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Voué à la mort, cette fin qui ne peut être prise pour fin, l’homme est un être sans raison d’être. C’est la société, et elle seule, qui dispense, à des degrés différents, les justifications et les raisons d’exister.

Pierre Bourdieu, Leçon sur la leçon, Paris, Minuit, 1982, p. 51

« Partout je suis pas à ma place. » Nous sommes au printemps 2017 dans une petite ville du nord de la Gironde, en France. Elizabeth, qui se présente comme « psychotique », réagit à l’intérêt que je porte pour les « enjeux d’isolement et de solitude », intérêt qui m’a conduit vers l’inauguration d’un groupe d’entraide mutuelle (GEM) implanté dans cette localité. Ce type de structure est issu de la loi du 11 février 2005 pour « l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées »[1]. L’officialisation, par cette loi, de la « maladie psychique » comme un handicap à part entière, a permis l’existence de ces groupes visant à sortir les « malades » d’un encadrement strictement médical et psychiatrique de leur situation. Cette sortie peut opérer à la faveur de structures d’accueil où il n’est plus question, pour ces derniers, d’être seulement accompagnés par des soignants mais aussi par des « animateurs » oeuvrant à raccrocher les « adhérents » à une vie sociale rendue impossible par les pathologies (Troisoeufs, 2009) et, partant, à restituer l’intégralité de son statut d’individu au malade, dont la réduction à cette caractéristique affaiblirait ses compétences à nouer des relations et favoriserait donc son isolement (Barrès, 2009 ; Finkelstein, 2007 ; Durant, 2007). Dans le présent texte, ces préoccupations sont réinscrites au sein d’un espace plus large que la prise en charge des « maladies psychiques » : celui des « luttes — publiques et parapubliques — contre les isolements », dont je m’attache à saisir la manière dont il intervient dans les solitudes contemporaines (Bordiec, 2017). S’intègre, dans cet espace, l’ensemble des institutions se donnant pour objectif de faire en sorte que les personnes isolées et/ou se sentant isolées bénéficient d’aides matérielles et de soutiens moraux et affectifs. Cet espace comprend les associations de solidarité officiellement ouvertes à tous. Il se compose aussi de dispositifs orientés vers des cibles spécifiques : « personnes âgées », « malades psychiques » ou, encore, « jeunes en souffrance » (Bordiec, 2017b ; Fassin, 2003). Fondé sur une multiplicité de définitions de l’isolement et animé par une hétérogénéité d’« experts » et d’opérateurs (Bordiec, 2016 et 2017), cet espace de luttes s’insère dans un individualisme contemporain générateur d’une érosion des liens entre les individus et d’un désinvestissement de la vie collective caractéristique des associations, du voisinage et de la famille (Putnam, 2000). Qui plus est, cet individualisme enjoint les individus à être à la fois autonomes et connectés socialement (Boltanski et Chiapello, 1999 ; Fineman, 2005). Cela étant, pendant que des « individus par excès » souffrent d’une abondance de relations sociales et se réfugient dans la solitude pour se « reconstituer », des « individus par défaut » subissent une pénurie de relations génératrice de souffrances et pouvant, dans certaines circonstances, susciter l’intervention des autorités publiques (Castel, 2009 ; Klinenberg, 2012). À l’heure d’une action publique territorialisée se voulant connectée aux territoires et aux populations (Lascoumes et Le Galès, 2007), les « luttes publiques et parapubliques contre l’isolement » peuvent participer de cette intervention. Le Comité interministériel aux ruralités[2] a fait de l’« isolement » une de ses trois priorités (avec la « fracture numérique » et l’« accès aux soins ») : l’enquête menée dans la péninsule du Médoc permet de saisir empiriquement à la fois les expressions de cet espace de luttes dans une zone principalement rurale dont les populations les plus précaires se concentrent dans les centres des petites villes (Bordiec et Marnet, 2017) et la manière dont les formes et les perceptions du territoire interviennent dans la production des solitudes.

Quels isolés rencontrent ces luttes contre les isolements ? Quelles luttes contre les solitudes rencontrent les personnes qualifiées de seules ? Ces luttes officielles et collectives rencontrent-elles des personnes elles-mêmes en lutte, officieusement et individuellement, contre leur isolement ou leur solitude ? Quels sont les effets des inscriptions des « isolés » dans les dispositifs qui les ciblent ? Dans mon travail, le terme de solitude désigne des expériences individuelles et hétérogènes de retrait physique et mental de la vie sociale : la solitude est une « coupure sociale ». Celle-ci est générée par les socialisations ; ces dernières étant entendues, avec Bernard Lahire, comme « la force des institutions et des habitudes collectives qui s’exerce sur les individus sans qu’ils aient, souvent, à choisir de les adopter ou de les rejeter, et sans qu’ils aient la possibilité de les modifier à leur gré » (Lahire, 2005 : 107). L’ensemble de ces processus opère, diachroniquement — dans les séquences successives de la trajectoire biographique — et synchroniquement — dans les différents cadres d’inscription de l’existence. Ils définissent des manières d’être au monde social favorisant ou défavorisant des pratiques de retrait elles-mêmes génératrices potentielles d’effets socialisateurs (Bordiec, 2011 ; Darmon, 2006). Ce lien double entre socialisations antérieures et pratiques sociales présentes de solitude, et entre pratiques de retrait de la vie sociale et rupture de ce retrait, est présentement l’objet central de l’attention. Le cas du GEM et de ses différents protagonistes permet d’interroger la relation entre d’une part les forces sociales génératrices de solitude et la force socialisatrice de ces pratiques et, d’autre part, les forces sociales génératrices d’inscriptions dans les institutions luttant contre l’isolement et les possibles effets socialisateurs de leur pratique. Le GEM n’est pas nécessairement socialisateur, c’est-à-dire générateur et transformateur de dispositions sociales, manières de voir, d’agir et de (res)sentir intériorisées et incorporées devenant une seconde nature (Bourdieu, 1972). Cependant, étant donné que comme « toute institution », le GEM « accapare une part du temps et des intérêts de ceux qui en font partie et leur procure une sorte d’univers spécifique qui tend à les envelopper » (Goffman, 1978 : 46), cette institution peut infléchir les modes de vie, faire acquérir et/ou reconquérir certaines compétences, octroyer certaines ressources et favoriser des formes d’intégration sociale (Putnam, 2000 ; Durkheim, 2007).

La force socialisatrice et intégratrice du GEM ne peut se comprendre qu’au regard des définitions et des pratiques de la solitude de ses protagonistes. Cela étant, un premier point de développement restitue d’une part la manière dont les maîtres d’oeuvre et metteurs en oeuvre de l’institution définissent le public ciblé et, d’autre part, les trajectoires de ces personnes, leurs conditions d’existence et leurs rapports à la solitude. Ces opérations sont nécessaires pour rendre intelligibles les ressorts d’entrée et de participation au GEM. Ensuite, la force socialisatrice et intégratrice du GEM ne peut être saisie qu’à travers l’observation des pratiques sociales en son sein, l’écoute des discours qui y sont tenus et les silences que peuvent observer les personnes. Si bien qu’un deuxième temps de réflexion examine les présences dans le GEM et leurs effets. En saisissant ces présences et ces effets à la lumière de l’économie générale des vies quotidiennes, l’article permet de comprendre ce que l’offre de lutte contre l’isolement rencontre ici comme « pratiquants » de solitude et de montrer qui sont les « isolés » enrôlés dans la « lutte contre l’isolement » de l’institution. Par ailleurs, l’attention prêtée ici à la double articulation entre vies passée et présente, entre la vie dans le GEM et la vie en dehors met ainsi au jour les effets socialisateurs et intégrateurs de cette participation. L’étude diachronique et synchronique des inscriptions sociales et spatiales des existences (Darmon, 2006) permet de replacer les dynamiques sociales à l’oeuvre au sein du GEM dans la vie à côté de l’institution et la vie avant d’y être entré et, partant, d’interroger sa force socialisatrice et intégratrice à l’aune des forces sociales ayant pesé antérieurement et des forces pesant simultanément sur la fabrication de ces individus (Lahire, 2013). Autrement dit, alors que le monde social a fait son oeuvre de façonnement pendant plusieurs décennies et qu’il continue son travail pendant l’inscription dans le GEM, que fait cette institution à ses publics ? Instructif sur les pouvoirs — limités — de « l’espace des luttes contre l’isolement » à réajuster ses cibles aux manières dominantes de pratiquer et de voir le monde social, ce travail social sur des individus connaissant des difficultés à être des individus est du même coup éclairant sur les conditions sociales de l’intégration sociale des êtres sociaux.

les « isolés » du gem : des individus en décalage avec les normes dominantes

Les « isolés » du GEM sont le public de cette institution ciblant, en priorité, les « malades psychiques » désignés comme enclins à connaître des isolements néfastes (voir Encadré 1). En prêtant d’abord attention aux discours de ses initiateurs et animateurs sur ce que les « isolés » sont estimés être et ressentir, l’article apporte des premiers éclairages sur ce que ces personnes peuvent vivre ici. Ensuite, attendu que ces usages ne peuvent être compris qu’à la lumière de ce que leurs protagonistes sont au-delà de leur catégorisation comme « isolés », ces inscriptions institutionnelles sont réintégrées dans les histoires et les présents individuels. Cette contextualisation de la participation est indispensable pour comprendre les formes de l’enveloppement des existences par l’institution et, partant, pour interroger sa force socialisatrice et/ou intégratrice.

Officiellement atteints d’isolement

Devant les « partenaires », lors de la réunion d’inauguration du GEM au printemps 2016 dans les locaux du syndicat mixte local — un établissement public de coopération intercommunale partie prenante dans l’institution, Séverine, animatrice, observe à propos du public que « certains (…) ont des parcours de vie très éprouvés (…) tous viennent pour rompre l’isolement »[3]. Séverine souligne d’ailleurs devant moi à plusieurs reprises aux adhérents, que « la première chose que vous me dites c’est : “Je veux rompre mon isolement.” » Nathalie, également animatrice, met l’accent, pour sa part, sur des ressorts géographiques de l’isolement — de son point de vue, celui-ci s’explique largement par la distance entre les villes et regrette que les transports en commun ne soient pas plus développés : « L’isolement, c’est la plaie[4] ! » La combinaison de l’importance, ici estimée, de ces « problèmes » d’isolement pour le public et des centres d’intérêt que j’exprime au moment d’entrer en contact avec les protagonistes de l’institution, conduit à ce que le premier « café-débat » organisé au GEM ait pour thème l’isolement. Ces discours et ces initiatives sont ajustés aux buts officiels de l’institution. De surcroît, l’idée selon laquelle le Médoc est un territoire favorisant des isolements auxquels ne peuvent échapper les « malades psychiques » ne trouve pas de contradiction chez les « partenaires » (voir Encadré 3). Ainsi, un jeu lancé par la responsable du secteur sanitaire-social du syndicat mixte consistant à exprimer sur des fiches les mots auxquels fait penser la notion d’isolement, exprime un consensus sur un « isolement » qui ferait problème chez les « malades psychiques ». Au cours du jeu, le mot le plus consigné sur les fiches est celui de « souffrance ». Tant chez le personnel du GEM que chez ses « partenaires », l’isolement des personnes cibles de l’institution est indiscutable. L’absence d’interrogation sur la nécessité d’une définition de cette notion et le sentiment, manifestement partagé, que l’ensemble des protagonistes parle de la même chose, sont d’autres révélateurs de ce consensus selon lequel le GEM répond à un « problème d’isolement ». Cependant, ce consensus n’est pas exclusif de considérations pour des impossibilités de s’insérer dans le GEM : « ça rassure les uns, ça angoisse les autres » remarque un des parrains du GEM. Séverine confirme cette unanimité impossible chez les cibles de l’institution : « Pour certains, le cadre est trop souple », tandis qu’elle observe la crainte, exprimée par certaines personnes, d’être assignées, à travers la fréquentation durable du lieu, une fois de plus, à un statut de malade : « Ils nous disent : “J’ai pas envie d’être avec des personnes malades toute la journée !” » Une autre entrave à la participation serait l’incapacité de s’inscrire dans un groupe : « C’est pas facile parfois de faire cette démarche d’aller vers un groupe », avance Nathalie. Dans ce cas, l’isolement des personnes ciblées serait un obstacle infranchissable à l’entrée dans le GEM et, par conséquent, au bénéfice de la lutte contre l’isolement menée ici.

Dès lors qu’une personne décide de venir régulièrement et exprime l’intention d’être adhérente, cette dernière devient une « isolée » du GEM. Cette décision et ce devenir sont des effets de socialisations, autrement dit les expressions des manières intériorisées de pratiquer et de voir le monde. L’institution peut peser sur les usages du temps et de l’espace de cette personne, sur ses pratiques sociales et ses représentations mentales et, partant, sur les isolements qu’elle peut expérimenter et ressentir. Cela étant, comment le GEM enveloppe-t-il les « isolés » (Goffman, 1978) ? Quelle influence a le GEM sur la vie et la vision des choses de la vie de ces individus ? La compréhension de ces dynamiques nécessite de savoir comment la solitude détermine et caractérise leurs pratiques et représentations sociales.

Des socialisations propices aux « coupures sociales »

Qui sont ces « isolés » ? Les visites réalisées au GEM, les échanges informels avec le personnel et le public et les entretiens individuels et collectifs avec les adhérents permettent de saisir sur quels « matériaux humains » (Darmon, 2006) cette institution fait potentiellement un travail socialisateur et intégrateur.

Maladies et violences au début de l’existence

Elizabeth est la première adhérente avec laquelle j’ai échangé. Née en 1971, elle est une fille d’enseignants née dans le centre de la France mais ayant grandi dans le Médoc, où elle a passé l’essentiel de sa vie. Elizabeth rend compte d’une enfance où elle a « fait plein de trucs (…) musique, sport, natation, hand basket (…) ». Elle dit avoir été « la meilleure à l’école » jusqu’en classe de terminale. Sur le plan scolaire, les choses se compliquent lorsqu’elle entre en mathématiques supérieures. L’échec dans la classe préparatoire l’amène à se réorienter vers la faculté de Mathématiques où elle obtient, au bout de quatre sans, une licence lui donnant le droit de passer le Capes (certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement du second degré), une épreuve qu’elle rate également. D’après Elizabeth, ses difficultés post-bac coïncident avec le début d’une relation avec un homme dont elle dit s’être rendu compte, plusieurs années après leur relation, qu’il la « violait ». Elizabeth se différencie de la majorité des autres adhérents par ses origines sociales — « petites bourgeoises » quand les autres viennent des classes populaires —, son niveau d’études — Bac + 4 tandis que la plupart des autres ont quitté l’école sans diplôme à 14 ou 16 ans — et son enfance, moins marquée que ses homologues par des événements tragiques. Elle a toutefois en commun, avec la majorité des membres du public, d’avoir grandi dans la péninsule, d’avoir été exposée à des violences physiques et d’avoir été diagnostiquée malade psychique. Par-delà leurs différences d’origine sociale et de trajectoire scolaire, les adhérents apparaissent partager cette autochtonie, l’expérience des brutalités et les pathologies dites mentales.

Autres participants très réguliers au GEM, Sébastien, né en 1989, Sylvie, née en 1971, Corinne, née en 1970, Christian, né en 1957 et Hervé, né en 1964, sont des enfants d’ouvriers ou d’inactifs des classes populaires ayant eu d’une part des scolarités courtes dans les filières les moins légitimes et, d’autre part, des enfances et des jeunesses souvent marquées par la maladie, des sévices physiques et psychologiques et des accidents ayant causé des « invalidités ». Sébastien et Sylvie sont nés prématurés. Le premier est opéré de l’oesophage le jour de sa naissance — « j’étais noir après l’accouchement, déclaré mort-né ». Plus tard, il est blessé au couteau par un collégien qui le rackettait. D’après Sébastien, cette agression a successivement engendré une « dépression », un placement en foyer à 70 km de son domicile et l’inscription dans un ITEP (institut thérapeutique, éducatif et pédagogique) : « Après ça, j’apprenais plus rien ! » Quant à la deuxième, l’accouchement « difficile » de sa mère a causé sur ses fonctions visuelles des séquelles irréversibles. Sylvie, fille d’ouvrier agricole, est diagnostiquée « malvoyante ». Cette déficience a favorisé une sortie, comme Sébastien, de l’école sans certification après avoir redoublé plusieurs fois jusqu’en classe de 6e : « J’arrivais pas à enregistrer ! » constate-t-elle. Sylvie souffre en outre, depuis ses vingt ans, d’épilepsie. Corinne, Christian et Hervé ont connu des enfances moins sombres. Fille de couturière et de gardien de nuit, Corinne est entrée tôt dans des établissements scolaires spécialisés. La mise en couple avec un ouvrier — ils ont un enfant ensemble alors qu’elle est âgée de 20 ans — marque le début d’une série d’infortunes.

Corinne : Depuis 1990 que j’ai eu mon fils, euh moi aussi j’ai eu les plus grosses emmerdes qui me sont arrivées. Ma grand-mère qui avait 90 ans (…) j’ai pas fait son deuil encore (…). On me l’a massacré (…) on lui avait fracassé la tête.

Sylvain : C’est vrai ?

Corinne : Oui et c’était le père de mon fils… oui, en 90…

Quant à Hervé, s’il passe une enfance et une adolescence « tranquilles » aux côtés de ses parents ouvriers et l’orientant vers un CAP (certificat d’aptitude professionnelle) de mécanique, son existence prend une dimension dramatique lorsque, à la suite d’un accident de voiture survenu alors qu’il fait son service militaire, il est plongé dans le coma pendant plusieurs mois. À son réveil, il ne peut plus ni marcher ni parler. Plusieurs années sont nécessaires avant de retrouver ces fonctions. Parmi les enquêtés ici mentionnés, Christian est le moins concerné par les drames au début de son existence. Toutefois, il passe l’essentiel de son enfance dans un orphelinat, qu’il quitte épisodiquement pour aller dans une famille d’accueil. Christian sort de l’école sans diplôme pour devenir ouvrier.

Ces engagements de trajectoires inclinent les « isolés » à une « vulnérabilité » « sanitaire et sociale » (Brodiez-Dolino, 2013) ayant pour théâtre principal ce territoire enclavé et touché par la pauvreté. Principalement originaires des classes populaires, ces malheurs limitent les possibilités, pour ces dominés « sociaux » et « spatiaux », d’avoir, par la suite, une vie ajustée aux manières dominantes de vivre (Schwartz, 2011).

Travail, famille, amours, amis : au bord des voies « traditionnelles » d’intégration sociale

Leurs socialisations aux temps de l’enfance et de la jeunesse créent chez ces femmes et ces hommes une incapacité à prendre les chemins « traditionnels » de l’intégration sociale par le travail (Durkheim, 2007). Cette incapacité à accéder à une fonction professionnelle dispensatrice d’une utilité sociale a des répercussions sur les vies conjugale et familiale — la famille d’origine et la famille potentielle de procréation — et sur les sociabilités, pratiques culturelles socialement déterminées (Héran, 1988).

Coupés des mondes du travail

Lorsque Sébastien évoque sa situation par rapport au travail, il relie cette dernière aux maladies et accidents qu’il a eus et les interruptions de scolarité engendrées par ces péripéties : « Maintenant, j’ai rien, pas de diplôme, de travail, rien ! Moi ce que je voudrais, c’est juste une vie comme tout le monde, je rentre le soir du travail euh… » Sylvie est également, depuis l’adolescence, coupée des mondes du travail, cela après avoir eu quelques expériences de stagiaire. « Oui après j’ai arrêté… puisque bon j’étais en maladie, je suis à 80 % donc après bon j’ai arrêté… c’était pas la peine de continuer[5]… » De son côté, Corinne a eu quelques expériences dans le toilettage pour animaux avant de rompre définitivement avec des perspectives professionnelles à l’âge de 20 ans.

Corinne : Je peux pas. Moi comme j’ai une carte d’invalidité, je peux pas rester en place depuis que j’ai perdu tout ce monde… moi euh… j’ai la carte à 80 % voilà… je suis pas dingo je suis pas infirme mais on pourrait me donner un boulot je resterais pas !

Hervé a eu une vie professionnelle quasiment aussi courte que celle de Corinne : après sa convalescence, il devient serveur à Paris pendant un an avant de revenir dans le Médoc et d’être déclaré inapte au travail. Comme l’ensemble des adhérents, Hervé est enclin à parler de son histoire et des accidents qui l’ont l’émaillée. En revanche, à la différence de ses homologues, évoquer, dans un cadre formalisé tel que l’entretien (sociologique) ou le « café-débat », les thèmes de l’isolement et de la solitude ne l’intéresse pas. De façon plus générale, il fait partie, au GEM, des protagonistes qui parlent le moins. Quant à Christian, il est l’adhérent qui a le plus travaillé comme salarié — jusqu’à un licenciement au début des années 2000. Pour l’heure, il ne songe pas à avoir de nouveau une activité professionnelle même si, comme Elizabeth, il n’est pas « à 80 % ». En 2017, alors que celle-ci n’a pas eu d’emploi rémunéré depuis la réalisation de missions d’été dans un camping dans les années 1990, Elizabeth rejoint ses homologues sur le plan de l’extériorité aux mondes du travail. « Ils me l’ont jamais dit mais je le suis de plus en plus, inapte (…) à cause de mon caractère, je suis contre l’autorité, les ordres, les trucs débiles ! » Le désajustement des adhérents avec la norme dominante d’intégration sociale par le travail s’articule à des décalages avec les modèles dominants de sociabilités familiales, amoureuses et amicales. Relevant, comme la distance aux mondes du travail, d’effets de socialisation, ces décalages retentissent sur les pratiques sociales quotidiennes et, par conséquent, sur les manières de voir le monde et de s’y voir.

Privés d’un monde privé rêvé

Les (non)sociabilités familiales et amoureuses se structurent matériellement autour des lieux, des formes et des conditions de leur résidence. La majorité des enquêtés vivent seuls — plus rarement en couple — dans des HLM (habitations à loyer modéré) d’une pièce ou de deux pièces implantées dans des zones résidentielles du centre-ville. Dans ces logements, les réceptions de membres de la famille ou de fréquentations amicales sont quasiment inexistantes. Ne possédant pas, pour la plupart, de moyen de locomotion motorisé ni de permis de conduire, et ne pratiquant ni le vélo ni la randonnée à la campagne, ce centre-ville est leur principal lieu de promenade. Si Christian et Hervé se rendent régulièrement au Tabac-Presse de la rue commerçante, les autres adhérents ne pratiquent pas ce lieu. Lorsqu’ils ne sont ni au GEM ni à des consultations médicales, les adhérents sont à leur domicile, où ils effectuent les tâches domestiques, prennent soin de leurs conjoints parfois malades et/ou invalides, ont des conversations téléphoniques et regardent parfois la télévision.

La situation résidentielle et la pratique du territoire d’Elizabeth tranchent avec la concentration des adhérents dans le parc locatif social de la ville et la sédentarité de ces derniers. En effet, Elizabeth est, dans une zone pavillonnaire et périurbaine proche de la métropole de Bordeaux, la propriétaire d’une maison située à 30 kilomètres du GEM et à 40 km de la résidence de sa mère. Détentrice du permis de conduire et possédant une voiture, Elizabeth est la seule adhérente du GEM à circuler quotidiennement et par ses propres moyens matériels dans la péninsule. Elle relie son besoin de sortir à « l’ennui » et « l’angoisse » qui la saisissent lorsqu’elle est dans cette maison : Elizabeth déplore de n’y recevoir jamais personne. Dès le début de la journée, elle se rend dans des cafés. Si elle ne voit quasiment jamais ses demi-soeurs installées dans d’autres régions de France, Elizabeth rencontre en revanche plusieurs fois par semaine sa mère, aussi installée dans le Médoc : « Heureusement que je l’ai, ma mère ! » Sylvie, elle, fréquente sa soeur et son mari. Par contre, depuis la mort de sa mère, elle a cessé de voir son beau-père : « On n’est pas fâchés mais si je l’appelle pas il appelle pas. » Favorisés par les éloignements géographiques et les décès, ces contacts sporadiques et menaçant de s’interrompre sont parfois contrebalancés par une vie conjugale stabilisée. Sylvie entretient depuis plusieurs années une relation ininterrompue avec un ouvrier du secteur vitivinicole de son âge. Ils partagent un appartement, ce dont Sylvie se réjouit. En couple depuis 5 ans avec un homme de 70 ans, Corinne connaît une situation conjugale et résidentielle assez similaire. En revanche, si Elizabeth a aussi un « compagnon » — un ancien commerçant de 75 ans —, ils ne vivent pas ensemble. Habitant seule tout en affirmant ne pas supporter d’être seule, Elizabeth souligne, à plusieurs reprises, s’être rendue à l’évidence qu’« on peut pas avoir quelqu’un 24 heures/24 hein ! » Elle déplore de ne voir son « mec (…) que trois fois par jour (…) une demi-heure par-ci une demi-heure par-là ! » En soulignant que, depuis la fin de sa relation avec l’homme qui l’a violée, elle privilégie les aventures « avec des vieux… moins vigoureux, du coup j’avais moins peur ! » Elizabeth révèle le poids possible des événements tragiques passés sur les manières présentes de vivre. Quant aux trois hommes présentés plus haut, Sébastien, Hervé et Christian, ils disent ne pas avoir de relation amoureuse. Le premier vit chez ses parents dans une zone rurale, le deuxième partage un appartement avec sa mère dans un lotissement de la ville tandis que le troisième réside seul dans cette même localité dans un logement social. Christian se différencie des autres par ses origines géographiques. Ancien ouvrier au chômage à la suite d’un licenciement et disant « être tombé dans l’alcool », il est le seul à venir d’en dehors de la Gironde puisqu’il est arrivé de l’Ouest de la France il y a deux ans à la demande de sa fille, qu’il n’avait pas vue depuis trente ans. Les retrouvailles furent brèves puisqu’ils cessèrent tout contact après quelques semaines. À la suite de cet événement, l’unique allochtone du GEM n’a plus personne à fréquenter.

La condition résidentielle des adhérents présente des disparités notamment liées au partage ou non de la maison avec une personne ou plus ainsi qu’aux zones d’implantation des résidences : si la majorité d’entre elles vivent dans la petite ville, où le GEM est installé, une minorité habite dans des zones rurales ou périurbaines. Les situations familiales et conjugales ne se caractérisent pas par davantage d’unité, quoiqu’il faille noter l’absence d’enfants dans les vies domestiques, soit à la suite de ruptures — Corinne a un fils de 26 ans dont la garde lui a été retirée, elle ne l’a pas revu depuis plus de dix ans —, soit parce qu’ils n’en ont pas eu. En revanche, les (non)sociabilités amicales des adhérents présentent une certaine homogénéité.

Infréquentables ? Des autochtones sans réseau social local

Dans ces territoires dont ils ont souvent fréquenté les écoles, les associations et les cafés, les adhérents disent, à leur grande majorité, ne pas avoir d’« amis » ou « pas assez d’amis ». Ainsi Sébastien, lequel vit au même endroit depuis 10 ans, explique qu’à

La campagne, je ne connais personne. Je reste enfermé chez moi devant l’ordi, des trucs comme ça, quoi ! En partant d’ici [à la suite du déménagement de sa famille], ils m’ont tous laissé tomber !

En matière de sociabilité, Sébastien pâtit plus qu’il ne bénéficie de cette zone rurale, « espace de proximité » censé favoriser « un certain type d’interactions sociales a priori fortement personnalisées » (Perrier Cornet, 2017 : 35). Le passage du milieu urbain au milieu rural lui est douloureux. Révélatrices de la fonction cathartique de l’écriture pour Sébastien (Poliak, 2006), les évocations poétiques de ces ruptures amicales sont nombreuses dans les productions qu’il édite sous format papier et publie sur son compte Facebook. Absente, de son côté, des réseaux sociaux virtuels, Elizabeth fait néanmoins allusion, dans les fables qu’elle écrit et « publie » — des documents Word dont elle soigne la mise en page et qu’elle présente comme des « livres » —, à d’équivalentes ruptures liées à des éloignements géographiques. En général, les adhérents rapportent les absences ou les pénuries d’amis à des distances spatiales, à des attentes incompatibles — « moi rien que de parler (…) je suis contente, mais les mecs tout ce qu’ils veulent c’est tirer un coup ! » regrette Elizabeth —, et à la difficulté à rencontrer et à se lier avec des personnes dont ils estiment qu’elles leur sont ajustées.

Elizabeth : J’arrive à rencontrer des gens cultivés aussi hein, mais ceux que j’ai rencontrés, c’est pas ma tasse de thé hein… et puis en plus si j’habitais à Castelnau je pourrais m’en passer, après ? Les amis je les verrais jamais. Enfin, les amis… les connaissances euh…

Sylvain : Tu dis connaissances, parce que c’est pas vraiment des amis…

Elizabeth : Non je crois pas que ce soit des amis… À un moment donné, j’allais mal je leur ai dit, ils étaient pas présents, ils s’en foutaient alors…

Christian rend compte également de fréquentations de personnes pour lesquelles il a des sentiments ambigus et à propos desquelles se pose la question de savoir si elles sont véritablement des amies : « J’avais un copain mais c’était pas vraiment une relation… euh… euh… qu’il fallait vraiment que je fréquente (…)[6]. » Les adhérents expriment ainsi les incertitudes qui sont les leurs concernant l’authenticité de leurs liens amicaux. Pendant que ces femmes et ces hommes réfléchissent à leurs fréquentations, l’intérêt de côtoyer ces personnes dont il est notoire qu’elles sont atteintes de « maladies psychiques » est jugé. Leurs pathologies, leurs handicaps et la faiblesse de leurs ressources matérielles et financières les rendent quasiment infréquentables. « Les gens, ils me prennent pour une folle ! Pour eux je suis juste une folle c’est tout ! » estime Elizabeth. La mauvaise réputation liée aux pathologies et leurs conséquences sur les manières d’être et les styles de vie explique cette quasi-absence de relations amicales. En outre, pour ces sédentaires n’ayant, la plupart du temps, ni été scolarisés ailleurs ni travaillé ailleurs dans la péninsule et encore moins en dehors du Médoc, l’absence de relations locales n’est pas contrebalancée par l’existence de réseaux sociaux extralocaux. Produits par les socialisations familiales et scolaires et des accidents et maladies intervenues dans les trajectoires, les désajustements des adhérents aux normes dominantes d’intégration sociale par le travail, la famille, les amours et les amis sont aussi produits et reproduits par les socialisations spatiales et les ancrages durables dans la péninsule.

Du point de vue majoritaire des adhérents, les caractéristiques qu’ils estiment des Médocains — Elizabeth dit qu’ils sont « impolis », Sébastien dit qu’« ils sontvieille mentalité » — sont un facteur explicatif d’une part de ce manque ressenti et ici exprimé de liens d’amitié et, plus généralement, de contacts avec autrui. Les pathologies, les ressources financières restreintes, la méconnaissance pratique de la mobilité géographique et l’absence de réseau social en dehors du Médoc limitent les possibilités de sortie ponctuelle de la péninsule et rendent inenvisageables les migrations. S’ils voulaient changer de vie en changeant d’endroit, ils ne le pourraient pas. Cette limitation spatiale des possibilités de valorisation, ailleurs, de l’être social, s’inscrit dans une limitation générale des valorisations possibles de soi. Précaires économiques (Cingolani, 2005) en tant que bénéficiaires de l’AAH (allocation aux adultes handicapés) ou du RSA (revenu de solidarité active), les adhérents sont souvent, également, précaires sur les plans physique et psychique. L’accumulation d’entraves à une existence structurée par des ajustements aux normes dominantes diminue les possibilités existantes pour ces personnes de susciter l’intérêt des autres sur les marchés de l’amour, de l’amitié et de l’emploi. Ces parcours et les manières de pratiquer et de voir le monde dont ils favorisent l’intériorisation, autrement dit ces socialisations, font de ces femmes et de ces hommes des adhérents légitimes du GEM, institution dont le but officiel est de « lutter contre l’isolement ». Qu’en est-il, précisément, les concernant, des pratiques et des sentiments d’isolement et/ou de solitude ?

L’isolement et la solitude : des mots qui « parlent » et des maux pratiqués

Les adhérents ont en commun d’avoir des choses à (me) dire sur la solitude et l’isolement. Ce n’est pas le lieu pour interroger leurs définitions de ces deux termes. En revanche, l’examen des discours sur ces mots et des usages de ces mots, et les maux auxquels ils sont rattachés, est instructif sur ce que ces personnes peuvent trouver et ne pas trouver dans le GEM, sur les ressorts de leurs inscriptions dans l’institution, sur les conditions de leur enveloppement par cette dernière et, partant, sur les possibles effets socialisateurs et intégrateurs de sa pratique.

Pour aborder cet aspect, revenons vers Elizabeth, dont les origines sociales et les ressources culturelles l’inclinent davantage que ses homologues à la fois à réfléchir à ces notions et à exprimer oralement cette réflexion.

Sylvain : Les mots de solitude, d’isolement, t’évoquent quoi ?

Elizabeth : « La solitude ? Ah pour moi la solitude c’est une souffrance hein c’est… un espèce de gouffre, de vide. Là je supporte pas la solitude. Chez moi, je me fais chier devant la télé, même quand je suis seule je… je vais dans un café même si je parle à personne je suis plus seule. La solitude, c’est la mort, le vide (…). Je me rappelle de l’enterrement de mon père… une minute de silence (…) j’ai failli gueuler (…) le silence moi j’aime pas hein !

Sylvain : Donc y’a ce besoin de contacts…

Elizabeth : Oui, de pas être seule.

Sylvain : Et tu sais pourquoi ?

Elizabeth : (Silence)… Non…

Sylvain : Mais tu parles de souffrance, quelle souffrance ? Ça t’angoisse ou c’est même physique ?

Elizabeth : Mais physique comment ?

Sylvain : C’est presque physique ?

Elizabeth : Ah ben c’est au ventre !

Lorsqu’elle discourt sur la solitude et l’isolement, Elizabeth évoque spontanément son cas, les lieux où elle vit et a vécu, les expériences qu’elle a connues et les sentiments qui l’ont traversée. Son existence est parsemée de séquences que le mot solitude lui semble le mieux caractériser. Ces séquences correspondent à des retraits physiques et mentaux du social mais aussi à des sentiments n’advenant pas nécessairement en situation de retrait. Ces retraits et ces sentiments expriment et génèrent de la « souffrance ». Elizabeth discourt aussi sur les tactiques et les usages mobilisés pour atténuer cette dernière. Crier pour rompre le silence. Ou aller dans un café pratiquer, à côté d’autres « venant seuls », la « solitude publique », le fait d’être « seuls ensemble » (Coleman, 2009). Soumis à des questions équivalentes, Sébastien exprime, pareillement à Elizabeth, des considérations croisées pour les lieux et les personnes « associés » à la solitude, et pour les actes à effectuer pour la rompre ou, du moins, atténuer les difficultés qu’elle engendre.

Sébastien : Oui, disons que j’ai vécu longtemps seul ! J’ai passé trois mois seul en appartement, j’ai sombré, donc je peux dire vraiment ce que c’est la solitude : rester enfermé chez soi parce que on n’a pas d’amis, rien (…) c’est soûlant parce que y’a personne qui se préoccupe de soi (…) dans le Médoc ah oui y’en a beaucoup ! Je vois déjà où j’habite… ça fait dix ans je ne connais personne (…). Pour être bien, c’est Bordeaux, mais les places sont chères… »

Pour Sébastien, les zones rurales du Médoc sont des « lieux de solitude ». Ses poésies rendent compte des pratiques et des sentiments de solitude que favorise sa vie ici : « Coupé du monde, de tous, sans lien avec l’extérieur, je me retrouve face à moi-même, au milieu de la nature. » Sébastien évoque, dans un même mouvement le passé et le présent, ce qui selon lui caractérise la solitude — dans son cas n’avoir personne, ne connaître personne — et ce qu’il faudrait faire pour la rompre — aller dans un lieu plus animé, en l’occurrence urbain. Le « café-débat » sur « l’isolement » donne aussi à Christian l’opportunité de donner son point de vue :

Séverine : Tu m’as dit : « L’isolement, ça me parle ! »

Christian : Alors l’isolement tout simplement, c’est d’abord se retrouver seul déjà et puis dans un cadre (…) dans une atmosphère dans une ambiance (…) où on se retrouve ben euh… comme un pauvre imbécile, tout seul, tout seul simplement (…) et puis qu’on se met à cogiter des choses, à penser à réfléchir et puis finir par euh… par péter les plombs des fois (…) je pensais trop à certaines personnes et j’en suis arrivé à exploser quoi, donc voilà et puis c’est la solitude c’est vraiment se retrouver euh seul (…).

Séverine : Est-ce que tu étais seul, tu te sentais seul en Touraine ?

Christian : Ah oui oui oui là par contre je me sentais quand même seul c’est vrai …et une fois ici, je me suis retrouvé encore plus seul (…).

Dans le discours de Christian également, des liens sont établis d’une part entre les lieux et les personnes et, d’autre part, entre le passé et le présent. Ses observations sont liées à la migration qu’il a effectuée, au licenciement qu’il a subi, à l’échec par lequel se sont soldées ses retrouvailles avec sa fille et la vie, passée seul, dans un logement dans cette ville qu’il ne connait pas.

Ces adhérents estiment avoir vécu et vivre, avoir ressenti et ressentir de la solitude. La relation établie entre le passé et le présent a partie liée avec les solitudes passées et les sociabilités présentes, avec les sociabilités passées et les solitudes présentes. Dans cette intrication entre passé et présent, les morts interviennent aussi bien que les vivants. Les discours de Sylvie et Corinne soulignent ainsi comment les décès de « proches » et les absences qu’ils produisent participent de leur manière de considérer les personnes en vie et, par conséquent, les notions de solitude et d’isolement.

Sylvain : Ce thème de la solitude, qu’est-ce qu’il vous évoque ?

Sylvie : La solitude d’avoir perdu des parents. La solitude, euh, d’avoir perdu des parents, j’ai perdu ah… ah… ma mère, ma grand-mère et ma tante ah. Pour moi la solitude c’est avoir perdu mes trois personnes… Après pour moi je suis pas en solitude hein… J’ai du monde, autour… l’impression d’être toute seule (…) je faisais tout avec ma mère (…).

Focalisée sur les présences passées, Sylvie s’estime déconnectée des présences présentes, dont elle regrette qu’elles « ne comprennent pas… ou ne veulent pas comprendre » la douleur qu’elle ressent. Ayant une trajectoire également marquée par des décès rapprochés de membres de sa famille, Corinne se dit hantée par leur souvenir. Ces pensées l’éloignent de ce qui serait, de son point de vue, une « vie normale » :

Corinne : Je vis pas comme tout le monde…

Sylvain : Ça serait quoi vivre comme tout le monde ?

Corinne : Ben pas avoir de problèmes, euh euh euh euh, se, se, se sentir bien dans sa peau, ce qui moi c’est pas le cas… et avoir de la famille derrière que moi je n’en ai plus… et d’avoir eu tous les problèmes que j’ai traversés derrière, c’est beaucoup c’est, c’est trop important pour moi… c’est des choses que je peux pas oublier…

Corinne insiste sur l’état de peur permanente dans lequel la mettent les disparitions : les morts qui sont passées mais aussi les morts qui sont à venir, la sienne et, probablement avant elle, son compagnon mourant.

L’ensemble de ces paroles donnent à entendre des préoccupations pour les lieux d’inscription présents et passés de l’existence. Ces discours donnent aussi à entendre des liens établis entre les pratiques du monde présentes et les pratiques du monde passées, entre les morts et les vivants, entre ceux qui vont disparaître et ceux qui vont rester, entre les peurs antérieures et les peurs immédiates. Les mots sur la solitude et l’isolement sont avant tout des mots sur soi, sur les pratiques du monde « posant problème » et ses sentiments « douloureux », des mots exprimant des pratiques qui font mal. Cependant, la solitude et l’isolement peuvent aussi être associés à des pratiques agréables. Après avoir entendu Séverine, l’animatrice, s’exprimer sur la satisfaction grandissante qu’elle a à être parfois seule chez elle, Christian s’exprime en ces termes :

Christian : Ah ben c’est pas forcément négatif hein l’isolement… Moi aussi des fois je suis bien tranquille seul, j’ai des moments de bien-être quand même, ça permet de se poser des questions… pourquoi, pourquoi ? Disons qu’on la recherche, on recherche un petit peu la solitude, on a envie de tout couper (…) fermer les fenêtres, les rideaux !

Elizabeth, certes davantage prompte à décrire ce qui lui pose problème dans la solitude qu’à trouver des vertus à cette dernière, peut aussi discourir sur des « bienfaits » d’être seule :

Elizabeth : On n’est jamais seul. Moi par exemple quand je vois un paysage ça me fait penser à quelque chose, les objets que tu as chez toi ça te fait penser à ta vie (…) dans l’isolement on n’est pas seul… Je crois qu’il y a toujours quelqu’un avec moi dans ma pensée… je pense qu’on pense toujours à quelqu’un… vous pensez peut-être à moi parfois…

Christian : Non, pas vraiment ! [rire général]

Les séquences d’écriture auxquelles s’adonne Elizabeth dans les cafés, son lieu de prédilection pour écrire, sont à la fois des coupures avec le retrait physique de la vie sociale et des coupures mentales avec cette vie :

Elizabeth : Quand j’écris je ne suis plus seule… Oui c’est vrai on en a besoin de la solitude pour faire des choses toute seule, je peux pas écrire si… si je parle ou si j’écoute… quand j’écris je suis pas seule je suis au milieu dans un bar… mais je vois rien j’entends rien je reste qu’avec mon écriture mais faut quand même être seul. Ça me fait oublier ma solitude quand j’écris… je suis plus très seule quand j’écris (…).

Les difficultés que posent, à Elizabeth, le fait de vivre seule, le silence et la pénurie de contacts, révèlent une incompétence en solitude. Pour elle, la fréquentation des cafés et l’activité d’écriture qu’elle associe à cette pratique sont un moyen de contourner ces difficultés. L’écriture pratiquée dans ce contexte favorise une esquisse de construction de cette « disposition solitaire » souvent nécessaire à la production littéraire (Lahire, 2006). Cependant, à la différence de la plupart des écrivains à la recherche de solitude pour écrire, Elizabeth écrit pour accepter la solitude. Sébastien montre des inclinations similaires à l’écriture comme une ressource pour composer avec la difficulté d’être seul et la nécessité dans laquelle il se trouve de l’être : l’écriture est « une consolation à la détresse » (Poliak, 2006 : 202).

Pour ces femmes et ces hommes, la solitude génératrice de souffrances et de peurs et révélatrice de ruptures et d’éloignements géographiques n’est pas exclusive d’une solitude restauratrice propice à une réflexion sur soi et les autres. Ni la solitude réparatrice à l’abri des regards dans le « logement-sanctuaire » (Klinenberg, 2012) ni le colloque intérieur de l’individu (Lahire, 2013) ne sont étrangers à ces personnes demeurant néanmoins surtout enclines à envisager la solitude et l’isolement comme des situations détestables. Cette inclination peut valider le but officiel du GEM — lutter contre l’isolement — et entériner la conviction exprimée, par ses initiateurs, que l’institution répond à des « besoins ». Que se passe-t-il, alors, pour les personnes entrantes dans l’institution ? On a vu que ces dernières ont des considérations simultanées sur la solitude passée, présente et à venir. Cette combinaison, dans les représentations mentales, des temps de la solitude, s’intègre dans l’inscription, synchronique, au sein des différents cadres de l’existence : le GEM, la rue, le logement, l’hôpital. Une fois l’admission dans le GEM officialisée, la participation à l’institution travaille ces différents temps et le rapport à ces différents cadres. Examinons les formes de ce travail social et ses effets — potentiellement — socialisateurs et intégrateurs.

pratiques et effets du gem : ne pas être condamné à la mort sociale

Officiellement, le GEM se présente comme une organisation accueillant des personnes connaissant des isolements, et provoquant, par son intervention dans les existences, une interruption de ces coupures sociales. La compréhension de la vie au GEM nécessite de considérer tant les expressions de cet objectif chez le personnel que la réception, par les adhérents, de celui-ci. Cette réception a partie liée avec leur « vie à côté » et leur vie d’avant. Cela étant, la manière dont cette inscription institutionnelle retentit sur les autres inscriptions sociales et spatiales, tant passées que présentes, est aussi à interroger : la pratique du GEM peut peser sur le rapport au temps, aux choses vécues et aux choses encore à vivre et, plus généralement, sur les manières d’habiter le monde social et de s’y envisager.

Des solitudes de rupture aux ruptures de solitude : venir et être au gem

Avant d’être présents régulièrement au GEM, les adhérents sont venus une première fois — sur les conseils de leurs médecins et infirmiers en psychiatrie —, puis revenus. Certes, cette expérience est favorisée par la possession de l’information selon laquelle l’institution leur est dédiée. Il n’en reste pas moins que le saisissement de cette offre manifeste des compétences à entrer dans un lieu où l’on ne connaît personne et où l’on est inconnu. En amont, outre qu’il soit le produit des socialisations antérieures et présentes, le fait d’envisager de venir au GEM révèle la possession des ressources nécessaires pour non seulement sortir de chez soi mais aussi aspirer à vivre. Cela étant, examinons les usages du GEM et leurs implications sur l’inscription dans les autres cadres de l’existence. Cet examen de l’enveloppement (partiel) des vies par l’institution et du rapprochement, au moins physique, de ces personnes ayant en commun d’être des « malades psychiques » est éclairant sur le poids socialisateur et intégrateur potentiel de l’institution.

Une journée « classique » : confort et réconfort de l’ouverture quotidienne

Le GEM est ouvert du lundi au samedi. Chaque adhérent est libre de venir ou pas, et de se présenter à l’horaire souhaité. Ils sont nombreux à être présents dès l’ouverture des portes. C’est le cas de Sylvie, qui vient au GEM à pied : « À partir de 10 heures-10 heures et demie, je suis là, en principe (…) je reste jusqu’au bout en général. » Son compagnon travaille à l’extérieur toute la journée. De plus, Sylvie n’a aucune relation amicale dans son voisinage, et les membres de sa famille ne résident pas dans l’espace local. Elle rapporte cette fréquentation assidue au besoin qu’elle éprouve, dans ce contexte, de trouver « quelque chose pour sortir de la maison ». Le GEM est ajusté à ce besoin : « Ici y’a plein de choses qui m’ont plu (…) c’estrare que ça arrive que j’aie pas envie de venir… » À son arrivée, Sylvie s’installe comme les autres adhérents dans l’« espace de détente ». Ils peuvent s’asseoir et aller et venir entre cette pièce et le jardin. « Moi ça m’arrive des fois de m’isoler dix minutes dans le jardin et de penser à rien du tout ! » s’exclame Christian. Hervé occupe le GEM de la même manière, sauf que son temps de présence est entrecoupé de sorties au Tabac Presse où il fait des paris et s’adonne à des jeux de grattage.

À partir de 11 heures, les échanges autour de la préparation du repas de midi débutent. Il s’agit de savoir quoi manger, de désigner ceux qui iront faire les courses et de s’entendre sur les personnes qui seront chargées de faire la cuisine. Au retour du supermarché, le repas est préparé et la table mise. Ces moments donnent à voir une « bonne volonté solidaire » non exclusive de stratégies de distinction. Sébastien peut se montrer directif envers les adhérentes et moqueur lorsqu’elles oublient tel ou tel ingrédient, omettent une « étape » dans la préparation d’un plat ou ne savent pas reconnaître un aliment. La majorité des adhérents participe à l’intégralité de ces « activités » tandis qu’une minorité, moins assidue et plus en retrait de ces missions collectives, n’y prend part que partiellement. Elizabeth est de ceux-là. Elle arrive à des horaires variables, souvent après avoir rendu visite à sa mère. Habituée à passer du temps dans le jardin, Elizabeth peut ne pas se joindre aux autres à la table pour le repas. Si elle s’y installe, elle n’y mange pas. Au déjeuner, les échanges portent facilement sur les excursions réalisées, à programmer et à organiser. Les adhérents parlent aussi de leur vie en dehors, des rendez-vous médicaux à venir et des moments agréables ou désagréables passés avec des membres de la famille. Pendant que certains se montrent diserts, d’autres, faisant aussi parfois ici l’expérience d’être « seuls ensemble » (Coleman, 2009), mangent en silence ou presque. C’est le cas d’Hervé, qui ne parle que pour demander à être resservi. Il ne s’adresse à personne et personne ne s’adresse à lui. Elizabeth, de son côté, écoute beaucoup ses homologues parler et ponctue ses silences d’interventions la plupart du temps incomprises. Par exemple, sa restitution d’un reportage consacré à un satellite diffusé sur la chaîne de télévision Arte et qu’elle a visionné les laisse de marbre. Les jeux d’Elizabeth avec le langage et les chiffres — « Aujourd’hui nous sommes dix, ça fait la moyenne ! », distractions qui s’expriment aussi dans ses « livres », connaissent le même insuccès. La distance partagée avec les normes dominantes d’intégration sociale ne génère pas, mécaniquement, des sentiments de proximité et des affinités : par-delà la caractéristique commune à ces femmes et à ces hommes de « malade psychique », les écarts sociaux et les différences de ressources culturelles non seulement demeurent mais s’expriment. Lorsque ses homologues s’activent au rangement et à la vaisselle, Elizabeth reste encore en retrait. Après quoi les adhérents regagnent le salon de détente et peuvent y rester jusqu’à la fermeture. Le temps passé au GEM, à y venir et à en repartir structure la journée. Pourvoyeuse de remplissage garanti du temps, l’institution est aussi la pourvoyeuse de compagnie et la créatrice d’opportunités de relations amicales.

Se (re)faire de la compagnie et des amis

Le GEM assure à ses adhérents la jouissance d’un lieu chauffé doté d’une machine à café, d’un accueil par les gestionnaires et le public du lieu, des contacts, des échanges, de l’écoute, la possibilité de parler — de soi, des actualités locales et extra-locales, des autres adhérents et de son entourage. Les proximités d’origine sociale et géographique et de niveau scolaire, et la distance partagée avec les mondes du travail, favorisent d’une part un ajustement général des adhérents les uns avec les autres et, d’autre part, l’établissement de complicités s’exprimant entre les murs du GEM et au-delà. Plus nombreuses, ici, que les hommes, les femmes apparaissent aussi davantage enclines que leurs homologues masculins à nouer des relations amicales. Pascal, Hervé et Sébastien ne communiquent que modérément entre eux et apparaissent tout aussi peu enclins à échanger avec les femmes présentes. Parmi les hommes, Sébastien, en étant investi dans une amitié avec Coralie, adhérente du GEM de 30 ans et mère d’une petite fille de 4 ans, fait exception. Coralie est seulement présente quelques fois par mois en raison de sa reprise d’une activité professionnelle et des tâches et des contraintes liées à la « parentalité » : « Ici, Sébastien il m’a redonné confiance et il m’a encouragée à écrire, depuis j’arrête plus, je passe des soirées à inventer des histoires c’est génial et je vais être éditée », s’enthousiasme-t-elle. S’il n’y a pas au GEM de « groupes d’amis », il y a, en revanche, des duos amicaux féminins inscrits dans une solidarité féminine plus large liée aux violences masculines et aussi favorisée par la composition féminine du personnel. Les femmes expriment notamment ces liens sur le tableau où il est possible de consigner humeurs et messages. Les déclarations d’affection du type « Je t’adore ma Corinne », « Heureusement que tu es là au GEM », « Ici j’ai vraiment trouvé ma famillegrâce à toi », se renouvellent sans cesse. Les duos apparaissent heureux de se trouver ensemble et prolongent le temps passé ensemble au GEM par des appels téléphoniques. En entretien et pendant le « café-débat » sur l’isolement, Corinne et Sylvie expriment leur complicité et la préciosité, à leurs yeux, de cette relation. Entrées au GEM dès sa création, coupées des mondes du travail, originaires des classes populaires, d’âge quasiment similaire et marquées dans leurs trajectoires par des décès inattendus de « proches », Corinne et Sylvie sont l’une pour l’autre des confidentes. Pendant le « café-débat », elles se regardent et s’écoutent. Lorsque Sylvie m’accorde un entretien, à l’issue de celui-ci, elle conseille à Corinne de faire de même. Les deux femmes s’appellent plusieurs fois par jour.

Pour l’ensemble de ces personnes déclarant souvent manquer de personnes, pour ces hommes et ces femmes privés de la sphère professionnelle comme vecteur de relations sociales et de reconnaissance sociale, pour ces Médocains sédentaires dont le principal lieu d’existence est leur logement, pour ces « solitaires solidaires », le GEM élargit les possibles sociaux et spatiaux. Si, pour tous les adhérents, cet élargissement est précieux — la régularité de leur présence en atteste —, le cas d’Elizabeth montre que celui-ci n’est pas nécessairement satisfaisant. En des lieux peuplés de personnes plus dotées culturellement, les références culturelles qu’elle mobilise dans ses interventions et interpellations orales seraient efficaces sur le plan de la « distinction de soi » (Lahire, 2003). Mais ici, ces sorties lui soulignent la distance sociale qui la sépare de la majorité des adhérents. Reste que l’existence du GEM lui est importante. L’institution lui offre non seulement de la place et de l’animation, mais aussi des opportunités de valorisation de savoirs et de savoir-faire :

Aujourd’hui je fais rien. Y’a ce Gem qui existe, je viens… je donne des cours d’informatique, initiation. Ici, je vais faire le journal du GEM mais en dehors de ces moments-là sinon, je fais rien, je fais que des choses obligatoires, les courses, le ménage (…) des choses chiantes et… et des choses agréables j’en ai pas !

Le rapport ambivalent d’Elizabeth à l’institution tient aussi à son refus, dans ce cadre, de recevoir des confidences et de se confier. De son point de vue, les confidences mutuelles sont obligatoires pour s’y intégrer pleinement.

Elizabeth : Ici y’a des gens qui disent que c’est une deuxième famille mais moi je refuse ! Mais pour certains, je comprends que ce soit vrai !

Sylvain : Ah ?

Elizabeth : Ouais mais ça risque si ça tourne mal, ça va être mal ! Quand on se protège ça atteint pas trop mais quand on s’est livré ça atteint encore plus… je préfère pas trop dire…

Elizabeth a ici de la compagnie mais pas de personnes qu’elle qualifie d’amies. Ce lieu qu’elle fréquente assidument ne l’enthousiasme guère. Cependant, elle y tient. Le temps finalisé ici (re)trouvé (Bourdieu, 1997), le confort et le réconfort ici offerts et, plus largement, la force socialisatrice et intégratrice de l’institution, ne se comprennent qu’à la lumière des « vies à côté » et, notamment, leurs séquences de solitude.

Peur et acceptation de la solitude

Des adhérentes disent avoir peur chez elles. Sylvie affirme ainsi qu’elle « ferme la porte à clé dès que son copain sort travailler c’est parce que oui j’ai l’impression d’être seule, alors que (…) en fait y’a les voisins tout autour … ». Des inquiétudes similaires sont exprimées par une autre femme venant de perdre son mari et ayant subi, de la part de son gendre, une tentative de viol. Cette peur ressentie chez soi tranche avec le sentiment de sécurité que ces femmes disent avoir au GEM. Ces dernières appréhendent l’institution comme un lieu protecteur. Le GEM permet à Sylvie d’attendre le soir de façon plus sereine qu’à la maison. Pendant le temps passé ici, Corinne affirme, quant à elle, trouver un certain répit. Les proches décédés sont parfois moins présents à son esprit « parce que je vois du monde, parce que je suis entourée… ». Le temps passé au GEM est aussi un répit au regard des difficultés qui l’attendent à la maison :

Le soir quand je rentre le soir chez moi, chuis en plus je suis pas très bien gâtée parce que j’ai un copain qui est malade, j’ai mon copain il a 70 ans une maladie du cancer où il a perdu les deux yeux la vue alors (…) alors là où je me sens le mieux (…) c’est ici.

L’ensemble des adhérents exprime des considérations sur l’importance du GEM dans la vie quotidienne. Les moments agréables passés en son sein contrastent avec les moments désagréables passés ailleurs. Plus l’heure de la fermeture approche, plus la peur de se retrouver seul et/ou chez soi saisit ces personnes. Ces appréhensions sont perceptibles dans l’atmosphère du lieu, qui devient plus silencieuse. L’effet du GEM est alors contradictoire : générateur de confort et de sécurité à travers les contacts qu’il offre, il est en même temps révélateur de l’inconfort et de l’insécurité liés à l’absence de contacts et les contacts insatisfaisants qui caractérisent la vie à côté. Cependant, parfois, le GEM paraît favoriser une acceptation de la vie seule et même d’un certain goût pour le retrait physique et mental du social. Christian dit ainsi trouver des ressources pour passer les moments de solitude obligatoires pour le « vivant seul » et « sans ami » qu’il est dans les temps de sociabilité dont il jouit au GEM :

Christian : Moi ça me pèse [la solitude], c’est pour ça que le fait d’avoir trouvé le GEM ça me fait un bien un bien énorme quoi ! Je repars d’ici avec un autre état d’esprit (…) et puis (…) j’ai commencé à connaître certaines personnes (…) dont j’ai apprécié leur venue à la clinique lorsque j’étais hospitalisé, ça m’a fait plaisir, ça m’a montré que j’étais pas tout seul… Et donc, maintenant, je rentre chez moi j’ai une autre vision de la solitude je me sens moins seul !

Le GEM offre à ses adhérents des choses à faire et des personnes à voir et à qui parler, du matin au soir. En cela, il produit des effets sur la structure temporelle immédiate et, partant, sur la pratique du monde social : les responsabilités offertes, les projets construits collectivement et l’écoute assurée constituent des formes d’intégration sociale à même, au-delà de l’institution, d’infléchir les manières générales d’être au monde social. Cependant, sa force de transformation des vies et des individus est limitée par les autres forces — « désintégratrices » et socialisatrices — ayant fait et en train de faire leur oeuvre sur les « isolés ».

(Re)faire sa vie et son être social : des possibilités et leurs limites

Le GEM peut contribuer à donner aux adhérents une finalité positive au temps et, partant, à l’existence. La construction de ces objectifs est liée à l’intérêt attribué aux autres et à l’intérêt suscité par sa propre personne. La fabrication de ces intérêts mutuels est notamment conditionnée à l’engagement pour le collectif.

Christian : (…) Je me dis que le lendemain je vais retourner au GEM, je vais revoir les gens, on va pouvoir discuter on va pouvoir préparer à manger le matin, aller faire les courses, faire une sortie, je sais pas moi, prévoir des choses, bon, faire une réunion comme maintenant par exemple, connaître de nouvelles personnes.

Séverine : c’est ça l’isolement, c’est… si je peux… t’étais dans tes choses qui te rappelaient ton passé ?

Christian : J’avais pas de solutions, (…), alors que maintenant j’ai une solution, une question : « Qu’est-ce que je vais pouvoir faire demain ? Ben je vais au GEM ! »

Nathalie : C’est un petit futur mais… euh.

Christian : Donc, j’ai un petit avenir… C’est pas énorme mais pour moi c’est très important.

Le GEM rétablit le sentiment de pouvoir susciter de l’intérêt, permet de faire l’objet d’attentions. Autrement dit, il offre des raisons d’exister (Bourdieu, 1982) — « heureusement que j’ai du monde derrière », dit Corinne, en faisant largement allusion au personnel du GEM et son public. « Je suis obligée de m’accrocher. Le Gem, ça c’est beaucoup ! » dit Sylvie de son côté. Cependant la force exercée par le GEM sur les manières de pratiquer et de voir le monde est concomitante aux forces exercées par les autres cadres d’inscription de l’existence — domestique, conjugal, familial, médical — et est consécutive aux forces ayant produit antérieurement leurs effets sur les « isolés ». Ces forces autres et anciennes, qui ont généré des pratiques de solitude difficilement vécues et des sentiments « négatifs » de solitude, limitent la capacité de la force du GEM à rompre les solitudes présentes qui posent problème à leurs protagonistes. L’institution est encore plus impuissante à éviter les peurs liées aux solitudes à venir :

Nathalie : Et dans le futur comment tu vois euh…

Elizabeth : Ah ben, je vais avoir des deuils ça va être chaud, à moins que je meure avant ma mère ça va être chaud (…) elle a sa famille à Saint-Étienne et donc elle va se barrer à Saint-Étienne…

Sylvain : T’en penses quoi ?

Elizabeth : J’ai peur (…), là je vais me faire chier encore plus hein !

Corinne redoute des problèmes similaires :

Moi j’ai mon copain qui est dans un état critique que ses jours sont comptés ! (…) Moi j’ai plus personne le jour où il viendra à fermer les yeux !

Si le GEM offre un espace, une place et permet d’endosser des fonctions et de tisser des liens — en cela sa force intégratrice car compensatoire de l’absence de travail est indéniable, il est impuissant contre les peurs induites par les menaces de disparition des autres lieux d’existence, des autres fonctions et des autres liens. Le GEM est aussi incapable d’offrir, tardivement, la pratique des lieux, la jouissance des fonctions et l’investissement dans les liens qui auraient permis, antérieurement, aux adhérents, d’être suffisamment ajustés aux normes dominantes pour éviter ces solitudes « négatives ».

Elizabeth : C’est même pas drôle ! Alors en plus je vois une psy au CMP [Centre médico-psychologique], alors ce qu’elle m’a dit, un truc qui me fait pas plaisir si c’est vrai, elle m’a dit : « Vous, on peut vous mettre dans aucune case… vous vous avez pas la case machin, pas la case truc, pas la case machin, mais je crois qu’elle a un peu raison, même ici dans ce Gem je me sens pas… vraiment… à ma place, je me sens pas à ma place dans les bars, je me sens pas à ma place chez moi… je me sens à ma place nulle part, je me sens pas bien je me sens pas bien nulle part.

Chez Elizabeth, le confort et le réconfort offerts par le GEM n’atténuent pas son sentiment d’illégitimité sociale. Devant la succession des contraintes, dans le cours de vie, et à leur accumulation, dans le temps immédiat, le GEM ne peut pas tout contrebalancer. « Vous me reverrez peut-être dans 6 mois un an ou deux, ça sera pareil, ça sera toujours le même scénario… je ferai pas de deuil, moi je peux pas! » insiste Corinne. Le GEM n’est pas assez fort pour effacer les drames et les échecs passés — à chacune de mes venues, j’y apprends les hospitalisations d’adhérents à la suite de tentatives de suicide. Cependant, il l’est assez pour contribuer au maintien en vie des adhérents. À défaut d’être remodelés de telle manière que les effets de la précarité, des accidents biographiques et des désajustements aux normes dominantes s’effacent des corps et des cerveaux, la possibilité ici offerte de perspectives de reconnaissance et de valorisation évite la condamnation à la mort sociale des « isolés ».

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Destiné à la « lutte contre l’isolement », le GEM accueille des individus dont la pratique du monde social, dès le plus jeune âge, a comporté, en partie sous l’effet de la précarité économique et des accidents biographiques, des séquences de retrait physique et mental du social. Inscrites dans des conditions sociales et dans des espaces géographiques favorables à des solitudes « problématiques » pour leurs protagonistes, ces séquences sont indissociablement des effets des socialisations et des génératrices potentielles d’effets socialisateurs. Les socialisations de ces personnes les conduisent, à un moment donné de leur trajectoire, vers le GEM. En même temps que l’inscription dans l’institution révèle ce qu’elles ont été et ce qu’elles sont dans l’espace social, cette participation a des incidences sur elles : incidences sur l’économie générale de la vie quotidienne, incidences également sur la position dans ce monde et incidences, enfin, sur les manières de réagir au monde et d’y agir. Ces « révélations » et ces effets pratiques, intégrateurs et socialisateurs, ne sont pas séparés les uns des autres.

Tout d’abord, l’enquête donne à comprendre que les retraits physiques et mentaux du social posant problème à leurs protagonistes ne génèrent pas mécaniquement des compétences en solitude ou une disposition solitaire permettant un ajustement aux injonctions contradictoires contemporaines à l’autonomie et au lien social. Au contraire, les solitudes peuvent construire une disposition non solitaire. Les membres du public du GEM ont pour caractéristique partagée de devoir mais de ne pas pouvoir et vouloir expérimenter des solitudes. Inéluctables, ces solitudes ne sont pas pour autant supportables et génèrent des luttes individuelles pour les éviter. Ces luttes individuelles s’exprimant notamment par l’écriture et la fréquentation de lieux publics peuvent rencontrer des institutions s’intégrant dans l’« espace des luttes contre l’isolement » telles que le GEM : les retraits du social mènent vers les « luttes publiques et parapubliques contre l’isolement ». Ensuite, l’enquête montre que l’offre du GEM répond à l’appétence de compagnie et de contacts sociaux de ces personnes. L’institution permet à tous ses adhérents la suspension, a minima, de séquences de solitude honnies. Cette inscription vient à la suite de malheurs, de dévalorisations et de disqualifications sociales défavorables à l’estime de soi et favorables aux coupures sociales. Paradoxalement, ces événements et ces processus offrent une légitimité à participer au GEM — la seule institution extra-médicale où ces individus sont spontanément légitimes et ajustés ? Seulement, être un pratiquant de solitude et un candidat légitime au GEM ne suffit pas pour en faire partie. Encore faut-il détenir les aspirations ainsi que les ressources physiques et mentales nécessaires pour y entrer. Comme n’importe quelle institution, le GEM est sélectif. Il n’accueille pas inconditionnellement tous les seuls et n’attire pas vers lui tous les seuls : ceux qui viennent sont investis dans des formes de lutte contre la solitude et considèrent le GEM comme ajusté à cet engagement. Ceux qui ne viennent pas, soit ne sont pas investis dans cette lutte, soit estiment que cette lutte peut se passer du GEM. Cette institution a donc une fonction de classement des pratiquants de solitude. Cette fonction classificatoire se double d’une fonction d’entérinement du caractère problématique des isolements des adhérents — les isolés.

Chez ces personnes parfois installées dans des formes de « désintégration sociale », l’institution offre des formes d’intégration sociale — se voir ouvrir la porte, se voir offrir du temps, de l’écoute et du droit à la parole, se voir attribuer des rôles, se voir avoir des pairs dont on peut se sentir solidaires, se trouver compris, être compris dans l’institution. Le GEM permet à tous ses adhérents de (re)faire partie d’une entité, d’être totalement partie prenante de projets. L’enveloppement d’une partie de la vie par le GEM, le temps qu’il prend et l’énergie qu’il accapare sont intégrateurs (Goffman, 1978). Mais cette intégration n’est jamais totale et la menace de désintégration toujours présente. L’achèvement impossible de cette intégration est imposé par l’illégitimité et le désajustement des « isolés » dans les autres institutions potentiellement intégratrices mais aussi parfois par l’absence, dans les existences passées ou présentes, de ces institutions. Cette illégitimité, ce désajustement et ces absences sont déterminés par les socialisations de ces femmes et de ces hommes : le GEM se heurte à la force socialisatrice des autres institutions. Pour autant, il n’en est pas dénué. L’institution ne remodèle pas ses isolés en profondeur de sorte qu’ils cessent d’être dominés, opprimés et accidentés, d’entretenir une mésestime d’eux-mêmes, de porter un regard sombre sur eux et le monde et, enfin, d’être désajustés aux normes dominantes. Cependant, la capacité du GEM à atténuer la peur des solitudes passées, présentes et présentes, sa capacité, également, à rendre ces solitudes supportables et même à susciter des aspirations au retrait social, est significative d’une force socialisatrice qui n’est opératoire que parce que les « matériaux humains » sur lesquels elle travaille sont eux-mêmes en lutte contre l’isolement. Ces luttes ne transforment pas les dispositions non solitaires en dispositions solitaires. Plus généralement, elles ne convertissent pas les « isolés », « individus par défaut », en sujets « hyperconnectés », « individus par excès » (Castel, 2009). En revanche, elles maintiennent en éveil une disposition de vie. En somme, la force socialisatrice du GEM se situe moins dans le registre de la conversion et de la transformation des dispositions que dans le registre de la mise à jour des dispositions.

Enfin, l’enquête dans cette institution partie prenante de l’espace des luttes publiques et parapubliques contre l’isolement montre d’une part que ces luttes ont partie liée avec les (non)inclinations individuelles à lutter contre ce « mal » et, d’autre part, qu’elles sont incapables de protéger totalement et définitivement les individus contre les solitudes. En outre, le fait que ces femmes et ces hommes fassent du GEM simultanément un outil de rupture des solitudes et un instrument d’acceptation des solitudes révèle que la fonction de cet espace institutionnel n’est pas tant de lutter contre l’isolement mais de permettre de le pratiquer, d’enrayer les solitudes mais de procurer les ressources nécessaires afin qu’elles soient acceptables. Selon cette perspective, rendre la solitude supportable consiste, finalement, à rendre la vie encore vivable dans cette « époque moderne » insistant « particulièrement sur l’idée que l’on meurt seul (…) parce qu’elle souligne (…) fortement le sentiment qu’on est seul dans la vie » (Elias, 1982 : 80). La pratique de l’espace des luttes contre l’isolement n’a pas seulement trait aux solitudes contemporaines et à leur traitement : la présente recherche montre, en effet, que l’intégration — ou la désintégration — sociale des êtres sociaux n’est pas le fruit d’une seule emprise institutionnelle mais celui de l’empreinte de l’ensemble des institutions sur les individus, non d’une seule force socialisatrice mais de l’ensemble des forces de socialisation.