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Introduction

Un ancien inspecteur de police et un petit-fils de brigand, un exilé politique et un banquier, un instituteur et un wali (préfet), des militants des droits de l’homme et des féministes, des experts internationaux : autant de profils que relie le programme de réparation communautaire[1]. Issue des recommandations formulées en 2005 par l’Instance Équité et Réconciliation (IER), sous-titrée « Commission nationale pour la vérité, l’équité et la réconciliation » (Vairel, 2004), cette action publique est financée par l’Union européenne (UE), le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) et différentes administrations marocaines. La réparation communautaire consiste en une ligne de financements répartis par appels d’offres auprès de différentes ONG. Ces dernières sont censées représenter les populations de régions touchées par la répression et qui perçoivent leur marginalisation économique et sociale comme liée aux « violations graves des droits de l’homme ». Il peut s’agir de zones ayant abrité des centres de détention secrets (Tazmamart et Hay Mohammadi)[2] ou qui ont été le théâtre de la répression de soulèvements (régions du Moyen-Atlas et du Rif, oasis de Figuig). De façon similaire à d’autres expériences de « réconciliation » (ICTJ et APRODEH, 2002), la « réparation communautaire » combine des dispositions en matière de développement socio-économique et culturel et, dans une bien moindre mesure, l’installation de monuments commémoratifs honorant les victimes[3].

Acteurs contestataires et gouvernants marocains s’inspirent de pratiques expérimentées en Amérique latine (Lecombe, 2014) et en Afrique du Sud, promues par l’International Center for Transitional Justice (ICTJ) depuis New York. L’ICTJ est au coeur du processus d’organisation d’un milieu d’experts internationaux (Condé, 2009; Lefranc, Vairel, 2014) spécialisé dans la prise en charge des passés violents. Prenant le nom de « justice transitionnelle », ses « leçons » (ICTJ, 2016) sont transférées dans divers terroirs. Dès les premières mobilisations du Forum Vérité et Justice (FVJ) – association de victimes des différents groupes ayant eu à subir la répression[4] – des contacts sont noués avec l’ICTJ. Ils se poursuivent à l’occasion de l’entrée en politiques publiques des militants des droits de l’homme devenus commissaires de l’IER. Auparavant engagés à l’extrême gauche, ces militants ont su – en prison ou au moment de leur libération – reconvertir leurs savoir-faire en les reformulant dans le lexique et les pratiques des droits de l’homme. Ils partagent l’objectif de « participer à la formulation de l’action publique, au besoin en s’inscrivant dans une logique de négociation et de compromis » (Politix, 2005, p. 3) pour devenir des « militants institutionnels » (Le Naour, 2005). Leur coopération avec l’ICTJ a porté sur de nombreux aspects du fonctionnement de l’Instance, notamment les réparations.

Dans différents espaces internationaux, la définition holiste de la « justice transitionnelle » a constitué le développement économique et social en moyen de gérer la mémoire (de Greiff et Duthie, 2009), non sans critiques (Waldorf, 2012). Au Maroc, comme on entend le montrer dans ce texte, la multiplication des intervenants (militants, administrations, collectivités locales, associations, bailleurs de fonds et agence de mise en oeuvre, soit la Caisse des dépôts et de gestion - CDG[5]) transforme le développement en instrument dépolitisé (Ferguson, 1990; Rist, 2007) – au sens où sa dimension conflictuelle est neutralisée (Krieg-Planque, 2010) – de prise en charge du passé violent.

On s’attachera ici aux déclinaisons locales de ce milieu international et à l’inscription en contexte de ses prescriptions en matière de prise en charge des passés violents. Pour ce faire, on se demandera comment ces pratiques internationales influencent les dynamiques locales d’élaboration et de mise en oeuvre de la réparation communautaire et comment, dans le même temps, le programme s’inscrit dans des logiques qui le précèdent, aux différentes échelles de sa mise en oeuvre. Inscrite dans des tendances fortes à l’internationalisation de l’action publique au Maroc, la réparation communautaire participe de réformes menées sans toucher aux équilibres du système politique.

Du point de vue méthodologique, l’enquête a suivi la fabrication du programme de réparation depuis les cercles militants qui ont investi les commissions des droits de l’homme – le Conseil consultatif des droits de l’homme (CCDH) puis l’IER – en passant par les bailleurs de fonds et administrations, jusqu’aux ONG de développement local, cibles et instruments de mise en oeuvre du programme. Deux configurations locales, Casablanca (Nord du Maroc) et Ouarzazate (Sud-Est du pays), ont été enquêtées. Elles permettaient de varier les histoires régionales, notamment celle de la répression, les types d’associations et leur proximité avec le « centre ». En outre, une attention particulière a été portée à la documentation des trajectoires et pratiques des acteurs, ce qui a permis de révéler certaines limites de l’utilisation de l’entretien.

Tout d’abord, on montrera que la réparation communautaire est élaborée dans la continuité des interactions entre espace protestataire et politique instituée (Vairel, 2014). En circulant depuis les luxueux bureaux d’une banque publique jusqu’aux hameaux du Sud-Est, les pratiques internationales de gestion des passés violents mettent en relation des acteurs issus de mondes sociaux divers et qui les interprètent à partir de leurs logiques propres.

Ensuite, la gouvernance permet l’arrimage aux politiques publiques d’acteurs associatifs qui y perçoivent l’opportunité d’obtenir des ressources. Ce « participationnisme d’État » (Aldrin et Hubé, 2016) est aussi le terrain où s’affirme l’esprit managérial de la gouvernance : recours à l’appel d’offres comme moyen d’accès aux biens publics et mobilisation de référentiels gestionnaires. Ces contraintes procédurales pèsent autant sur les ONG, agents de la mise en oeuvre de la réparation, que sur la portée de l’action publique en question.

1. Aux origines de la « réparation communautaire » : mobilisations dans des arènes plurielles

La constitution du programme se joue au carrefour de plusieurs espaces – protestations collectives du Forum Vérité et Justice, Instance Équité et Réconciliation, mais aussi réseaux associatifs du Sud-Est marocain, haute administration, Délégation de l’Union européenne à Rabat et experts de l’International Center for Transitional Justice – mis en lien par des leaders du FVJ entrés dans l’action publique. Les objectifs du programme et les modalités de sa mise en oeuvre sont le résultat des transactions, et parfois de malentendus, entre acteurs.

1.1 L’IER, entre politique protestataire et politique des commissions

Dans sa composition comme dans son mandat et ses thématiques d’action, l’Instance Équité et Réconciliation est un point de rencontre entre politique contestataire et politique instituée. Autant la plateforme constitutive du FVJ (novembre 1999) que ses mobilisations devant les anciens centres de détention secrets revendiquaient la mise en place d’une CVR (Vairel, 2004). Ces liens entre contestations de rue et action publique sont également repérables dans l’organisation du Symposium de novembre 2001, qui réunissait les principales organisations de droits de l’homme marocaines autour du règlement de la violence. L'atelier 1 portait sur « la vérité » (al-haqîqa), l'atelier 2 sur « Indemnisation, réparation, réhabilitation » (at-ta'wîd, wa jabar ad-darar wa i'âdat at-ta'hîl), et l'atelier 4 sur « Réformes institutionnelles et législatives » (al-islâhât al-mu'assâtîya wa-t tachrî'îya). Le troisième atelier avait pour thème « Responsabilité de l'État et interpellation » (mas'ûlîat ad-dawla wal-mas'ala), mais n'avait pas vocation à déboucher sur une recommandation finale. Ces différents points se retrouvent dans le mandat de l’IER[6]. En ce qui concerne la situation médicale des victimes, le FVJ avait amorcé un processus de prise en charge par les autorités à partir du Centre d’Accueil et d’Orientation des Victimes de la Torture de Casablanca (Vairel, 2006). Dès sa constitution, le Forum Vérité et Justice considérait que les réparations versées aux victimes ne devaient pas seulement être financières. Selon ces « entrepreneurs de cause » (Cobb et Elder, 1972), la dimension collective des violations (« la société tout entière », la « victime collective »[7]) appelait une réparation collective. À ces différents niveaux, le règlement de la violence s’inspire de l’agenda des mobilisations contestataires, point qui a manifestement échappé aux ONG internationales dans les commentaires laudateurs (Amnesty International, 2004; FIDH, 2004; Human Rights Watch, 2005; ICTJ, 2005) qu’elles consacrent à l’IER. Cette dernière s’écarte de formulations qui postuleraient une autonomie des cercles dirigeants en régime autoritaire. Au Maroc, comme ailleurs – est-il encore besoin de le dire ? – la politique contestataire participe à la définition de l’action publique et de ses instruments (Goldstone, 2003).

Dans le même temps, l’IER est inscrite dans l’histoire institutionnelle du Maroc indépendant : face à des enjeux d’ampleur – questions constitutionnelles, droits de l’homme, chômage des jeunes, statut juridique des femmes, réforme de l’enseignement ou situation des Amazighs – les monarques recourent à des instances consultatives sans pouvoir de décision qui renforcent la position du roi, arbitre et décideur. Ces commissions organisent un consensus sous la tutelle du roi. À la représentation parlementaire, elles substituent le recours aux experts dans le cadre de formes aménagées de représentation. La recomposition « par le haut » du pluralisme politique dilue l’importance des groupes en présence au travers d’un « processus d’atomisation et d’individualisation de la participation » d’acteurs « arrachés à leur représentativité » (Lochard et Simonet-Cusset, 2005, p. 57-56). La responsabilité de ces comités opère devant l’histoire et au regard de standards internationaux convoqués ad hoc : l’expertise et la technique prennent le pas sur l’idéologie. Du point de vue de la réforme du régime, l’IER démontre l’efficacité d’un dispositif financé sur le budget du Palais, construit à l’écart du gouvernement et du Parlement et hors de leur contrôle. Le gouvernement est réduit à « signer les chèques », comme le disait le président de l’IER pour signifier son indépendance (HRW, 2005). Passée inaperçue aux yeux de nombre d’exégètes de l’IER (Hazan, 2008; Khrouz, 2009; Wilcox, 2009), cette double continuité, militante et institutionnelle, n’en éclaire pas moins le fonctionnement de l’Instance. Au demeurant, la dynamique d’examen du passé initiée par les collectifs de droits de l’homme et continuée par l’IER ne se limite pas aux villes-métropoles : des élites associatives locales s’en emparent.

1.2 Les origines locales de la réparation

Le récit de différents acteurs indique que le programme trouve son origine entre Zagora et Agdz, dans le Sud-Est du Maroc[8]. Insérés dans un milieu associatif dynamique, des leaders associatifs rédigent un court texte que deux d’entre eux, instituteurs en vacances d’été, apportent à l’IER début juillet 2004. Membres de l’Association marocaine des droits de l’Homme (AMDH), appartenant aux mêmes réseaux d’interconnaissance, leurs profils sont pourtant différents. Héritier d’une famille renommée des environs de Zagora, A. Chahid, professeur d’arabe en collège, se consacre aux droits de l’homme. A. Kacem, détenu politique en raison de son appartenance aux groupes basistes (qa’idyîn) de Marrakech, fut emprisonné à l’occasion des émeutes de 1984. À sa sortie de prison, devenu instituteur, il se consacre au développement d’un hameau (gestion des eaux agricoles, électrification, enseignement préscolaire, transport scolaire, irrigation). Leurs postures politiques divergent : Chahid refuse un « développement mécanique » qui se réduirait à des recettes et des financements, quand Kacem s’oppose au « bla-bla démocratique » de débats déconnectés des préoccupations des populations[9].

Les origines « provinciales » du texte ne sauraient en résumer la portée. Il rompt avec l’appréhension commune des effets de la violence, portée par les dirigeants des groupes militants à Rabat et Casablanca. L’absence de répression de mouvements sociaux comme dans le Rif ou le Moyen-Atlas, ou le faible impact de la répression ciblant individuellement les militants, n’empêchent pas que la région ait souffert durement de la présence de centres de détention secrets (Agdz, Tagounit, Tazmamart, Skoura, Kela’at M’Gouna, barrage El Mansour El Dahabi). Surtout, par sa réception au sein de l’IER, le texte infléchit significativement la manière de traiter du passé comme nous allons l’indiquer.

En septembre 2004, après les fortes chaleurs qui accablent la région et rendent particulièrement malaisée l’organisation de réunions publiques, un forum sur les questions de réparation collective où débattent nombre d’associations de développement et de défense des droits de l’homme de la province de Zagora est organisé par A. Kacem et A. Chahid, rejoints par A.T. Zainabi, docteur en géographie, fonctionnaire au ministère de l’Agriculture impliqué dans le monde associatif local et expert des questions de désertification auprès d’organismes internationaux (GTZ et Banque mondiale). Deux commissaires et le président de l’IER y assistent, impressionnés par les qualités organisationnelles du trio. A. Chahid et A.T. Zainabi deviennent les principaux administrateurs du programme au sein du CCDH. A. Kacem est nommé à la tête du Conseil consultatif des droits de l’homme à Ouarzazate. Si l’environnement institutionnel trace les contours du faisable (Bruce, 2011), ces trois acteurs bénéficient de leur inscription passée dans des réseaux militants (Grodsky, 2017). Leur initiative est reprise dans plusieurs régions (Figuig, Khémisset, etc.). Elle connaît une manière de couronnement avec l’organisation d’un Forum national sur la réparation communautaire qui rassemble plus de 170 associations (30 sept. - 2 oct. 2005) sur le modèle expérimenté à Agdz (Tozy, 2005).

Le court texte transmis à l’Instance Équité et Réconciliation entre en résonance avec l’expérience d’un petit groupe de membres autour de Driss Benzékri, son Président. Durant leurs déplacements pour recueillir des témoignages utiles à l’établissement du récit des violations et obtenir des documents manquants à la constitution de dossiers d’indemnisation individuels, ils sont marqués par le lien établi par les populations, notamment autour des centres de détention secrets, entre leur situation (pauvreté extrême, marginalisation sociale et politique) et l’autoritarisme.

L’un des commissaires, membre de ce groupe de réflexion, rappelle une anecdote évocatrice. Durant une mission à la rencontre de la soeur de Fatna Ouherfou, victime emblématique de la répression du soulèvement du Moyen-Atlas (1973), trois membres de l’IER sont stupéfaits par les groupes d’enfants qui les suivent pour récupérer leurs bouteilles d’eau minérale. Ils sont interloqués par le comportement d’un homme qui s’acharne à suivre leur véhicule 4×4 de douar en douar sur sa mobylette dans l’espoir vain d’un dédommagement financier. Signalant la distance sociale qui les éloigne des populations qu’ils entendaient mobiliser dans les années 1970, les commissaires reconnaissent en entretien qu’ils n’avaient pas conscience de l’enclavement du « rural », selon l’expression en usage au Maroc. Entre 2004 et 2005, un groupe de travail d’abord informel – un comité ad hoc dans le langage de l’IER, parallèle aux trois groupes de travail respectivement chargés des Investigations, des Réparations et des Études et de la Recherche – réfléchit à la forme que la réparation « communautaire » pourrait prendre[10]. Les participants à ces discussions sont des militants associatifs en vue qui ont participé à la constitution du FVJ, dont Kamal Lahbib. Trois d’entre eux sont aussi commissaires. Tous sont issus des organisations marxistes-léninistes des années 1970. Liés par un compagnonnage politique ancien, rompus aux manies des bailleurs internationaux, ils ont en commun leur intérêt pour les questions de « justice transitionnelle » et leur disponibilité à travailler avec les autorités (Bosi, 2016), comme moyens de reformulation de leurs engagements passés (Tissot, 2005). La réflexion du groupe est alimentée par les conseils d’experts de l’ICTJ. Au sein du comité sont fixées les grandes lignes du programme. Ses membres continuent de le porter au sein du CCDH après la fin du mandat de l’Instance et la remise au roi du rapport de l’IER, le 30 novembre 2005. Revendiqué par les acteurs associatifs locaux, entériné par les « militants institutionnels », le traitement économique du passé violent participe d’un règlement extra-judiciaire des « années de plomb ».

1.3 Ce que le développement fait à l’examen du passé

Dans un premier temps, huit provinces (Ouarzazate, Errachidia, Zagora, Figuig, Nador, Al Hoceima, Casablanca-Hay Mohammadi et Khenifra), à l’exclusion de Rabat, la capitale, sont concernées par le programme. À partir des travaux du Forum national sur la réparation, trois axes relevant de la réparation communautaire ont été isolés par le comité ad hoc. Il s’agit tout d’abord de « renforcer les capacités des acteurs associatifs » : transférer des compétences en matière de rédaction de demandes de financement et de gestion de projets, puis accroître l’acquisition des routines managériales qui font le quotidien des associations de développement. Ensuite, le financement concerne des activités dites « génératrices de revenus » (AGR) : élevage, arboriculture, apiculture, creusement de puits, empaquetage d’herbes aromatiques, etc. Il convient enfin de financer des projets en lien avec la « préservation active de la mémoire », entendue dans un sens large, c’est-à-dire sans la réduire aux violations graves des droits de l’homme.

On indemnise – et au Maroc largement – des individus ou des communautés pour des incapacités physiques ou des « retards » de développement, pour autant que l’on ne revienne pas sur l’activité des perpétrateurs de la violence. On répare les torts du passé communautairement, pour la même raison que l’on a traité extrajudiciairement de ce passé : non sur injonction des bailleurs, mais parce que cela participe d’un air du temps. En ce sens, la réparation communautaire s’inscrit pleinement dans la continuité de l’IER, processus « extrajudiciaire » de dévoilement du passé et des torts causés aux populations et solution non juridictionnelle d’établissement de la vérité articulée à des réparations individuelles. Si les cercles dirigeants admettent en principe qu’il faille réparer, il n’est en pratique pas possible d’examiner les torts causés : cela supposerait de considérer le chaînage de causes et de responsabilités qui ont conduit aux souffrances (Boltanski 1999, p. 121). À l’instar d’autres pays, il est aujourd’hui impossible au Maroc de relier dans le cadre de procès la situation présente des victimes, ou de leurs ayants droit, à l’activité passée des bourreaux. L’« élargissement » (Bickford, 2004) de la notion de justice, désormais subsumée sous le label incertain de « justice transitionnelle », se substitue à la justice judiciaire. Cette institutionnalisation de la suspension du cours de la justice rend acceptable la « justice transitionnelle » aux yeux des gouvernants marocains : elle évite le procès des bourreaux et donneurs d’ordres. Le développement apparaît comme la solution la plus aisée pour réparer les torts passés d’autant que, dans la perception des populations, précisément dans la revendication portée par leurs émanations associatives – accessible notamment dans le Forum sur la réparation ou telle que traduite par les commissaires de l’IER – comme dans celle des architectes du programme, « réconcilier, c’est développer ». Les projets présentés relèvent, dans près de la majorité des cas, du développement[11]. Cette dimension est aussi liée aux différents acteurs qui y participent. L’Agence de l’Oriental, administration déconcentrée du ministère de l’Intérieur, accepte de contribuer à condition que son apport soit utilisé dans le cadre des Activités génératrices de revenus : dans la région de Figuig, un seul projet concerne la mémoire. Dans son discours du 17 juillet 2009, le représentant de l’UE présente le programme de réparation comme un « programme de développement » et non, par exemple, comme relevant de la promotion de la démocratie. Portée par différents acteurs, cette stratégie donne cependant prise à différentes critiques, notamment de militants des droits de l’homme. Le programme ne ferait pas avancer la « réconciliation » puisqu’il se limite à des projets de développement; il introduirait une inégalité entre les régions du pays puisque toutes n’y sont pas admissibles. Il ressortirait ainsi d’une mauvaise gestion publique[12]. Quant au président de l’AMDH de l’époque, il considère que les fonds alloués sont très insuffisants et dénonce l’absence de volonté politique de préservation de la mémoire des violations (Amine, 2009).

1.4 Nouer des liens avec la haute administration et les bailleurs de fonds : « des amitiés et des compétences »[13]

Cette expression de l’un des concepteurs du programme souligne ses composantes : la mobilisation d’un réseau d’interconnaissance au sein de l’élite marocaine, au carrefour des bailleurs de fonds, de la haute fonction publique (ministère de l’Intérieur et CDG) et de logiques de sortie de l’espace protestataire menant à des formes de militantisme institutionnel. L’enjeu n’est pas tant de traiter de trajectoires militantes sur le mode dénonciateur de la cooptation, que de saisir combien l’efficacité de cette entreprise d’intégration des droits de l’homme dans « l’administration (…) réside moins dans les qualités propres [à la cause] que dans la perception que les responsables politico-administratifs en charge de l’État se font de l’utilité de ces savoirs et dans les alliances qu’ils acceptent ou non de nouer » (Buton et Pierru, 2012 p. 87). En d’autres termes, le militantisme institutionnel trouve sa possibilité dans les transformations conjointes d’espaces et de postures militants et du régime.

Durant leur militantisme ou au cours de leur activité au croisement de l’action publique et de l’action associative, les membres du comité ad hoc de l’IER ont noué des liens avec l’UE. Bénéficiant de fonds européens, Kamal Lahbib a dirigé le Collectif associatif d’observation des élections lors des législatives de 2007 (Vairel, 2009). Membre fondateur et dirigeant du Forum Marocain des Alternatives Sud, il a porté différents projets appuyés par la Délégation de l’UE à Rabat. Secrétaire général de la FIDH avant sa nomination à l’IER, D. El Yazami est également connu par les membres de la Délégation. Les besoins de financement de ces acteurs rencontrent le souhait de l’UE de soutenir, par l’intermédiaire de sa Délégation au Maroc, l’expérience de l’IER et le « processus de transition démocratique du Royaume » (Dethomas, 2009)[14]. Ces contacts permettent que la « sélection » de l’expert chargé d’évaluer le projet avant son financement lui soit d’emblée favorable. Outre sa connaissance de la région, il est l’ami de l’un des membres du comité ad hoc et son CV est proposé au cabinet d’audit avec lequel l’UE traite. Au cours de ces discussions, ce n’est finalement pas tant la question du financement qui est débattue que celle de ses modalités. Les Européens ne souhaitent pas traiter avec le ministère de l’Économie et des Finances, perçu comme trop lourd dans son fonctionnement et trop lent dans ses procédures[15].

La CDG apparaît comme un partenaire idéal. Le recours à cette banque publique s’explique par les connaissances personnelles entre financiers et militants d’action publique et par le multi-positionnement d’acteurs. Lors d’un dîner privé, un des membres du comité ad hoc rencontre un haut dirigeant de la CDG, « ami d’amis »[16]. L’un des cadres dirigeant de la banque, ingénieur de l’aviation civile (Ingénac), membre du CCDH et dirigeant du Parti du progrès et du socialisme (PPS, héritier du Parti communiste, au gouvernement depuis 1998), s’active à l’époque au sein du Forum Saada, une association casablancaise vouée à la réhabilitation du patrimoine architectural et à la sauvegarde de la mémoire d’un quartier casablancais : Hay Mohammadi[17]. Une partie du programme de l’association concerne la réparation des torts subis par la population du quartier en raison de ses activités politiques et des conséquences de la présence du commissariat de Derb Moulay Chérif. Deux autres cadres dirigeants de la CDG, au sein de sa Fondation, ont milité à l’extrême gauche dans les années 1970. L’un a milité au PPS et l’autre est membre fondateur de l’Organisation marocaine des droits de l’Homme, l’une des principales organisations défendant cette cause. La réparation communautaire est l’occasion pour eux d’agir en lien avec des idéaux ou combats politiques qu’il était problématique d’exprimer durant leur carrière dans la haute administration (polytechnicien ou ingénieur informatique). La Fondation CDG contribue doublement au projet. Elle reçoit et gère les fonds de l’UE (3 millions d’euros) et de l’Agence de l’Oriental (200 000 euros). Elle fournit des administrateurs et leurs adjoints, et prend en charge l’ensemble des frais de gestion. Le 5 juillet 2007, une convention de partenariat est signée entre le CCDH, la délégation de l’UE, la Fondation CDG et le ministère de l’Économie et des Finances (Fondation CDG, 2007).

Les liens interpersonnels expliquent aussi la participation au projet de l’UNIFEM, le Fonds de développement des Nations Unies pour la femme. L’une de ses administratrices a participé aux discussions autour de la mise en place du Forum Vérité et Justice. Militante chevronnée au sein de l’Association démocratique des femmes du Maroc, elle est de surcroît amie avec le président de l’IER et ancien président du FVJ. L’UNIFEM mène un projet pilote dans trois régions autour des questions de femmes et de violations graves des droits de l’homme. Un centre à la mémoire de Fatna Ouherfou est bâti. Un film sur la mémoire féminine des « années de plomb » est réalisé (CCDH, 2009b) et des projets d’AGR sont élaborés. Le programme est en partie financé par l’ambassade des Pays-Bas au Maroc.

La décision du ministère de l’Intérieur de financer trois autres régions (Tan-Tan, Khémisset, Azilal) ajoutées au programme pourrait paraître surprenante, mais s’explique par le portage du projet au sein du ministère par un polytechnicien et ancien wali d’El Jadida, M. Fassi-Fihri, qui avait participé à l’élaboration du projet au sein de la CDG. Lorsqu’il devient Inspecteur général de l’Intérieur, il obtient l’accord de son ministre pour financer le projet. C’est l’un des rares moments où le projet fait l’objet d’une opposition, aussi directe que contenue dans une arène discrète. Lors d’une réunion de présentation du programme aux walis – plus hauts représentants du roi en régions – dans le but d’obtenir leur soutien, certains remettent en cause le programme. Selon eux, une telle action publique serait sans objet puisqu’elle repose sur la perception faussée des populations quant à l’absence de développement économique. Ce point de vue en surplomb ne saurait pourtant résumer les usages et les appropriations dont fait l’objet la réparation communautaire.

2. Architecture institutionnelle et pratiques de la réparation

La « gouvernance réelle » (de Sardan, 2008) de la réparation révèle combien elle est prise dans des usages qui lui préexistent : ceux des bailleurs pour qui les questions techniques priment sur les enjeux symboliques; ceux des acteurs associatifs qui insèrent ce programme dans leurs routines de financement et d’action.

2.1 « Faire se rencontrer des acteurs qui s’ignoraient »[18]

La complexité institutionnelle du programme est le produit d’investissements institutionnels et professionnels. Si les élites associatives locales à l’origine de la revendication de réparation communautaire imposent des projets dont les ONG seraient les bénéficiaires directs, l’UE prescrit l’utilisation d’appels d’offres. Le souci des formes et des procédures lié à ce financement explique la multiplication des échelons de contrôle et de concertation sur le mode de la gouvernance. Le recours systématique à l’appel d’offres pour la sélection du personnel – administrateurs associatifs surdiplômés ou « relais locaux » – ou des projets en est un signe. L’organisation du programme est aussi liée aux profils professionnels de ses concepteurs, rompus à la constitution d’organigrammes et à leur fonctionnement. Ainsi, Mohammed Lamrani, dirigeant de l’Unité de gestion du projet (UGP), est un ancien élève de l’École nationale d’administration en France. Avant cela, il a dirigé l’Agence de Développement Social, une administration impliquée dans la lutte contre la pauvreté, notamment à partir d’ONG.

L’une des innovations administratives du programme consiste dans la constitution de « coordinations locales ». Point de rencontre entre acteurs des services déconcentrés de l’État, élus locaux et acteurs associatifs, elles conduisent le programme dans chacune des provinces. Elles incarnent l’idée-force selon laquelle la « réconciliation » naîtrait des liens noués entre administrations et populations. Suivant les mots d’ordre de la gouvernance et de l’approche participative, cette mise en relation d’acteurs qui s’ignoraient auparavant serait l’une des réussites du programme[19].

Les entretiens menés avec les administrateurs du programme et la documentation (notamment CNDH, 2009a) ont permis d’identifier différents critères de sélection des participants aux coordinations. Il peut s’agir de l’antériorité de l’intérêt pour les questions de réparation communautaire signalé par la participation au Forum national sur la réparation communautaire ou à un Forum local. C’est le cas du Tissu associatif pour le développement et la démocratie de Zagora dont est membre Ahmed Chahid, frère de l’un des organisateurs du premier Forum sur la réparation. D’autres associations ont été contactées pour faire partie de coordinations[20]. Le Forum Saada à Casablanca pouvait à la fois se prévaloir de liens personnels avec la direction du programme – un des fondateurs de l’association est membre du CCDH et a participé à l’élaboration du programme au sein de la CDG – et de sa visibilité. L’association Casamémoire a été approchée pour faire partie de la coordination casablancaise bien que son activité se déploie hors du Hay Mohammadi. Créée en 1995 par des architectes, l’association a pour but de protéger et de valoriser le patrimoine urbain colonial et postcolonial de Casablanca, sa « mémoire architecturale ». Les vastes locaux de l’association accueillent stagiaires et personnel salarié permanent. L’association peut aussi compter sur un réseau de dirigeants, membres et sympathisants, fortement diplômés et plurilingues. Elle a reçu en 2009 un important financement européen dans le cadre du programme Euromed Heritage (2009-2012) (Vairel, 2019, p. 112)[21]. La composition de ces coordinations est loin d’être anodine : elles jouent un rôle de filtrage, de présélection des propositions des associations. Sur 83 projets acceptés lors des deux premiers appels d’offres (2008 et 2009), 27 avaient été présentés par des associations membres de coordinations locales[22]. Dans leur activité, les associations bénéficient de l’aide de « relais locaux », recrutés par appel d’offres. Ces acteurs font le lien entre le Conseil consultatif des droits de l’Homme et les associations, et entre l’Unité de gestion du projet (UGP) et les associations. Ils ont aussi pour mission de faciliter les relations avec les administrations locales (par exemple les services déconcentrés du ministère de l’Intérieur) et avec les institutions nationales et internationales. L’enquête montre combien les compétences et savoirs pratiques peuvent aussi être très localisés. Le programme « tourne » grâce à des acteurs, tels que A. Chahid et A.T. Zainabi, « montés » de Zagora à Rabat, et qui font le pont entre la capitale et leur localité ou région, dont ils maîtrisent les hiérarchies, les stratifications et les asymétries entre acteurs et groupes.

Au sommet de cette pyramide institutionnelle se trouve l’UGP, logée à Rabat au siège de la Caisse de Dépôt et de Gestion (CDG), dans les locaux de sa Fondation. L’UGP fait le lien entre la Fondation CDG, l’UE et les associations. Elle est chargée du suivi opérationnel du projet : la conduite des projets, leur avancement, leur évaluation et audit financier, ainsi que la formation donnée aux associations locales et aux coordinations sur ces thèmes.

Cet organigramme est dominé par un Comité de pilotage national rassemblant des représentants des administrations et des ministères participants, des membres du CCDH et deux représentants des coordinations locales[23]. Les coordinations locales et le comité de pilotage sont les lieux du politique du programme de réparation communautaire, c’est-à-dire les lieux où les questions conflictuelles sont désamorcées pour être traitées techniquement et discrètement. Un tel mode d’organisation limite les conflits, ainsi que l’expression de désaccords et de rapports de force. Cet effet est accru par le recours à l’appel d’offres comme méthode de répartition des financements.

2.2 Les « projets » : pratiques locales de la réparation communautaire

Par les projets qu’elles soumettent en réponse aux différents appels d’offres, les associations de développement local sont au centre du programme. Elles sont à la fois destinataires et moyens de mise en oeuvre, signalant une rationalité néolibérale où les acteurs choisis ne sont plus de « simples gouvernés, mais un instrument de gouvernement » (Veyne, 1983, p. 7). La diversité des associations sélectionnées est révélatrice de la diversité du monde associatif marocain. Indépendamment de l’axe sur lequel elles entendent se situer (« accroissement de capacités », activités génératrices de revenus, « mémoire »), l’enquête a mis en évidence différents cas de figure[24].

Dans certains cas, la participation associative s’inscrit dans la continuité d’une activité d’ancrage dans des réseaux nationaux et internationaux : il s’agit d’associations qui mènent déjà des projets correspondant aux problématiques en usage dans les mondes du développement (centres d’écoute pour femmes victimes de violence, observation des élections) ou bénéficiaires de financements de l’Initiative nationale pour le développement humain (INDH) afin de mener des Activités génératrices de revenus. Pour leurs dirigeants, la participation aux coordinations locales est une marque de reconnaissance par les autorités et les leaders associatifs des capitales Rabat et Casablanca qui ont élaboré l’action publique.

La réparation communautaire : projets casablancais

En raison de la cause qu’elles défendent et de leur place au sein de l’espace associatif casablancais, Casamémoire et l’Association médicale de réhabilitation des victimes de la torture (AMRVT) sont contactées pour participer au programme. Leur situation les place à distance des contraintes logistiques du programme et des ressources, pas seulement financières, qu’il apporte. L’une et l’autre vont pourtant faire l’expérience du fonctionnement dépolitisé de la réparation communautaire.

Bien que ni son siège ni son activité ne se situent à Hay Mohammadi, le quartier cible du programme, Casamémoire faisait figure de candidat idéal pour son axe « Mémoire ». La définition de la « mémoire », à dévoiler ou à préserver, est l’objet d’un malentendu entre les dirigeants du CCDH et les membres de Casamémoire qui rédigent leur première réponse à l’appel d’offres. Dans leur esprit, la « mémoire » concernée par le programme ne saurait être que celle de la répression. À Hay Mohammadi, cette mémoire se confond avec l’histoire du commissariat du Derb Moulay Cherif, dont les sous-sols servirent de centre de torture et de la répression des émeutes de 1981. Le projet s’intitule « Vers un mémorial : Hay Mohammadi – Hommage aux victimes des années sombres » (Casamémoire, 2008a). Il consiste en un concours d’idées pour les collégiens et lycéens du quartier à qui il est proposé d’imaginer « un mémorial aux victimes de séquestration dans le commissariat Derb Moulay Chérif ainsi qu’à celles des évènements de 1981 ». Il mêle délibération sur l’histoire, implication des populations et sensibilisation aux droits de l’homme. Ce projet est remarquable dans ce qu’il manifeste ce que ne peut pas être la réparation communautaire : une nouvelle controverse publique, après celles suscitées par les mobilisations du FVJ et le travail de l’IER sur la violence d’État et dont les termes et le déroulement échapperaient, au moins en partie, aux autorités. Une association féminine du Hay Mohammadi, Épanouissement féminin, a vu son projet sur la mémoire de la répression contre les femmes du quartier refusé au motif que sa durée dépassait les délais prévus par le programme. Ce n’est que par la suite que les dirigeantes de l’association apprennent qu’il aurait été possible de négocier une extension de délai. Portant sur des AGR, le second projet qu’elles soumettent est retenu par le CCDH.

Deux autres propositions seront préférées au projet de mémorial de Casamémoire. Bien qu’elles concernent aussi la « mémoire » du quartier, leur lien avec le passé violent est plus ténu, sinon inexistant. L’un de ces projets est un documentaire sur le quartier de 26 minutes intitulé 7 histoires et demie, et qui « vise d’abord à le sortir de son silence historique, à rendre hommage à ses habitants, à produire, fournir et diffuser de l’information sur ce quartier (Casamémoire, 2008b, p. 5). Ce documentaire serait diffusé en avant-première dans « l’un des lieux mythiques du quartier Hay Mohammadi, le cinéma Saâda par exemple ». Une anecdote autour de la signature du contrat de financement est révélatrice des lectures diverses dont la réparation communautaire est l’objet. Les contrats liant les associations et le CCDH, signés à l’occasion de manifestations publiques télévisées, comportent une clause qui laisse le CCDH juge du contenu des projets et de leurs productions (ouvrages, films). Pour les dirigeants de Casamémoire, la « réparation communautaire » s’inscrit dans un projet démocratique rompant avec les pratiques de censure caractéristiques du passé dont le programme prétend se détacher. Selon eux, cette clause contredirait les objectifs généraux du programme. Ils menacent de retirer leur projet et refusent de participer à la cérémonie de signature des conventions de financement. Dans un premier temps, le Président du CCDH, Ahmed Herzenni[25], propose de suspendre la clause. Les dirigeants de Casamémoire obtiennent son retrait et participent à la cérémonie de signature, devant les caméras de la télévision publique. Ici, la compréhension différente des raisons de la participation de Casamémoire est à la source de conflits entre acteurs associatifs fortement dotés et dirigeants du programme, pourtant issus du monde associatif.

Sollicitée par les promoteurs du programme, l’AMRVT est une association créée par les médecins de la commission médicale du Forum Vérité et Justice et qui entendent autonomiser leur action des mobilisations du FVJ. Ces médecins ont été directement touchés par les violations graves des droits de l’homme, par exemple la disparition forcée d’un frère. Comme Casamémoire, l’AMRVT fait figure de partenaire « évident » d’une action publique entendant réparer les souffrances causées par la violence d’État. L’association apporte un supplément d’âme « victimaire » à un programme qui pourrait, sans cela, paraître complètement déconnecté de leurs préoccupations matérielles et politiques[26]. Cependant, le lien établi entre l’activité de l’association – la prise en charge médicale et psychologique de victimes des « années de plomb » ou de leurs familles – et le quartier Hay Mohammadi est l’occasion de déplacer l’activité de l’association sur un terrain qui est, là encore, fort éloigné de toute controverse sur les « années de plomb ». La participation de l’AMRVT à la réparation communautaire consiste à accueillir et à prendre en charge des enfants handicapés ainsi que des femmes victimes de violences conjugales, originaires du quartier. Significativement, le projet s’intitule « Centre de soins et traitement des problèmes de la santé mentale et de la rééducation kinésithérapie ». La dimension « communautaire » prend le pas sur l’enjeu de la « réparation ». Néanmoins, le projet permet à l’AMRVT de couvrir ses frais de fonctionnement, d’acquérir du matériel informatique et de compter l’UE au nombre de ses bailleurs, gage de sérieux et élément facilitant l’obtention de financements futurs[27].

La réparation vue du Sud-Est

Dans cette région, le programme finance de petites ONG. Il est leur plus importante source de financement. Lorsqu’elles n’ont pas déjà été appuyées par l’Initiative nationale pour le développement humain, il est aussi parfois le premier qu’elles aient reçu. Leur personnel consiste en un bureau composé de petits lettrés : instituteurs, fonctionnaires communaux. Autant au niveau logistique qu’en matière de formulation des projets, ces ONG sont dépendantes des animateurs du programme, notamment ses relais locaux. La rédaction de projets au format de l’UE a été jugée particulièrement contraignante par l’ensemble de mes interlocuteurs associatifs et nombre d’administrateurs[28]. Cette situation aboutit à ce qu’une part non négligeable de l’activité de l’UGP consiste à conseiller et à soutenir les associations participant au projet. Rares sont les associations qui disposent d’un personnel suffisamment qualifié pour rédiger les réponses à l’appel d’offres et pour satisfaire aux procédures d’évaluation, de reporting et d’audit financier imposées par l’UE. Pour contourner cette contrainte, le relais local de Ouarzazate organise des ateliers de rédaction des projets ouverts à toutes les associations. Les projets sélectionnés par les participants sont ensuite retravaillés par le relais local, aidé de deux responsables associatifs locaux. Cette méthode de travail explique que la coordination de Ouarzazate ait reçu dès la première tranche de financement la « part » qui lui était réservée par le CCDH[29]. La dépendance se situe aussi au niveau financier. Au moins dans les coordinations de Zagora et Ouarzazate, les relais locaux ont négocié avec le wali pour que l’apport de 10 % du budget des projets provienne de l’INDH, sans quoi ces associations n’auraient pas eu les moyens de remplir cette condition du financement de l’UE.

D’autres ONG de développement entretiennent un rapport instrumental au programme, qu’elles perçoivent comme opportunité de financement pour les actions à l’origine de leur constitution. À Tinghir, au sein de la coordination de Ouarzazate, les membres d’un segment d’une « tribu » locale (pharmacien et employé communal notamment) se mobilisent afin d’améliorer la transparence de la répartition des droits d’eau sur les terres de la collectivité. Pour ce faire, ils constituent une ONG, Afanour. Grâce au surplus obtenu, ils améliorent le fonctionnement (pompes, seghias ou canaux d’irrigation) du réseau. Le soutien de membres résidant en Catalogne et en France permet à l’association d’obtenir d’autres financements de la part des gouvernements catalan et espagnol. L’efficacité de ces premières initiatives conduit les acteurs du bureau à lancer, sur les terres de la collectivité, un projet de palmeraie en goutte-à-goutte visant à la commercialisation de dattes de la variété majhoul, particulièrement demandées à l’international. Ils obtiennent l’appui de différentes administrations marocaines et d’organismes de coopération espagnols. Dans ce projet, les terres sont équitablement réparties entre les familles du quartier, quel que soit leur chef. Le projet prévoit que les plus riches ne puissent acquérir qu’un nombre limité de parcelles et que celles réservées aux plus pauvres ne puissent être cédées. Pour ces dernières familles, le soutien financier d’immigrés en France et en Catalogne facilite l’achat de plants de palmiers. Les financements servent à l’installation d’un système de forage, à la construction d’un château d’eau et d’un réseau de goutte-à-goutte pour irriguer les plants. C’est cette dernière partie du projet qui est prise en charge par la réparation communautaire. Le financement reçu par l’association Afanour démontre la grande plasticité de la notion. D’un bailleur de fonds à l’autre, la présentation du projet varie. Formulée ici en termes de « réparation communautaire », la demande de financement permet d’accéder aux fonds de l’Union européenne : les membres du bureau de l’association m’ont indiqué que la répression avait touché des membres de la « tribu ».

Nombre d’ONG participant au programme n’ont pas attendu que la réparation communautaire tombe d’un quelconque ciel, new-yorkais ou rbati, pour s’internationaliser et se financer. Il y a des chemins oasiens de l’internationalisation : Afanour dispose de relais financiers français et espagnols. Pour ces participants – la bien dotée Casamémoire fait figure de cas limite en raison de son insertion dans des programmes Euromed Heritage – la réparation communautaire est un financement parmi d’autres pour puiser des ressources, pas seulement financières, et mener des programmes d’action à plus long terme. Cette double indépendance, financière et stratégique, explique l’alternance de tonalité des positionnements entre le centre – le programme a « besoin » de ces ONG – et la marge, lorsque la réparation communautaire n’est qu’une ligne parmi d’autres dans le budget de l’association.

Conclusion

Le programme de réparation communautaire met en relation des acteurs aux situations et positionnements hétérogènes. Le court texte que transmettent les militants associatifs du Sud-Est à l’IER est reçu dans un réseau d’interdépendance qui le dépasse. Les éléments qui composent ce réseau – besoins de financement des associations locales, idéaux passés de militants entrés en politiques publiques, confrontation de l’IER à la misère du monde rural, impératif réparatif théorisé par des experts internationaux, financements européens, action publique organisée sur le mode de la décharge – fonctionnent comme des conditions contraignantes.

Produit d’investissements variés, la réparation communautaire fait aussi l’objet d’usages multiples témoignant de sa plasticité. L’invocation d’un impératif, qu’il soit de la réparation ou de la gouvernance, offre l’occasion à divers acteurs – d’anciens gauchistes à une gamme variée d’élites associatives – de participer à la politique, mais sur un mode technique et dépolitisé. Les instruments dont la réparation communautaire s’inspire, les référentiels mobilisés par ses acteurs ou leurs soutiens (UE, ambassade des Pays-Bas, UNIFEM, ICTJ…), et les ressources (pas seulement financières) qu’ils mettent en oeuvre sont les vecteurs de « modalités dépolitisées de passage au politique » (Roussillon, 1999, p. 2). Formulée en termes de gouvernance, l’action publique est mise en oeuvre de façon managériale : internationalisation ne rime pas nécessairement avec politisation (Allal, 2010).

Pour autant, la plasticité de la réparation communautaire ne saurait se réduire à ses vertus dépolitisantes ou à « l’évaporation » de la dimension symbolique des projets hors du CCDH. À Casablanca, Skoura ou Tinghir, le programme est utilisé comme un guichet dont on est légitimement ayant droit en invoquant les « violences passées ». Inscrite dans des structurations sociales inégalitaires, la répartition des fonds du programme vient confirmer des leaderships locaux ou offre l’opportunité de les déployer, dans un contexte de stress sur les ressources.