Corps de l’article

Cohen et Levinthal (1990) définissent la capacité d’absorption comme « l’aptitude à percevoir la valeur de l’information nouvelle, à l’assimiler et à l’appliquer pour favoriser les affaires ». La régénération de l’entreprise et de son modèle d’affaires s’appuie sur l’intégration de l’information nouvelle dans l’entreprise menant à l’alignement entre l’entreprise et l’environnement (Zajac et al., 2000). C’est en produisant des routines d’intégration de l’information que la capacité d’absorption est alors générée (Zahra et George, 2002, Jansen et al., 2006, 2005). L’article porte sur la mise en place d’un dialogue avec les parties prenantes externes d’une firme multinationale qui souhaite opérer en Indonésie et la façon dont elle utilise ce dialogue pour construire des capacités d’absorption responsabilité sociale (RS). Pour Igalens (2009, p.95) le dialogue avec les parties prenantes « peut être entamé sous la forme d’une réponse donnée par une organisation à l’une de ses parties prenantes... Il peut se dérouler dans le cadre de réunions formelles ou informelles, sous diverses formes telles qu’entretiens individuels, conférences, ateliers, audiences publiques, tables rondes, comités consultatifs, participation à des forums, adhésion à des groupes de communautés... (ISO 26000 cité par Igalens). La norme définit également tout ce que l’organisation peut retirer du dialogue car il ne s’agit pas simplement d’écouter ce que les parties prenantes ont à dire, un objectif d’apprentissage ou encore des perspectives de coopération sont envisagées ». Le processus de mise en oeuvre de ce dialogue dans un pays émergent, en tant que contribution aux capacités absorptives de l’entreprise, a fait l’objet de peu de travaux empiriques. Il est le fruit d’un apprentissage inter-organisationnel d’un réseau de parties prenantes externes (PP) engageant l’entreprise pour le futur (Garud et Gehman, 2012). La connaissance sur le terrain des attentes des PP locales va produire des réponses de la part de l’entreprise. Les modalités d’acquisition des connaissances de cet apprentissage organisationnel ainsi que leur pertinence restent à explorer. D’un point de vue théorique, l’étude réalisée vise à mieux comprendre comment le dialogue avec les PP externes contribue à la formation de la capacité d’absorption responsabilité sociale, complétant des études quantitatives ayant jusqu’ici apporté peu d’éclairages sur ce point selon Easterby-Smith et al., (2008). Pourtant, la capacité d’absorption est considérée comme un facteur important dans la construction de l’avantage concurrentiel (Chen et al., 2009; Sciascia et al., 2014). Le concept a été initialement développé en grande partie à partir de revues de la littérature et a, par la suite, été prolongé par des études empiriques, mais quelques auteurs suggèrent que les progrès depuis 1990 sont décevants (Lewin et al., 2011). Pour Lewin et al. (2011), les processus de formation de la capacité d’absorption demeurent une boîte noire. Easterby-Smith et al., (2008) et Ben-Oz et Greve (2015) ont démontré que la perspective d’analyse processuelle est indispensable pour comprendre les mécanismes de construction de la capacité d’absorption et mesurer ses effets sur l’organisation en terme d’obtention de flexibilité stratégique (capacité d’absorption potentielle) voire même d’avantage concurrentiel (capacité d’absorption réelle). Plus précisément, Easterby-Smith et al., (2008) incluent le rôle du pouvoir dans la manière dont la connaissance est absorbée par les organisations, et fournit une meilleure compréhension de la nature des frontières à l’intérieur et autour des organisations. Cette distinction entre l’intérieur et l’extérieur de l’organisation et le lien entre ces deux catégories sont fondamentaux pour Lewin et al. (2011) et Ben-Oz et Greve (2015). Le dialogue avec les parties prenantes, composante essentielle de la RS de l’entreprise, trouve en la théorie des capacités d’absorption, par ses fondements dynamiques, un cadre d’analyse potentiellement pertinent. Inversement, le manque d’études empiriques processuelles au fondement de la théorie des capacités d’absorption constitue sa principale faiblesse (Corley et Gioia, 2011; Alvesson et Sandberg, 2011). L’étude du dialogue avec les PP en tant que processus d’absorption offre une proposition de contribution pour pallier cette faiblesse. Ainsi, notre recherche vise à répondre à la question suivante : comment les capacités d’absorption se forment-elles lorsqu’est mis en oeuvre un dialogue avec les parties prenantes dans un pays émergent ?

Dans un premier temps, les auteurs rappellent les éléments clés du cadre théorique relatif à la capacité d’absorption qui, dans le cadre d’un dialogue avec les PP, est opérationnalisée au sein du réseau des PP dans une perspective de durabilité de l’activité de l’entreprise. L’analyse de la capacité d’absorption s’appuie donc, de façon complémentaire, sur les théories relatives aux PP, aux réseaux et à la gestion des temporalités en stratégie. Elles permettent de mieux comprendre l’objet de recherche qui est le dialogue avec les parties prenantes. Cette complémentarité théorique considère les exigences de la mise en oeuvre de l’apprentissage organisationnel et de la transformation de l’information en véritables opportunités, autrement dit, de l’aptitude de l’organisation à construire des capacités d’absorption (Zahra et George, 2002, Jansen et al., 2006, 2005).

Dans un second temps, la phase empirique confrontera la démarche initiée par une entreprise française (le groupe Eramet), dans sa filiale (Weda Bay Nickel : WBN) d’un pays émergent (l’Indonésie), à cette construction théorique en analysant les processus critiques susceptibles d’altérer sa capacité d’absorption.

De la capacité d’absorption potentielle à la capacité d’absorption réelle : le rôle de la temporalité

Ben-Oz et Greve (2015) distinguent les capacités d’absorption potentielles des capacités d’absorption réalisées. Les premières concernent la performance à long terme des organisations en apportant de la flexibilité stratégique et les secondes concernent la performance à court terme des organisations en permettant de lancer des processus et produits innovants. Les deux catégories de capacités sont interdépendantes. Elles répondent chacune à des objectifs (aspirations) aux temporalités différentes (Garud et Gehman, 2012). Les capacités d’absorption potentielles génèrent des compétences qui, ensuite, produisent des capacités d’absorption réalisées en menant à des innovations de produits et de processus qui constituent la réponse de l’entreprise à l’environnement (Zahra et George, 2002; Ben-Oz et Greve, 2015). La capacité d’absorption réalisée peut être ébranlée par la non-concordance de sa temporalité avec la temporalité nécessaire à l’émergence de la capacité d’absorption potentielle. Le dialogue avec les parties prenantes représente un processus d’apprentissage dynamique et évolutif dans le temps (Igalens, 2009). La question du temps dans les processus d’absorption et d’acquisition des compétences est donc fondamentale (Ben-Oz et Greve, 2015). La variable temporelle impacte profondément la capacité prescriptive de la théorie des capacités d’absorption, la compréhension de sa dynamique constitue un manque théorique qui doit être comblé (Corley et Gioia, 2011). En effet, d’un point de vue managérial, c’est en considérant le potentiel de l’organisation à capter l’information pertinente, à la digérer et à offrir une réponse adaptée à l’environnement que les dirigeants pourront envisager la réalisation d’une capacité d’absorption dans le temps.

La RS est inter-temporelle, c’est-à-dire que sa capacité d’absorption croise des horizons temporels différents (Garud et Gehman; 2012). Cette inter-temporalité attire l’attention sur les tensions qu’implique la conciliation entre les « besoins du présent » avec les « besoins de l’avenir » (Garud et Gehman; 2012). L’action RS cherche à imprégner dans le temps les réseaux constitués d’un enchevêtrement de sens et de contradictions. L’enchevêtrement mutuel des acteurs constitue des réseaux qui peuvent devenir soit plus forts et plus durables, ou plus faibles et dormants, en fonction du sens de l’action dans laquelle s’inscrit l’entreprise (Ahuja et al., 2012; Zaheer et al., 1999).

Le temps des processus est rythmé par des allers-retours ou essais-erreurs entre différentes phases (captation de l’information, traitement de l’information, production du changement). Comme le soulignent Garud et Gehman (2012), la durabilité impose une gestion du temps où se confrontent les temporalités. L’asynchronisme des processus caractérise les actions de RS sans pour autant induire une indépendance entre les processus court terme et les processus long terme (Koenig et Thietart, 1995; Garud et Gehman, 2012). Le déroulement d’un processus est susceptible de modifier le déroulement des autres (Ben-Oz et Greve, 2015). Les organisations elles-mêmes vivent sur des temporalités différentes. Les processus, se déroulant sur des chronologies et des fréquences différentes, sont à la fois susceptibles de se guider et de se transformer mutuellement (Garud et Gehman, 2012). Ainsi, certains mécanismes d’interaction peuvent générer des phases d’essais-erreurs propres à l’apprentissage (Bueno Merino et al., 2014). Au-delà des propriétés relationnelles des PP, les conceptions temporelles de chacune d’elles constituent une variable non négligeable. D’un point de vue individuel et collectif, la décision dans le présent, les souvenirs du passé et les anticipations de l’avenir sont tous reliés dans un champ d’expérience (Damasio et Dolan, 1999; Berthoz, 2003). Ben-Oz et Greve (2015) précisent que l’entreprise se fixe des objectifs de performance propres à chacune des temporalités tout en notant que la priorité est fréquemment donnée aux objectifs de court terme focalisant l’attention de l’organisation sur les capacités d’absorption réalisées au détriment des capacités d’absorption potentielles pourtant essentielles. Bergson (1992) dans ses travaux sur le sens du temps distingue le « temps pensé », qui correspond au temps estimé nécessaire pour réaliser ses aspirations, du « temps vécu », qui correspond au temps mis pour les réaliser. Cette dissociation permet de comprendre le phénomène de « dispersion de la durée » qui génère un sentiment de lenteur pour les uns et de rapidité pour les autres au cours d’un processus de changement au sein d’une grande organisation (Vas, 2005). Bergson (1992) insiste sur la dimension subjective du temps, qui justifie les dissonances temporelles vecues au sein des organisations. Là où l’activité est rythmée par des décisions prises au niveau de l’entreprise, l’activité stratégique s’organise en référence à des temps spécifiques aux contextes locaux des PP (Garud et Gehman, 2012). L’entreprise fait face à un problème d’adéquation entre les multiples processus de réflexions/actions stratégiques au niveau local. Les logiques des acteurs externes peuvent alors s’opposer. Étant donné que les différents acteurs interdépendants peuvent voir leur passé différemment, ils peuvent avoir des projections dans l'avenir tout aussi différentes. Pourtant, malgré ces différences, les acteurs interdépendants peuvent naviguer dans un futur émergent commun parce que leurs projets servent de base à la construction d’identités collectives et co-orientées (Ben-Oz et Greve, 2015). Le projet du processus RS est d’élaborer de nouvelles formes d’actions coopératives en référence à l’activité stratégique de l’entreprise mise en oeuvre au niveau global par les directions (le temps « pensé » de Bergson, 1992). Le processus doit s’adapter au contexte local pour lequel la perception du temps peut être différente (le temps « vécu » de Bergson, 1992). L’objectif n’est cependant pas de prendre acte des temps des processus en cours mais de participer à l’émergence d’actions visant à améliorer les capacités de réactivité et d’adaptation de l’ensemble des processus (Ben-Oz et Greve, 2015). Les processus critiques du dialogue avec les PP supposés être à l’origine de la réalisation des capacités d’absorption s’inscrivent dans le long terme, la capacité d’absorption ne sera réalisée que si cet horizon temporel est compatible avec celui des PP.

Les processus critiques de la réalisation de la capacité d’absorption « responsabilité sociale »

L’attention de l’approche par les capacités d’absorption porte sur la capacité à apprendre de l’entreprise, à capter l’information et à s’inscrire dans un processus d’apprentissage afin de se transformer pour formuler une réponse adaptée aux évolutions de l’environnement. L’entreprise n’agit pas uniquement en réponse à son environnement, elle essaye également de le mettre en forme en s’appuyant sur sa capacité à agir, qui est façonnée par son réseau de PP (Garud et Gehman, 2012). Ce faisant, elle passe par des processus critiques susceptibles d’altérer sa capacité d’absorption. En nous inspirant de la définition de Lorino et Tarondeau (2006) appliquée au management stratégique, nous considérons que la criticité de la capacité d’absorption « RS » se détermine par rapport aux risques de mettre en échec sa réalisation alors qu’elle contribue à l’avantage concurrentiel. Ces risques sont relatifs à la qualité de la relation entre les processus internes d’apprentissage et les processus liés au traitement de l’information, à la qualité de la formalisation du plan d’action de RS auprès des PP, à la qualité de la compréhension du pouvoir des individus représentants chaque PP et à la capacité à construire des relations de confiance afin d’acquérir de la légitimité auprès du réseau de PP.

Qualité de la relation entre les processus internes d’apprentissage et les processus liés au traitement de l’information

Lewin et al. (2011) insistent sur l’importance de l’équilibre et de l’interrelation entre les processus de création de la connaissance interne et les processus d’identification, d’acquisition et d’assimilation de nouvelles connaissances en provenance de l’environnement extérieur mis en évidence par Teece (2007) en établissant des ponts entre le présent et l’avenir (Garud et Gehman, 2012). Lewin et al. (2011) décomposent la construction de capacités d’absorption en deux composantes, internes et externes. Puis, ils identifient la création de méta-routines qui sous-tendent et relient ces deux composantes. Ces routines de niveau supérieur sont développées au sein des organisations et deviennent spécifiques à l’entreprise. Par conséquent, Lewin et al. (2011) considèrent cette capacité à faire le lien entre les processus internes d’apprentissage et les processus liés au traitement de l’information comme des méta-routines, dont la mise en place s’inscrit dans le long terme. Ces méta-routines sont considérées comme étant le processus critique de la capacité d’absorption. Ainsi, l’apprentissage est reconnu comme étant le fondement essentiel de la capacité d’absorption (Ben-Oz et Greve, 2015; Veuglers et Cassiman, 1999).

Qualité de la formalisation du plan d’action de dialogue avec les PP externes

La mise en oeuvre d’un dialogue avec les PP externes par une multinationale étrangère dans un pays émergent pose la question des ressorts de cette pratique. Dans de nombreux secteurs, la RS sert de support à l’obtention d’un droit à opérer (Grandval et Soparnot, 2004). La prise en compte des nombreuses exigences des différentes PP de l’entreprise par rapport à ses objectifs stratégiques est un passage obligé (Gond et Mercier, 2006) qui dépend de la nature de l'activité de l'entreprise et des règles du jeu sectorielles (Ben-Oz et Greve, 2015). Le management des PP externes est essentiel pour saisir la nature des relations formelles et/ou informelles qui sont les bases des réseaux sociaux (Brass et al., 2004; Borgatti et al., 2003; Ahuja et al., 2012). Le réseau d’influence des PP révèle une représentation de l’ensemble du système d’interactions et suggère une stratégie de management des PP (Gond et Mercier, 2006; Ackermann et Eden, 2011; Girard, 2013).

Mitchell et al. (1997) considèrent les mesures qui doivent être prises pour favoriser le soutien des PP favorables à la stratégie de l’entreprise et, pour celles qui risquent de les entraver, les actions susceptibles d’empêcher ou de minimiser leur impact. Lorsque l’on considère la gestion des PP, les négociations sont interpersonnelles car ces PP sont souvent représentées par des individus (Friedkin, 2011) et/ou des groupes spécifiques. Alors que les relations formelles sont fréquemment bien repérées et comprises par les dirigeants, les réseaux d’acteurs informels sont plus complexes à appréhender. Le fait de les aborder de manière structurée, dans le long terme, facilite l’apprentissage de ces relations même si souvent les dirigeants considéraient cette gestion comme allant de soi mais sans appréhender toutes les subtilités du réseau vaste et complexe des relations informelles (Ackermann et Eden, 2011; Girard, 2013).

Qualité de la compréhension du pouvoir des individus représentants chaque PP

L’analyse des relations informelles suppose une meilleure compréhension du pouvoir des PP (Girard, 2013), bien qu’Ackermann et Eden (2011) aient noté que les PP influentes ne sont pas toujours conscientes de leur propre pouvoir. Les recherches d’Ackermann et Eden (2011) ont révélé que les dirigeants ont souvent une connaissance plus ou moins approfondie des PP et de leur pouvoir. Cette connaissance, utilisée d’une manière organisée est à l’origine de l’émergence de la capacité d’absorption potentielle. En effet, l’impact de la dynamique des PP peut être très intense dans certaines activités, rendant incontournable leur connaissance et la nécessité de leur offrir une réponse adaptée (Gond et Mercier, 2006). Celle-ci passe par une compréhension des interactions multiples, des interdépendances et des contradictions entre les acteurs et les PP (Girard, 2013; Garud et Gehman, 2012). Les dirigeants construisent une représentation de leur réseau de PP, et sur cette base, leurs fournissent une réponse, mais ces ressources ont souvent été sous-utilisées (Ackermann et Eden, 2011). La théorie de la saillance des PP a montré comment les entreprises développent des actions appropriées pour celles-ci (Mitchell et al., 1997). La priorité est alors donnée aux acteurs que les dirigeants jugent les plus pertinents pour l’avenir stratégique de l’entreprise (Carroll, 1979; Donaldson et Preston, 1995; Freeman, 1984). L’accès aux ressources peut aussi générer une asymétrie dans la relation d’échange entre l’entreprise et ses PP. Elle conduit à une prise de pouvoir d’une ou plusieurs PP sur l’entreprise (Frooman, 1999). Ackermann et Eden (2011) proposent de classer les PP en fonction de leur pouvoir et de leur intérêt relativement à l’activité de l’entreprise. Ils mettent également en avant la nécessité d’atomiser certaines PP. Cette désagrégation permet d’atteindre une plus grande spécificité et implique une plus grande efficacité dans la capacité de l’organisation à gérer les PP. Elle permet de détenir une vision plus précise des acteurs enclins à appuyer ou à entraver la stratégie de l’organisation (Girard, 2013).

Capacité à construire des relations de confiance et légitimité réticulaire

La RS vise à faire reconnaître, auprès des PP, la légitimité de l’entreprise et de son activité (Suchman, 1995). Dans des secteurs spécifiques, soumis à l’obtention d’un droit à opérer, le poids des PP est tel que les entreprises ne peuvent faire l’économie d’un long apprentissage de leurs interactions et de leur pouvoir au sein du réseau territorial (Grandval et Soparnot, 2004). Parallèlement à la genèse et à la dynamique de formation des réseaux d’acteurs pour asseoir cette légitimité, la dimension temporelle impacte l’architecture d’un réseau et la performance de celui-ci (Ahuja et al., 2012; Zaheer et al., 1999). Plus précisément, l’intégration du temps soulève des questions sur le comportement des relations réticulaires (anciennes et nouvelles), leurs structures et leurs implications différentes sur les résultats (Soda et al., 2004; Baum et al., 2012). Zaheer et al. (1999) ont suggéré que le temps nécessaire à l’instauration de relations ténues s’inscrit inévitablement dans le long terme. En effet, ces relations se renforcent dans le temps car elles sont imprégnées de la confiance et de l’affect. Toutefois, un temps trop long consacré à l’acquisition de la légitimité réticulaire peut être néfaste à l’efficacité du réseau (Baum et al., 2012). Les liens peuvent se dissoudre, se modifier, les effets des obligations s’accumuler et la réciprocité s’affaiblir avec le passage du temps, les relations passées peuvent diminuer en puissance (Ahuja et al., 2012; Zaheer et al., 1999; Garud et Gehman, 2012). Le réseau ne représente pas un stock de capital social mais est plus proche d'un flux à exploiter et valoriser. L’idée de performance du réseau se traduit, en partie, par l’effet mémoire des réseaux (Soda et al., 2004). En fait, les réseaux actuels de relations reflètent à la fois la structure sociale passée et l’accumulation de l’expérience historique du réseau par des liens passés (Garud et Gehman, 2012). L’efficacité du réseau de PP dépend donc étroitement de la capacité d’absorption de l’entreprise. Tout d’abord, la mémoire du réseau fournit aux acteurs de l'organisation la possibilité de reconstruire les structures sociales qu'ils ont expérimentées par le passé et dans lesquelles ils ont confiance. Deuxièmement, la mémoire de réseau permet de tirer parti des connaissances et des ressources d’information qui se sont accumulées à travers les relations passées. Les connaissances et informations que les acteurs du réseau accumulent au fil du temps représentent des ressources qui peuvent être exploitées comme le capital intellectuel. Elles incluent la confiance, les obligations de réciprocité, déterminent également les actions et les relations futures. Ainsi, le contenu relationnel accumulé constitue la mémoire du réseau qui favorise l’influence mais peut aussi limiter les actions futures sur le réseau (Baum et al., 2012). Cet effet mémoire qui conditionne la confiance en la légitimité réticulaire s’enregistre dans le long terme.

Question de recherche

La revue de la littérature a fait émerger les processus critiques qui affectent la dimension temporelle de la capacité d’absorption « dialogue avec les PP » réelle. Ces processus critiques sont :

  • la qualité de la relation entre les processus internes d’apprentissage et les processus liés au traitement de l’information;

  • la qualité de la formalisation du plan d’action de dialogue avec les PP;

  • la qualité de la compréhension du pouvoir des individus représentant chaque PP;

  • la capacité à construire des relations de confiance afin d’acquérir de la légitimité auprès du réseau des PP.

Le temps nécessaire à la maîtrise de ces processus critiques ne serait pas compatible avec la perspective temporelle des PP d’où la question de recherche formulée en introduction que nous rappelons : comment les capacités d’absorption se forment-elles lorsqu’est mis en oeuvre un dialogue avec les parties prenantes dans un pays émergent ?

Posture épistémologique et choix du cas

La littérature existante ne permet pas de comprendre le processus de formation des capacités d’absorption (Lewin et al., 2011). Une opportunité pour un accès inhabituel au terrain (Yin, 1994) nous a conduit à pouvoir observer la mise en oeuvre d’un dialogue avec les PP par une multinationale française dans un pays émergent. Notre approche est une approche inductive modérée (Thiétart, 1999) car le cadre conceptuel a été élaboré à partir de la littérature existante sur les capacités d’absorption et des données issues du terrain. Les données empiriques permettront d’enrichir la théorie pour qu’elle soit plus précise, plus intéressante et testable par la suite (Eisenhardt et Graebner, 2007).

  • Nous sommes partis du constat d’une faiblesse théorique (Corley et Gioia, 2011; Alvesson et Sandberg, 2011) : la compréhension du processus de formation des capacités d’absorption n’est pas encore solidement établie théoriquement (Easterby-Smith et al., 2008; Noblet et al., 2011).

  • La capacité d’absorption ne peut être observée que par l’intermédiaire de l’opérationnalisation d’une pratique (Noblet et al., 2011), le dialogue avec les parties prenantes.

  • Nous avons eu une opportunité d’accès au terrain : le cas de la mise en place d’un dialogue avec les PP par une multinationale, Eramet, au travers sa filiale Indonésienne Weda Bay Nickel.

  • Afin de construire le dispositif théorique nécessaire à l’observation de la capacité d’absorption RS, nous nous sommes appuyés de façon complémentaire sur la littérature relative à la théorie des PP et plus précisément sur celle concernant le dialogue avec les parties prenantes.

Choix méthodologiques

En reconnaissant la centralité du temps, la recherche sur les processus est une contribution essentielle à la connaissance des organisations et du management (Langley et al., 2013). Pour observer le déroulement du processus de formation des capacités absorptives d’une multinationale dans un pays émergent, nous avons eu recours à des données longitudinales primaires et secondaires.

Les données primaires ont consisté en 66 entretiens semi-directifs d’une durée moyenne d’1 h 30 réalisés entre 2010 et 2013.

Nous avons dû interroger à plusieurs reprises les acteurs décisionnaires du dialogue avec les PP afin d’appréhender le contexte socio-politique de l’étude et la dynamique de constitution du réseau des PP. Nous avons complété ces entretiens en interrogeant les PP identifiées et sollicitées par l’entreprise lors de trois déplacements en Indonésie dont deux aux Moluques du Nord et un sur l’île de Java. Les PP interrogées ont été identifiées et sollicitées par l’entreprise à savoir : l’Etat indonésien (bureau des mines) et les collectivités territoriales (le gouverneur de la province, le Bupati, les autorités des villages), les habitants d’Halmahera (lieu d’implantation de la future usine hydro-métallique de traitement du nickel), les ONG et associations de toutes tailles ainsi que des institutions nationales (Universités par exemple), des salariés d’autres entreprises minières. Suivant la nationalité de la personne interrogée, les entretiens ont été réalisés en français ou en anglais (essentiellement pour les entretiens se déroulant en Indonésie). Nous avons parfois eu recours à un interprète pour quelques entretiens auprès de villageois ou de salariés d’entreprises établis aux Moluques du Nord. Les entretiens ont fait l’objet d’une analyse de contenu thématique.

Nous avons triangulé nos données (Yin, 1994) en nous appuyant sur un entretien à Jakarta avec une ONG non sollicitée par l’entreprise ainsi qu’avec le représentant d’une institution nationale ayant observé les pratiques de l’entreprise dans un autre pays. En complément de ces entretiens, ont été utilisés des documents internes (journaux internes, comptes rendus de réunions, échanges de courriels) de l’entreprise Eramet ainsi que les rapports annuels de différentes entreprises et institutions disponibles sur la période 2007-2013. Une recherche documentaire sur les risques de l’exploitation d’une mine de nickel et les résistances des ONG face au projet a été réalisée.

La variable étudiée (le processus de formation des capacités d’absorption) a été décomposée en sous-variables (ou processus critiques) à partir de la revue de la littérature et des données issues du terrain. Nous avons ensuite codé les données en thèmes correspondant aux sous-variables. Ces thèmes sont : les processus internes d’apprentissage et les processus liés au traitement de l’information, la formalisation du plan d’action de l’entreprise auprès des PP, la compréhension du pouvoir de chaque PP et la représentation du réseau des PP. Cette dernière peut se décliner en relations de confiance au sein du réseau, la légitimité du projet auprès des PP, la perception de la démarche RS par les PP. Dans un souci de croisement des points de vue des représentants de chacune des PP, des matrices intersites ont été élaborées (Bueno Merino, 2006). Le tableau 1 présente le profil des personnes interrogées ainsi que la date et le lieu des entretiens.

Tableau 1

Profil des participants et lieux des entretiens

Profil des participants et lieux des entretiens

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Cette première étape nous a permis d’identifier les processus critiques à l’origine de la formation de la capacité d’absorption potentielle. La capacité d’absorption potentielle concerne la performance à long terme des organisations en générant des compétences qui se trouvent ensuite réalisées –ou non- en étant source de changement (Ben-Oz et Greve, 2015).

Afin de saisir la dynamique temporelle de la capacité d’absorption, c’est-à-dire d’observer la façon dont la capacité d’absorption se réalise, nous avons, dans une deuxième étape, construit le tableau 2 synthétisant les temporalités des évènements pour chacune des parties prenantes. Ce tableau donne une représentation synthétique des « facteurs de dynamique des processus de prise de décision » (Forgues et Vandangeon-Derumez, 2014).

Puis, dans une troisième étape, nous avons réalisé le tableau 3 qui représente la matrice intersites chronologique permettant d’établir une relation temporelle entre les sous-variables (Huberman et Miles, 1991) et les principaux facteurs de dynamique des processus de prise de décision[1].

En synthèse, notre démarche a donc suivi les étapes suivantes :

  • décomposition de la variable processuelle en sous-variables issues de la littérature (relative aux PP et à la capacité d’absorption).

  • identification des processus critiques

  • dynamique temporelle de la capacité d’absorption potentielle (processus de réalisation).

La réalisation de la matrice intersites chronologique (tableau 3) permet d’identifier :

  • les processus critiques à l’origine de la formation de la capacité d’absorption potentielle.

  • la relation entre le temps et les processus critiques. Elle montre que les compétences acquises s’inscrivent dans le long terme (sur 5 années dans notre étude) qui ne correspond pas aux attentes des populations locales.

Contexte de l’étude

L’étude de cas consiste en une étude approfondie sur une durée de quatre années d’un processus d’interactions avec les PP de l’entreprise Weda Bay Nickel (WBN) en Indonésie. WBN est la filiale d’une entreprise française, Eramet. L’objectif de la démarche est d’obtenir le droit d’exploitation d’une mine de nickel. L’entreprise minière Eramet SA est le 6ème producteur mondial de nickel. Elle souhaite diversifier ses sources d’approvisionnement en nickel jusqu’alors concentrées en Nouvelle-Calédonie. La firme Eramet est implantée dans 20 pays sur 40 sites de production et emploie 15 000 personnes dans le monde. Eramet, actionnaire majoritaire, a acquis le projet PT Weda Bay Nickel (WBN) en Indonésie en mai 2006 afin de doubler à terme sa production de nickel (capacité prévue 60 000 tonnes). Pour ce faire, elle s’est s’associée avec l’entreprise japonaise Mitsubishi Corporation et la société d’Etat indonésienne PT ANTAM (ANeka TAMbang) qui détient 10 % de WBN. Le projet WBN concerne l’exploitation d’une mine de nickel et de cobalt ainsi que la construction puis l’exploitation d’une usine de transformation dotée d’un procédé hydro métallique sur l’île d’Halmahera située sur la province des Moluques du Nord (un ensemble d’îles au nord-est de l’Indonésie). La forêt abrite de nombreuses espèces animales et végétales endémiques; une nature dont dépend la communauté des Togutil, un peuple indigène vivant essentiellement de la chasse et de la pêche. Le gisement, qui renfermerait 5,1 millions de tonnes de nickel (source MIGA[2]), est considéré comme l’un des plus importants du monde. Il attise les convoitises et de nombreuses firmes sont déjà implantées, dont des multinationales chinoises. L’accès à ce gisement est stratégique car il constitue une ressource rare (même si conjoncturellement sa rareté peut sembler moins prégnante) au sens de la ressource based view (Barney et Hesterly, 2008). Eramet se distingue de ses concurrents et prend des précautions pour tenter d’initier un dialogue avec les PP externes constructif et différent sur le site. Les auteurs ont jugé, sur la base de cette intention des dirigeants, que le cas WBN constituait un terrain d’expérimentation intéressant de la capacité d’absorption responsabilité sociale. En effet, l’intention est d’appréhender les spécificités locales (captation et traitement de l’information) afin d’adapter, autant que faire se peut, le processus d’exploitation minière aux attentes des parties prenantes afin d’en limiter l’impact (changement des processus pour offrir une réponse adaptée). La province compte 1,2 millions d’habitants dont 950 000 vivent à Ternate et Tidore et 250 000 sur l’île d’Halmahera. Le responsable du projet (code GN) estime que « 18 villages pourraient être potentiellement touchés par les activités d’extraction soit moins de 20 000 habitants ». Le projet WBN est encore actuellement dans sa phase de faisabilité financière. WBN poursuit ses activités d’exploration, optimise le procédé par le biais d’expériences pilotes hors d’Indonésie, complète les volets sociaux, environnementaux et sanitaires des études d’impact et initie la première phase de mise en place des infrastructures de base. Le projet WBN mobilise 850 personnes (emplois directs et sous-traitants) dont 600 proviennent de l’île d’Halmahera et des îles voisines.

Des enjeux de RS sont propres au secteur d’activité concerné : l’industrie minière a, dans un passé récent, suscité des réactions violentes de la part des populations locales dues à un comportement qualifié d’« irresponsable[3] ». Au début de la décennie, la société australienne Newcrest Mining a été mise en cause pour les dégâts environnementaux (déforestation, pollution des rivières, etc.) engendrés par deux de ses mines d’or sur la même île d’Halmahera. Les entreprises minières sont aussi jugées par les investisseurs sur la gestion durable de leurs activités pour prévenir les risques sociaux, afin d’assurer leur acceptabilité sociale (Bensebaa et Béji-Bécheur, 2007). Le directeur général (code AG) du projet WBN qualifie « cette gestion des risques de véritable investissement ». Il précise que le projet WBN est en cours de validation par les actionnaires « qui sont très attentifs aux conséquences environnementales et sociales d’un tel projet ». Il faut, dans une région vierge et donc très éloignée des questions soulevées par le développement d’un tissu industriel, dialoguer avec des populations locales et les informer des bouleversements que l’exploitation d’un tel site va occasionner sur leur environnement.

Tableau 2

Temporalités des évènements pour chacune des parties prenantes

Temporalités des évènements pour chacune des parties prenantes

Tableau 2 (suite)

Temporalités des évènements pour chacune des parties prenantes

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Tableau 3

Matrice intersites chronologique : le cas du dialogue avec les PP chez WBN

Matrice intersites chronologique : le cas du dialogue avec les PP chez WBN

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Les processus critiques de la capacité d’absorption « RS » pour WBN

Le processus de mise en oeuvre d’un dialogue avec les PP par WBN s’est articulé autour de la mise en place d’outils de pilotage spécifiques, d’un audit effectué par une agence de notation de la Banque Mondiale et d’une démarche participative auprès des populations locales. Les différents outils mobilisés par WBN visent à accroître sa légitimité sur place sur l’ile d’Halmahera, en Indonésie mais aussi sur le territoire de son implantation d’origine (siège social en France).

Des outils de pilotage mis en place par WBN

Depuis 2007, une loi indonésienne (Law on Minerals and Coal Mining) impose aux entreprises utilisant des ressources naturelles d’instaurer un dialogue avec les PP et oblige les entreprises cotées en bourse à rédiger des rapports sur les conséquences sociales et environnementales de leurs activités. Lors de l’acquisition du projet, en 2006, l’entreprise n’étant pas encore en exploitation, elle n’était pas contrainte de se soumettre à cette loi. Cependant, l’entreprise s’est dotée de structures spécifiques préfigurant la mise en oeuvre formelle d’un dialogue avec les PP[4]. Elles servent de support à la formalisation et à la mise en oeuvre du plan d’action auprès des parties prenantes au sens d’Ackermann et Eden (2011) et de Girard (2013). Ces structures comprennent une trentaine de personnes. Leur mission est d’assurer le lien entre les processus internes d’apprentissage et les processus liés au traitement de l’information au sens de Lewin et al. (2011). La première entité la plus proche des populations locales est le Community Development[5] (Com’dev). Depuis 2008, ce service a pour objectif d’élaborer un programme de développement pour les PP et les salariés de l’entreprise dans les domaines de la santé, de l’environnement, du développement économique local et de l’éducation. La mise en place du Com’dev, proche des populations locales, vise à dépasser des logiques contradictoires que Girard (2013) et Garud et Gehman (2012) ont pu mettre en évidence. L’objectif est d’accélérer le développement de logiques coopératives. Le budget annuel du Community Development est d’un million de dollars US. Depuis janvier 2010, la Fondation Saloi sert de support opérationnel au programme du Community Development. Ces deux entités entretiennent des liens forts et sont pilotées par le directeur du projet PT WBN. La fondation a été créée à l’initiative de WBN, son budget est actuellement alimenté par une subvention de WBN. Elle dispose d’un conseil consultatif qui se réunit une fois par an et est composé de 7 membres représentants les autorités locales, nationales ainsi que des représentants du milieu universitaire et académique indonésien et français. La création de ce conseil consultatif provient d’une demande formulée par les communautés villageoises. Pour le directeur général de la fondation (code YS), « la réunion du conseil consultatif est un moyen de recueillir les critiques et les suggestions de tous les membres ». Le directeur général du projet WBN souhaite associer de nouveaux membres car il a la volonté de « séparer les activités industrielles de l’entreprise de celles consacrées au développement des communautés » (AG). Ainsi, il est en discussion avec deux nouveaux partenaires (L’Oréal et Schneider) car ces entreprises « sont déjà implantées donc elles ont le savoir-faire en matière de PP et d’environnement »(AG). C’est un moyen pour l’entreprise de renforcer son apprentissage (Lewin et al., 2011; Ben-Oz et Greeve, 2012) du territoire et de ses PP : « Saloi est une organisation qui a une approche de type bottom-up et WBN doit faire le lien entre une approche top-down, à partir des plans donnés par le gouvernement, et bottom-up » (AG). Le directeur général du projet précise la réponse, qu’il souhaite apporter au travers de la fondation, à ses PP : « notre rôle n’est pas de prendre en charge les questions d’éducation et de santé, notre rôle est d’être des facilitateurs. Nous restons en dehors, nous voulons être sûrs que cela est bon pour le projet. Nous initions le processus pour le lancer sans vouloir le maîtriser. » (AG). Afin d’accroître la légitimité du projet auprès des PP (Suchman, 1995), le directeur général prévoit « qu’à l’avenir, WBN aura son propre département de RS et que la fondation deviendra une institution indépendante » (AG). Cette réorganisation est potentiellement génératrice de confiance auprès des PP (Zaheer et al., 1999). Selon le responsable du développement local, « la fondation permet d’obtenir des partenariats avec des ONG ou des organismes publics ou privés qui ne souhaiteraient pas travailler directement avec une entreprise privée » (OB). Tous les permis à opérer n’ayant pas été obtenus pour le projet, un service des relations extérieures doit jouer un rôle de lobbying auprès du pouvoir central à Jakarta. Ce département agit au niveau du site sur l’île d’Halmahera, sur l’île de Ternate et à Jakarta sur l’île de Java. Il constitue la structure d’action de WBN auprès des PP (Gond et Mercier, 2006; Ackermann et Eden, 2011; Girard, 2013). Le lien entre la fondation Saloi et le département des relations extérieures est assuré par un service de communication commun. Enfin, un projet de création d’un nouveau département chargé de recenser les plaintes des populations locales et de les signaler aux différentes structures de l’entreprise est à l’étude. Ces processus et structures sont mis en place afin d’amplifier les interactions entre les processus internes d’apprentissage et les processus liés au traitement de l’information (Lewin et al., 2011) sans pour autant négliger la construction de relations de confiances génératrices de légitimité réticulaire en intégrant les remontées des populations locales (Ahuja et al., 2012; Ackermann et Eden, 2011). En se dotant d’outils de pilotage spécifiques, l’entreprise souhaite, de façon délibérée, développer des compétences lui permettant de s’adapter à un environnement spécifique. Elle va donc développer sa capacité de réponse en apprenant à dialoguer avec les populations locales. Ce dialogue s’impose comme un passage obligé pour obtenir l’aval des actionnaires qui témoignent d’une sensibilité récente et accrue au risque social. Pour le directeur du site du projet WBN (code GN), « la RS n’est pas considérée comme une obligation légale mais comme un investissement pour assurer la pérennité de nos opérations ». Cependant, la qualité de la réponse offerte par l’entreprise aux PP suscite parfois des inquiétudes. Un représentant plaide pour plus de transparence (code AAL) : « Il nous faut des données statistiques sur la réalisation du programme de la fondation particulièrement dans les domaines de la santé et de l’éducation pour en analyser son efficacité et son efficience. Il serait nécessaire d’envoyer deux représentants du gouvernement des Moluques du nord en Nouvelle-Calédonie pour faire un benchmark et observer une activité similaire dans une zone forestière. »

La caution d’une partie prenante de poids : la Banque Mondiale

Une étape importante dans la réalisation du projet a été franchie lors de la venue de la MIGA en mars 2010. La MIGA est une agence de notation dépendante de la Banque Mondiale qui a pour objectif de mesurer le risque politique et l’acceptabilité sociale des investissements étrangers directs dans les économies émergentes. Les critères d’évaluation retenus par la MIGA sont des critères qualitatifs. Les auditeurs de la MIGA se sont rendus sur le futur site d’extraction et ont procédé à des interviews auprès des populations locales. Les équipes de la MIGA ont interrogé de façon aléatoire les habitants du territoire concerné, à grand renfort de matériel photographique et audiovisuel. Suite à cet audit et après avoir réalisé des études sur les impacts sociaux et environnementaux, la MIGA a donné son accord en juillet 2010 en remettant un rapport public[6]. Habituellement, la MIGA accorde très peu de garanties sur les projets miniers. Cette étape a été importante pour le projet WBN non pas pour des raisons financières mais parce qu’elle représentait un atout supplémentaire pour obtenir l’adhésion des actionnaires[7] et une crédibilité auprès des banques prêteuses. Le rapport d’expertise de la MIGA est aussi considéré comme un atout clé dans la communication avec les ONG. En effet, les conclusions très favorables de son rapport ont conféré au projet WBN une légitimité liée à la réputation de neutralité et de sérieux de la MIGA.

Depuis 2010, l’entreprise s’est engagée dans un processus conforme à l’ISO 26000 car pour le responsable du développement local « il est impératif de répondre aux standards de la Banque Mondiale : nos financeurs, les autres banques, sont attentifs à ces exigences pour débloquer les financements. Grâce à la politique de RS de PT WBN, nous allons pouvoir rendre des comptes de manière synthétique à la Banque Mondiale. » (OB). Afin d’informer les populations locales en amont de l’exploitation des impacts prévisibles du projet sur l’environnement, la santé et la société, le plan ESHIA (Environment Society Health Impact Assessment) doit être présenté aux populations. L’International Financing Corporation (IFC, institution mondiale d’aide au développement émanant de la Banque Mondiale) mènera ensuite un audit pour vérifier que ce plan a bien été présenté en vue de l’obtention d’un agrément de la Banque Mondiale. Le responsable du développement local souhaite dans ce but « organiser une journée entière par village pour toucher tout le monde avec des débats, des films, une sorte de kermesse dans chaque village et non plus des réunions. » (OB).

Le dialogue avec les PP locales

Depuis novembre 2009, le responsable du développement local a entrepris de dialoguer avec les populations locales : « on a besoin des autorités locales, elles nous auditent et nous contrôlent » (OB); ceci afin d’accroître la légitimité de l’entreprise (Suchman, 1995). Depuis la loi d’autonomie des régions indonésiennes, le pouvoir national ne donne son droit à opérer que si les autorisations sont accordées par le pouvoir local (bien que le projet soit antérieur à cette loi). Le pouvoir exécutif de la province[8]des Moluques du Nord est composé d’un gouverneur élu au suffrage direct depuis 2005 et de sept chefs (nommés Bupati) de départements (Kabupaten), élus eux aussi. Les institutions sont fortement décentralisées et doivent apprendre à s’organiser et à dialoguer avec le pouvoir central et local. Les interlocuteurs représentatifs des populations locales sont les chefs de village[9]. Le chef de village représente l’autorité au sein de son village, selon OB : « une année de réunions publiques et des discussions a été nécessaire pour obtenir l’adhésion des dix chefs de village concernés par le futur site, cette étape est indispensable car ils sont en mesure de faire du lobbying auprès du Bupati[10] ». En novembre 2010, des réunions se sont déroulées avec les chefs de village sur les méthodes de travail à mettre en place afin d’initier une démarche participative. Les chefs de village se sont engagés à convier toutes les catégories sociales du village à des réunions publiques au cours desquelles trois actions prioritaires devaient être proposées. Ces actions prioritaires étaient ensuite croisées avec les projets des autorités locales. Le chef de village est un personnage important selon le responsable du développement local car « tout passe par lui, même s’il n’a pas toujours une vision pour son propre village au sein du projet gigantesque WBN » (OB). Cette démarche au plus près du réseau des parties prenantes a permis à WBN de construire une compréhension affutée des individus représentants les parties prenantes et d’évaluer leur pouvoir (Ackermann et Eden, 2011; Girard, 2013; Garud et Gehman, 2012).

La démarche de RS de l’entreprise en rend d’autres plus sceptiques. Le vice-président de l’université de Nouvelle-Calédonie (VP2) souligne : « La culture du projet soutenue par WBN n’est pas forcément bien perçue. Ce que les gens veulent, c’est de l’argent. WBN est remis en cause sur sa manière de faire car cela ne convient pas forcément aux autorités locales qui pourraient préférer des méthodes plus radicales et plus efficientes en percevant des bakchichs…soit des sommesconsidérables. Regardez les Chinois, ils arrosent les décideurs publics…L’approche voulue par PT WBN est celle énoncée par la loi mais, dans la réalité, elle est très exigeante à mettre en place et de plus, elle remet en cause des pratiques de bakchich ». La mise en place d’une démarche de RS semble en décalage avec les attentes des PP ce qui peut expliquer qu’en 2010, les résultats de cette démarche participative ont été considérés comme décevants par les responsables de l’entreprise. Si les résultats de la concertation semblent dérisoires actuellement, ils sont empreints d’une conception linéaire du temps. Les populations n’ont pas eu suffisamment confiance pour s’exprimer dans un délai qu’elles jugent paradoxalement à la fois court et trop long. Ce paradoxe montre toute la difficulté de WBN à passer du stade de la construction d’une capacité d’absorption « RS » potentielle à une capacité d’absorption réelle (Zahra et George, 2002; Ben-Oz et Greve, 2015). Cette tension est née de la volonté de concilier les besoins du présent et les besoins de l’avenir d’une pratique socialement responsable (Garud et Gehman, 2012). L’entreprise reste consciente comme le rappelait le gouverneur des Moluques du Nord (TA) que « la stratégie de développement commun pour tous les districts repose sur les efforts d’unification des 800 îles et leurs 34 langues différentes » ce qui ne facilite pas une acceptation homogène.

Les ONG, des PP partagées

Des ONG ont refusé de participer aux consultations locales, dénonçant les risques de pollution de l’eau, de l’air, de déforestation et de conséquences irréversibles sur la faune et la flore. Elles s’opposent à la concertation comme le souligne le responsable d’une ONG (HW) : « Dans ce type de consultation, certains membres des communautés sentent une pression pour aller dans le sens du projet, car les compagnies travaillent main dans la main avec les autorités locales pour décider desquestions foncières, par exemple. » La réticence de certaines ONG s’explique aussi par des expériences antérieures catastrophiques sur le plan environnemental, ancrées dans la mémoire collective (Soda et al., 2004). Dans son rapport, WBN affirme avoir rencontré des ONG locales et nationales, l’entreprise a, en réalité, travaillé avec deux ONG dont l’une est très contestée par la société civile. Il s’agit de la fondation privée Sampoerna qui développe des programmes de formation en Indonésie. Cette fondation dépend du groupe du même nom qui est un des premiers producteurs indonésiens de cigarettes racheté en 2005 par Philip Morris. Si, sur le principe, les ONG reconnaissent l’existence d’une consultation sur le projet, certaines ont refusé d’y participer.

Le directeur général du projet reconnaît les limites de l’entreprise à construire des capacités d’absorption dans le dialogue avec les ONG : « Nous avons reçu le prix Pinocchio et en sommes désolés » (AG). Le prix Pinocchio dénonce les entreprises françaises dont le discours est jugé « faussement développement durable » au regard de leurs activités réelles. Les relations de confiance, qui s’opèrent sur le long terme, peuvent connaître des aléas dans le court terme et remettre en cause la légitimité de WBN au sein du réseau de PP (Ahuja et al., 2012; Zaheer et al., 1999).

Discussion et conclusion

Alors que les capacités d’absorption potentielles concernent la performance à long terme, elles intègrent le temps comme un élément construit et pensé. Par contre, les capacités d’absorption réelles relèvent du temps vécu, ce sont les attentes des PP qui sont ancrées dans le réel qui vont engendrer une temporalité partagée avec les autres acteurs. Ainsi la variable temps ne correspondra pas forcément à la conceptualisation du temps (« temps pensé ») tel qu’il est vécu (« temps vécu » de Bergson, 1992).

WBN a capté de l’information et accumulé de la connaissance sur son réseau de PP par le biais de structures de pilotage ad hoc. Ceci lui a permis de formuler des réponses partielles à ses parties prenantes. Dans le souci permanent d’accroitre les chances d’obtention du droit à opérer, un certain nombre d’outils ont été mobilisés (cf. tableaux 2 et 3). Tout d’abord en interne, le service de communication avec les communautés et la fondation Saloi en sont un exemple. En externe, la sollicitation de la MIGA de la Banque Mondiale et l’expertise d’autres entreprises telles que Schneider et l’Oréal en constituent des illustrations. Ces outils ont rendu possible l’identification des PP susceptibles de comprendre tous ces enjeux et aussi de comprendre les processus d’appropriation de connaissances dans un pays émergent où les notions de « temps pensé » et de consensus sont prépondérantes. Les ensembles sociaux ont des propriétés temporelles comme l’ont souligné Garud et Gehman (2012). Cette perspective nous sensibilise aussi à la nécessité de prêter attention aux modalités relationnelles et à leurs temporalités. La mise en oeuvre d’un dialogue avec les PP dans un pays émergent, pour produire les effets attendus (dans le cas WBN, obtenir le droit à opérer), implique la prise en compte de toutes les PP, même les moins structurées, ce qui complique le travail d’analyse et de dialogue avec les PP.

In fine, le cas WBN révèle une situation contrastée. La démarche soigneusement planifiée du dialogue avec les PP ne produit pas forcément les résultats escomptés. Le tableau 4 montre comment l’asynchronie entre le temps du dialogue avec les PP et les attentes des PP constitue un frein à la réalisation de la capacité d’absorption chez WBN.

Si l’adhésion de la plupart des PP est réelle, le cas illustre la difficulté de transformer la capacité d’absorption potentielle en capacité d’absorption réelle. En effet, pour qu’une capacité d’absorption potentielle puisse être réalisée, il faut qu’elle se traduise par un avantage tangible de portée stratégique. Les chercheurs cités dans la revue de la littérature évoquent les innovations de produits et de procédés ainsi que l’accès à une ressource rare, du point de vue de la resources based view (Barney et Hesterly, 2008). Dans le cas WBN, la capacité d’absorption potentielle est le produit du dialogue et des relations établies avec les parties prenantes (cf. tableaux 2 et 3). Elle, apporte de la flexibilité stratégique car elle permet de négocier l’obtention du droit à exploiter une ressource rare avec l’assentiment des PP. La performance de la capacité d’absorption s’évalue au regard de la réalisation de l’objectif à l’origine de l’activation de la capacité. Dans le cas WBN, l’obtention du droit à opérer constituait le critère d’avantage tangible de portée stratégique qui permettait de considérer la capacité d’absorption liée au dialogue avec les parties prenantes comme réalisée. Le droit à opérer ne se concrétisant pas, il n’y a pas de transformation de la capacité d’absorption potentielle en capacité d’absorption réelle.

L’examen des questions inter-temporelles complète l’analyse des capacités d’absorption et en filigrane aide à la compréhension des capacités dynamiques. Selon Teece (2007) les capacités dynamiques impliquent la capacité à repérer les changements, à modifier les configurations de ressources ou à façonner des structures institutionnelles nouvelles (Garud et Gehman, 2012). L’article montre comment les initiatives organisationnelles sont stimulées de manière appropriée pour que les capacités d’absorption se réalisent. En ce qui concerne l’orchestration dynamique du dialogue avec les PP au niveau du terrain, la capacité d’absorption confère à l’entreprise une capacité à imaginer un avenir et créer une dynamique autour d’une vision de telle sorte que les acteurs, avec différents rythmes temporels, puissent y trouver leur compte. Ces présupposés de base (au sens d’Alvesson et Sandberg, 2011) de la théorie des capacités d’absorption ne sont pas vérifiés. Le cas WBN montre la portée prescriptive limitée de la théorie de la capacité d’absorption. En particulier, le temps des processus rend difficile le passage de la capacité d’absorption potentielle à la capacité d’absorption réelle (Ben-Oz et Greve, 2015). Ainsi, le processus de formation de la capacité d’absorption supposée être à l’origine de la performance du dialogue avec les PP et donc à l’origine d’un avantage concurrentiel « le droit à opérer » peut être supplanté par des pratiques illégales telles que le bakchich. Ceci peut remettre en cause la capacité prescriptive de la théorie au sens de Corley et Gioia (2011). Cela explique, sans doute, les résultats contrastés de la RS en tant que fondement de l’avantage concurrentiel (Grandval et Soparnot, 2004; Persaix, 2002).

Enjeux managériaux

Une véritable écoute des PP est un processus lent et complexe peu compatible avec les exigences du management stratégique. La différence de temporalité remet en cause le chemin de la durabilité (Garud et Gehman, 2012). La démarche de RS est un processus risqué en termes d’investissements, notamment ceux liés à la constitution de réseaux de PP, dont l’entreprise n’est pas assurée de l’efficacité, quant bien même l’entreprise aura su faire preuve de capacités d’absorption potentielles avérées. La prise en compte de la dimension temporelle peut aider l’entreprise à la transformation de la capacité d’absorption « RS » potentielle en réalisée.

Notre approche inductive modérée (Thiétart, 1999) nous a conduit à construire un cadre conceptuel élaboré à partir de la littérature existante et complémentaire sur les capacités d’absorption et la théorie des parties prenantes et des données issues du terrain. Les données empiriques ont permis d’enrichir la théorie pour qu’elle soit plus précise, plus intéressante et testable par la suite (Eisenhardt et Graebner, 2007). Le présent travail ouvre des perspectives de recherche pour envisager d’autres cas, issus de l’industrie minière en Indonésie, où les temporalités différentes de l’organisation et des parties prenantes entravent ou non la capacité d’absorption « RS » de l’entreprise. Il sera alors possible de tester la théorie dans une logique déductive.

Tableau 4

Temps du dialogue avec les PP et attentes des PP : l’asynchronisme comme frein à la capacité d’absorption chez WBN

Temps du dialogue avec les PP et attentes des PP : l’asynchronisme comme frein à la capacité d’absorption chez WBN

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