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Historien, théoricien politique et critique social, Arthur M. Schlesinger Jr. fut le porte-parole le plus éminent des intellectuels liberal à l’époque de la Guerre froide. Schlesinger était un cas unique parmi les penseurs libéraux de l’après-guerre, s’étant toujours considéré comme libéral sans toutefois adhérer au marxisme. Ayant atteint l’âge adulte durant l’administration Roosevelt, il se définit plutôt comme un « New Dealer » invétéré tout au long de sa carrière. Schlesinger a consacré la plus grande partie de sa vie à retracer l’histoire des réformes sociales libérales et à les défendre. Durant les années 1950 et le début des années 1960, Schlesinger s’est considérablement impliqué au sein du mouvement politique libéral en tant qu’essayiste et membre éminent du groupe de pression Americans for Democratic Action (ADA), tout en travaillant à un volumineux ouvrage de trois tomes sur l’histoire du New Deal : The Age of Roosevelt. Il fut aussi un des conseillers et rédacteurs de discours du candidat à la présidence Adlai Stevenson, puis conseiller à la Maison Blanche pour John F. Kennedy, avant de retourner à l’enseignement, à l’écriture et au rôle d’intellectuel public suite à l’assassinat de ce dernier en 1963.

L’évolution de la position d’Arthur Schlesinger Jr. sur les droits civiques et l’égalité raciale pendant les 25 années qui suivirent la Seconde Guerre mondiale eut des répercussions sur sa vision d’ensemble du libéralisme et des réformes sociales. Bien qu’il soutint le principe d’égalité des chances pour les Afro-Américains pendant les années 1940 et 1950, cet aspect est de moindre importance dans son programme politique de plus grande envergure. Selon lui, l’accès à l’égalité des chances devait reposer essentiellement sur le gouvernement (en particulier le pouvoir exécutif) plutôt que sur l’activisme populaire. Le mouvement afro-américain des Droits civiques des années 1960 n’a pas seulement reçu l’appui enthousiaste de Schlesinger ; témoin des réticences des Américains blancs à l’implantation de l’égalité raciale, Schlesinger doit reconsidérer son optimisme envers les réformes sociales et sa foi en l’action gouvernementale comme moyens d’atteindre une véritable transformation progressiste. Dans cet article, je propose d’examiner la transformation idéologique de Schlesinger, en observant globalement sa philosophie libérale, puis sa réaction face au mouvement des Droits civiques ainsi que l’influence de ce mouvement sur ses idéaux politiques.

Un « Tory » libéral

Les deux éléments qui caractérisent l’idéologie politique de Schlesinger durant la période d’après-guerre sont l’anticommunisme et, selon l’historien John Morton Blum, la « tory democracy[1] ». L’opposition au communisme est un élément fondamental de la pensée de Schlesinger, comme on peut le voir dans son fameux manifeste sur le libéralisme de guerre froide : The Vital Center, publié en 1949. Schlesinger y explique que son rejet du communisme est attribuable à son statut d’idéologie, c’est-à-dire un ensemble de principes rigides mal adaptés à la réalité, et qui, conséquemment, la pervertissent. Selon lui, ses adhérents tendent à être des individus marginalisés, tourmentés par la « frustration et le sentimentalisme[2] », qui craignent de faire face aux choix pénibles mais nécessaires à la survie dans une société moderne : « La société libre aliène l’individu solitaire et les masses déracinées, le totalitarisme s’alimente de leurs frustrations et de leurs envies, leur fournissant un système de croyances, d’hommes à vénérer et à haïr ainsi que des rites garantissant leur salut[3]. »

Par contraste, Schlesinger apprécie le libéralisme en tant qu’idéologie politique puisqu’il permet de maximiser la diversité sociale et la liberté de pensée. Selon sa propre perception, les libéraux sont « responsables » : prêts à faire les choix difficiles tout en étant conscients que les problèmes de la société ne peuvent pas se résoudre uniquement par de bonnes intentions et, par conséquent, concentrant leurs efforts pour atteindre des réformes réalisables, se contentant de changements graduels s’il le faut. Puisque les libéraux ne possèdent pas de modèles fixes, ils sont capables de s’adapter aux circonstances et de s’ouvrir à de nouvelles idées. Tel Reinhold Niebuhr, qu’il considère comme un mentor intellectuel, Schlesinger préfère le libéralisme à toute autre idéologie, à cause de son aspect pragmatique. Schlesinger appuie des réformes du même type que celles adoptées sous le New Deal, précisément pour les mêmes raisons pour lesquelles les libéraux des années 1930 les critiquaient : elles avaient une portée limitée, pratiquaient une politique opportuniste, et manquaient de clarté idéologique et structurelle. « Les hommes issus de la tradition de Dewey-Veblen avaient tendance à voir les New Dealers comme des improvisateurs et des opportunistes… [mais] si le pragmatisme et les mesures opportunistes du New Deal furent a priori considérés comme ses pires vices, ceux-ci en vinrent à être considérés comme ses plus grandes vertus[4]. » Contrairement aux hommes de la tradition initiée par John Dewey et Thorstein Veblen, qui considéraient que les réformes n’étaient viables que si elles étaient concoctées par des experts et avaient des objectifs à long terme, Schlesinger affirme que la fluidité du projet des New Dealers leur permit d’expérimenter par des politiques audacieuses prenant en compte l’ensemble des conditions propres à chaque situation, et d’ajuster ces politiques ou de les abandonner lorsque ces dernières s’avérèrent inefficaces.

C’est la « Tory democracy » de Schlesinger – sa conviction du rôle primordial que doit jouer le gouvernement dans l’adoption de réformes sociales – qui le distingue des autres libéraux. Même si Niebuhr, par exemple, estime que la démocratie libérale est la meilleure manière de protéger le bien commun et de restreindre l’égoïsme individuel, puisqu’elle oblige les individus à travailler ensemble et à chercher le compromis, il est toutefois méfiant envers la concentration des pouvoirs chez le gouvernement au détriment de la population, et sceptique envers la capacité des lois à effectuer un véritable changement social. Par contraste, la foi de Schlesinger dans la capacité du gouvernement (notamment fédéral) de changer la société de façon positive est beaucoup plus forte : « La croissance du pouvoir central en ce siècle, loin d’écraser le simple citoyen, a fait en sorte de donner plus de pouvoirs à une majorité d’individus – les travailleurs, les Noirs, les minorités ethniques et même les intellectuels[5] ».

Pour Schlesinger, la raison d’être du gouvernement est de devenir l’instrument de la volonté démocratique du peuple, contre les intérêts privés. Comme mentionné dans The Age of Jackson (1945), l’oeuvre qui l’a rendu célèbre : « Le Gouvernement doit agir ; il ne peut se reposer sur ses lauriers… La question cruciale n’est pas : y a-t-il “trop” de gouvernement, mais plutôt : est-ce que le gouvernement favorise davantage les intérêts d’un seul groupe ?[6] » Dans les années 1930 et 1940, Schlesinger soutient le projet de création d’un État-providence et encourage l’organisation des travailleurs comme moyen de combattre l’exploitation économique. Dans les années 1950, sous l’influence de l’économiste et penseur libéral John Kenneth Galbraith, Schlesinger soutient que la pauvreté n’est plus un problème majeur aux États-Unis, et que conséquemment, les libéraux doivent passer d’une approche « quantitative » à une approche « qualitative », tout en se concentrant sur d’autres enjeux comme l’éducation et le développement des infrastructures[7].

Ainsi, Schlesinger a une vision du changement social extrêmement étatisée. Il affirme que la démocratie est fondée sur l’expression des besoins de la population, auxquels le gouvernement doit répondre. Le rôle du peuple se limite ainsi à son pouvoir électoral : atteindre la réforme par l’élection de chefs sages, plus que par l’action individuelle. Certes, Schlesinger ne partage pas complètement la peur des mouvements de masse, répandue dans les années 1950, et qui tourmente ses collègues tels que Richard Hofstadter et Daniel Bell. Cependant, il remet en question l’utilité des mouvements populaires, et se plaint que trop de libéraux assistent à leurs assemblées et à leurs marches politiques uniquement pour démontrer leur pureté morale au lieu d’essayer de trouver des solutions reposant sur le compromis. Non seulement Schlesinger favorise le gouvernement en tant que seul agent capable d’effectuer un changement social, mais sa conception de la réforme sociale va du haut vers le bas, puisqu’il prétend que son efficacité dépend de la volonté individuelle du président, dont les qualités sont indispensables pour effectuer une telle entreprise. Ainsi, quand Schlesinger annonce en 1960 sa démission en tant que professeur d’histoire à l’Université Harvard pour rejoindre l’administration Kennedy, il manifeste et justifie son désir d’être un acteur de changement dans l’histoire aussi bien qu’un observateur. Grand admirateur de John et Robert Kennedy, il devient de fait leur principal biographe et apologiste après leur mort[8].

Les théories politiques de Schlesinger ont fréquemment été remises en question autant par la gauche que par la droite. Par exemple, des écrivains de la « génération de 1968 », tels Michael Wrezin, Christopher Lasch, Garry Wills et Jesse Lemisch, traitèrent le libéralisme de Schlesinger d’antidémocratique, à la fois parce qu’il rejetait toute forme de mobilisation citoyenne hors du cadre politico-gouvernemental, mais aussi parce que son libéralisme encourageait le renforcement de l’autorité centrale. Plutôt que de lutter pour la liberté et la diversité face à l’oppression du totalitarisme, argumentèrent-ils, Schlesinger valorisait le statu quo. Les critiques de Schlesinger citèrent ses commentaires relatifs aux relations raciales durant l’après-guerre pour prouver sa naïveté et son indifférence aux problèmes majeurs de la vie des Américains[9]. Plus récemment, l’historien Steven Gillon argumenta que le tempérament « pragmatique » de Schlesinger et des libéraux de l’ADA, qui les incitait à concentrer leurs efforts sur la voie législative pour atteindre leurs fins et qui, par la même occasion, les rapprochait de la ligne du Parti démocrate, limitait leur capacité de dissidence[10]. En fait, Schlesinger était davantage impliqué dans les enjeux raciaux et plus subtil dans son approche que plusieurs de ses détracteurs le prétendirent. Tout de même, l’existence de ces critiques suggère qu’un examen détaillé de sa philosophie raciale est pertinent pour comprendre son libéralisme.

La question raciale selon le libéralisme de Schlesinger

Jusqu’à un certain point, il est nécessaire de lire à rebours pour comprendre la position de Schlesinger sur la lutte pour mettre fin à la discrimination raciale. Jusqu’au début des années 1960, son intérêt pour ce sujet « demeurait plus une question de principe intellectuel ou politique abstrait plutôt qu’un enjeu de haute importance[11] ». Il parle alors avec passion, plus en privé qu’en public, de la nécessité de réformes, mais son analyse du problème racial reste dans l’ensemble superficielle. Il faut attendre 1965, bien après sa fervente adhésion au mouvement des Droits civiques, pour que Schlesinger présente une thèse élaborée sur les relations raciales.

La discrimination raciale est un sujet qui attire l’attention de Schlesinger depuis sa jeunesse. Son père, l’historien Arthur Schlesinger Sr., était un libéral radical qui avait contribué à la fondation du Journal of Negro History. Indubitablement, à titre d’historien, Schlesinger Jr. considère l’inégalité raciale comme un legs de l’esclavage. Lorsque le sujet est soulevé, il n’hésite pas à citer ou paraphraser la description de l’esclavage faite par John Quincy Adams comme étant « la grande et immonde tache sur l’union[12] ». La discrimination, héritée de l’esclavage, n’est pas seulement immorale ; elle représente une menace pour la démocratie, ainsi qu’une négation du concept d’égalité[13]. Tel Niebuhr, Schlesinger considère que la discrimination a pour racine la « fierté raciale », sorte de sentiment de supériorité biologique. Les Américains blancs, qui idolâtrent la notion d’égalité, ont « collaboré dans la déshumanisation du dixième de la population restante – et cela sans arrière ou même avant pensée » grâce à la conviction enracinée dans leurs esprits du statut inférieur des Noirs, « une pensée renforcée par l’incapacité des institutions – telles que l’Église, l’université, le gouvernement et les entreprises – à vivre en accord avec leurs idéaux[14] ».

Pour Schlesinger, à ce moment-là, les droits de la minorité ne sont qu’une partie d’un problème plus large de libertés civiques, qu’il considère comme étant l’une des « difficultés les plus impérieuses sur le plan national[15] ». Dans une déclaration politique que Schlesinger a rédigée pour l’ADA en 1950, il affirme que

nous considérons que le traitement des Noirs aux États-Unis représente une des taches les plus dégradantes sur nos prétentions démocratiques. Bien que nous reconnaissions que ce problème tire son origine de causes intrinsèquement sociales et psychologiques, nous croyons que la seule manière pour notre société d’agir décemment serait de lancer un mouvement favorable à l’abolition de la discrimination sous toutes ses formes[16].

Sa manière d’envisager la lutte pour l’égalité raciale se cantonne toujours au rôle seul que le gouvernement devait jouer. Schlesinger souligne qu’une des causes de la discrimination raciale dans le passé était la « vision étroite qu’avaient les contemporains du système fédéral », ce qui avait empêché le gouvernement fédéral d’intervenir pour protéger les libertés civiques des Noirs. Inversement, l’expansion des pouvoirs du gouvernement fédéral pourrait ultimement mettre fin aux pratiques antidémocratiques envers les Noirs et les autres groupes ethniques. Alors que Schlesinger reconnaît que le New Deal n’a pas accompli de grandes mesures pour les droits des Noirs, il soutient que les libéraux oeuvrant au sein du gouvernement ont non seulement franchi les premières étapes importantes vers de futures réformes, mais aussi que leurs efforts ont donné espoir aux minorités, permettant à ces dernières de s’organiser et de lutter pour l’égalité des droits.

En tant que fervent admirateur du sociologue suédois Gunnar Myrdal – dont l’étude novatrice, An American Dilemma, publiée en 1944, imaginait un plan d’action afin de rompre le « cercle vicieux » de la discrimination et des préjugés – Schlesinger prend pour acquis que le gouvernement brisera un jour l’isolement des Noirs[17]. Une fois les Noirs intégrés à la société américaine, la majorité blanche s’acclimatera au principe d’égalité, et le racisme se dissipera[18]. « Bien que nous ne soyons pas en mesure de réparer les dommages par la force de la loi, rappelle-t-il, seule elle, en tant qu’élément essentiel du projet d’éducation, peut mettre fin aux préjugés[19]. »

Une telle confiance dans l’action fédérale mène à une contradiction dans la pensée de Schlesinger. Alors que l’historien encourage passionnément toute action relative à la question des droits civiques, qui selon lui est l’enjeu de politique intérieure le plus important de la période d’après-guerre, sa vision de la réforme ne s’applique que du « sommet vers la base de la société ». Qui plus est, l’auteur adopte une attitude complaisante et passive envers le mécanisme du changement. Fidèle à sa philosophie pragmatique, Schlesinger appuie des réformes opportunistes, « responsables » et graduelles. L’accent mis sur une réforme « responsable » signifie que la reconnaissance des droits fondamentaux devait dépendre d’un processus s’appuyant sur « le train-train politique habituel ». Schlesinger espère de fait qu’un président réformateur et actif inspirerait le Congrès à adopter de nouvelles mesures et à les exécuter. Le parti pris de Schlesinger pour le fédéralisme l’empêche d’expliquer, d’une part, pourquoi le Congrès, entre les mains d’hommes blancs du Sud, était l’institution la moins active sur la question des droits civiques, et d’autre part, les raisons de l’impotence du pouvoir exécutif (même lorsque l’administration est encline à encourager le changement). Il faut aussi noter que sa notion de leadership moral est boiteuse. « Si nous pouvons communiquer notre inquiétude », mentionnait-il à Stevenson, en privé, durant la campagne présidentielle de 1956, « nous pouvons alors rester aussi flexibles que nous le voulons sur n’importe quelle question[20] ». Bien qu’exprimé dans un contexte politique spécifique, ce commentaire résume bien la pensée de Schlesinger. Ainsi, pendant longtemps, il ne percevait pas les succès des Noirs dans la lutte pour l’égalité raciale ou encore leur frustration. Schlesinger confessa plus tard que les libéraux « reconnaissaient que les injustices historiques devaient prendre fin, mais ils croyaient qu’un processus soutenu et rationnel de changement s’échelonnant sur une période de plusieurs années suffirait à satisfaire les victimes de l’injustice et à contenir leur révolution naissante[21] ».

Les premiers contacts de Schlesinger avec le mouvement des Droits civiques

Schlesinger s’intéresse à la question de l’égalité raciale durant la Seconde Guerre mondiale. Ayant grandi dans un milieu libéral, il n’est pas exposé au racisme ouvert durant ses jeunes années et est conséquemment choqué par les conditions oppressives que subissent les Noirs dans les villes du Sud qu’il visite durant la guerre, alors qu’il occupe le poste d’inspecteur de l’Office of War Information. Cette expérience a marqué Schlesinger au point de le pousser à se prononcer occasionnellement dans les premières années d’après-guerre sur la nécessité de mettre fin à « cet esprit d’amertume et de désespoir qui habite facilement un Noir en Amérique[22] ».

En 1949, Schlesinger a inclus une section sur les droits civiques dans le chapitre sur les libertés civiques dans son ouvrage The Vital Center. De manière caractéristique, il y présente le problème en termes génériques :

Le péché que représente la fierté raciale demeure un des problèmes les plus graves de la conscience américaine. Nous ne pouvons tenter d’éviter ce défi sans renoncer à nos plus hautes prétentions morales… Il peut paraître stupide de penser que nous pouvons transformer les voies d’antan et effacer le racisme du jour au lendemain, mais il encore plus stupide de ne pas s’attaquer sans relâche à toute forme de discrimination raciale[23].

Cependant, Schlesinger exprime dans ces mêmes pages un optimisme exagéré quant au potentiel de la réforme. Il affirme que le President’s Committee on Civil Rights, lancé par le président Truman, a préparé un rapport « clair et éloquent » qui résume le problème et propose les solutions appropriées. Schlesinger souligne avec confiance que « la plupart des Américains acceptent, au moins en principe », les recommandations de ce rapport, donnant comme preuve de cette affirmation la réélection de Truman, qui a appuyé la plateforme politique du parti axée sur les droits civiques. De plus, le fait que Truman avait devancé Strom Thurmond, un candidat ségrégationniste issu d’un troisième parti, dans plusieurs États sudistes, « suggère que le Sud, dans sa globalité, accepte les objectifs légitimes du programme pour les droits civiques, même s’il existe des réserves sérieuses et compréhensibles quant à la durée et la méthode d’application du programme[24] ».

L’optimisme de Schlesinger trahit une foi naïve dans la raison humaine, dont il aurait, sous d’autres circonstances, critiqué le caractère émotionnel. Pourquoi fut-il un si piètre juge de la mentalité sudiste et du sentiment réformateur au niveau national ? Il supposait que si un président pouvait se faire élire sur une plateforme politique réformatrice, il serait en mesure de réaliser ses projets et d’aller encore plus loin. Schlesinger ignorait les réalités de l’élection de 1948. Les sudistes refusant de perdre leur pouvoir en quittant le Parti démocrate avaient fini par appuyer le candidat à la présidence, investi par le Parti. Pourtant, les législateurs sudistes restaient majoritairement opposés aux droits civiques, et persistaient à bloquer la voie vers les réformes. Il n’existait pas de forces suffisantes au Congrès pour faire contrepoids et amorcer un changement. De plus, la réception positive du rapport de la Commission des Droits civiques, ainsi qu’à la déségrégation des forces armées, avaient engendré un excès de confiance chez Schlesinger quant à l’obtention de gains sur le plan symbolique qui tendaient à présager (sans s’y substituer) une action généralisée.

Au cours des années suivantes, l’opinion de Schlesinger sur la question des droits civiques a été dominée par son engagement anticommuniste. En effet, comme le souligne l’historien Gerald Horne, Schlesinger affirme dans un article de la revue Life, paru en 1946, que les communistes ont « plongé leurs griffes dans le N [ational] A [ssociation for the] A [dvancement of] C [olored] P [eople] ». Les commentaires de Schlesinger paralysent alors l’organisation en encourageant les opposants à l’égalité à discréditer le mouvement des Droits civiques comme étant communiste[25]. Bien que Schlesinger, pour sa part, n’ait pas abandonné sa foi en l’égalité raciale, ses écrits sur la question raciale en 1950 présentent l’enjeu en des termes similaires à ceux relatifs à la Guerre froide[26]. Néanmoins, Schlesinger désire placer la libération des Noirs au même niveau que la cause du monde libre. Dans The Vital Center, il affirme qu’il est essentiel d’agir sur la question de la race afin que les communistes ne puissent s’en servir à leur avantage. Même si certains de ses membres sont « des individus respectables », il décrit le Parti communiste comme davantage intéressé par la question raciale afin d’affaiblir la société américaine[27].

Schlesinger place la question des relations raciales au centre de sa critique du communisme lors d’un discours – qu’il a publié par la suite – prononcé devant le NAACP du Massachusetts en juin 1950. Il suggère alors que l’existence de la discrimination raciale est imputable à la société industrielle du XIXe siècle (tout en négligeant de mentionner l’esclavage, l’héritage raciste, etc.). Le capitalisme du « laisser-faire » a échoué dans sa promesse de libéralisation de la société, par l’exclusion d’un groupe basée sur la race et la classe sociale. « Finalement, les inquiétudes laissées pour compte en venaient à faire de la liberté même une source d’anxiété. Abandonnés, désespérés, effrayés, plusieurs individus en venaient à associer la liberté avec l’insécurité, l’oppression et la discrimination. » Ces individus se sont tournés vers l’Union soviétique, qui leur promet faussement la tolérance envers les minorités. Ainsi, Schlesinger souligne que l’aboutissement de l’égalité est la seule défense à long terme que le monde libre possède contre le communisme : « Voilà pourquoi le programme sur les droits civiques est une partie essentielle non seulement de notre politique intérieure, mais aussi de notre politique étrangère et de notre existence morale[28]. » Les Américains ont la responsabilité d’accueillir les minorités afin d’être en mesure de se protéger et de maintenir leur rôle de figure de proue au niveau global. Schlesinger soutient que, puisque les communistes s’opposent à la liberté, ces derniers sont menacés par la diversité, et donc, répriment les minorités ethniques. Schlesinger s’entête cependant à n’encourager que l’action législative provenant du Congrès, alors qu’il admet que les progrès effectués par le mouvement des Droits civiques furent réalisés par le biais d’actions exécutives et judiciaires : « Nous espérons que nos politiciens montreront un peu plus de dévotion envers leurs promesses électorales sur des enjeux tels que le FEPC [Fair Employment Practice Committee]. Si nous continuons notre lutte, toutefois, le FEPC se concrétisera, ainsi que le reste du programme sur les droits civiques[29]. »

Dans son oeuvre historique populaire, Schlesinger fait un autre lien, plus subtil, entre l’obtention de la liberté pour les Noirs et l’anticommunisme. Fervent partisan de l’étude du passé pour la compréhension du présent, Schlesinger est accusé, notamment par Marcus Cunliffe, de « voter pour Roosevelt » alors que l’historien place le New Deal au sein d’une tradition libérale historique, dans son ouvrage The Age of Jackson[30]. Dans un article de 1949 du journal intellectuel Partisan Review sur la Guerre de Sécession, Schlesinger accuse les historiens révisionnistes, qui minimisent la gravité de l’empreinte historique de l’esclavage et prétendent que ce dernier aurait pu être aboli pacifiquement, d’être trop sentimentaux et incapables de faire des choix moraux difficiles, mais nécessaires : « Les grands conflits sont généralement peu nombreux puisqu’il existe peu de phénomènes historiques qui méritent d’être qualifiés d’intrinsèquement mauvais par leur nature… l’asservissement humain est un des rares phénomènes historiques méritant cette qualification[31]. » Bien que l’intention de Schlesinger soit sans aucun doute d’alerter les libéraux quant à la nécessité d’un engagement ferme, voire d’actions définitives pour contrer la menace communiste, il désire défendre l’abolitionnisme (et ainsi réfuter les arguments des révisionnistes, dont il expose les opinions racistes) et de faire de la question de la libération des Noirs un enjeu moral central de l’histoire américaine. L’historien Melvin Drimmer souligne que la pensée de Schlesinger représente une affirmation prophétique du « credo des activistes du mouvement des Droits civiques une décennie avant leur temps », qui entraîna une remise en question de l’interprétation de l’esclavage ainsi que du rôle des Noirs dans l’histoire américaine[32].

Schlesinger et le gradualisme pendant les années 1950

Après l’excitation provoquée par les premières années de la Guerre froide, Schlesinger n’a émis aucun commentaire public sur les relations raciales, à quelques exceptions près, jusqu’au milieu des années 1950. Par exemple, il n’a accordé presque aucune attention, même superficielle, au mouvement des Droits civiques de 1950 à 1954, que ce soit dans ses oeuvres historiques ou encore dans sa colonne dominicale « News of the Week », publiée dans le The New York Post. Un autre exemple est celui de ses adieux à la fin de l’administration Truman ; Schlesinger estime que le programme présidentiel sur les droits civiques a « lancé une nouvelle et splendide offensive pour la réalisation la plus complète de notre démocratie américaine[33] ». En tant que conseiller et rédacteur de discours pour le candidat présidentiel démocrate Adlai Stevenson, il encourage en privé l’adoption d’une position plus ferme quant à la question des droits civiques. En même temps, il exprime sa frustration lorsque Stevenson semble au compromis dans le but de courtiser des « néo-confédérés », geste que Schlesinger définit comme « un gaspillage des éléments mêmes qui ont rendu sa campagne prometteuse[34] ». Toutefois, sa frustration ne se reflète pas à travers ses ouvrages intellectuels et son activisme.

La décision de la Cour Suprême dans Brown v. Board of Education en 1954 suscite chez Schlesinger un regain d’intérêt pour les relations raciales. Sa réaction immédiate est empreinte d’exaltation. Dans « News of the Week », Schlesinger estime que cette décision, par sa remarquable clarté, sa concision et son caractère consensuel, est un exemple d’une grande action du pouvoir judiciaire et du rôle créateur que pouvait jouer l’interprétation constitutionnelle[35]. Schlesinger prévient que la décision incitera les chefs du Nord comme du Sud « à faire preuve de responsabilité et de retenue », surtout ceux du Nord, qui devront reconnaître les « vraies difficultés d’application afin de donner aux sudistes plus de flexibilité dans leur tentative de sortir des traditions enracinées dans le préjudice et l’émotion ». Encore une fois, comme à l’occasion des élections de 1948, Schlesinger manifeste sa confiance envers les masses de sudistes qui, en dépit du mécontentement découlant des problèmes de transition, accepteront dans leur coeur la justesse morale de cette décision[36]. Sa joie et sa confiance envers l’arrêt de la Cour se sont, cependant, métamorphosées rapidement en anxiété en observant la campagne de résistance massive lancée par les sudistes ségrégationnistes. Cette résistance a profondément ébranlé sa foi dans le progrès accompli par la campagne de déségrégation. En 1956, il opine en privé que seul le leadership du président Eisenhower pouvait désamorcer « la pire situation intérieure » depuis des années, tout en se plaignant de l’inaction présidentielle[37].

L’année suivante, Schlesinger accepte d’écrire l’introduction à une étude journalistique de la résistance sudiste, The Deep South Says Never, rédigée par son collègue John Bartlow Martin. Ce dernier a demandé à Schlesinger d’exprimer les conclusions qu’ils partageaient, mais que l’auteur ne pouvait s’attribuer, car le « reporter objectif » ne peut se citer lui-même. Ces conclusions affirment que libéraux du Nord devraient travailler d’arrache-pied le succès de la déségrégation au Sud[38]. Bien que l’introduction écrite par Schlesinger affirme que l’intégration était « une nécessité morale et civique », il prend ses distances avec la cause Brown par souci de pragmatisme, à l’instar de Niebuhr avant lui. Schlesinger suggère que la décision a outré le Sud, et par la même occasion, détruit toute chance de succès non seulement pour favoriser l’intégration scolaire, mais aussi quant à la réalisation d’autres objectifs importants tel que le droit de vote des Noirs : « Rétrospectivement, nous sommes en droit de nous demander si l’approche fabienne de la Cour sous Vinson – dont les actions ont cherché à maintenir une interprétation stricte de la doctrine du “séparé, mais égal” au lieu d’essayer d’y mettre fin – n’aurait pas été plus efficace[39] ». Cependant, Schlesinger soutient que le dommage principal est causé par le retard dans l’exécution de la décision : une fois l’arrêt rendu, la Cour aurait dû le mettre en oeuvre immédiatement avant qu’une résistance ne se cristallise.

Il reste une distinction supplémentaire à établir : Niebuhr, qui parlait de la nécessité pour les libéraux du Nord de faire preuve d’humilité et d’éviter de porter des jugements moraux trop lourds envers le Sud, faisait preuve implicitement d’un parti pris pour les sudistes[40]. Schlesinger était, pour sa part, clairement du côté des droits civiques. Bien qu’il atteste de la bonté des sudistes blancs et qu’il estime qu’il faut se garder de les mépriser, mais plutôt de comprendre leur situation, Schlesinger nuance ces propos en introduisant plusieurs exemples démontrant l’échec des ségrégationnistes d’avoir fait de même pour les Noirs.

Afin de résoudre le problème, Schlesinger en appelle à la sagesse, déplorant « le pharisaïsme et son aboutissement qu’est la haine féroce ». L’historien recommande aux Noirs de se tourner vers la question du suffrage puisque cette dernière provoquerait moins de controverse. Schlesinger explique plus tard le raisonnement derrière une telle concession :

Le droit de vote des Noirs n’éveillait pas d’anxiétés sociales et sexuelles, et les sudistes blancs ne pouvaient pas s’opposer au droit de vote de leurs concitoyens noirs avec la même ferveur morale qu’ils manifestaient quant à l’intégration et la mixité des races dans les écoles. L’accentuation sur la question du droit de vote était en somme la meilleure option pour obtenir l’approbation intellectuelle des sudistes blancs[41].

Enfin, le droit de vote est le catalyseur de la réforme démocratique : « Une fois le droit de vote assuré, il est fort probable que les processus démocratiques catalysent d’autres réformes[42]. »

La crise de Little Rock, en dépit de l’apparente victoire de l’intégration scolaire, a renforcé l’opinion de Schlesinger. Peu après l’incident, il écrit en privé :

J’en déduis que les cours de justice ont promptement et efficacement mis fin au processus d’intégration dans les écoles – que les récentes décisions ont démontré que l’utilisation de la violence par le Sud sera infailliblement en mesure de suspendre les efforts d’intégration. La seule réponse à la violence, maintenant que cette dernière a démontré ses capacités de succès, semblerait être l’occupation fédérale. Toutefois, cette option est irréaliste et improbable au niveau politique, et aggraverait plus la cause des droits civiques, qu’elle ne la servirait[43].

Schlesinger suggéra alors que les activistes des droits civiques abandonnent les actions légales pour déségréguer les écoles, en se concentrant sur l’obtention du droit de vote. Une fois celui-ci obtenu, il pavera le chemin vers l’intégration scolaire et d’autres réformes. L’historien omet de faire allusion aux Civil Rights Acts adoptés par le Congrès en 1957 et en 1960, lesquels promettaient de protéger le droit de vote, tout en restant somme toute faibles et inefficaces.

Schlesinger et le Mouvement de libération des Noirs

Schlesinger a correctement souligné l’incapacité du gouvernement d’imposer l’intégration raciale dans les écoles. Néanmoins, sa foi néoradicale républicaine voulant que l’obtention du suffrage pour les Noirs du Sud fasse disparaître l’opposition à l’égalité (une foi partagée par plusieurs leaders noirs de l’époque tel Martin Luther King Jr.) reflète sa prédisposition tory. Son ami Joe Rauh, chef de l’ADA, objectait qu’un recul perceptible dans la lutte entraînerait non seulement un regain d’intransigeance de la part du Sud sur les questions du droit de vote et de l’intégration scolaire, mais aussi qu’il n’y avait aucun élément permettant d’affirmer que le vote des Noirs du Sud serait aussi unifié et efficace que celui des Noirs du Nord[44].

Pire, la fixation de Schlesinger sur la politique partisane le rend incapable de concevoir d’autres approches pour obtenir des réformes pour les Afro-Américains que celle de faire campagne en faveur de la victoire démocrate en 1960. Bien qu’il considère Martin Luther King comme étant « à présent l’un des plus grands bienfaiteurs de la République[45]», puisque contrairement aux sudistes blancs, King incitait ses partisans à ne pas sombrer dans la haine, Schlesinger passe sous silence les succès de la campagne de boycott des bus de Montgomery, à l’origine de changements importants sur la question raciale. En effet, les mouvements de protestation pacifiques sont ignorés par Schlesinger durant les années suivantes.

Dans un premier temps, ce dernier réaffirme ses opinions sur la question raciale, où une certaine influence des mouvements contestataires est néanmoins perceptible dans son travail. En 1959, il souligne ainsi dans une étude sur la Guerre de Sécession que maintenant, comme ce fut le cas auparavant, « la présence de la minorité noire demeure “l’épreuve fondamentale de cette démocratie”[46] ». En 1960, Schlesinger publie The Politics of Upheaval, le dernier volume de la trilogie sur Roosevelt. C’est dans ce troisième volume que Schlesinger inclut pour la première fois une section sur les Noirs. En observant l’éclosion du mouvement des sit-in, Schlesinger décrit la réaction de la minorité noire face à l’injustice des événements de Scottsboro en 1931 comme étant un mélange de « combativité et… de désespoir », ce qui « avait renforcé la détermination des Noirs de se battre pour leurs droits[47]. »

Parallèlement, Schlesinger ne fait pas référence à ces protestations pacifiques dans ses écrits politiques. Le mouvement des sit-in et les Freedom Rides de 1960-1961 n’ont pas réussi à le faire changer d’opinion[48]. Tout au long de 1960, Schlesinger a activement participé à la campagne de John F. Kennedy. En plus de participer à la rédaction de ses discours et de participer à la recherche d’appuis politiques, Schlesinger écrit un livre sur la campagne, Kennedy or Nixon : Does it Make Any Difference ? Les droits civils, en dépit de l’affirmation de Schlesinger, n’ont pas été débattus dans les médias et ne font pas partie de son ouvrage sur la campagne.

Schlesinger à la Maison-Blanche sous Kennedy

Peu après la victoire de John F. Kennedy aux élections présidentielles de 1960, le nouveau président choisit Schlesinger comme conseiller spécial à la Maison-Blanche. Ainsi, entre 1961 et 1963, il devient membre de l’équipe du président au moment où la question raciale devient un enjeu dominant pour la société américaine. Bien qu’il consacre à la question des droits civiques une partie du temps qu’il passe à la Maison-Blanche, ses commentaires publics (à l’exception de quelques comptes rendus de films dans la revue Show) restent peu nombreux, et Schlesinger demeure largement absent du débat public sur cet enjeu. Néanmoins, les événements de cette période vont provoquer un changement drastique de l’opinion de Schlesinger sur la question raciale, passant d’une approche légaliste et prudente basée sur l’action gouvernementale, à un fervent appui de l’approche activiste du mouvement des Droits civiques. L’examen de plusieurs ébauches de discours et de correspondances privées vient soutenir le constat d’un tel changement, même si ni ces discours ni ces correspondances ne peuvent être considérés comme des contributions au débat public[49].

Il n’y a aucune preuve attestant de la contribution de Schlesinger à la question des droits civiques durant les 18 premiers mois de l’administration Kennedy. Qui plus est, il n’existe que peu de traces de sa réaction aux événements du mouvement des Droits civiques en 1961 et 1962, tel que les Freedom Rides, l’admission de James Meredith à l’Université du Mississippi, ou concernant la réponse de l’administration. Seul un brouillon du discours de Kennedy pour souligner le centenaire de la Proclamation d’émancipation vient nous donner une première information relative à l’évolution de la position de Schlesinger sur le mouvement des Droits civiques. Son message soulève alors l’urgente nécessité d’atteindre une justice raciale. Bien que Schlesinger semble indiquer que le changement viendra principalement par le biais de l’action gouvernementale, son message souligne que la persévérance et les efforts paisibles des Noirs représentent des contributions déterminantes à la victoire, sans toutefois percevoir le Mouvement comme un élément essentiel :

Il n’y a pas de moment plus impressionnant dans notre histoire que celui au cours duquel nos concitoyens noirs cherchèrent à avoir accès à une meilleure éducation pour eux-mêmes et pour leurs enfants, à construire de meilleures maisons et de meilleures écoles, à créer leurs propres opportunités économiques, à assurer l’expansion de la presse, à contribuer aux beaux-arts et renforcer leurs raisons d’être en tant que peuple.

En dépit du soutien apporté par plusieurs Blancs, « l’effort essentiel, la principale lutte, avait pris source au sein de la communauté noire[50]. »

Trois mois plus tard, dans une ébauche d’un autre discours sur la Proclamation d’émancipation, Schlesinger réitère son appui envers l’action fédérale, louangeant cette fois-ci les activistes du mouvement des Droits civiques :

Les hommes et les femmes ne décident pas de faire face à autant d’hostilité et de danger pour de simples raisons légales ou par opportunisme. Ils font ce choix par volonté de défendre la dignité humaine… Ils poursuivent cette lutte non pas pour eux-mêmes, mais pour les principes sur lesquels ce pays fut fondé[51].

L’attitude de Schlesinger se reflète aussi dans un article publié à la même époque dans le journal britannique de gauche New Statesman (dans lequel il trouva même quelque chose de positif à dire au sujet du mouvement étudiant) :

Le travail le plus important de la gauche américaine, par exemple, s’effectue au nom de la lutte pour les droits égaux aux États-Unis. La gauche est au meilleur d’elle-même lorsqu’elle soutient les efforts de Martin Luther King et des Freedom Riders – ainsi que le procureur général des États-Unis – dans la lutte pour assurer à tous les Américains leurs droits fondamentaux en tant que citoyens[52].

1963 : Le moment décisif

Dès le milieu de l’année 1963, Schlesinger est complètement gagné par le Mouvement et le courage de ses adhérents. Il a abandonné ses anciennes convictions quant à la priorité du droit de vote sur l’action directe visant à l’intégration. Assigné à l’écriture de messages de soutien pour les manifestants pacifiques à Birmingham, Schlesinger rédige un texte critiquant l’idée « gradualiste » que le quatorzième amendement constitutionnel garantissant la citoyenneté et le droit de vote entraînerait de lui-même l’égalité : « [Nous] devons nous souvenir que la lutte pour l’égalité ne représente pas une fin en soi. Elle est plutôt un moyen par lequel les Afro-Américains peuvent acquérir le droit de participer de manière égalitaire à notre société, et à travers une telle participation, puissent s’accomplir individuellement[53]. » Même si Schlesinger admet (implicitement) son erreur passée sur le sujet, il exprime son impatience face la résistance aux réformes modérées et à l’indifférence de la majorité. En juin 1963, lors d’un rare discours public, Schlesinger critique fermement les Américains blancs pour leur inaction répétitive face au « problème national » que sont les relations raciales. Ses paroles directes contrastent fortement avec son optimisme traditionnel quant à la bonté américaine :

Le fait que les Afro-Américains aient dû prendre les devants pour nous rendre à la hauteur de nos engagements et idéaux nationaux constitue un grief persistant envers la frange blanche de la population. De même, leur courage et leur résolution nous ont amenés à faire face à notre propre conscience – et de reconnaître le chemin que nous devons parcourir avant que notre société puisse se féliciter d’être à la hauteur des idéaux de justice et de liberté que nous promouvons[54].

Il est immensément satisfait du discours « éloquent » du président Kennedy sur les droits civiques de juin 1963 (qu’il a, selon la légende, aidé à rédiger). Tout en le considérant comme étant le meilleur discours de l’administration, il admet cependant qu’il ne s’agit que d’un prélude à « l’action de tous les citoyens non seulement dans leur propre communauté, mais dans leur propre coeur[55]. »

Schlesinger est galvanisé par la campagne historique et décisive des droits civiques à Birmingham. Dans une lettre à son amie Mary Blanchard, il exprime son émerveillement face aux événements ayant mené à la déségrégation de l’Université d’Alabama : « Ne sont-ce pas des moments exaltants ? Je ne me souviens de rien de tel depuis l’essor des mouvements syndicaux à l’été 1937[56] ». Tel que le révèle ce commentaire, Schlesinger perçoit le Mouvement, au même titre qu’il voyait la propagation du syndicalisme durant le New Deal, comme marquant une véritable révolution démocratique :

De manière caractéristique, chaque révolution commençait par une action directe au niveau local – une avec des sit-downs et une autre avec des sit-in. Dans les deux cas, les personnes ordinaires se prenaient en charge, créant leurs propres dirigeants, affirmant leurs propres droits et devançant non pas seulement le gouvernement, mais leurs propres institutions…[57]

Selon Schlesinger, la montée spontanée du militantisme noir, véhiculant une nouvelle vision de la démocratie, est un véritable mouvement révolutionnaire. Ce mouvement a changé la donne politique, tout comme la Grande Dépression dans les années 1930. Cependant, alors que la crise des années 1930 a mené à des actions de la part des leaders syndicaux et du gouvernement du New Deal, le mouvement des Droits civiques est plus exigeant et a permis une plus grande liberté pour les Noirs en dépit d’un enthousiasme mitigé de la part du gouvernement.

L’héritage intellectuel du Mouvement

Schlesinger est accablé de chagrin à la suite de l’assassinat du président John F. Kennedy en novembre 1963. Il passe les dix-huit mois suivants à l’écriture de A Thousand Days, sa biographie/mémoire de l’Administration, passant sous silence la question des droits civiques et autres enjeux publics[58]. À cette époque, l’appréhension de Schlesinger quant à la portée révolutionnaire du Mouvement a fortement contribué à des changements dans sa philosophie politique. Bien sûr, il n’abandonne pas immédiatement l’idée de la capacité réformatrice du gouvernement. Au contraire, l’admiration pour Kennedy et la tristesse ressentie à la suite de son assassinat alimente une sorte de romantisme présidentiel, qui contraste avec son inclination pour le pragmatisme. En effet, dans une nécrologie écrite peu après l’assassinat de JFK, Schlesinger argumente (avec quelques hyperboles) que Kennedy, à travers ses actions, s’était littéralement placé en tête du mouvement des Droits civiques au moment de sa mort. « Ses actions étaient nécessaires afin de maintenir la foi en la démocratie américaine, mais aussi afin de préserver la structure de la vie américaine. Il a agi ainsi puisqu’il avait senti avec passion au fond de son coeur qu’il s’agissait de la meilleure chose à faire[59]. » Dans l’édition publiée de A Thousand Days, Schlesinger précise davantage ce point, affirmant qu’en 1963 le souci de Kennedy quant à la préservation des droits des Afro-Américains avait grandi, passant d’un intérêt abstrait à un engagement dépassant les simples considérations politiques.

De plus, Schlesinger développe aussi une nouvelle appréciation du rôle des individus et des mouvements politiques dans la recomposition de la société. « La leçon de l’expérience américaine, », telle qu’il l’exprimera quelques années plus tard,

est sûrement que, alors que les peuples luttent pour leurs droits, ils renforcent leur place dans une société pluraliste : ils se conçoivent eux-mêmes comme partie intégrante d’une race humaine plus large et résolue. De la sorte, un groupe après l’autre a revendiqué sa part de la promesse de la vie américaine, utilisant la démocratie politique pour confirmer et enrichir la culture démocratique. La liberté rend la lutte possible ; la lutte rend la liberté possible[60].

Un autre indice témoignant de sa nouvelle position provient d’une rare conférence publique donnée à l’Université du Michigan, au cours de sa période d’isolement. Schlesinger met en garde son auditoire en affirmant que la force du mouvement pour les Droits civiques est trop importante pour être contenue par les relations politiques actuelles. Les demandes des Afro-Américains doivent être traitées et soutenues dans l’optique d’éviter une catastrophe nationale. Lors d’un discours prononcé au début de 1964, après son départ de la Maison-Blanche, Schlesinger avertit que le fardeau de la protection de l’égalité des droits ne peut être relégué à une autorité locale :

Nos concitoyens noirs exigent enfin d’obtenir les droits constitutionnels qui leur sont dus – lesquels leur ont été systématiquement et cruellement refusés pendant presque un siècle. Leur patience a été exemplaire, mais celle-ci en vient à son terme… [Assigner la question des droits civiques aux autorités locales] en viendrait à contenir la vapeur à l’intérieur d’une bouilloire jusqu’au point d’explosion. Cela reviendrait à mettre en péril la structure sociale de notre nation[61].

Après la publication de A Thousand Days à la mi-1965, Schlesinger commence à émerger de son isolement volontaire. À cette époque, sous l’influence de Robert Kennedy, Schlesinger se détache du concept de réforme gouvernementale, pour favoriser une approche radicale (tout en étant démocratique) de restructuration de la société américaine. Selon cette perspective, la lutte pour l’obtention des droits des Afro-Américains est un terreau fertile favorisant un retour en force du libéralisme, la création d’une société plus juste socialement et économiquement inclusive. « Le combat pour l’obtention des droits égaux se doit d’être le coeur moral de la nouvelle coalition. Pourtant, les minorités trouveront une nouvelle voie d’inspiration et d’action au sein des institutions dotées d’une nouvelle force dans la politique américaine – et ce par-delà toutes nos églises et nos universités[62] ». Les Noirs (surtout ceux issus de la classe moyenne) pourraient utiliser ces institutions comme une porte d’entrée vers la société majoritaire, et en retour, humaniser celle-ci pour y inclure les dépossédés.

La crise de confiance de Schlesinger

Néanmoins, au moment même où il commence à concevoir les possibilités de changement progressiste rendues possibles par le mouvement de libération des Noirs en 1965-1966. Schlesinger énonce un doute qui va croissant. Premièrement, l’historien est incertain de la manière de dépasser ce qu’il perçoit dorénavant comme étant une histoire nationale perpétuellement empreinte de préjugé et de haine. La mort de Kennedy (et celle plus tard de Martin Luther King Jr et de Robert Kennedy) et la Guerre au Vietnam ont fait croître chez lui une forte inquiétude, notamment face à la tension violente au sein de la société américaine et la capacité de la démocratie à dompter les instincts violents. Jusqu’à un certain point, Schlesinger voit dans l’effondrement de l’ordre social et dans la consolidation du climat de violence un châtiment punissant la longue histoire de répression contre les Afro-Américains et les autres minorités : « Le climat actuel de défiance de la loi commença à prendre forme dans les années cinquante lorsque des terroristes blancs agressèrent et tuèrent des Noirs et des activistes du mouvement des Droits civiques[63]. » Schlesinger est incapable de concevoir comment le gouvernement pourrait maîtriser efficacement cette vague de violence. En 1966, il pointe du doigt les limites des pouvoirs du gouvernement fédéral, qui pendant les douze dernières années n’a pas réussi à favoriser plus d’intégration dans les écoles du Sud[64]. Cependant, il garde l’espoir que les Afro-Américains s’intègrent librement à la société américaine et prouvent leur valeur, tout en menant la lutte contre les politiques et les pratiques racistes : « Tant et aussi longtemps que les Afro-Américains, par exemple, restaient dociles, soumis et invisibles, l’Amérique blanche ne faisait que très peu pour leur assurer leurs droits constitutionnels. C’est l’affirmation des Noirs qui a été le principal artisan de nos progrès récents et honteusement tardifs vers l’égalité civile[65]. »

Schlesinger devient de plus en plus conscient et concerné par les problèmes engendrés par le racisme et la pauvreté au sein de la population afro-américaine, particulièrement dans le Nord, et pessimiste quant aux difficultés à surmonter une fois l’égalité formelle acquise : « Pour l’homme noir, le Nord était différent du Sud – plus de liberté, mais moins d’intention[66] ». Bien que Schlesinger soutienne le programme de lutte contre la pauvreté de la « Grande Société », il demeure pessimiste précisément parce que le gouvernement fédéral ne peut rien y faire. En même temps, il craint que l’effet des programmes pour les plus démunis, « cantonnés à un système de protection sociale humiliant », en vienne à accentuer la dépendance. En dépit de leurs intentions louables, les programmes du gouvernement ne peuvent renverser les hiérarchies sociales, pas plus qu’ils n’ont pu éliminer la suprématie blanche. Schlesinger estime, de fait, que le gouvernement ne peut jouer qu’un rôle limité dans la refonte de la société :

Ce n’est que lorsque les pauvres assumeront la direction de la lutte contre la pauvreté, comme les Noirs l’avaient fait lors de la lutte contre le racisme, que le combat contre la pauvreté prendra une ampleur plus conséquente. Nous devons espérer que notre société tiendra compte des leçons de la révolution noire et fasse ce qui est juste, et ce, assez rapidement pour prévenir la distorsion et la radicalisation démagogique, qui avait, dans une certaine mesure, pris le pas sur le mouvement des Droits civiques[67].

Malgré tout, Schlesinger défend les émeutes dans les ghettos, estimant qu’elles sont une manifestation naturelle de l’impatience des Afro-Américains, allant même jusqu’à les comparer à la Révolution américaine ainsi qu’à d’autres exemples de révoltes nécessaires pour renverser un statu quo injuste : « La violence collective, incluant les dernières émeutes dans les ghettos noirs, a souvent forcé les détenteurs du pouvoir à réparer de justes griefs. L’action des groupes extralégaux a toujours été, pour le meilleur tout comme pour le pire, une partie intégrante de la démocratie américaine[68]. »

Dans ce cadre, Schlesinger s’engage aux côtés du mouvement Black Power. Tout en demeurant philosophiquement favorable à l’intégration, il a une meilleure opinion du Black Power que la plupart de ses collègues, et il exprime son accord avec certains éléments du discours de plusieurs activistes radicaux tels Stokely Carmichael du Student Nonviolent Coordinating Committee (SNCC). Le nationalisme, affirme-t-il, est la force la plus puissante de l’histoire du XXe siècle, ainsi qu’un engin dynamique du progrès. Il est conséquemment compréhensible et même louable que les Noirs soient inspirés par les idées nationalistes. L’élément important est d’assurer que ce nationalisme demeure une force dynamique, un « nationalisme de transition qui renforce la raison d’être de la lutte des Afro-Américains, comme prélude à l’intégration » et non un « séparatisme mystique » permanent[69]. Lors de la controverse concernant le « contrôle local » des écoles par les représentants de la communauté de Ocean Hill-Brownsville à New York, Schlesinger (à l’instar de son ancien collègue de Harvard et de l’Administration Kennedy McGeorge Bundy) appuie ouvertement l’expérience :

Nous pouvons argumenter de manière convaincante et persuasive que la rhétorique actuelle de l’intégration implique une acceptation totale des valeurs blanches, ce qui est conséquemment démoralisant pour les Noirs ; et la véritable intégration restera impossible si elle n’est pas précédée par le séparatisme, car l’intégration n’aura de sens que si elle repose sur une base d’égalité raciale… En effet, il était possible d’établir un argument solide pour offrir aux Noirs leurs propres communautés, écoles, et forces de police. Dans les faits, c’est ce qui s’était produit avec les immigrants blancs autour de l’année 1900 à Boston. Les Yankees avaient décidé qu’ils laisseraient les Irlandais gouverner la ville[70].

À première vue, il est difficile de réconcilier cette position de Schlesinger, avec son attaque ultérieure contre le multiculturalisme, fameusement exprimé dans The Disuniting of America (1991). Plusieurs critiques de la polémique de Schlesinger contre le multiculturalisme, connaissant son ancien activisme, se moquèrent : « Que s’est-il passé ? » Même si la question est plutôt rhétorique et largement hors de portée de ce texte, plusieurs réponses peuvent être suggérées. D’une part, Schlesinger, comme plusieurs libéraux de sa génération, se méfie de ce qu’il considérait être un nationalisme culturel exclusif se diffusant chez les Afro-Américains et autres groupes racialisés. De la même manière, il a déploré que le mouvement féministe et les autres mouvements de protestations issus des années 1960 soient selon lui conduisent à une politique identitaire et séparatiste. Cependant, il reste fermement attaché à la primauté de la justice raciale pour réformer la société, et critique vertement les conservateurs « color blind » qu’il qualifie d’adversaires de l’égalité : « Il existe un résidu non négligeable de racisme dans l’âme américaine[71]. » Schlesinger s’oppose au multiculturalisme, qu’il voit comme un obstacle à l’ouverture de la société, tout en restant un discret mais fervent partisan des politiques de discrimination positive pour accélérer le processus de justice et d’inclusion pour les Afro-Américains[72].

Conclusion

Pour résumer, Arthur Schlesinger était pendant les premières années de l’après-guerre un apôtre de l’action gouvernementale pour l’avancement de la cause des droits civiques. En tant que partisan du pouvoir central, il était naturel pour lui d’être attiré par les idées de Gunnar Myrdal, dont les propos reflétaient une vision optimiste et centraliste du concept de réforme. Schlesinger commet cependant une erreur en se concentrant sur le gouvernement en tant que seule plateforme appropriée pour l’avancement de la cause des droits civiques, réduisant ainsi la problématique raciale à une simple question légale et de réforme législative. Il commet une plus grande erreur en intégrant les relations raciales dans le cadre de sa célébration du pragmatisme américain de la guerre froide.

Au début des années 1960, le mouvement pour les Droits civiques a largement transformé l’opinion de Schlesinger sur la question raciale. Il perçoit alors le Mouvement comme une véritable révolution sociale, qui émerge indépendamment de l’autorité politique et qui ne vise pas seulement à mettre fin à l’inégalité raciale, mais à renouveler la mission américaine d’unité dans la diversité. Sa sympathie pour les Noirs qui tentent de dissiper les structures de la peur et de la dépendance l’a poussé à adopter, pendant un certain temps, une attitude moins hostile et plus complexe à l’encontre du nationalisme noir que la plupart de ses collègues blancs. En même temps, le Mouvement l’a rendu plus conscient des préjugés des Blancs, ainsi que de la haine et de l’isolement ressentis par la communauté noire. Conséquemment, au milieu des années 1960, il a exprimé un pessimisme croissant quant à la lutte contre le racisme et la pauvreté chez les Noirs. La lâcheté et la complaisance dont faisaient preuve l’Amérique blanche et le gouvernement face à l’héroïsme des Noirs l’ont profondément ému, au point de l’avoir radicalisé. Sous l’influence du Mouvement et de l’opposition à la Guerre au Vietnam, ainsi que par sa présence aux côtés de Robert Kennedy, Schlesinger remet en question son attachement à l’action gouvernementale, pour adopter une position d’opposition mesurée contre la politique officielle du gouvernement. De plus, l’historien commence alors à soutenir davantage les mouvements populaires. Bien qu’il demeure une figure importante du milieu politique et qu’il a retiré par la suite son appui aux militants afro-américains, son lien avec le Mouvement et sa lutte pour les dépossédés lui ont peut-être permis de maintenir une préoccupation pour la justice raciale et une certaine foi dans le libéralisme, abandonnées, ultérieurement, par ses contemporains néoconservateurs.