturelle », biophysique, de l’humain faisant face au PC, de l’autre, la réalité artificielle, informatique, de l’univers simulé [Amato 05 : 186-188].

Dès lors, parler d’immersion participante « dans le jeu » évite toute confusion avec une simple observation participante, terme réservé pour des raisons pratiques à l’approche « autour du jeu », limitée au terrain « réel ». Cette dernière consiste à se placer aux côtés du joueur pendant le déroulement de sa session, pour recueillir des données, faire des entretiens, voire l’assister de conseils. Evidemment, dans ce cas, le chercheur lui-même n’est pas présent sur le terrain ludique, faute d’avoir un personnage pour l’y incarner !

Une autre solution mixte pour conjuguer les deux dimensions pragmatiques (réelle et virtuelle) aurait pu être de jouer en même temps à plusieurs individus connectés depuis le même lieu (par exemple, une salle de jeu payante ou privée) pour disposer de personnages évoluant en commun dans Dark Age. Mais cela aurait été par trop s’écarter des conditions habituellement vécues par la majorité des participants, qui jouent seuls depuis leur domicile.

Gageons que cette duplicité de la pratique vidéoludique, à cheval entre deux espaces pratiques bien distincts, le réel et le virtuel, conduira à réévaluer en retour les formes d’implication ethnographique classiques, adaptées au monde de la vie « naturelle ». Mener une telle analyse critique et rétrospective pourrait aider à régler des questions clefs relatives au positionnement du chercheur, aux aspects procéduraux de l’action [Heritage 84], aux échanges avec des univers symboliques multiples (sacré, transe, conscience modifiée, etc.).

Des différents modes d’acquisition de la compétence singulière

L’autre point à souligner est que ce parti pris d’engagement au sein du jeu se justifie par une certaine conception de ce qu’est la compétence unique (unique adequacy) détenue par un membre humain intégré à un groupe. Il s’agit de sa capacité opérationnelle, condensant les façons partagées de penser et d’agir, ainsi que le sens commun collectif singulier qu’il connaît et adopte. Passons en revue par ordre d’implication croissante les stratégies susceptibles de contribuer à l’acquisition par le chercheur de cette aisance et pertinence sociale.

S’entretenir avec des joueurs assidus en dehors de leur phase de jeu aide à comprendre leurs récits, astuces, recommandations et postures. Cette étape, que nous avons entreprise en amont de l’immersion, permet d’acquérir un premier stock de connaissances appréciable. Bien qu’abstraites en l’absence de contexte de référence concret, elles aident à identifier les modes de pensées de ces personnes étranges que sont les joueurs évoquant leurs exploits ou mésaventures numériques. En complément, des discussions avec des chercheurs (sociologues, psychologues...) au fait des enjeux et principes de cette pratique apportèrent des points de vue et analyses intéressantes. Ces données nourrirent mes représentations et m’aidèrent à faire des rapprochements avec d’autres activités ludiques mieux connues de moi, comme les jeux vidéo solos, les jeux de simulation et les jeux de rôles traditionnels[21].

Mais, le recueil de rapports et comptes-rendus (en anglais, accounts) n’ouvre qu’à une appréhension approximative des significations véridiques les sous-tendant. Aussi bien documenté et renseigné soit-il sur son futur terrain d’étude, le chercheur ne peut prétendre avoir acquis la compétence possédée par ses interlocuteurs. [Have 02 : § 7] Pas même celle langagière[22], car les mots du jeu ne prennent eux aussi véritablement sens que dans les cas de figure où ils sont employés. Preuve en sont les erreurs d’appréciations qui n’ont pas manqué lors de mes premiers pas dans Dark Age, et ce, malgré toute cette imprégnation indirecte et la lecture sur Internet[23] de lexiques expliquant les expressions particulières à ce monde.

Quant au fait d’accompagner des joueurs pendant leur session pour dialoguer à propos de ce qui leur arrive, cette solution est beaucoup plus productive. Cependant, elle ne permet d’acquérir la compétence impliquée[24] que sur son versant interprétatif, en offrant de saisir la pertinence d’une action in situ. Le sociologue pourra certes identifier des éthnométhodes et les décrire à l’aide des indications et commentaires du joueur. Mais il lui manquera la maîtrise du rapport essentiel existant entre cas pratiques et répertoires d’actions possibles pour les traiter, sauf s’il y consacre des temps d’accompagnement conséquents[25].

On l’aura compris, le parti-pris retenu suppose que seule une pratique effective du jeu in situ permette de cerner de l’intérieur le vécu de la situation ludique, à savoir le conditionnement induit par le logiciel, les émotions procurées par l’enchaînement maîtrisé des procédures informatiques, la qualité des échanges et ajustements intersubjectifs. C’est par ce moyen que les ethnométhodes apparaîtront dans leur contexte, avec leurs enjeux spécifiques et leur juste portée. Ainsi, avec le jeu vidéo, la position voulant qu’une maîtrise superficielle du langage suffise à faire de nous un membre de la communauté s’avère difficilement tenable[26]. La base d’inférence permettant la compréhension du jeu diffère trop de l’expérience commune pour acquérir une compétence impliquée en dehors d’une pratique effective. Ce n’est pas un hasard si cette même démarche a été choisie par les autres travaux contemporains sur le sujet issus de la mouvance éthnométhodologique française ([Gaon 02] ; [Chervy 03]).

L’art d’approcher le terrain de recherche

La question maintenant est de savoir pourquoi j’ai préféré une longue approche indirecte, d’environ deux ans, alors que quelques parties en compagnie d’un joueur chevronné m’auraient rapidement affranchi, comme cela vient d’être évoqué.

A l’origine de cette tactique, il y a le refus de connaître le jeu avant d’y plonger par soi-même. Il me paraissait capital de préserver la qualité de découverte de la première fois, pour vivre pleinement l’immersion originelle. Je reporterais donc toute prise de contact avec le jeu à l’instant où j’entrerais en scène avec un personnage configuré par mes soins.

Le présupposé en était qu’aller à la rencontre d’un monde étranger est un moment initiatique. Plonger dans l’inconnu du jeu pour en apprécier la teneur, voilà bien un rite de passage fondateur. Le premier plongeon peut être vu à ce titre comme une forme de baptême.

Toute confrontation préalable avec une session de jeu en cours aurait selon moi altéré cette mise en condition initiale et, par voie de conséquence, ma motivation ultérieure. Beaucoup de joueurs évoquent cette fascination originelle, cette emprise, qui inaugure une sorte de lune de miel avec la réalité de synthèse. D’où ma conviction qu’une familiarité excessive, acquise par une observation participante, se serait ici faite ennemie du processus d’affiliation à l’univers, premier mouvement préalable à l’affiliation au sein d’un groupe[27].

Autre aspect important, si j’ai pris le temps de « tourner autour » du terrain d’étude, en le survolant de haut, c’était afin bien déterminer comment y atterrir au mieux. Et il fallait ne s’y aventurer que dans cette mesure, pour identifier un axe d’approche final assurant la prise de contact la plus favorable à l’exploration sociologique à venir.

Ses préparatifs ont aidé à fixer un juste milieu entre deux extrêmes. L’un aurait été de plonger de manière prématurée dans le milieu ludique, au risque d’y surnager péniblement, voire dans la panique, ce qui somme toute contreviendrait à la relative sérénité de rigueur pour un travail de recueil de données ; l’autre d’y être trop bien préparé, et d’avoir des idées sur tout, et surtout des idées, avec une tendance associée : ne chercher qu’à les confirmer.

Il s’en dégage une recommandation générale invitant à trouver le bon réglage, le point d’équilibre, entre ces deux excès. De tels conseils s’inscrivent dans la perspective d’une ethnométhodologie appliquée [Amiel 04], ici soucieuse de profiter de premières impressions capables d’influencer favorablement la suite. Bien sûr, aucune ambition normative ici. Ce serait en contradiction avec un courant de recherche qui a eu le mérite d’user de toutes sortes de méthodes (enregistrements, expériences de déstabilisation, filatures, etc.) pour repérer les procédures sociales. Cette fin justifie des moyens innombrables, sous réserve de considérations éthiques évidentes, qui préoccupent légitimement notre discipline[28].

L’indifférence méthodologique : une posture paradoxale

Autre avantage capital d’une approche par cercles concentriques, évitant les incursions trop profondes en terrain vierge, le désamorçage des hypothèses d’étude... Une lente maturation a permis d’identifier, puis de neutraliser des présupposés qui auraient sinon influencé mes initiatives et préoccupations ultérieures.

Au fil des mois, trois hypothèses qui me taraudaient implicitement allaient être identifiées. La première était que les savoir-faire se développant dans le jeu pouvaient être utiles, voire requis, pour mieux s’adapter au monde contemporain (esprit d’équipe, coordination, jeux de communication, interprétation de rôle, etc.) ; la seconde, que cette pratique entraînait un risque important d’addiction (obnubilation, accoutumance, manque, etc.) ; la troisième, que la socialisation était une nécessité absolue pour bien jouer (association avec autrui, sous peine d’être pénalisé, vie tribale, exigences de réciprocité...).

En amont, fut mis en œuvre le fameux précepte d’« indifférence ethnométhodologique », qui invite à mettre entre parenthèses tout jugement moral[29], à se distancier de son objet d’étude et de soi-même pour objectiver les phénomènes et à rompre avec une attitude naturelle dont le propre est de s’épargner le doute.[30]

Par une introspection et une clarification mettant à plat mes présupposés, il a été possible de déjouer par avance les biais résultant de modes d’enquête tendancieux ou des interprétations dérivant de ces préoccupations. Par exemple, pour l’addiction, poser la question aux joueurs de savoir s’ils se sentaient « accrocs » à Dark Age pourrait bien susciter une majorité de réponses positives qu’il ne faudrait pas prendre à la lettre, les enquêtés affirmant peut-être par là leur plaisir ludique, et non leur dépendance[31]. Le moyen le plus simple d’empêcher de telles dérives a été d’écarter ces thématiques avant et durant la phase de terrain, sans pour autant s’interdire d’y revenir lors du traitement après coup des données.

Se livrer à une ascèse intérieure préparatoire, en plus d’écarter les hypothèses encombrantes, aide aussi à se déprendre des raisons personnelles à l’origine de l’enquête, susceptibles de parasiter la recherche. De la sorte, une fois atteinte une certaine lucidité quant à soi-même, il devient plus aisé de contrôler les forces vives qui ne manquent pas, et pour cause, d’animer l’être de désir qu’est par définition le chercheur, cet explorateur épris d’expérience et de connaissances. Cultiver en amont du terrain une posture d’indifférence raisonnée offre l’avantage de consolider une attitude distanciée facilement mise à mal au cours de l’immersion participante. En effet, comment rester détaché tout en prétendant adhérer aux motivations et aux buts des autres joueurs ? Comment participer à des cours d’action[32] collectifs sans adopter le système de valeur et les émotions qui les sous-tendent (désir d’épreuve et de victoire, envie de partage ou égoïsme) ? Le dilemme paraît insoluble entre d’un côté jouer et perdre le recul et, de l’autre, étudier avec distance sans vraiment jouer. Il y a dans les deux cas des effets contre-productifs, soit scientifiques, soit ludiques[33]. Conscient du fort enjeu consistant à devenir membre, il faut essayer ici de tirer profit de deux identités très mobilisantes, celle du joueur pris par la passion ludique et celle de l’enquêteur attentif, car elles peuvent s’avérer complémentaires et se conjuguer au besoin.

Une fois pris dans les allers-retours avec le terrain, la neutralité engagée, autre nom possible de l’indifférence ethnométhodologique, peut être envisagée comme « un sas, une retraite entre des temps d’implication. »[34], comme un outil pour décrire à froid les évènements et interactions vécus, pour réévaluer a posteriori leurs interprétations. Mais elle peut aussi servir « à chaud », comme la suite va tenter de le montrer.

Le travail de terrain : techniques de recherche

Du rôle de l’induction et des erreurs d’interprétation

Sur le fond, à l’issue de cette recherche, il m’est apparu qu’au contraire des idées solidement établies, les interprétations hasardeuses et inductions hâtives, fussent-elles sauvages, grossières et infondées, ne sont pas toujours des ennemies, mais parfois de précieuses alliées de l’ethnométhodologue sur le terrain.[35]

Pour tenter d’expliquer cette affirmation, il faut revenir à l’utilité durant l’enquête du processus cognitif que Karl Mannhein appelle « la méthode documentaire d’interprétation »[36] (MDI) et que Garfinkel développa. Il s’agit de cette aptitude que chacun a de rapporter un fait à un modèle qui vient l’illustrer et, inversement, d’utiliser des modèles de compréhension disponibles ou improvisés pour rendre intelligibles les évènements l’environnant ou le concernant[37]. Au cours de la découverte d’un nouveau monde et de l’apprentissage de ses mœurs ludiques, la MDI ne peut pas être « suspendue » au prétexte d’une indifférence de principe ou d’une méfiance envers l’induction[38]. Cela reviendrait à se priver d’une ressource essentielle qu’utilise tout sujet social lors de ses accomplissements pour s’orienter, se positionner, agir. En l’occurrence, l’individu cherchant à s’affilier à un groupe pour l’étudier doit en saisir les règles explicites et tacites, grâce auxquelles il assiéra sa place sociale. Il le fait avec ses ressources et modèles propres, avec des raisonnements inductifs et analogiques ramenant l’inconnu au connu. C’est d’ailleurs bien souvent une exigence réclamée par autrui que d’exhiber cette faculté d’adaptation, quitte à faire des erreurs en l’utilisant.

Ensuite, sur le terrain, les intuitions initiales sur la nature des relations humaines, les généralisations en aveugle à partir de faits singuliers, qu’elles soient justes ou non, erronées ou adéquates, présentent l’avantage de fournir des prises sur la réalité. Elles forment des points d’ancrage utiles à la compréhension. Elles aident à cerner en première approximation ce qui est en train de se passer, tout en balisant la réalité de jalons intelligibles[39].

L’une des leçons de mon aventure sociologique est qu’on ne peut pas ne pas interpréter, ni induire, tout en tentant de devenir membre d’une communauté humaine.

Paradoxalement, les erreurs d’analyse, pour partie inévitables qu’elles sont au début de la phase d’immersion, voire ultérieurement, loin d’être uniquement des ratés malheureux, constituent de puissants leviers de la démarche scientifique. En effet, elles sont des révélateurs mettant en lumière les modèles interprétatifs sous-tendant l’effort de compréhension. Ce point, assez peu traité à ma connaissance, mérite d’être détaillé. Décrivons brièvement le phénomène, proche de la méthode hypothético-déductive, mais en plus improvisée et floue.

Au fil des activités humaines auxquelles est mêlé le chercheur au sein de son groupe-cible, il est confronté à des évènements inconnus ou incompris. De diverses manières, par lui-même ou grâce à autrui, il élabore alors une théorie temporaire pour en expliquer le pourquoi et le comment. Celle-ci est tenue pour vraie jusqu’à preuve du contraire. Notamment, elle sera invalidée par exemple si elle échoue à rendre compte de ce qui advient alors même qu’elle devrait l’expliquer, ou si une information délivrée plus tard par un membre la contredit. Dans ce cas, la méthode documentaire d’interprétation utilisant un modèle inadéquat est prise en défaut. Il y a alors d’abord grippage, puis blocage et enfin rupture du mécanisme réflexif de consolidation existant entre modèle (schème d’interprétation) et document (situation). Ce phénomène de « déchirement interprétatif » de la trame explicative désoriente. Il oblige à effectuer une mue conceptuelle parfois pénible afin d’élaborer rapidement une nouvelle théorie ad hoc plus appropriée. A ce stade, les raisonnements déchus, périmés, rejetés hors de la sphère du vraisemblable, sont pour ainsi dire mis à nu. L’intérêt est qu’ils sont soudain susceptibles d’être considérés froidement de l’extérieur, pour peu qu’on prenne le temps de s’y arrêter et qu’on résiste à la tentation de les oublier, par empressement ou amertume. Or, cela en vaut la peine. Ils renseignent sur les présupposés et le fonctionnement de la pensée du chercheur, car ils mettent à jour les bricolages de sens développés pour réussir son affiliation, voire pointent des aspects indexicaux trop vite catégorisés ou ignorés[40].

Ces instants de faillite de l’entendement, de mise en déroute de nos certitudes de circonstances, semblent particulièrement propices à l’emploi de l’indifférence ethnométhodologique, qui profite de cette ponctuation, de cet « arrêt sur pensée », cette fois-ci in situ, et non plus en amont ou en aval de l’immersion comme vu précédemment. D’une part, la nouvelle théorie peut être clairement analysée et rapportée en ce qu’elle se différencie de la précédente et paraît meilleure. D’autre part, développant humilité et honnêteté intellectuelle, cet exercice aide à relativiser la valeur des nouvelles interprétations mises en place. C’est un bénéfice précieux, tant l’humain a une propension à s’accrocher aux solutions de remplacement qui le sauvèrent, auréolées qu’elles sont encore d’une aura de fiabilité.

Parce que ces méprises, quiproquos, erreurs en tout genre forment bien des données de premier choix issues du terrain, elles ont été consignées dans le mémoire de recherche. Ce faisant, elles montraient comment, récursivement et par tâtonnements, se construit le savoir-faire interprétatif d’un membre en devenir. Les cycles d’échecs-réadaptation contribuent profondément au développement de cette décisive compétence unique qui autorise l’identification et la restitution des ethnométhodes, comme cela sera évoqué à fin de l’article.

Du délicat emploi de la provocation expérimentale

Une autre difficulté majeure du jeune chercheur consiste à choisir les techniques d’investigation pertinentes pour son terrain. Un premier réflexe serait de recourir à l’une d’entre elles, qui est spécifique à l’ethnométhodologique. Il s’agit du célèbre « breachingexperiments ». Comme expérience de provocation volontaire bousculant le sens commun, cette procédure vise à causer un désordre dans le cours des relations interpersonnelles dans deux buts complémentaires : vérifier qu’une règle implicite vaut, qu’elle est estimée requise et allant de soi ; connaître les modes de normalisation, de réparation, appelés « ad hocing »[41] par Garfinkel, qu’utilisent les membres du groupe étudié pour remédier à l’incident.

En se référant aux expériences menées par Garfinkel avec ses étudiants sur la confiance, que cela soit avec des joueurs de morpion opposés à un tricheur ou avec des familles confrontées aux excès de politesse de leur enfant, il faut bien garder à l’esprit qu’il était d’abord question pour lui de repérer les propriétés intrinsèques de la vie sociale et d’étudier la normalité perçue, plus que d’identifier des ethnoméhodes. [Garfinkel 63] Elles permirent d’ailleurs de démontrer l’existence d’un arrière-plan stable, moralement défendu par ceux qui s’y appuient, et de découvrir les « allant-de-soi » des sujets testés autant que leurs manières de surmonter ces ruptures du sens commun. Au-delà, cette technique aide au repérage indirect des modalités pratiques employées par les sujets sociaux, grâce à un dialogue d’après-coup sur la perturbation vécue, évoquant par contraste la normalité exigée.

Cependant, tout dérangement implique qu’une hypothèse préalable soit formulée, pour savoir sur quel point agir et comment détraquer les attendus réciproques des membres. L’employer revient donc à avoir une idée assez précise du fonctionnement du groupe et le piège est là. La technique visant à produire un dérèglement socio-cognitif s’apparente en cela à une méthode expérimentale. D’où toutes les difficultés inhérentes à ce type d’approche.

Du fait qu’elle se fonde sur une hypothèse, on pourrait facilement la croire vérifiée si elle suscite l’une des réactions typiques (incompréhension, gêne, rejet, colère, réassurance)[42]. Or, ce qui est considéré comme garanti (taken for granted, tenu pour acquis, l’école française parle d’allant-de-soi) par un sujet social est vaste et difficile à énoncer exhaustivement. Aussi, il y a une forte probabilité pour que les comportements-types obtenus suite à une action subversive proviennent d’un aspect méconnu ou inattendu, tout autre que celui que l’on cherchait à vérifier et sans rapport avec nos représentations et présupposés. Par exemple, en voulant tester l’idée selon laquelle il ne faudrait pas parler à des personnages de jeu plus avancés que le sien, peut-être leur rejet viendra-t-il, non pas d’une transgression des hiérarchies, mais du contenu du dialogue, ou encore de la tenue vestimentaire, ou du fait qu’ils sont pressés ! Conclure que c’est bien cela la règle serait un peu rapide. Pour résumer, il y a un risque que les hypothèses sous-tendant une opération de rupture du sens commun ne soient finalement qu’auto-réalisatrices et qu’elles génèrent de ce fait plus de biais que de résultats probants. Il suffit pour s’en convaincre de se mettre sérieusement à élaborer un programme systématique de provocations expérimentales et d’envisager la variété des conséquences possibles sujettes à caution du point de vue de la validation.

A ce niveau, seule la parole du sujet victime de l’expérience pourrait corriger les croyances erronées du chercheur quant à la soi-disant vérification de sa tentative. Et là, bien sûr, il n’est ni simple de retourner en sa faveur une personne surprise à son insu ou poussée à bout, ni certain d’arriver à obtenir d’elle une restitution pertinente de son vécu.[43]

En ce sens, travailler son terrain social à coup de breaching peut n’aboutir qu’à le labourer pour n’y « trouver » que de fausses pépites, ou pire, qu’à le saccager pour en être finalement banni. De notre point de vue, c’est là le mettre à trop rude épreuve pour que l’affaire soit rentable et productive, avec des conséquences éthiques problématiques.

Autre point qui renforce les précautions à prendre : sur le fond, il y a contradiction, voire incompatibilité, entre méthode participante et expériences de provocation. Il va de soi qu’il paraît difficile d’intégrer la vie d’un groupe tout en perturbant ses partenaires sociaux par des désordres orchestrés, à moins que le groupe ne tolère un trublion et ne se l’adjuge comme mascotte ou allié. D’une part, la confiance nécessaire pour une initiation par autrui se verrait trahie et retournée en méfiance, avec une suspicion de préméditation, en l’occurrence fondée. D’autre part, les comportements jugés répréhensibles par autrui restent difficiles à assumer par le chercheur, fut-il indifférent. Il sera bien en peine de les justifier, sauf à révéler ses motivations et méthodes. Est-il raisonnable pour une immersion au long cours de privilégier des objectifs à si court terme, au détriment d’une imprégnation lente et d’une affiliation mesurée ? A chacun de répondre à cette question à la lumière de ces réflexions.

Des avantages de la déstabilisation involontaire

A bien y regarder, une démarche plus sûre et efficace est pourtant envisageable. Une technique aussi rentable qu’une politique de provocation expérimentale consiste à y substituer l’étude des « provocations involontaires », ou, pour éviter le paradoxe de cette formule, des subversions involontaires[44]. Cela signifie profiter de toute occasion provoquant des effets similaires à un breaching. En se plaçant du côté des effets subversifs, nombre d’interactions peuvent avoir les mêmes vertus que les expériences provocatrices. Il suffit de songer aux inévitables maladresses du novice voulant bien faire, aux incongruités et gaffes causées par son ignorance, aux quiproquos liés au différentiel de sens commun. Tous ces dysfonctionnements provoquent de même désarroi et mesures correctives chez les membres fréquentés, à la différence majeure qu’ils sont commis par mégarde. Que leur auteur réaffirme sa bonne volonté et foi, et les membres l’informeront de ses erreurs, lui diront comment les éviter, lui transmettant alors volontiers les ethnométhodes requises par la pratique commune.

Mais pour qui ne voudrait pas s’en remettre uniquement à des découvertes fortuites ou faites à son corps défendant, une forme de provocation volontaire reste envisageable, une fois un peu initié et à l’aise dans le groupe étudié. Il s’agit de la transgression humoristique. Dans l’univers de Dark Age, par exemple, il a été possible d’adopter des comportements aberrants avec mes compagnons d’aventure pour le plaisir de rire et de s’amuser. Ainsi, faire en duo une danse du poulet pendant de longues minutes n’a pas laissé les passants indifférents. Encouragements, imitations ou, au contraire, moqueries dédaigneuses et actes de rejet ont signifié qu’une certaine idée de la bonne conduite et de la communication était en cause, alors même que ce vécu jovial nous procurait une crise de fou rire inextinguible de part et d’autre de nos écrans distants, tant à cause du ridicule de nos personnages s’agitant frénétiquement que de ces réactions contrastées. Plutôt qu’agir seul, préférer mener ces mises en scène comiques et autres farces bon enfant en groupe permet à la fois d’obtenir des analyses d’évènements complémentaires à la sienne grâce à ses complices et de stimuler imagination et esprit d’à-propos. Autre bénéfice certain : si l’effet comique n’est pas humiliant ou cruel, il est vraisemblable que nos semblables toléreront ces attitudes grotesques sans y répliquer, tout en acceptant d’en parler de bonne grâce. Il n’a pas été assez souligné combien il serait cohérent d’user de l’humour comme d’un véritable instrument de recherche de la part d’une ethnométhodologie qui sait en témoigner [Kilborne 06]. Les travaux produits ailleurs sur le rire et le comique, le ridicule et l’absurde ouvrent des pistes stimulantes en ce sens.

Grâce à mon expérience dans Dark Age, j’en proposerai une, hasardant une hypothèse simpliste. La jubilation humoristique résulterait en autres de deux cas opposés : soit lorsqu’une caractéristique essentielle de la vie sociale (prestance, respect, convenance) est bafouée ou ridiculisée, le rire étant alors une réponse excessive vérifiant qu’un tabou a été dévoilé, soit au contraire quand est subtilement flattée, délicatement soulignée une vérité connue de tous. Ces perturbations volontaires, sources de surprise, de joie ou de gêne amusée, correspondent à des « incongruités  sociales » qui se résorbent assez aisément, là où le breaching déclenchait un « dérangement » de l’ordre collectif plus fâcheux et délicat à gérer.

Du bon usage des empêcheurs de tourner en rond

Durant l’enquête, m’abstenir de perturber sciemment le cours normal de la vie des joueurs a aiguisé mon attention envers les individus qui bouleversaient les présupposés des activités pratiques. En premier lieu, envers les débutants, maladroits et autres « gaffeurs », pour les raisons déjà énoncées : ce sont des révélateurs innocents qui mettent à jour les comportements tenus pour acquis. Ensuite, vis-à-vis des individus dont le comportement était réprouvé : égoïstes, menteurs, voleurs et autres traîtres à la cause ludique. Signalons que cette voie de recherche est en passe d’être systématisée au niveau de la recherche internationale sur les jeux massivement multijoueurs, comme en témoignent deux études récentes sur les importuns, qualifier de « griefer » (enquiquineurs, de to grief, embêter). [Lin 04] ; [Foo 04].

Pour ma part, une chance inespérée a consisté à rencontrer un fieffé provocateur bien connu sur le serveur de jeu pour ces agissements répréhensibles. Ce déviant fut aisé à identifier, vu l’hostilité que sa présence suscitait aussitôt chez mes compagnons au courant de sa réputation. Avec brio, il parvint sous mes yeux à empêcher près d’une vingtaine de participants de poursuivre correctement leurs activités de jeu, en l’occurrence des combats contre d’imposants golems dans une des grottes des Mines Luisantes[45] . Vite identifié comme un sujet de choix, le moyen de l’aborder fut une joute oratoire haute en couleur, qui permit de mutuellement nous évaluer. Ceci fait, j’employais à dessein, faisant une entorse à ma philosophie d’enquête, une méthode d’approche improvisée assimilable à un « contre-breaching », dont le contexte mérite d’être relaté.

Alors que les groupes de joueurs présents s’étaient ligués contre le nuisible individu dans une ambiance conflictuelle et confuse, soudain, je sollicitai publiquement, sérieusement et sans détour une audience avec le malotru pour le questionner sur ses talents de perturbateur. Le silence régna après cette demande incongrue, suivi de quelques étonnements. Puis, chacun reprit le cours de ses activités, tandis que mon spécimen rare annonçait un arrêt de jeu en me promettant de revenir, ce qu’il fit. Ici, la nature inattendue de cette requête faite à contre-courant de la crise vint rompre cette « situation d’urgence » si pénible. Soudain, ma sollicitation valorisait celui que tous rejetaient, d’autant plus qu’elle n’était même pas assimilable à de l’ironie, car elle intervenait bien après notre confrontation verbale. Pour la définir, cette technique de « contre-provocation » consiste à rétablir la normalité sociale grâce à une déstabilisation volontaire assez décontenançante pour résorber un désordre dû à une provocation expérimentale. Elle a été mise au point en circonstance pour faire de son destinataire hostile, ainsi neutralisé, un allié coopératif.

Après un dialogue apaisé analysant l’incident, il devint en effet mon compagnon de combat et nous entretînmes une relation amicale plusieurs soirs de suite. Indépendamment de ses explications parfois paradoxales pour justifier ses méfaits, ces manières de faire me révélèrent plusieurs accords tacites qui structuraient la pratique ludique (ne pas interférer dans un combat déjà engagé, ne pas monopoliser le canal de discussion textuel, ne pas insulter, etc.). Bien que j’avais déjà entendu parler de ces codes de bonne conduite, je n’en connaissais pas la force, ni l’agressivité qu’ils régulaient ou que leur remise en cause déclenchait. Bien sûr, je profitais amplement de ces provocations par procuration, tout en bénéficiant des commentaires amusés de leur auteur. Il s’avéra bien être un sociologue à l’état pratique des plus avisés, aussi « idiot » tentait-il de se faire passer auprès de certains tous prêts à le croire.

Pour conclure avec ce récit, quelques mois après les faits, une fois le mémoire de recherche rédigé, je repris contact par voie électronique avec l’indiscipliné personnage. La conversation par « chat » qui s’en suivit fut des plus constructives. Invitant mon interlocuteur à valider la partie écrite relatant notre rencontre, je lui demandais l’autorisation de le citer, sous son nom d’avatar. Tout d’abord, il refusa, réclamant l’anonymat total[46]. Puis, après avoir lu mon texte, il accepta, l’estimant pertinent et fidèle. En raison de sa susceptibilité et de sa maîtrise des sociabilités du jeu, j’y ai vu la reconnaissance de la justesse de mon travail. C’était un satisfecit décerné par l’un des membres qui m’instruisit le plus et m’aida à percer le secret de certaines interactions invisibles au tout venant. En cela, la validité de ma recherche se voyait reconnue par l’un des membres du groupe étudié, fut-il marginal, sachant que l’ethnométhodologie reconnaît ce critère comme discriminant.

« Le tiers inclus » : une mesure humaine de l’implication ethnographique

Ce parcours s’achèvera par une expérimentation originale pouvant inspirer d’autres recherches ou donner envie d’inventer des situations humaines inédites favorables à l’étude.

Après moins de deux semaines d’immersion, j’ai invité un ami de longue date à me rejoindre sur le même serveur de Dark Age, chacun jouant depuis chez lui. Mon intention était à la fois de partager quelques aventures épiques et de l’initier à mes récentes découvertes, lui qui, bien qu’amateur de jeux vidéo et de jeux de rôles, restait encore novice en matière de jeux persistants. L’idée était aussi de m’adjoindre un compagnon familier pour disposer d’un repère humain fiable dont je pourrais attendre un retour d’information pertinent. De la sorte, nos deux personnages évolueraient côté à côté dans le jeu, tandis que nous échangerions, non seulement par le canal de discussion textuelle du logiciel, mais aussi par une liaison vocale ah hoc instaurée entre nos messageries instantanées afin de librement discuter, sans la contrainte du clavier. Au passage, cela me permettrait d’enregistrer nos conversations verbales [Have 01 : § 6.1]. Ainsi équipés, nous avons joué trois sessions de plusieurs heures. D’abord, notre triple système de communication (visuel, textuel et auditif) parvint tant bien que mal à résorber les nombreux phénomènes indexicaux liés aux problèmes d’orientation et de synchronisation de nos personnages[47]. Au-delà, ces interactions révélèrent l’incroyable effort que je fournissais pour devenir expert, aspect dont je ne me serais pas autrement aperçu. En effet, malgré ma bonne volonté, j’eus bien des difficultés à freiner ma course vers l’acquisition et la performance pour prendre le temps de former mon ami, qui subissait la nouveauté et une forte désorientation.

Parce que sa présence impliquait une coordination contraignante en duo, je me suis rendu compte quelles valeurs ou habitudes j’avais d’ores et déjà intégrées : maximiser le rapport entre temps et gains lors des combats, suivre des cycles d’activités intenses (exploration, combat) suivies de phases calmes (discussions, gestion de mon avatar), alterner solitude et compagnie. Au départ, je pensais naïvement être en mesure de partager mes aptitudes avec lui, et ainsi mieux les décrire. Mais je ne parvins à vivre cela que comme de la frustration. Je devais même me contenir pour ne pas lui en vouloir de ses maladresses de débutants et de la difficulté que j’avais moi-même à lui transmettre en temps réel les données clefs : le système d’action très complexe (interface, manipulation du personnage, principes du jeu, du pays, des relations humaines) formait une barrière indexicale face à laquelle le langage semblait impuissant. Cette intolérance, quoique analysable sur un plan psychologique, me paraît aussi témoigner du formidable élan à donner pour devenir membre du jeu. Ici, j’étais soumis à plusieurs doubles contraintes : d’un côté, la volonté de mettre à niveau mon ami pour que nous soyons égaux, de l’autre, le désir de suivre au plus vite la courbe de progression de la classe de mon personnage ; d’un côté, l’envie de transmettre mes connaissances, de l’autre, l’avidité d’en découvrir de nouvelles, d’un côté la liberté de suivre mes envies, de l’autre, la coordination permanente avec un novice réclamant de l’attention[48].

Ce dispositif d’investigation convoquant une tierce personne fut un échec relatif, puisque nous avons assez vite décidé d’arrêter, à notre soulagement réciproque. Il s’avère tout de même très instructif. En premier lieu, notre solide sens commun, fondé sur notre amitié, a été mis à rude épreuve par la nouvelle attitude naturelle induite par le jeu vidéo, ce qui montre sa force et son pouvoir de reconfiguration des relations humaines nouées en amont. Ensuite, mon ami m’a permis de disposer d’une sorte d’échelle de mesure évaluant à la fois mon implication ludique, très élevée, et la qualité du processus d’assimilation, de « naturalisation », de « routinisation » des réflexes ludiques. Ces derniers étaient acquis de trop récente date pour que je puisse les évoquer et exhiber sans subir une baisse d’efficacité pénalisante. Pourtant, ce type de configuration humaine est digne d’être retenu pour d’autres recherches. Par l’intermédiaire de cette « altérité familière » qu’est un ami en contexte étranger, elle aide à trianguler sa position entre soi, le terrain, les membres et élargit la palette des relations intersubjectives analysables. S’adjoindre un compagnon proche comme « repère humain » demeure une bonne idée, qui ne manquera pas d’informer sur la troublante « sur-adaptation » que vit le chercheur à la fois volontairement et à son insu, paradoxe à méditer.

La transmission en parole et en acte : une voie pour la description sociologique

Pour compléter ce tableau, qui restera superficiel, il aurait fallu évoquer les analyses qui ont porté sur le vocabulaire du jeu, les problèmes logiciels (ou bugs)[49], les détournements de fonctionnalités, la multiplicité des identités jouées, les relations internes aux guildes, les modes de communications, les rapports réels/virtuels, les tactiques de coopération et les modes d’entrée et de sortie du jeu. Sur un plan plus méthodologique, les 30 000 lignes de conversations textuelles enregistrées et 405 photographies prises, qui ont complété les notes de terrain, auraient mérité quelques développements, puisqu’elles ont permis de comparer les occurrences de termes et les réactions à des faits similaires.

Avec le recul offert par trois années, j’en arrive à penser qu’il y existe trois moments propices pour cerner et restituer les ethnométhodes d’un groupe[50].

- Le tout début de l’initiation, quand tout est nouveau, donc facile à repérer, mais avec la difficulté de faire la part des choses, d’élaborer le bon vocabulaire pour décrire ses découvertes, de distinguer l’important de l’anecdotique, les erreurs des intuitions exactes, etc.

- La phase d’assimilation, où se structure cette seconde nature sociale. Transmettre à plus novice que soi les procédures maîtrisées de récente date les rend descriptibles[51]. Durant mon parcours, je l’ai fait avec intérêt auprès des joueurs qui me demandaient conseil[52].

- Une fois atteint le stade de complétude sociale, quand la compétence impliquée s’est solidifiée et décantée, il ne faudrait pas quitter le terrain, mais poursuivre la recherche.

En effet, il est regrettable que soit généralement interrompue l’enquête au début de cette troisième phase, comme dans mon cas. En effet, je suis persuadé que c’est à partir de là qu’il resterait à mettre en œuvre une stratégie des plus productives pour rapporter les ethnométhodes. Il s’agit tout simplement de prendre sous son aile une personne profane pour la guider au sein de notre monde et communauté naturelle[53] d’affiliation. A cette occasion, les efforts pour l’informer nous feront exposer avec précision les réglets en vigueur, les attendus réciproques, les savoir-faire. En tant que membre intégré et qu’ethnométhodologue en perpétuel devenir, nous avons déjà accompli tout ce chemin, porteurs de nombreuses problématiques et questions finalement clarifiées. Probablement serons-nous dès lors parmi les plus aptes à concilier conscience pratique et discursive, c’est-à-dire à mettre en œuvre autant qu’à formuler les régimes pratiques de notre groupe adoptif. Il conviendra donc de demander à notre compagnon[54] de respecter lui-même ce à quoi nous nous sommes astreints en notre temps : consigner avec minutie ces explications, ainsi que tous les aspects qui ne vont pas de soi pour lui alors même qu’ils coulent de source pour nous. Mais j’allais oublier un dernier conseil, tant cela est évident. Ne serait-il pas un peu naïf, voire paresseux, de nous reposer sur la seule bonne volonté de notre protégé pour nous dévoiler ce qui nous est devenu familier, ce que désormais nous voyons sans le remarquer[55] ? Il vaudrait mieux humblement et discrètement continuer à griffonner parallèlement à lui quelques notes dans un coin de journal de terrain. Ne demandons pas l’impossible à celui qui, avec notre soutien, s’engagera vaillamment en terre inconnue.[56]