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Traduction fictive par Barbara Thériault et Raymond Taras d’un entretien réel avec la sociologue Aleksandra Jasińska-Kania, à Varsovie le 11 juin 2018.

J’ai pris le métro de Mokotów tôt ce matin-là pour aller au café. Il pleuvait.

Il y avait pas mal de monde. J’étais occupée toute la matinée, mais je l’ai vue entrer. Elle vient de temps en temps. C’est une dame âgée, élégante, courtoise. « Son aura est douce », dirait une de mes amies. Ce jour-là, elle s’est assise à une table où deux clients avaient attiré mon attention plus tôt. Ils étaient là depuis un bon moment, un homme et une femme. J’avais déjà repris leurs tasses vides. Il parlait beaucoup et elle prenait des notes dans un petit cahier noir, en l’interrompant parfois pour poser une question. Étaient-ils journalistes ? Ils parlaient en anglais et j’attrapais des bribes de leur conversation quand je passais près d’eux. Il semblait aborder une vaste étendue de thèmes, à vue de nez très bigarrés : le nationalisme, la soviétologie, Margaret Thatcher, une certaine Magdalena, le Canada. Elle me paraissait un peu perplexe. À un moment, un petit éclair est passé dans ses yeux et elle a dit, comme si elle tenait la clé d’une énigme : « Tu veux toujours avoir une longueur d’avance ; ça pourrait être ton leitmotiv. Et tu aimes être à contre-courant ». Et puis elle a sauté à une autre idée, qui semblait pressante : « Ne parlons pas de ses maris et de leur carrière, ni non plus de son père », a-t-elle demandé avec une certaine insistance. « Faisons plutôt un entretien “sociologie profession/vocation”, sur elle, la professeure, chercheure, pédagogue[1]. »

En entendant l’allusion à Max Weber, j’ai immédiatement pensé qu’ils devaient être sociologues, politologues, ou quelque chose du genre[2].

* * *

Quand la dame est arrivée, ils ont d’abord échangé des politesses. L’homme semblait la connaître ; il l’appelait « Pani Ola »[3]. Il était évident que c’était elle qu’ils attendaient, qu’elle était la raison de leur présence au café. Lorsqu’elle a sorti des feuilles imprimées de son sac, la femme au carnet de notes a semblé un peu déçue (ou embarrassée ?), comme si toutes les questions avaient déjà été répondues, comme si l’entretien qui devait se dérouler devenait caduc[4].

La conversation s’est néanmoins engagée, lentement. Ils semblaient évoquer la situation des femmes en sociologie ; je me suis attardée à nettoyer la table voisine et j’ai tendu l’oreille :

« Je n’étais pas la seule femme lorsque j’ai débuté mes études en 1949 à l’Université de Varsovie. La sociologie, ce n’était pas comme la psychologie où les étudiantes dominaient, mais les professeurs étaient des hommes. Non. Il y a toujours eu des femmes en sociologie. […].

« Lorsque j’étais à Stanford, en 1973, j’ai été témoin des débats houleux sur la titularisation des femmes[5]. Lors de soirées, mes collègues masculins me présentaient à leurs femmes qui discutaient cuisine. Moi, je n’ai jamais fait la cuisine… Mes maris cuisinaient bien, tous les deux. […].

« Il y avait cependant des femmes sociologues qui se réunissaient dans la Bay Area pour discuter. C’était complètement différent ! J’adorais ces rencontres. »

La dame s’est arrêtée. L’homme, qui de toute évidence l’admirait et qui multipliait les marques de respect, a posé une question qui semblait quelque peu remettre ses propos en question : « Et quand êtes-vous devenue professeure ?

– Tard, il est vrai. Kania [son premier mari] a été professeur avant moi… Mais c’est aussi de ma faute[6]. Je n’étais pas certaine. J’avais écrit une thèse [sur les étapes de la révolution socialiste], mais je ne voulais plus la soutenir dans le contexte politique[7]… Quand Bauman est devenu mon directeur, j’ai changé de sujet et j’ai pu la terminer[8]. »

Et elle a ajouté, comme pour conclure :

« Voyez-vous, ces questions sont posées aujourd’hui, mais elles ne l’étaient pas à l’époque. »

* * *

Je suis restée à la cuisine un bon moment. Lorsque je suis revenue en salle, l’homme qui s’intéressait visiblement à la politique s’adonnait à un petit monologue : il énumérait des périodes ou événements marquants du pays depuis 1945 : stalinisme, socialisme d’État, vagues de protestation, le mouvement Solidarność, la table ronde de 1989, les premières élections libres, la phase de libéralisation, la victoire du parti Droit et justice, le rôle changeant du catholicisme. Puis, il est revenu sur une période plus ancienne, qu’on a parfois appelée la « dictature des cancres » (Dyktatura ciemniaków) de Władysław Gomułka[9]. C’est ce qui semblait avant tout l’intéresser, le régime qui a intégré un tout nouveau genre d’individus, moins éduqués, à l’élite politique du pays et qui a mis de l’avant la voie polonaise vers le socialisme.

Quel drôle de type ! Aujourd’hui, tout le monde s’intéresse plutôt à la période stalinienne et la soviétisation du pays. Ce n’est pas juste une question universitaire : on traite de l’époque dans les films, ici ou à l’étranger. Pensons à Zimna Wojna qui raconte l’histoire de jeunes gens qui ont grandi dans la période stalinienne et des compromis qu’ils ont dû faire ou au film de 2017, The Death of Stalin, qui dépeint le côté comique du Politburo soviétique[10]. Et lui, il veut entendre parler de la période poststalinienne et de la brève période de libéralisation… C’était sans doute ce dont la femme au carnet parlait quand elle a mentionné qu’il allait à « contre-courant ».

Après avoir écouté l’homme attentivement, la dame a souligné que c’était probablement l’intervention de son père, Bolesław Bierut, qui avait sauvé Gomułka des purges staliniennes qui avaient éliminé une grande partie de l’élite communiste et nationale en Europe centrale et orientale. Elle a aussi ajouté quelque chose sur le nationalisme qui était utilisé par toutes les fractions, et sur les purges antisémites de 1968 qui ont contraint de nombreux universitaires, dont Zygmunt Bauman, à quitter le pays pour gagner « l’Ouest » et marqué la fin de l’ère Gomułka. J’étais captivée, mais de l’autre côté de la salle, une cliente s’impatientait…

* * *

J’avais très envie de connaître la suite, mais il y avait beaucoup de bruit. Deux jeunes professionnels venaient de s’installer à la table d’à côté que j’avais longuement nettoyée. Chacun parlait à son téléphone d’une voix forte qui enterrait aisément celle, tout en douceur, de la dame. Je la voyais toutefois qui bougeait ses mains comme si elle y tenait une petite boule — c’était quoi ? me suis-je demandé. Sa vie, la sociologie, la conversation ? Ses deux intervieweurs la suivaient des yeux avec attention.

Quand les deux hommes sont enfin partis, les intervieweurs ont semblé soulagés. Je me suis précipitée pour astiquer la table à nouveau déserte ; la conversation avait atterri sur l’écriture sociologique.

« Vous avez un souci de l’écriture ? a demandé la femme au carnet de notes.

— Avec mon premier mari, on pratiquait la sociologie empirique. L’écriture, ce n’était pas le plus important […]. Bauman, lui, intégrait la peinture, l’art, les romans à ses travaux. C’est bien, surtout pour la place qu’il donne à l’interprétation. — Oui, je vois ». La femme au carnet griffonnait.

* * *

Le café se vidait enfin. Les femmes avec de jeunes enfants partaient ; c’était l’heure du lunch pour les uns, de la sieste pour les autres.

L’entrevue se poursuivait à la table. J’ai apporté du thé au citron et des cafés. La question sur l’écriture semblait avoir bifurqué vers la sociologie empirique.

« Oui, la sociologie empirique avait une forte tradition en Pologne. J’ai été membre de grands projets internationaux, comparatifs, par exemple sur la démocratie locale, avec l’Inde, la Yougoslavie, la Pologne, les États-Unis à partir des années 1960. Nous voulions savoir si les gens dans ces pays s’identifiaient davantage à leur pays, leur région ou leur ville. Je m’intéressais à la spécificité de la Pologne, au plus local, disait la dame.

« Après 1990, j’ai collaboré à d’autres enquêtes nationales représentatives, avec l’équipe de l’European Values Survey et à la World Values Survey dirigée par Ronald Inglehart à l’Université du Michigan.

« J’aimais travailler en équipe. Tout au long de ma carrière, j’ai connu des gens formidables qui sont souvent devenus des amis. J’ai beaucoup voyagé. »

L’homme, toujours poli, a saisi la balle au bond :

« Vous avez été, par vos grandes enquêtes sur les attitudes des Polonais face aux autres groupes nationaux à partir des années 1970, l’une des précurseurs de la montée du paradigme qui est maintenant dominant dans l’étude des relations internationales : le constructivisme social[11]. Vos travaux, je dois le dire, m’ont grandement influencé… Ils avaient un caractère subversif. Tout le monde, dans la Pologne des années 1970 et 1980, devait y reconnaître que les amis et les ennemis du pays n’étaient pas ceux dépeints par la propagande officielle[12]. »

* * *

C’était l’heure de ma pause. Je me suis assise à la table d’à côté, faisant mine de consulter mon téléphone. La dame continuait :

« J’ai aussi consacré beaucoup de temps à l’enseignement et aux contacts avec les étudiants. C’était important pour moi. J’ai appris d’eux et eux de moi.

« Oui, je sens la tradition humaniste dans votre travail et votre implication », a renchéri l’homme.

Elle a poursuivi avec modestie :

« J’étais intéressée à la théorie et à ce qui se faisait à travers le monde. Avec des collègues, j’ai publié des textes de théories sociologiques qui étaient novatrices à l’époque. Il s’agissait de rendre la sociologie, américaine notamment, accessible. Voyez-vous, peu de travaux théoriques étaient alors traduits en polonais[13].

« Nous vivions quand même dans un monde vivant. Il y avait des échanges. Plusieurs chercheurs étrangers sont venus en Pologne dans les années 1950 et 1960 : C. Wright Mills, Jürgen Habermas, Michel Foucault[14] ».

* * *

J’avais envie de me joindre à eux, d’aller leur parler. J’étais si près. Quand je me suis finalement décidée, ils se sont levés. La dame a encore mentionné un voyage imminent aux États-Unis chez sa fille et sa petite-fille.

Comme pour clore une conversation restée en suspens, elle a ajouté qu’elle était responsable de sa carrière et son destin (elle a dit : « my career was my own »). Elle a mentionné son père, précisé qu’elle voulait qu’on sache qu’elle avait réussi par elle-même ; que son mari avait été professeur avant elle, mais que c’était aussi son tempérament qui faisait qu’elle ne pressait pas les choses, même si elle reconnaissait le caractère systémique du manque de confiance des femmes.

J’imagine que les deux interviewers s’intéressaient surtout à elle, pas tant à ses époux. Ils nourrissaient peut-être l’espoir de trouver plus de réponses dans le texte qu’elle leur avait laissé — mais ils connaissaient aussi, j’en suis certaine, les pièges des biographies, les tours qu’y peuvent jouer la mémoire et les influences de toutes sortes qui s’y exercent.

Quant à moi, je regrettais un peu qu’ils n’aient pas parlé du projet de loi et des manifestations étudiantes qui battaient alors leur plein, à Varsovie et ailleurs dans le pays. Ces événements n’étaient pourtant pas sans faire écho à ceux de mars 1968 et aux débats sur l’autonomie de la science et de l’université qui avaient sûrement marqué la carrière de la dame[15]. Pour ma part, après mon quart de travail et avant d’écrire ces notes, je suis allée encourager mes collègues qui occupaient le rectorat de l’université.