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Lorsqu’au début des années 1780 le père de Henry C. Carey (1793-1879), Mathew Carey (1760-1839), entreprit de défendre, dans le Volunteers Journal, une politique protectionniste en Irlande visant à favoriser les manufactures locales dans le but de lutter contre le chômage et la pauvreté endémique du pays, il venait de signer sa condamnation politique aux yeux du pouvoir colonial anglais[1]. Incarcéré un temps, il fuit le pays vers la France où il rencontra Benjamin Franklin, puis émigra aux États-Unis. Il y devint alors l’un des défenseurs importants du Système américain d’économie[2], tout en fondant ce qui allait devenir la plus grande maison d’édition du pays, grâce à une aide financière du marquis de Lafayette[3]. Son fils hérita autant de la plume prolifique de son père sur les questions d’économie politique que de la maison d’édition elle-même.

Si les mobilisations de Volonteers avaient fait plier quelque peu le gouvernement britannique en 1779 et permis d’affaiblir les restrictions commerciales contre les manufactures irlandaises[4], pour Mathew Carey, le libre-échange resterait largement insuffisant pour faire face aux avantages cumulés des manufacturiers anglais, comme l’accumulation de capital, de machinerie, d’expérience et de connaissances. Sans protection tarifaire, Carey affirmait que l’Angleterre pourrait tuer dans l’oeuf toute industrie naissante tant en Irlande que dans tout autre pays et y affaiblir du même coup le développement du marché intérieur (home market). Ces arguments faisaient écho à ceux développés dans la controverse deux décennies plus tôt par Josiah Tucker – figure peu connue aujourd’hui, mais tout aussi influente qu’Adam Smith en son temps[5] – et David Hume. Le débat portait sur les mérites et désavantages d’une politique de libre-échange pour une nation riche, en l’occurrence l’Angleterre, avec une nation pauvre, ou, pour parler en langage contemporain, entre une nation développée et une nation en voie de développement. Si Hume argumentait que sous l’égide du libre-échange, il y aurait une convergence entre les économies riches et pauvres, pour Tucker, il était clair que le pays riche l’emporterait en raison de sa supériorité industrielle et financière. C’est précisément pour cette raison qu’il soutenait l’adoption du libre-échange comme solution de rechange à la politique coloniale de l’Angleterre et du système des restrictions commerciales. Il notait que seule l’adoption du protectionnisme permettrait aux pays pauvres de se protéger[6].

Les arguments de Tucker restèrent dans l’ombre, cependant qu’à la même époque, l’année de la révolution américaine, Adam Smith publiait son livre sur la richesse des nations qui préconisait l’abolition des restrictions commerciales en opposition au « mercantilisme ». Smith enjoignait également les Américains à ne pas adopter un « système artificiel » pour favoriser les manufactures et à se concentrer sur l’agriculture, jugée plus profitable selon lui[7]. Si l’Angleterre promut le libre-échange dès cette époque à l’étranger, il n’en demeure pas moins que ce n’est que soixante-quinze ans après la publication de ce livre que l’Angleterre abolit ses tarifs à l’importation[8] ; simple chronologie qui met à mal l’« histoire officielle de la mondialisation », pour reprendre le terme d’Ha-Joon Chang[9], voulant que l’Angleterre se développât sous l’égide du libre-échange défendu par Smith[10].

La promotion du libre-échange par l’Angleterre, notamment par l’abolition des Corn Laws, survint alors qu’elle avait déjà atteint une avance industrielle incontestée sur les autres nations, ce que Friedrich List n’avait pas manqué de noter – lui-même influencé par l’expérience américaine, notamment par Mathew Carey[11] – dans son oeuvre majeure de la pensée économique, Le système national d’économie politique (1841), où il affirmait : « C’est une règle de prudence vulgaire, lorsqu’on est parvenu au faîte de la grandeur, de rejeter l’échelle avec laquelle on l’a atteint, afin d’ôter aux autres le moyen d’y monter après nous[12]. » Les économistes libéraux anglais qui firent la promotion de cette politique de libre-échange exprimaient alors ouvertement leur intention de faire de l’Angleterre l’Atelier du monde (et la première place financière) et des autres nations des pourvoyeurs de matières premières[13].

C’est précisément cette politique économique que combattit Henry C. Carey dans les pages du New York Tribune (NYT) lors des années 1850, car celle-ci lui paraissait n’être que la continuation de la politique coloniale par d’autres moyens. J. Budziszewski, auteur d’un article explorant la position singulière de Carey parmi les whigs américains en raison de sa constance contre l’esclavage et son interprétation économique du phénomène[14], suggérait que Carey illustrait une des formes récurrentes du discours émanant aujourd’hui de pays en voie de développement, qui permettrait de mieux comprendre notre temps. En effet, comme le souligne l’historien David Todd dans son livre L’identité économique de la France : libre-échange et protectionnisme, 1814-1851, les débats actuels sur la mondialisation et sur le commerce international d’aujourd’hui sont pratiquement la répétition d’une pièce musicale dont l’essentiel des partitions a été écrit il y a cent cinquante ans[15]. De plus, comme l’admettait Rodney J. Morrison, l’un des derniers à avoir effectué une étude plus poussée sur Carey[16] – fort informative, mais souffrant de considérer ses thèses selon le critère « absolu » de vérité que serait la théorie des avantages comparatifs de David Ricardo[17] du travail – les pays aujourd’hui développés ont suivi les politiques économiques que prônaient Carey, telle que la protection tarifaire permettant d’assurer l’essor des manufactures[18]. Plusieurs historiens ont effectivement constaté que le XIXe siècle (et aussi le XXe siècle) fut marqué par la divergence économique entre les pays qui s’industrialisèrent, sous l’égide d’un État interventionniste prenant diverses formes selon le pays et l’époque, de l’Angleterre au Japon, et ceux qui se sont spécialisés (de gré ou de force) dans la production et l’exportation de matières premières, souvent sous le régime de « libre-échange » dont les termes étaient couramment dictés par les puissances dominantes[19].

Les États-Unis, comme le rappelle Paul Bairoch, furent non seulement la nation la plus protectionniste du XIXe siècle, mais également le berceau intellectuel du « protectionnisme » avec les écrits d’Alexander Hamilton, premier secrétaire du Trésor du pays[20]. Dans son célèbre Report on Manufactures[21], Hamilton prônait l’industrialisation et l’intervention de l’État pour y parvenir, contre les recommandations d’Adam Smith. Il rejetait de facto la spécialisation agricole du pays, recommandée vingt-cinq ans plus tard par Ricardo, conformément à sa théorie de la division internationale du travail : « Under a system of perfectly free commerce… […] that wine shall be made in France and Portugal, that corn shall be grown in America and Poland and that hardware and other goods shall be manufactured in England[22] ».

Les écrits d’Hamilton servirent de base pour ce qui devint le Système américain d’économie au début du XIXe siècle, une expression du nationalisme américain, visant le développement économique et culturel du pays pour assurer son indépendance vis-à-vis des puissances européennes. Pour y parvenir, au lieu d’une économie traditionnelle de subsistance ou d’une économie agraire orientée vers l’exportation, les tenants du système américain comme Henry Clay et John Quincy Adam visaient une diversification de l’économie nationale et mettaient l’accent sur le marché domestique[23]. Pour les tenants du Système américain d’économie, il ne faisait aucun doute que l’État fédéral avait un rôle positif à jouer pour orienter l’économie de manière à promouvoir le bien commun et assurer l’indépendance économique et politique de la nation[24]. La politique économique préconisée consistait en la triade de la Banque Nationale, de la protection tarifaire et des internal improvement (l’infrastructure). Vision dominante sous les administrations de Washington jusqu’à John Quincy Adams, elle déclina sous l’administration d’Andrew Jackson avant de s’incarner sous une nouvelle forme sous l’administration Lincoln.

Cependant, si les États-Unis eurent les tarifs les plus élevés du monde au XIXe siècle (ainsi qu’une loi de navigation similaire à l’Angleterre pour favoriser son commerce maritime[25]), il ne faudrait pas en déduire qu’il n’y eut pas d’intenses luttes politiques pour déterminer l’orientation économique du pays. La politique tarifaire fut parmi les plus débattues du siècle, entre les tenants du Système américain et ceux du libre-échange[26]. Si ce débat eut lieu d’abord entre les écoles de pensée et les politiciens, elle s’étendit également à la sphère de l’opinion politique[27].

Plusieurs historiens, comme M.R. Eiselen et Rodney Morrisson[28], ont noté le talent et l’importance des écrits journalistiques de Carey dans la genèse de l’opinion publique économique américaine de la décennie 1850. Aucune étude des écrits journalistiques de Carey dans le New York Tribune (NYT) n’a cependant été effectuée pour cette période, notamment en raison du fait que les articles non signés étaient fréquents à cette époque.

L’objet du présent article est de recouvrer une partie des arguments employés par ce dernier dans l’un des journaux les plus influents du nord des États-Unis, le New York Tribune d’Horace Greeley, pour convaincre l’électorat américain de la nécessité d’une politique protectionniste afin d’assurer la diversification économique, l’industrialisation du pays et le développement du marché intérieur. C’est d’ailleurs cette politique qui triompha sous la présidence de Lincoln (lui-même partisan du système américain[29]). Ce travail a été rendu possible grâce à nos recherches en archives dans le cadre d’un mémoire de maîtrise, qui nous a permis de répertorier, pour une première fois, les articles ou éditoriaux de Carey dans le NYT sur les questions économiques[30].

Carey, en bref

Lorsque Carey se retira de l’entreprise d’édition léguée par son père en 1835, il se consacra à l’économie politique et aux affaires publiques, à titre de citoyen privé, pour devenir l’un des plus influents économistes aux États-Unis avant la guerre civile[31]. En plus d’être un auteur prolifique avec 13 livres, 3000 pages de pamphlets et probablement le double en articles dans le North American and United States Gazette[32] de Pennsylvanie, dans le The Plough, the Loom, and the Anvil qu’il fonda en 1854 ainsi que dans le NYT[33], Carey anima l’un des rares salons américains, le fameux « Carey Vesper » à Philadelphie, auquel tous les noms importants du pays, y compris Ralph Waldo Emerson[34] et le futur président Grant, se faisaient un devoir d’assister[35]. Œuvrant initialement dans le Parti whig, il joignit le Parti républicain en 1856 et y fut l’un des acteurs clés de l’adoption du protectionnisme par le Parti républicain en 1860 à Chicago. Il devint l’un des conseillers économiques de Lincoln[36]. Il quitta ce Parti pour joindre le Parti Greenback après la guerre civile, lorsque les intérêts financiers du Nord-Est imposèrent une politique de contraction monétaire et favorisèrent l’émergence des grands conglomérats qui empêchaient, selon les antimonopolistes comme Carey, une croissance décentralisée, régionalement organisée et équilibrée[37]. Il décéda en 1879 et fut actif jusqu’au dernier jour, dénonçant la déflation engendrée par le retour à l’étalon-or ainsi que la dépendance dans laquelle étaient restés les anciens esclaves à qui on n’avait pas concédé des terres, rompant franchement avec l’éditeur du NYT sur ces sujets[38]. Greely, partisan de l’étalon-or, en vint en 1872 à être le candidat présidentiel du Parti libéral, composé de « réformateurs » opposés à la reconstruction ; ce dernier n’abandonna cependant pas sa défense de la protection[39], tuant dans l’oeuf la plateforme libre-échangiste du Parti comme condition de sa candidature[40].

L’influence de Carey ne fut pas confinée aux États-Unis. Premier économiste américain traduit (en huit langues), il était considéré par Marx comme « the only American economist of importance[41] ». Lors de ses trois voyages en Europe, donc en Russie, il rencontra entre autres J. S. Mill, le Comte Cavour, Alexander Humboldt, Justus Liebig, Eugen Dühring et Michel Chevalier[42]. Son impact peut se mesurer à la réaction de la presse londonienne. Ainsi, en 1876, le Time de Londres déplorait que ses colonies (canadienne et australienne) embrassassent l’« hérésie » de la protection et s’indignait de la diffusion des thèses de ce redoutable champion de la protection[43]. Hors des colonies anglaises[44] Carey et son cercle intellectuel influencèrent les réformes Meïji au Japon, la politique allemande de Bismarck, la politique économique russe. Ses écrits influencèrent des penseurs économiques de la France à l’Inde[45].

Henry C. Carey, historiographie et éléments de sa pensée

Comme aucune biographie n’existe sur Henry C. Carey, le point de départ reste toujours le mémoire écrit par William Elder, un de ses proches. En plus d’être une des rares sources d’information biographique, il expose la pensée économique de Carey[46].

Une partie de la littérature s’est efforcée de comprendre cette pensée à la lumière de l’expérience américaine. Tout en soulignant les généralisations hâtives et la propension à vouloir assimiler les lois de la société humaine à des lois physiques[47], ces articles[48] ne manquèrent pas de souligner l’originalité de ses travaux et de certains concepts comme celui selon lequel la valeur de production ne correspond pas à son coût de production, mais de reproduction, concept intégré par Marx[49]. Les jugements sur les thèses de Carey ont varié selon que des critères d’époque ou contemporains, sans parler de ceux propres à l’idéologie de leurs auteurs. Ainsi, un partisan du libre-échange dans le milieu du XXe siècle, Joseph Dorfman, qui écrivit une histoire de la pensée économique américaine[50], se dispensa d’une analyse en profondeur du courant protectionniste si important au XIXe siècle, prétextant la nature intéressée des auteurs, dont Carey[51]. Il reprenait là un argument très courant des libéraux, accusant leurs adversaires de ne défendre que les intérêts des manufactures au détriment de l’intérêt général. Si cela pouvait certainement en être le cas, c’est commodément oublier les intérêts des défenseurs du libre-échange au XIXe siècle. Les planteurs sudistes, dont les 46 274 propriétaires, qui contrôlaient en 1860 environ 50 % des quatre millions d’esclaves américains et s’opposaient à toute mesure du gouvernement fédéral susceptible de diminuer la profitabilité de leur entreprise comme les tarifs douaniers et les projets d’infrastructure nationale[52], avec l’aide de porte-parole comme Thomas Cooper, n’étaient-ils pas tout aussi intéressés[53] ?

Nous soulignerons un dernier exemple en la personne de John Stuart Mill, lié à Carey par une opposition farouche[54]. Mill fut certainement le plus éminent champion du libre-échange et défenseur de la pensée économique libérale anglaise au XIXe siècle (tout en étant fervent partisan de l’Empire et de la mise sous tutelle de peuples comme les Irlandais et Indiens[55]). Il promut également cette politique économique dans ce qui peut être considéré comme les précurseurs des Think Tanks d’aujourd’hui, en tant que fondateur du Cobden Club en 1865, qui fut également actif aux États-Unis[56]. Mill lutta âprement contre le protectionnisme qui engendrait des pratiques monopolistiques, qu’il jugeait néfastes. Pourtant, de longues années durant, jusqu’à la répression brutale de la révolte de 1857 par la British East Company en Inde[57], il fut le Chief examiner du East India House de cette puissante compagnie[58]. Ainsi, c’est par intérêt qu’il affirmait que la meilleure chance pour l’Inde de développer ses forces productives résidait dans l’exportation des matières premières sur les marchés européens[59]. À l’instar de Carey, l’historien ne devrait pas s’empêcher d’étudier leur pensée à la lumière de leurs intérêts, ne serait-ce que par l’impact historique qu’ils ont eu.

Selon nous, ce sont les travaux de l’historien Erik S. Reinert qui sont le mieux à même de situer la pensée de Carey, non pas comme pur produit de l’expérience américaine, mais bien dans le champ d’une pensée économique occidentale dont la genèse remonte à la Renaissance. Cette école de pensée met l’accent sur la production, l’innovation et les connaissances, notamment parmi des penseurs dits « mercantilistes » qui ne confondirent point, comme Adam Smith l’avait affirmé[60], la richesse avec l’or[61]. L’origine de la richesse ne trouvait pas son origine dans l’humaine propension au troc, à l’échange, comme l’affirme la tradition libérale, mais bien dans la créativité humaine[62]. En effet, il importe de souligner que le fondement des théories de Carey repose sur la notion d’un humain créateur, capable d’innover, aspect négligé par la plupart de ses commentateurs[63]. La maîtrise des forces de la nature par l’entremise de la technologie décuple la production par unité de temps travaillé, permettant donc une économie de travail. Le surplus économique ainsi engendré peut alors être consacré à l’amélioration des outils de production et des conditions de vie dans une vision dynamique du développement[64].

Comme le souligne Michael Hudson, la doctrine de Carey et consorts ne fut pas une théorie du commerce international ni une simple défense des industries naissantes à laquelle elle est souvent réduite :

La croissance de la puissance productive, ont conclu les protectionnistes, avait tendance à surpasser la croissance des profits personnels à partir desquels se formait le capital. Ni les profits ni l’accroissement des revenus monétaires n’étaient le principal ressort de la croissance économique, mais bien le progrès de la technologie et de l’invention, ainsi que la croissance de la productivité du travail de la nation, de son capital et de son territoire[65].

Certains auteurs se sont penchés sur la réflexion sociologique de Carey (certains de ses concepts influencèrent Émile Durkheim[66]), notamment Arnol B. Green[67], qui a écrit à ce sujet un livre certes utile, mais insuffisant en raison de sa méconnaissance des débats économiques et politiques contemporains à Carey. J.P. Sklansky éclaire la vision de Carey sur sa conception d’un marché intérieur libre, comme solution de remplacement au laissez-faire grâce à sa théorie de l’« harmonie des intérêts », ainsi que les limites de sa pensée et des solutions qu’il proposait à l’avènement des grandes corporations d’après la guerre civile[68]. Le travail de T.A. Freyer permet de mieux comprendre l’environnement économique dans lequel évoluait Carey, reflet des aspirations et craintes d’une classe moyenne de producteurs centrée sur les marchés locaux et en conflit avec le capitalisme mercantile et les grandes corporations naissantes[69].

Dans cette optique, un débat cherche à déterminer si Carey était seulement le porte-parole de la classe industrielle de Pennsylvanie, un représentant d’un courant idéologique matérialiste ou encore s’il était un défenseur du nationalisme américain. Robert P. Sharkey, favorablement disposé à l’égard de Carey, choisit la première option en analysant plus finement les intérêts économiques du Nord à la suite de la Guerre civile : son analyse établit une distinction entre les intérêts industriels et les intérêts financiers que l’historien Charles Beard avait confondus sous l’unique vocable de « business »[70]. D’autres historiens contestent également la vision d’un Parti républicain inféodé uniquement aux intérêts industriels du Nord, en soulignant l’intérêt des travailleurs contre la concurrence du cheap labor européen, en observant le biais évident du Parti pour l’agriculture et en décrivant des idéaux économiques s’étendant au-delà d’un intérêt de classe étriqué[71]. Eric Foner a également situé les théories de Carey dans le cadre plus large du mouvement idéologique du free labor des années 1850[72]. Des études d’histoire culturelle des whigs américains, auxquels appartenaient Carey et Lincoln, les classent dans un courant matérialiste idéaliste[73].

La thèse selon laquelle Carey n’était pas un simple porte-parole des intérêts industriels est renforcée par les travaux de l’historien Ariel Ron sur le mouvement de l’« agriculture scientifique » aux États-Unis au XIXe siècle, dont Carey était partie prenante[74]. De fait, les écrits économiques de Carey intégraient les nouvelles connaissances agricoles de son temps, y compris relativement à la détérioration des sols sous l’effet de la monoculture d’exportation[75]. En cela Carey s’oppose à l’économie classique anglaise : Ricardo considérait à tort que les sols possédaient une fertilité originale et indestructible[76], hypothèse qui fonde sa théorie des rentes et lui permet de conclure que le salaire de subsistance (iron law) est la destinée « naturelle » des travailleurs[77]. L’économie classique anglaise était également imprégnée des thèses malthusiennes diffusées depuis le East India Company College d’Haileybury par Malthus au début du XIXe siècle[78]. En fait, une des intentions premières des écrits économiques de Carey était de réfuter les thèses de Ricardo[79] et Malthus (qui servaient selon lui de justification au paupérisme[80]) en se basant sur l’histoire et, surtout, sur la capacité humaine à l’innovation, ouvrant un potentiel pratiquement illimité.

De notre point de vue, il semble plus juste d’adopter la perspective du nationalisme économique pour mieux rendre compte des écrits de Carey dans le NYT. Liah Greenfeld a démontré le rôle et la force du nationalisme comme moteur spirituel du « capitalisme » moderne[81], ou pour être plus précis, pour stimuler l’industrialisation dans un cadre d’émulation et de rivalité entre les nations. D’ailleurs, comme le souligne Lars Magnusson, la supériorité militaire engendrée par l’industrialisation n’échappa pas aux Européens, qui passèrent outre les prescriptions libérales de Ricardo (consistant à se spécialiser dans la production de matières premières) pour se lancer dans des politiques volontaristes d’industrialisation[82]. Edward P. Crapol, explorant le rôle du nationalisme américain dans la seconde moitié du XIXe siècle, mentionne le rôle de Carey dans la formulation du nationalisme économique avant la guerre civile[83]. S’il traite parfois de manière caricaturale ce nationalisme comme relevant de la simple anglophobie ou de la jalousie[84], les travaux de Sophus A. Reinert, portant sur l’économie du XVIIIe siècle (et la transition vers le XIXe siècle), appellent à être plus nuancé et à comprendre l’émulation et la rivalité dans un contexte où la thèse du « doux commerce » était loin de faire l’unanimité chez les penseurs européens. Plusieurs concevaient en effet clairement qu’une nation pouvait perdre sa souveraineté et sa liberté devant l’impérialisme d’une nation économiquement et militairement plus puissante[85].

La rhétorique qu’employèrent Carey et le NYT contre les défenseurs du libre-échange aux États-Unis (en tant que représentants du British Free Trade) s’inscrit certainement dans cette optique nationaliste, informée par les pratiques de l’Angleterre à l’échelle internationale. Ainsi, D. Todd situe les échanges transnationaux lors de la première moitié du XIXe siècle à la lumière d’une volonté de résistance à l’Empire britannique[86]. Il n’est pas inutile de rappeler que pendant cette période, caractérisée par certains traits anglo-mondialisants (1815-1914)[87], la Grande-Bretagne employa diverses méthodes pour diffuser (ou imposer) la politique du libre-échange. On compte parmi elles la propagation des idées libérales, à l’aide des techniques de propagande développées par Jeremy Bentham[88] ou encore par des missions commerciales comme celles de l’influent John Bowring. Ces missions incluaient la dissémination d’articles dans la presse, l’organisation de comités en faveur du libre-échange, voire l’encouragement à des formes d’agitation modelées sur la crise de la « nullification » de la Caroline du Sud (1828-1833)[89]. Le libre-échange pouvait également être posé comme condition à des négociations sur la dette de pays endettés auprès de Londres ou encore être imposé par des pressions militaires[90]. La rhétorique de Richard Cobden qui liait le libre-échange et la paix fut peu prisée par les marchands de Manchester et la City de Londres, qui ne dédaignèrent pas une politique musclée comme celle de Lord Palmerston pour ouvrir les marchés, forcer des spécialisations agricoles ou pour faire respecter, à partir des années 1850, la triade de l’orthodoxie économique de l’Empire britannique (étalon-or, orthodoxie budgétaire et libre-échange[91]). Comme le rappelle Mike Davis[92], à partir des années 1800, toute tentative non occidentale d’établir une politique accélérée d’industrialisation ou de réguler les termes de l’échange fut confrontée à une réponse militaire et économique de Londres ou de ses rivales, par exemple les deux seuls exemples d’industrialisation réussie sans apport de capitaux étrangers, au Paraguay et en Égypte[93]. Les lecteurs du NYT étaient tout aussi informés que les historiens d’aujourd’hui sur l’emploi de la violence par l’Empire britannique pour ouvrir les marchés, notamment par les articles de Carey sur l’Inde[94], ou encore dans un article répondant au London Times qui s’indignait des sympathies américaines pour la Russie[95] lors de la guerre de Crimée. En réponse, Carey fit un historique des guerres et pillages de l’Empire britannique afin de réfuter ses prétentions d’étendard de la liberté dans le monde[96].

La pensée anti-impérialiste de Carey[97] a été fort peu étudiée ; cependant, deux publications ont analysé ses positions contre la politique économique de la Grande-Bretagne dans les pages du NYT : celle de B. Semmel[98] et celle, plus complète, de D. Gibson. Comme l’indique ce dernier[99], la conception de Carey contraste avec celle de marxistes comme Rosa Luxembourg ou Lénine, lesquels traitaient l’impérialisme comme étant un produit relativement tardif du capitalisme. Au contraire, pour Carey, il y avait une continuité entre les politiques coloniales, d’une part celle, dès la fin du XVIIe siècle, de suppression du développement (référant, entre autres, à toutes les politiques délibérées d’interdiction de la production des manufactures, décrétées, notamment, par le Board of Trade et testées en Irlande) et de l’autre ce que des historiens appelleront plus tard l’« impérialisme du libre-échange[100] », tel que pratiqué par l’Angleterre au XIXe siècle[101]. Le négoce devenait, selon Carey, une arme économique contre le développement de ses colonies ou des nations indépendantes moins développées. L’impérialisme n’était pas chez lui l’expression même du capitalisme, mais celui de l’intérêt de classes, expliquant ainsi son développement bien avant la période victorienne du libre-échange. Pour le dire en d’autres termes, ce n’est pas le système économique qui dictait la politique anglaise, mais bien l’intérêt de ses élites qui dictait la nature du système économique. Pour Carey, la politique économique pratiquée par cette élite anglaise se faisait non seulement au détriment des autres nations, privées de développement, mais de l’Angleterre elle-même, écho lointain des thèses de la dépendance internationale du XXe siècle[102]. La majorité de sa population devait soutenir le fardeau de l’Empire, y compris des guerres sans fin et le détournement des ressources intérieures. Si Carey n’a pas effectué une sociologie approfondie des classes dominantes et leurs relations avec la politique impériale, les travaux de Peter J. Cain et Antony G. Hopkins, qui démontrent une continuité dans l’évolution de l’impérialisme britannique entre la fin du XVIIe siècle et le XIXe siècle, ont exploré en détail ces relations et montré que l’influence principale sur les politiques impériales n’était pas à trouver dans la bourgeoisie de Manchester, comme le pensait Marx, mais dans la classe financière située à Londres[103].

Carey, le New York Tribune et les années 1850

La décennie 1850 fut caractérisée par un Parti démocrate au pouvoir se positionnant en faveur du libre-échange[104]. De plus, elle fut marquée par des phénomènes économiques ponctuels favorisant l’économie américaine comme la découverte d’or en Californie et la Guerre de Crimée. Malgré l’apparente bonne santé de l’économie, la dette du pays envers l’Angleterre ne cessait d’augmenter, le pays important en effet plus qu’il n’exportait, à crédit[105]. La décennie se termina par la crise financière de 1857, qui ramena le discours protectionniste sur le devant de la scène[106].

Si la bataille sur les tarifs était reléguée au second plan lors de cette période, agitée par l’importante question de l’esclavage et de son extension (le journal était antiesclavagiste), elle ne disparut pas non plus du radar. Pour s’en assurer, le partisan du Système américain Horace Greeley[107] fit de son journal le bastion du protectionniste aux États-Unis lors de la décennie 1850[108]. L’influence du journal fut telle qu’on lui attribue d’avoir mené le Parti républicain vers la protection[109]. Ainsi, le plus influent journal du Nord, fort de ses 200 000 exemplaires[110], s’assura que cette question des tarifs restât dans la conscience publique. La plume de Carey n’y fut pas étrangère, car il passa maître dans l’art de renverser la rhétorique des libre-échangistes[111]. Son mémorialiste affirma qu’il fut le « virtual editor » de la section économique du journal : qu’il le fût ou non, ses articles concordaient parfaitement avec la ligne éditoriale du NYT[112], lequel n’hésita pas à republier ses articles sous forme de pamphlets et à les promouvoir dans ses pages[113].

Comme le soulignait un contemporain de Carey : « Cinq septièmes des rédactions des quotidiens de son époque étaient en réalité ses pupitres, et ses arguments étaient repris en choeur par la moitié des hommes d’affaires et des fermiers du pays[114]. » La force des écrits journalistiques de Carey, selon Eiselen, résidait dans le fait d’être « un philosophe de l’économie, mais aussi un propagandiste avisé. Son penchant pour la philosophie lui conférait un prestige qui le plaçait au-dessus des démagogues politiques ordinaires ; ses capacités en matière de journalisme lui ont permis de gagner un auditoire auquel avaient accès peu d’intellectuels[115]. » Armé de sa plume, il tâcha de convaincre le public américain des méfaits du British free trade pour les États-Unis.

L’argumentation de Carey dans les pages du New York Tribune

Mais que signifiait ce terme de British free trade constamment employé par le NYT ? Comme l’explique l’un des éditoriaux du journal :

Lorsque nous parlons de « libre-échange britannique », nous parlons de ce qu’impose la Grande-Bretagne aux autres nations sous le nom de libre-échange, c’est-à-dire l’envoi de produits de base vers l’Angleterre, pour la vente et la consommation, pour ensuite lui racheter la plus grande partie des biens manufacturés dont elles peuvent avoir besoin en retour. C’est ce que nous entendons par libre-échange britannique, et nous nous y opposons fermement. Nous croyons que cela a essentiellement conduit le Portugal, l’Irlande ou bien l’Inde à la faillite ; nous croyons que cela a réduit la prospérité et nuit à la croissance de notre propre pays ; nous croyons que cela nous a causé de sévères difficultés commerciales, et que cela ouvre encore la voie à de nouvelles difficultés en nous amenant à cumuler une lourde dette extérieure[116].

Cet extrait contient nombre d’arguments employés par Carey contre le libre-échange. D’abord, à l’image de ses écrits théoriques, Carey fit des analyses internationales comparatives sur l’effet de la politique du libre-échange et de la protection dans le monde au XIXe siècle, analyses ignorées par la quasi-totalité des commentateurs de Carey, alors qu’elles sont pourtant aujourd’hui confirmées en grande partie par les travaux d’historiens[117]. En effet, ses articles contiennent des références constantes aux effets de la politique économique promue par l’Angleterre dans divers pays.

Ainsi, s’il souligne dans ses articles les progrès des manufactures et des niveaux de vie dans les pays pratiquant la protection comme l’Allemagne ou la Belgique (futurs pays développés du XXe siècle), il décrit également les effets néfastes du libre-échange et de la spécialisation dans les matières premières de lieux comme l’Inde, l’Irlande, le Portugal, la Turquie, les Antilles et la Chine[118]. Par exemple, dans un article intitulé « Real Free Trade versus Centralization[119] », il reprit la plainte de l’Anglais Sydney Smith contre la tyrannie des mots : le terme Free Trade était selon Carey un de ces mots employés par les promoteurs de cette politique en Angleterre et aux États-Unis, qui le criaient à tout vent, même si on leur signalait la désindustrialisation, l’appauvrissement, la baisse du pouvoir de consommation et la dépopulation qu’occasionnait cette politique, de l’Irlande à l’Inde, en passant par le Portugal. De plus, elle provoquait non seulement la concentration de la propriété foncière dans ces pays, mais une plus grande centralisation en Angleterre même. Loin de procurer la liberté, cette politique représentait, pour Carey :

Le despotisme dans sa pire forme, celui des marchands, un despotisme tel que celui de Venise et de Gênes, ou de la Ligue hanséatique, ou bien de la Hollande, prêt à commettre n’importe quelle injustice dès que cela permet de gonfler le registre comptable, exactement comme cela se produit aujourd’hui en Angleterre, qui pille les habitants du Sind et du Pendjab, espérant par cela élargir son marché pour ses vêtements, et qui détruit les villes chinoises et assassine ses habitants afin qu’elle puisse consolider sa capacité à empoisonner le reste de la population à l’opium[120].

L’autre aspect important soulevé par le premier extrait touche la question de l’endettement et de la balance commerciale. Dans la théorie du libre-échange de l’époque (et d’aujourd’hui), chaque exportation est censée créer une importation correspondante : un déséquilibre commercial, théoriquement, est impossible[121]. Ainsi, dans la tradition d’Hume, l’ajout ou le retrait de l’or du pays n’avait aucune importance, car l’argent était considéré comme neutre[122]. Pour Carey[123], cette conception était erronée et il attaquait vivement les positions du London Times et ses alter ego américains comme le Journal of Commerce et le New York Evening Post.

D’abord, il ne manquait pas de souligner l’hypocrisie de ses adversaires. Ces mêmes journaux américains, qui prétendaient que la sortie d’or des États-Unis n’avait aucune importance, accordaient une importance prépondérante à ses flux en Angleterre et surtout, lorsque le Times se réjouissait du retour de l’or en Angleterre, le Journal of Commerce lui-même s’en félicitait et soulignait que les taux d’intérêt y baisseraient. Carey de conclure : « Ils soufflent en même temps le chaud et le froid, utilisant les mots qui conviennent aux lecteurs américains qu’ils souhaitent convaincre d’adopter les pratiques pro-esclavagistes du libre-échange, et d’autres mots lorsqu’ils se voient obligés de dire la vérité[124]. » En fait, comme Carey le notait dans un autre article, si l’Angleterre enseignait au monde à ne pas se préoccuper de la balance commerciale, « elle-même voyait avec la plus grande anxiété à maintenir une balance positive et par conséquent à maintenir bas les taux d’intérêt[125]. »

En cela, Carey n’eut pas tort. En effet, la Banque d’Angleterre intervint régulièrement dans l’économie au XIXe siècle pour éviter la fuite d’or du pays, afin de prévenir une crise du crédit qui aurait mis en péril le statut de la City de Londres[126]. De plus, l’Angleterre ne put supporter, jusqu’en 1914, son déficit commercial et sa balance des paiements avec le continent européen (et donc le Gold Standard) que par le contrôle politique et militaire qu’elle exerçait sur l’Inde[127]. Ce fut d’ailleurs pour mettre fin à son déficit commercial avec la Chine que l’Angleterre se fit le plus grand trafiquant de drogue au XIXe siècle, afin d’arrêter un déficit de métaux précieux[128].

Pour Carey, il était évident que l’augmentation « du pouvoir productif d’une nation s’accompagne invariablement d’une augmentation du pouvoir d’obtenir et de conserver l’or avec un déclin constant des taux d’intérêt[129]. » Pour illustrer son argument, il donnait l’exemple de la France, de l’Allemagne et de la Belgique qui bâtissaient leur marché intérieur derrière la protection[130], alors que les États-Unis perdaient de l’or à chaque fois qu’ils optaient pour le libre-échange. Sous ce régime, le déficit commercial se creusait, alors que sous les périodes protectionnistes, la balance se rétablissait et avec elle, le crédit.

En effet, sous le régime de libre-échange, selon Carey, on assistait à la destruction du marché intérieur, sans création équivalente d’un marché externe, ce qui engendrait un déficit commercial. L’Angleterre se livrait souvent à des guerres commerciales en inondant le pays pour détruire la concurrence, en vendant parfois à perte grâce à son capital accumulé[131]. La promesse de débouchés pour les grains américains sur le marché anglais, faite par l’ancien secrétaire au trésor démocrate Robert J. Walker, ne se matérialisa pas, ce qui était à prévoir vu la forte concurrence européenne pour les mêmes produits d’exportation[132]. D’ailleurs, Walker fut malmené par la plume de Carey et traité de « sycophante » lorsqu’il alla « quémander » du financement à Londres pour ses entreprises privées[133]. Loin de se résorber automatiquement, comme le voudrait la théorie libérale, le déficit commercial était comblé par l’émission de titres de dette. Ainsi, selon Carey, plus de 50 millions de dollars annuels étaient payés en intérêts aux millionnaires de Londres et Liverpool[134], ce que ne mentionnaient jamais les journaux rivaux ni Walker[135]. Pour Carey, cela représentait une perte nette de capitaux pour le pays, lesquels auraient pu être investis dans les infrastructures sous le Système américain[136].

Le binôme de l’endettement et du déficit commercial avec l’Angleterre était très fréquent au XIXe siècle, contredisant les prédictions de la théorie libérale. Par exemple, le Brésil finança ses déficits commerciaux chroniques par les prêts britanniques, dont le simple paiement des intérêts généra à son tour un déficit permanent du budget de l’État, lui-même financé par les prêts étrangers[137]. En fait, comme l’a démontré J. Batou, l’ensemble de l’Amérique latine et le Moyen-Orient soldèrent leur déficit commercial structurel par la dette, laquelle greva le développement[138]. Comme l’explique M. Hudson, ce déficit était tout à fait possible, car l’Angleterre pouvait dépenser ses surplus dans un pays tiers sans générer de demande aux États-Unis, où elle pouvait employer ce surplus pour faire l’acquisition d’actifs (obligations, terres, etc.) au lieu d’acheter des biens échangeables comme le prévoyait la doctrine libérale de la balance du commerce[139].

L’endettement qu’engendrait cette politique, selon Carey, « accorde à ses détenteurs un contrôle sur la supervision à la fois du peuple et du gouvernement, un contrôle qui ne respecte ni la sécurité ni la dignité de la nation[140] » et conduit à une possible perte de souveraineté (ce qui arriva, notamment, au Mexique, à la Colombie et à la Turquie[141]). Le moindre évènement pouvait assécher le crédit et rendre ainsi la nation vulnérable. Par exemple, la Banque d’Angleterre pouvait dans un premier temps offrir du crédit facile pour ensuite relever soudainement les taux d’intérêt (de manière volontaire ou non) et ainsi générer une crise à la périphérie américaine[142].

La protection : avantageuse pour les agriculteurs et les travailleurs

Si, jusqu’à maintenant, les arguments avancés par Carey en faveur de la protection se situent au niveau de la nation, comment ces avantages se répercutent-ils pour les individus ? Si la protection favorise l’émergence d’industries nationales, cela ne se ferait-il pas contre l’intérêt du consommateur en renchérissant le coût des manufactures, comme le répétaient ad nauseam les partisans du libre-échange ? Cela n’avantageait-il pas le secteur manufacturier au détriment des agriculteurs ? Si Carey arguait que les nations s’industrialisant devenaient plus riches dans leur ensemble, cela implique implicitement que même si la protection favorisait les industriels, les gains spécifiques liés au secteur industriel étaient plus importants pour le bien commun général que tout désavantage temporaire.

Cependant, Carey n’en resta pas là : ne devait-il pas convaincre son lectorat, autant les ouvriers que les agriculteurs ? Il s’attela donc à prendre d’assaut l’argument voulant que le consommateur soit lésé par la protection. Pour ce faire, il s’en prit à l’individualisme méthodologique, à la notion même du consommateur existant en soi et pour soi comme le présumait la théorie libérale : existe-t-il un tel consommateur qui existerait par lui-même et pourrait consommer sans jamais travailler ? Si on peut certes consommer à crédit, cela ne peut durer qu’un temps. Ainsi, pour Carey, il n’existe pas de dichotomie entre le producteur (qui englobe chez lui autant l’ouvrier que le fermier) et le consommateur : ils sont une seule et unique personne. Par conséquent, si on se préoccupe vraiment du sort du consommateur, il faut également s’intéresser à son sort en tant que travailleur. C’est pourquoi il affirma que la réelle métrique pour évaluer le succès d’une politique économique n’est pas le coût nominal d’un article comme dans la théorie libérale, mais bien le pouvoir de consommation du travailleur, lequel dépend en partie du salaire[143].

Reprenant la logique de l’offre et la demande, il l’appliqua alors à la situation du travailleur. Pour lui, il était clair que la politique de l’Angleterre de vouloir être l’atelier du monde et de conserver le monopole industriel impliquait, comme l’affirmaient les dirigeants anglais[144], d’écraser les salaires et d’empêcher la création de syndicats en Angleterre même. Il soutint que toute augmentation du salaire en tout lieu est bénéfique pour tous alors que toute baisse est néfaste pour tous les travailleurs. Pour appuyer son argument, il donna l’exemple de l’Irlande, où la politique économie anglaise de « libre-échange » avait tellement appauvri le pays qu’il en exportait sa population, notamment vers l’Angleterre, y engendrant une pression à la baisse des salaires. Ce flot de cheap labor réjouissait d’ailleurs le Times, ce qui ne manquait pas de provoquer l’indignation de Carey. En résumant, pour Carey, « la liberté d’échanger avec un partisan du libre-échange britannique signifie que l’homme riche devrait être libre d’acheter à un prix aussi faible que possible de la main-d’oeuvre, et de revendre aussi cher que possible les produits que souhaite acquérir le travailleur[145]. »

Pour Carey, la protection permet la diversification de l’économie et donc une diversité d’emplois, ce qui engendre une plus grande demande pour les travailleurs. Ceci leur procure plus de liberté de choix et de meilleurs salaires, alors qu’une économie purement agricole voit les salaires se déprécier, car tous doivent se concurrencer dans un seul et même secteur. De plus, argue-t-il, une nation purement agricole sous-utilise ses forces productives[146], car le travail n’est pas requis à longueur d’année dans les champs et tout travail perdu, tout chômage est une perte irrécupérable d’industrie et donc de richesse (on rappellera que la théorie du libre-échange présuppose a priori le plein-emploi).

Les partisans du libre-échange insistaient sur le fait que sans lui, la concurrence ne s’opère pas et générerait donc des hausses de prix pour le consommateur. Pour contrer cet argument, Carey rappela que c’est la protection qui permit la concurrence contre le monopole industriel anglais : il donna l’exemple du Zollverein allemand, qui permit l’émergence de l’industrie allemande jusqu’à ce qu’elle soit en mesure de rivaliser avec l’industrie anglaise sur les marchés internationaux. En fait, pour Carey, la concurrence ne disparaît pas : elle opère au niveau national. De plus, de nouveaux progrès technologiques, abaissant les coûts, deviennent possibles dans les nouvelles manufactures que crée la protection. Bref, s’il est vrai que les prix pouvaient monter initialement, ils baissent éventuellement, reprenant en cela l’argument déjà émis par Hamilton en 1791[147]. Bien qu’aucunement universel, ce phénomène est observable aux États-Unis entre 1824 et 1834[148].

De plus, malgré les hausses immédiates engendrées par les tarifs, le Système américain engendrait selon Carey des effets compensatoires pour les fermiers. D’abord, l’accès à un marché local réduisait les coûts de transport toujours absorbés par les fermiers et générait des emplois lors de la saison morte. De plus, l’établissement de manufactures proches des terres agricoles avait pour résultat d’augmenter leur valeur. En outre, cette agriculture locale était beaucoup plus saine pour le sol, car elle permettait de faire des rotations de cultures et de récupérer des engrais, alors que la monoculture d’exportation épuisait les sols[149]. Le développement du home market offrait en fait un autre débouché plus payant et sécuritaire aux fermiers américains que le seul marché anglais. En effet, l’Angleterre cherchait en fait à mettre en concurrence tous les pays producteurs de matières premières sur un seul marché, le sien, afin de les obtenir à moindre coût, alors que les fermiers recherchent les prix les plus élevés. Carey résume : « Nous tenons ici le secret de la prospérité britannique, qui consiste à stimuler la concurrence pour la production de tout ce dont le peuple de Grande-Bretagne a besoin et à détruire la concurrence pour la production de ce tout qu’il désire vendre[150]. »

Alors que les fermiers se faisaient dire que la protection servait les intérêts spéciaux des manufactures, Carey ne manquait de souligner combien le libre-échange était également défendu par des intérêts spéciaux, en l’occurrence les producteurs de coton. Comment expliquer autrement qu’en 1846, les démocrates luttèrent, à l’instar des physiocrates français[151], pour le libre-échange en vue de faire monter les prix agricoles (accusant les protectionnistes de vouloir maintenir bas les prix des denrées agricoles en les privant du marché anglais), alors qu’en 1854, les mêmes journaux démocrates accusaient les protectionnistes de vouloir maintenir les prix agricoles élevés en refusant la réciprocité avec le Canada ? Pour Carey, ces deux positions incompatibles s’expliquaient par un changement d’alliance pour le Sud : avec l’Ouest en 1846, avec l’Est en 1854[152].

D’ailleurs, une série d’articles fut écrite et republiée sous forme de pamphlet par le NYT pour contrer, entre autres, l’argument voulant que le Nord exploitât le Sud à travers, notamment, les taxes collectées par le tarif douanier. C’était là oublier des politiques comme les achats de la Louisiane et de la Floride qui servirent presque exclusivement les intérêts du Sud. C’était oublier également le coût des guerres au profit du Sud, comme celle contre le Mexique ou encore contre les Autochtones en Floride. Le Nord ne cherchait pas l’expansion territoriale, mais bien à rendre plus productif ce qu’il possédait. Cependant, le Nord se voyait refuser les investissements dans les infrastructures alors que l’État fédéral devait financer des routes dans les nouveaux territoires acquis.

De plus, la politique de libre-échange poursuivie par le Sud, qui visait à payer le moins cher possible les travailleurs, nuisait aux travailleurs du Nord en les mettant en concurrence avec les bas salaires européens. Cette politique générait également des déficits commerciaux, et l’augmentation conséquente de la dette étrangère se concluait par des crises économiques : cela aussi représentait des coûts pour le Nord (et le Sud lui-même en était très affecté). Loin d’être si fatal aux intérêts du Sud, le développement des manufactures sous un régime protectionniste permettrait selon Carey de consommer une partie du coton au pays, de diminuer ainsi la quantité envoyée en Angleterre, et donc soutenir le prix du coton[153].

Le libre-échange : au profit des classes créditrices, la minorité

Le Parti démocrate, défenseur du libre-échange, se prétendait le défenseur des pauvres contre les « aristocrates » industriels. Si les protectionnistes ne mettaient pas l’accent sur l’exploitation des travailleurs par les propriétaires industriels (contrairement aux marxistes, ils professaient une harmonie des intérêts des classes productives) ni sur le conflit entre producteurs et consommateurs comme chez les libéraux, ils le mettaient toutefois sur le conflit entre débiteurs, la majorité, et les créditeurs, la minorité[154]. Comme nous l’avons vu, les déficits commerciaux engendraient une fuite de métaux précieux et une hausse correspondante du taux d’intérêt (de 8 % à 20 % aux États-Unis contre 3 à 4 % en Angleterre), laquelle affectait autant les travailleurs que les industriels. Cette conséquence nuisait à tous, sauf à la classe des rentiers, les money-lenders, qui vivaient de la dette, dont celle de l’État, payée par les travailleurs[155]. Les partisans du libre-échange en appelaient même à l’élimination des lois contre l’usure : était-ce là être l’ami des pauvres que de demander Carey[156] ? En fait, pour Carey, le Parti démocrate, avec sa politique de libre-échange, poursuivait une politique économique qui servait la minorité de la classe financière : « Le Sham Democracy ainsi que Wall Street, et à travers Wall Street les banquiers de Londres, travaillent toujours ensemble. L’objet de tout cela étant le même, qui est celui d’enrichir le riche et d’appauvrir le pauvre ; et à chaque pas franchi dans cette direction, le pays perd une partie toujours plus grande de l’estime dont faisait preuve le monde à son égard[157]. » De plus, il ne pouvait qu’être conforté dans cette position, alors que les plus influents journaux anglais se positionnaient sans réserve pour le Parti démocrate, pourtant pro-esclavagiste. Ainsi, il publiait des extraits comme celui du London Times qui affirmait que le triomphe du candidat démocrate, poussé de l’avant par les hommes du Sud « will secure, probably for ever, the ascendancy of liberal commercial principles, […], we take Gen. Pierce to be a fair representative of the opinions of Mr. Calhoun, and, as such, a valuable practical ally of the Commercial policy of this country[158]. » L’article de Carey ne manqua pas d’insinuer que l’or britannique ne ferait pas défaut pour le candidat démocrate…

Conclusion

Les questions soulevées par les articles de Carey lors de la décennie 1850 ont une résonance tout à fait contemporaine. Tout cela confirme également l’observation, aux États-Unis, de D. Todd[159], selon laquelle les questions sur la mondialisation et le commerce international ne sont pratiquement qu’une répétition d’arguments élaborés et débattus il y a 150 ans. En excluant la Chine des statistiques, ce pays ayant réussi à sortir des centaines de millions de gens de la pauvreté en s’appuyant sur un état systématiquement interventionniste dans la sphère de l’industrie et de la finance, le modèle néolibéral de mondialisation a, comme son modèle libéral précédent du XIXe siècle, creusé les écarts entre pays riches et pauvres, ainsi qu’à l’intérieur même des pays riches[160].

Si le passé n’est pas garant du futur, il serait néanmoins sage aujourd’hui d’étudier réellement les politiques économiques que suivirent les États-Unis et les justifications employées pour défendre ces politiques plutôt que des modèles économiques abstraits sans assise historique. En ce sens, il est utile d’étudier les écrits de « musiciens » aujourd’hui oubliés comme Carey, pour poursuivre sur la métaphore de D. Todd, car ce fut cette musique qui prévalut (un temps) dans ce pays, notamment dans une partie de l’opinion publique formée par des journaux comme le New York Tribune.

L’histoire est le seul laboratoire disponible pour les économistes afin de tester leur théorie. Si les politiques d’alors ne sont plus applicables telles quelles, elles enseigneraient au moins la modestie aux économistes qui pèchent par excès de conviction en faveur de doctrines qui ont pourtant déjà montré à maintes reprises leurs limites. Le retour de l’histoire économique et de celle de la pensée économique dans les facultés d’économie n’est-il pas souhaitable afin de se prémunir contre le dogme du Marché, une recette unique universelle valable en tout temps, indépendamment du contexte historique ?