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Alors même que, dans les recherches sur les solidarités familiales, les solidarités conjugales semblent pratiquement toujours mises à l’écart, lorsqu’apparaissent des problèmes liés au vieillissement, les conjointes[1] sont les premières et principales pourvoyeuses d’aide, et ce, en dépit même de leur âge avancé. Sans doute « tenues pour acquises », ces pratiques, leurs organisations et fonctionnements, ainsi que leurs conséquences restent trop souvent dans l’ombre (Lavoie et Rousseau, 2008).

Parmi les proches aidantes qui s’occupent d’une personne âgée, il est avéré qu’une grande partie d’entre elles déclarent souffrir d’isolement et de solitude. Pourtant, si quelques recherches quantitatives ont été menées sur ces sujets auprès de conjointes qui prennent soin de leur partenaire, peu de recherches qualitatives ont été menées pour mieux comprendre le sentiment de solitude, cette expérience subjective qu’elles déclarent, pour la plupart, vivre à des degrés divers (de Jong Gierveld et al., 2009 ; Delisle, 1988 ; Klinenberg, 2012 ; Lalive d’Épinay, 1992 ; Pan Ké Shon, 2013).

Théâtre de transitions, bifurcations et ruptures plus ou moins importantes, la vieillesse se vit selon des temporalités qui prennent de nouveaux sens. Accélérations pour certaines, ralentissements pour d’autres, les expériences temporelles des personnes âgées sont nombreuses et centrales. Et elles s’expriment autant à travers leur corps qu’à travers leurs relations familiales et sociales ou, plus largement, à travers leur rapport au monde (Clément et Mantovani, 1999).

Dans le cadre d’une recherche, 24 personnes âgées de 69 à 86 ans partageant leur vie avec un conjoint atteint d’une maladie évolutive, un conjoint en grand besoin de soins, ont été rencontrées. Ces 18 femmes et 6 hommes nous ont ainsi parlé de leur vie au quotidien, de leur passé et, avec prudence et réserve souvent, de leur vision de l’avenir, le leur surtout. Nous verrons que si peu d’entre eux nous parlent explicitement de solitude, tous sont passablement inquiétés et affectés par la « disparition » progressive de ce partenaire, par le délitement de leur couple, et par tous ces deuils, ces manques, ces absences, ce vide ou ces questions qui s’imposent à eux jour après jour et qu’ils affrontent de plus en plus seuls.

1. contexte

1.1 Individus, conjugalité et personnes âgées

Ayant connu de nombreuses évolutions pendant la seconde moitié du 20e siècle, tant dans les pratiques que dans le droit, le couple revêt aujourd’hui de multiples formes. Amorcées dans les années 1960, ces transformations expliquent le portrait très diversifié des familles que nous connaissons aujourd’hui. Divorces, unions libres, monoparentalité, recompositions familiales, acceptabilité sociale de l’homoparentalité sont autant de nouvelles configurations familiales, et les trajectoires conjugales s’en trouvent complexifiées. Ces comportements sont souvent attribués aux jeunes générations, laissant entendre par là que les personnes âgées auraient des trajectoires conjugales inscrites dans la logique de la tradition, de la fidélité et de la continuité (Connidis, 2006).

Cette croyance est pourtant à remettre en question. D’une part, parce que la vieillesse est, plus que les autres temps de la vie, susceptible d’être le théâtre d’une déconjugalisation « forcée » par la mort ou l’entrée en institution du conjoint. D’autre part, parce que les comportements conjugaux « modernes » concernent également les personnes plus âgées. À cet égard, les statistiques récentes montrent qu’au Canada, la proportion des personnes âgées de 65 à 74 ans vivant en union libre a connu une augmentation de 61 % entre 2006 et 2011, et que les séparations et les divorces chez les personnes âgées de 65 ans et plus ont triplé entre 1981 et 2011 (Milan et al., 2014).

Cette fragilisation des relations conjugales, tant chez les jeunes que chez les plus vieux, est d’autant plus importante que de nombreux sociologues ont montré à quel point le couple demeure un ancrage majeur pour les individus, et ce, bien que la modernité soit caractérisée par un processus d’individualisation. Les fondements des liens sociaux devenant de plus en plus incertains, le couple porte désormais de nouvelles attentes, davantage liées à l’affection, l’égalité et l’épanouissement. La vie conjugale favorise ainsi la construction et la reconnaissance des identités, en plus de contribuer au sentiment d’appartenance des individus (Beck, 2001 ; de Singly, 2003 ; Giddens, 1992 ; Kaufmann, 2010). De manière paradoxale, ce sont donc ces attentes grandissantes envers le couple qui participeraient à sa propre fragilisation et à son instabilité grandissante.

1.2 Isolement et solitude des personnes âgées

Le spectre de vieillir, mais surtout de mourir seul, suscite une peur bien présente dans l’imaginaire collectif des sociétés occidentales. L’indignation et l’incompréhension soulevées par la découverte du corps de personnes âgées décédées de toute évidence chez elles sans que personne ne s’inquiète de leur silence à la suite de deux vagues de chaleur (l’une aux États-Unis en 1995 et l’autre en Europe en 2003) sont représentatives de cette crainte de mourir seul (Campéon, 2011 ; Klinenberg, 2012).

La vieillesse apporte, comme cet exemple le démontre, son lot de facteurs de risque d’isolement social. De nombreuses recherches sur le sujet ont montré que l’isolement social des personnes âgées est intimement lié à certains facteurs sociaux, parmi lesquels on trouve notamment les aménagements urbains, la perte de mobilité, le fait d’être un homme, ou encore le fait de ne pas avoir d’enfant ou de vivre loin de ceux-ci, les revenus, l’affiliation religieuse. Ces facteurs conduisent, pour de nombreuses personnes âgées, à une fréquence moins grande de contacts sociaux (de Jong Gierveld et al., 2009 ; Delisle, 1988 ; Klinenberg, 2012 ; Pan Ké Shon, 2003 et 2013).

S’il est vrai que les relations sociales ont tendance à diminuer avec l’avancée en âge et que plusieurs facteurs augmentent le risque d’isolement social des personnes âgées, toutes les personnes « vieilles » ne sont toutefois pas condamnées à se retrouver isolées. En effet, les recherches, tant qualitatives que quantitatives, montrent avec force que les relations familiales et amicales restent privilégiées lors de l’avancée en âge et que les personnes âgées isolées ne représentent qu’une partie minoritaire de la population âgée (Bonvalet et Lelièvre, 2005 ; Caradec, 2004b ; Clément et Mantovani, 1999 ; Cavalli et al., 2002 ; Couturier et Audy, 2016 ; Lalive d’Épinay et Spini, 2008 ; Lavoie, 2000). Par ailleurs, l’homogénéisation du groupe des personnes âgées de 65 ans et plus rend difficile une analyse fine des expériences d’isolement de ces personnes. Les vieillesses sont multiples, à l’image des parcours de vie, et les différences interindividuelles sont probablement encore plus marquées à cette étape de la vie, considérant l’accumulation des expériences tout au long de l’existence des individus (Membrado et Salord, 2009).

Ces propos sur l’isolement des personnes âgées ne doivent pas être confondus avec ceux sur le sentiment de solitude que ces personnes peuvent ressentir. En effet, comme nous l’avons mentionné en introduction, de nombreux auteurs montrent qu’isolement et solitude sont des concepts distincts, le premier faisant généralement référence à un statut tangible alors que la seconde renvoie à une expérience subjective (Campéon, 2015a et b ; Delisle, 1988 ; Kaufmann, 1995 ; Lalive d’Épinay, 1992 ; Schurmans, 2003 ; Van de Velde, 2011). Mais si la vieillesse (pas plus la jeunesse d’ailleurs) n’est pas synonyme d’isolement et de solitude, il n’en reste pas moins que de nombreux facteurs propres à l’avancée en âge concourent au sentiment de solitude que peuvent éprouver les personnes âgées. Sans prétendre épuiser l’ensemble de ces facteurs, nous en retiendrons quatre, majeurs dans les écrits sur la solitude des personnes âgées : le veuvage, la perte de rôles sociaux, le sentiment d’étrangeté au monde et le rapport au logement.

Transition forte, bouleversement identitaire, la rupture que constitue le veuvage est bien évidemment l’un des facteurs majeurs pouvant faire naître un sentiment de solitude chez les personnes âgées (Campéon, 2016, 2015a ; Caradec, 2007a ; Cavalli et al., 2002 ; Lalive d’Épinay, 1992 ; Van de Velde, 2011). Il s’agit alors de supporter l’absence de l’autre, puisque « [l]’expérience du veuvage est d’abord celle du vide, l’impression de vide dans la maison faisant écho au sentiment de vide intérieur », nous dit V. Caradec (2004a : 180). Bien entendu, les stratégies d’adaptation relativement à cette épreuve sont diverses, mais les études montrent qu’en général, le processus de reconstruction des conjoints survivants opère et que ces derniers trouvent alors une stabilité renouvelée. Si le sentiment de solitude est donc bien associé à l’expérience du veuvage, la plupart du temps, il s’amenuise graduellement pour faire place à une nouvelle vie (Martin-Matthews, 2011).

Un second facteur, incontournable dans la littérature sur la solitude des personnes âgées, concerne la perte des rôles sociaux. En effet, si la retraite comme « mort sociale » n’est plus aussi répandue qu’auparavant puisque les champs d’action des personnes âgées se sont multipliés (Guillemard, 2001), il n’en reste pas moins qu’avec l’avancée en âge et la fatigue qui y est généralement associée, les rôles investis peuvent diminuer. Le sentiment d’inutilité sociale qui y est associé peut alors engranger un sentiment de solitude (Campéon, 2011 et 2015 ; Delisle, 1988 ; Lalive d’Épinay, 1992 ; Membrado et Salord, 2009).

Un troisième facteur à considérer dans le vécu de la solitude concerne le sentiment d’étrangeté au monde qui peut se développer lorsque s’installe « le grand âge ». Ainsi, ne plus se sentir à sa place, comprendre de moins en moins le monde alentour, se sentir « en décalage » sont des expériences communes pour les personnes très âgées. Ces expériences sont à mettre en lien, d’une part, avec le processus de « déprise » qui caractérise le vieillissement, et qui conduit les personnes âgées à diminuer leurs activités et relations sociales et, d’autre part, avec l’avènement des médias ainsi que les transformations rapides de l’environnement, notamment technologiques. Cette sensation d’étrangeté au monde peut, on s’en doute, entraîner, pour les personnes qui l’éprouvent, un sentiment de solitude (Campéon, 2011 ; Caradec, 2007b).

Enfin, considérons également l’importance du logement dans le vécu de la solitude des personnes âgées. En effet, soutien identitaire important, le « chez-soi » est le théâtre de souvenirs, que ce soit par le truchement des photos, des meubles ou encore d’une multitude d’objets, constituant autant de traces rappelant un temps révolu ou un « cohabitant » disparu. Alors que pour certaines personnes, vivre parmi ces empreintes du passé peut apaiser le sentiment de solitude, pour d’autres, cet environnement empli de témoins de la trajectoire parcourue, d’une vie révolue peut, au contraire, amplifier la solitude, rappelant continuellement les limites du quotidien ou l’absence de l’autre. Cette coexistence de rapports au logement montre avec force à quel point le sentiment de solitude est subjectif et doit être appréhendé à travers l’expérience des personnes qui la vivent (Campéon, 2011 et 2015b).

Complexe, ambiguë, polysémique et multifactorielle, la solitude des personnes âgées ne se résume pas, comme ces facteurs le montrent, à de l’isolement social. En effet, ce dernier n’est ni nécessaire ni suffisant pour expliquer le sentiment de solitude vécu par les personnes âgées (Campéon, 2016). L’intégration sociale, si elle peut certainement protéger contre le sentiment de solitude, n’est donc pas suffisante pour s’en préserver. Lorsque les liens ne sont pas significatifs ou que ceux-ci ne répondent pas aux attentes et besoins, l’individu peut en effet en venir à se sentir seul, même entouré, incluant lorsqu’il est en couple (Dykstra et de Jong Giervel, 2004 ; Korporaal et al., 2008).

1.3 Solitude, conjugalité et temporalité chez les personnes âgées

Les données statistiques sur les soins et le soutien apportés de manière informelle à un membre de la famille ou un ami montrent que les problèmes liés au vieillissement sont le motif le plus souvent invoqué pour expliquer l’implication des proches. Les résultats sont assez unanimes quant au rôle central des familles, et en particulier des femmes, dans le soutien aux parents âgés (Bonvalet et Lelièvre, 2005 ; Clément et Lavoie, 2002). Ces études révèlent aussi la persistance d’un fort sentiment de devoir envers les personnes âgées, et ce, malgré l’électivité croissante des relations familiales. De plus, il est intéressant de relever que tant les proches que les personnes âgées elles-mêmes oscillent entre la norme de responsabilité et celle de l’autonomie dans la prise en charge des personnes âgées (Bourgeois-Guérin et al., 2008 ; Guberman et al., 2012 ; Lavoie, 2000 ; Saillant et Gagnon, 2001). Les travaux sur les dynamiques d’aide ont cependant davantage porté leur attention sur les dyades « personnes âgées dépendantes et enfants adultes », laissant dans l’ombre les situations d’aide dans le cadre de relations conjugales (Davidson et al., 2000 ; Lavoie et Rousseau, 2008). L’une des explications tient sans doute à la naturalisation du rôle des conjointes, l’engagement de celles-ci étant tenu pour acquis par les pouvoirs publics et les professionnels ainsi que par les chercheurs. Or, on sait que l’engagement des conjointes auprès de leur partenaire est central et sans équivalent, en termes d’heures consacrées à aider comme en termes de durée, ceci, alors même que ces proches aidantes sont, elles aussi, des personnes âgées (Lavoie et Rousseau, 2008 ; Sinha, 2013).

Parallèlement, de nombreuses recherches révèlent que, si l’aide procure un sentiment de satisfaction chez la grande majorité des aidantes, les conséquences négatives de l’aide touchent de nombreux domaines — psychologique, physique, financier, professionnel, familial et social. L’isolement et la solitude des proches aidantes sont parmi les conséquences qui se retrouvent dans toutes les recherches sur les impacts de l’aide (Beeson, 2003 ; Dykstra et de Jong Giervel, 2004 ; Korporaal et al., 2008 ; Turcotte, 2013).

Par ailleurs, on sait également que les personnes âgées vivent des temporalités différentes et doivent affronter de nouvelles « expériences temporelles », pour reprendre l’expression de Monique Membrado (2010). Le temps est central pour les personnes âgées, tant à travers le corps qui ralentit qu’à travers le « surplus de temps » dégagé par la retraite, par les deuils qui s’accumulent, les bilans qui s’imposent ou les craintes face à l’avenir (Membrado, 2010 ; Serfaty-Grazon, 2010). Évidemment, toute vieillesse n’est pas dépendance et délitement, elle ne se réduit pas au déclin et au désengagement : sans contredit, chaque parcours de vieillesse est singulier, à l’image des expériences de la vieillesse. Néanmoins, force est de constater qu’avec l’avancée en âge, le temps se mesure et se vit autrement, passant trop vite pour certains, s’égrainant trop lentement pour d’autres (Cavalli et Henchoz, 2009 ; Membrado et Salord, 2009).

Peu de recherches ont été spécifiquement dédiées au sentiment de solitude chez les personnes âgées apportant de l’aide à un conjoint. Le risque d’isolement des proches aidantes (en général) est bien avéré, sans que soit pourtant bien compris le sentiment de la solitude. Certaines recherches montrent que les proches aidantes peuvent vivre de la solitude, mais celles-ci sont de nature quantitative, alors même que le caractère subjectif du sentiment de solitude nous est apparu comme un aspect central. De plus, la temporalité semble un aspect incontournable de l’expérience du vieillissement. Il convient, selon nous, de mieux comprendre comment s’exprime et se vit la solitude des personnes âgées qui vivent en couple avec une personne qui a besoin d’aide ou de soutien au quotidien ainsi que la manière dont les temporalités sont mobilisées lorsque cette solitude est évoquée.

2. méthodologie

Pour répondre à ce questionnement, nous utilisons le matériel récolté dans le cadre d’une recherche qui avait pour objectif d’explorer comment s’expriment et se combinent les identités respectives de conjoint et d’aidant auprès des personnes présentant des problèmes de santé ou des incapacités[2]. Vingt-quatre personnes (18 femmes et 6 hommes) habitant la grande région de Montréal et âgées de 65 à 91 ans (avec une moyenne de 76 ans) ont été rencontrées dans le cadre d’entrevues semi-directives (de 50 à 140 minutes, avec une moyenne de 110 minutes). Le recrutement s’est effectué par le biais d’annonces diffusées dans des organismes communautaires défendant les droits des personnes âgées ou des proches aidants (8), dans un magazine s’adressant aux personnes âgées (12) et par la méthode boule de neige (4). En plus d’être âgées de 65 ans et plus, les personnes rencontrées devaient être en couple et habiter avec leur conjoint, ce dernier ayant besoin de soutien pour les activités de la vie quotidienne ou pour des soins de santé. Les conditions médicales étaient diverses : 17 conjoints étaient atteints de démence (maladie de type Alzheimer et maladies apparentées) à divers stades, 6 conjoints étaient affectés de maladies chroniques (ex : maladie de Parkinson, diabète, maladies cardiaques) et 1 conjoint souffrait de cancer avancé (stade IV). La vie commune de ces couples variait de 15 à 70 ans (avec une moyenne de 47 ans). Dix-neuf couples étaient mariés et cinq vivaient en union de fait ; tous étaient en relation hétérosexuelle. Les expériences conjugales sont diverses, incluant des trajectoires classiques (mariage), mais aussi des remises en couple après divorce ou veuvage. Il est à noter que sur les 24 couples, 9 n’ont pas eu d’enfant ensemble.

Toutes les entrevues ont été intégralement retranscrites puis codées à l’aide du logiciel NVivo 11. Cette découpe thématique, d’abord consacrée à l’émergence d’unités de sens (approche inductive), nous a conduits à élaborer un arbre thématique (Paillé et Mucchielli, 2012), lequel a été plusieurs fois testé puis validé par l’ensemble des membres de l’équipe de recherche (opérations de validation interjuges). Bien entendu, le projet de recherche initial ne portait pas spécifiquement sur la question de la solitude ; il demeure que cette dimension s’est avérée incontournable pour décrire et comprendre les expériences d’aide au sein des couples âgés. Plusieurs thèmes ont particulièrement servi nos analyses : la solitude, l’isolement, les motivations de l’aide, les projets de couple, l’aide informelle reçue et l’anticipation du futur.

3. les solitudes au présent de l’imparfait

3.1 La lourdeur du travail de l’aide

Si la plupart des participantes décrivent leur état de santé comme étant plutôt satisfaisant, il demeure qu’un bon nombre d’entre elles se disent « fatiguées », « épuisées », « usées » par la situation d’aide. Ajoutons à cela que, bien souvent, le conjoint n’est désormais plus en mesure de comprendre et de respecter l’état d’épuisement de sa compagne. Irène Lavive, âgée de 69 ans, est en couple depuis 43 ans avec Raymond qui est atteint de la maladie d’Alzheimer depuis six ans. Elle est très active et se dit « engagée » dans sa communauté. Lorsqu’on l’interroge au sujet de sa santé, elle dit :

Oh, je me sens fatiguée, moi ! Oh oui ! Des fois je dormirais… Et mon mari, il a tellement peur que je tombe malade. Comme hier, je me suis étendue en arrivant. On était allés au magasin et je me suis endormie. Et là, il m’a dit : « Es-tu malade ? » Il n’arrêtait pas de me réveiller. (Int : Ça l’inquiétait ?) Oui. Quand je dors, il pense que je suis malade. Il me réveille tout le temps. Alors je lui dis : « Je ne veux plus que tu me réveilles ! » [Rires] Ce n’est pas reposant. Non. Ce n’est pas reposant.

De nombreuses conjointes commencent à craindre de ne pouvoir être en mesure de supporter indéfiniment cette forte charge de travail. Elles prennent ainsi conscience de leurs limites physiques et redoutent que la situation d’aide finisse par affecter sérieusement leur propre santé. Il est intéressant de noter que ces craintes se retrouvent autant dans le discours des personnes les plus âgées que dans celui de celles qui le sont moins. En revanche, plus la maladie du conjoint est avancée, plus celles-ci vont être évoquées par les participantes. Johanne Mongrain, la plus jeune des participantes (67 ans), est en couple depuis 15 ans avec Roger qui a 63 ans. Celui-ci est atteint d’un cancer depuis trois ans, maintenant au stade IV. Elle se dit « très en santé », mais précise :

Oui, mais j’ai peur (…) qu’à force de vivre la situation trop longtemps, c’est moi qui vais… Là, je n’ai rien mais… qu’ils me découvrent quelque chose.

Sans surprise, l’augmentation du sentiment de solitude relativement à la charge de travail est associée à la densification et à l’alourdissement des besoins instrumentaux du conjoint qu’elles doivent prendre en charge et assumer seules, en plus de toutes les tâches ordinaires du quotidien. Ce fardeau porté seule donne à certaines aidantes l’impression de se perdre. Évoquant la maladie et la prise en charge de son conjoint, Irène Lavive qui, rappelons-le, s’occupe depuis six ans de son conjoint atteint de la maladie d’Alzheimer nous dit : « On dirait que t’existes plus que pour ça. »

3.2 Les attentes envers l’entourage

Bien que le présent de ces conjointes soit dense et lourd, il semble que la majorité des personnes rencontrées préfèrent assumer seules cette prise en charge plutôt que de demander de l’aide à leurs proches, et plus particulièrement à leurs enfants devenus adultes. Si la plupart des personnes rencontrées ont des enfants vivant à des distances raisonnables, la peur de déranger ou encore de se sentir un « fardeau » a pour effet de limiter considérablement le recours à cette ressource d’aide informelle, qu’il s’agisse de bénéficier de contributions « concrètes » ou de soutien affectif (partage, écoute…).

Si cette décision de prise en charge en solitaire apparaît être un choix pour certaines, puisqu’elles assument ainsi le fait de prioriser la qualité de vie de leurs enfants, il n’en demeure pas moins que plusieurs ont tout de même un sentiment ambivalent, voire contradictoire, à ce sujet.

Puis, tu vois, on a des enfants, mais les enfants sont pognés avec tous leurs problèmes, là. Alors, tu n’oses pas leur demander…

Josée Larivière, 72 ans, en couple depuis 30 ans avec André, 69 ans, atteint de dystrophie musculaire depuis 12 ans

Mais je ne les achale pas, les enfants. Je me dis qu’ils voient… alors, ils savent que j’ai besoin d’aide. Et ils ne l’offrent pas. [Pleurs] C’est égoïste des enfants, aussi.

Solange Fortin, 88 ans, en couple depuis 70 ans avec Maurice, 91 ans, qui est atteint de dégénérescence cognitive depuis six ans

Pour les conjointes qui, au quotidien, sont davantage entourées par les membres de leur famille, on retrouve également ce souci de préserver la vie de leurs enfants et leur famille, de ne pas « abuser ». Cependant, même lorsqu’elles sont épaulées et accompagnées par certains de leurs proches, leur charge de travail reste considérable. Cela ne les met donc pas à l’abri d’une fatigue tant physique qu’émotionnelle, et ne les empêche pas de ressentir, à l’occasion, un sentiment de solitude relativement à la situation.

Alors, c’est ça. (On a) une belle famille, on est bien contents. C’est un support. Vraiment, c’est un gros support. Mais, je ne veux pas tout dire, parce que je ne veux pas que ça devienne trop de charge, et que ça les agace à la longue. Je ne veux pas que ça devienne : « Ah, c’est fatigant maman, tout le temps à se plaindre ! » Non, je ne veux pas que ça devienne comme ça. Ma fille elle est quand même plus au courant. Elle le sait que je ne dis pas tout. Elle le sait que ce n’est pas facile au quotidien. Et voilà. C’est ça.

Louise Bret, 74 ans, en couple depuis 54 ans avec Thomas, 84 ans, atteint de la maladie d’Alzheimer depuis neuf ans

Alors, j’ai une belle famille. [Voix tremblante, sur le point de pleurer] Ils m’ont… Ils m’aident beaucoup… mais ils ne peuvent pas prendre ma place.

Simone Daigneault, 71 ans, en couple depuis 37 ans avec Michel, 77 ans, atteint de Parkinson rigide depuis six ans

Les attentes envers l’entourage sont évidemment fortement liées au parcours de vie de ces conjointes, aux conflits, aux contraintes géographiques, à la taille des familles, aux parcours familiaux et conjugaux (divorces, recompositions familiales), etc.

3.3 Une vie sociale qui s’étiole

Dans les entretiens, nous avons observé un ensemble de comportements qui conduisent à la diminution des relations sociales, que nous regroupons sous deux catégories. Il y a ce mouvement de retrait « choisi », lié à la maladie du conjoint, et un mouvement de repli davantage lié au fait de la vieillesse.

Deux raisons peuvent expliquer le mouvement de retrait. La première concerne les problèmes logistiques ou de sécurité qui désormais s’imposent au quotidien. On observe dans les discours les marques d’une appréhension, voire de l’évitement relativement aux multiples ajustements et problèmes liés à toute sortie du domicile en compagnie du conjoint (besoin d’une rampe d’accès, problèmes d’incontinence, déplacements laborieux, etc.). Pour la plupart des conjointes, il est par ailleurs exclu de laisser le conjoint seul à la maison. Bien qu’elles vivent cela comme une perte, il leur parait dès lors beaucoup plus simple de limiter le nombre de leurs sorties. En second lieu, dans quelques rares situations, toutes par ailleurs liées à des états avancés de déficience cognitive, c’est un sentiment de honte qui va conduire les conjointes à plutôt demeurer dans l’espace privé. Cette gêne concerne les comportements imprévisibles, erratiques ou inappropriés du conjoint, conduites qui deviennent de plus en plus difficiles à contrôler, comme en témoigne Sylvie Pelletier âgée de 71 ans, en couple depuis 39 ans avec Damien, 92 ans. Ce dernier est atteint de problèmes de santé multiples (mobilité, mémoire et incontinence).

Tu sais, inviter des gens… L’autre fois, j’ai organisé une fête, mais je marche sur des oeufs ! C’est que, il ne faut pas qu’il se fâche parce qu’il va renoncer ! Je ne pourrai plus y aller et je suis obligée d’annuler, comprends-tu ? Fait que c’est embêtant ! Comme venir vous voir là, je vous promets [d’arriver] à dix heures quarante-cinq, mais c’est à la dernière minute qu’il demande des affaires… Fait que c’est dur faire des projets parce que tu sais que tu vas être obligée de rappeler le monde, tu vas être gênée, tu vas être en retard.

Une seconde série de mouvements est à mettre en lien avec la vieillesse et ses conséquences, vieillesse des conjointes elles-mêmes, mais également vieillesse des proches et membres de l’entourage. On observe ainsi une contraction des relations sociales propre au processus de déprise. Un grand nombre de personnes rencontrées ont ainsi évoqué et décrit ce qu’elles vivent comme une certaine fatigue liée à leur âge. Elles disent avoir moins d’énergie, se retirent d’activités sportives, de bénévolat, de loisir ou encore d’engagements familiaux. Ce sont aussi des amis proches, des frères et soeurs, des voisins qu’elles sont parfois amenées à voir moins souvent parce qu’âgés eux-mêmes, affectés par des problèmes de santé qui réduisent leurs activités sociales ou parce qu’ils disparaissent. L’éloignement ou la perte de ces personnes significatives et chères qui tenaient une place d’importance dans leur vie est souvent mentionné dans les discours, alimentant parfois un sentiment de tristesse ou de solitude. À tout cela s’ajoutent les effets de la maladie du conjoint. Colette Prévault a 83 ans. Elle est mariée depuis 60 ans avec Gilles qui a 85 ans et est atteint de la maladie d’Alzheimer depuis six ans.

Il me restait une soeur mais elle est décédée il y a deux ans. Ça a été un dur coup pour moi. J’avais juste une soeur. On était très proches, fait que ça a été difficile. Je réussissais à bien gérer la maladie de mon mari, vu que je suis infirmière, j’étais capable. (…) Mais quand ma soeur est décédée (…) j’ai eu ben de la misère. Ça m’a donné un coup, là… J’avais la larme à l’oeil souvent puis j’étais un peu dépressive, parce que ça faisait trop là. (…) puis on avait un couple d’amis (…) on sortait au moins une fois par mois, aller manger au restaurant ensemble et puis tout ça. Puis elle, elle s’est mise à faire de l’Alzheimer. Là, ça a été plus difficile. (…) Elle est morte dans la même année (…). Fait que ça a fait deux décès proches qui m’ont fatiguée beaucoup, qui m’ont déprimée, j’ai eu plus de misère…

3.4 La disparition de l’autre au quotidien

Nous venons de voir que le sentiment de solitude peut survenir du fait de cette prise de distance ou de cet éloignement de la famille et des amis. Mais dans le discours des personnes rencontrées, c’est bien la disparition du conjoint lui-même qui semble le plus difficile à supporter, en raison de l’ancrage identitaire que recouvre le couple.

La plupart des conjointes rencontrées dans l’étude expriment ainsi le sentiment d’avoir perdu un partenaire de vie, et par là même un confident, un complice. Et bien qu’elles vivent effectivement sous le même toit que leur conjoint, bon nombre de ces conjointes ne se sentent toutefois plus véritablement « en couple », en raison des transformations de leurs rapports conjugaux induites par la maladie et la relation d’aide. Le sentiment de perte se dédouble donc alors que la disparition de l’autre entraîne avec elle l’effritement du couple.

On n’a plus rien… On n’a plus de complicité, aucune… Jamais je ne vais jaser à mon mari de rien. Avant… Tu sais ce que c’est d’avoir un compagnon… on parle de ci, de ça… C’est fini, ça. C’est absent complètement de mon quotidien. Il faut que je m’arrange avec mes affaires à moi. (…) Ça me manque ça, d’avoir un compagnon. Ça me manque beaucoup, beaucoup, beaucoup, beaucoup…

Thérèse Martin, 81 ans, en couple depuis 60 ans avec Adrien, 86 ans, atteint de la maladie d’Alzheimer à un stade avancé

L’augmentation du sentiment de solitude est également associée à la raréfaction ou à la disparition de tous les évènements et faits intangibles du quotidien. Pensons notamment à ces moments partagés qui, depuis des décennies, étaient devenus de véritables rituels (soupers pris ensemble, loisirs, tâches ménagères réalisées à deux, etc.). L’absence du conjoint lors de ces activités auparavant vécues en duo brouille alors les repères.

On avait un rythme meilleur, avant, pour déjeuner, dîner, souper… Puis maintenant, il dort tellement que j’essaie de m’habituer à manger quand moi je pense que je dois manger, si tu veux… trois fois par jour, j’essaie… alors, des fois, je mange toute seule.

Sylvie Pelletier, 71 ans, en couple depuis 39 ans avec Damien, 92 ans, souffrant depuis trois ans de problèmes de mobilité, de mémoire et d’incontinence

Il y a aussi que, si, par le passé, leur partenaire a pu les aider à traverser des périodes de crise ou autres bouleversements de l’existence, pour quelques conjointes, il est devenu peu probable que celui-ci soit désormais en mesure de leur apporter une aide suffisante pour pouvoir les soutenir au quotidien. Elles doivent maintenant faire face, seules, à leurs propres diminutions, à leurs limites, à leur déprise.

Quelques répondantes mentionnent aussi éprouver de sérieuses difficultés avec le corps de l’autre, un corps aujourd’hui affecté par la maladie, pouvant parfois susciter des réactions d’aversion et de rejet. Les transformations de ce corps rendent alors plus difficiles le partage d’intimité et de tendresse.

Parce qu’il y a des choses qui ont changé. Son corps est en train de se désagréger. Et je ne le vois plus comme un amoureux. Je ne peux pas. (…) C’est que tu vois, il a le cancer du poumon, il crache beaucoup. Je suis plus capable de l’embrasser. J’ai le dédain… J’ai le dédain (…). Mais c’est ça, quand même. C’est difficile !

Johanne Mongrain, 67 ans, en couple depuis 15 ans avec Roger qui a 63 ans. Celui-ci est atteint d’un cancer depuis trois ans, maintenant au stade IV

Les situations dans lesquelles le conjoint souffre de démence (maladie d’Alzheimer ou maladies apparentées) nous font voir une expérience de la solitude plus prégnante, augmentant au fur et à mesure de la progression de la maladie. Ce constat est à mettre en lien avec le fait que la personne malade perd progressivement ses facultés cognitives, qu’elle « disparaît » peu à peu, laissant l’aidante de plus en plus seule avec un conjoint qu’elle définit de plus en plus par ses pertes cognitives.

Elles sont alors nombreuses à devoir faire un « deuil blanc », un deuil lié « à la perte de la relation d’échange en lien avec une maladie de type Alzheimer » (Malaquin-Pavan et Pierrot 2007 : 79), deuil d’autant plus difficile à surmonter, disent les auteures, qu’il est impossible à résoudre puisque la personne est encore en vie. La solitude des compagnes se ressent alors fortement, malgré qu’elles soient techniquement en couple.

J’ai l’impression de ne plus vivre avec l’homme que j’ai épousé… Et puis, ça, il faut pas que j’y pense parce que je peux me mettre à pleurer pendant des heures de temps…

Christine Paré, 83 ans, en couple depuis 57 ans avec Paul, 81 ans, atteint depuis trois ans de la maladie d’Alzheimer au stade léger ainsi que de diabète de type II

Parce qu’aussi il faut que je m’habitue à ce changement radical de vie. Tu sais, quelqu’un qui perd son mari du jour au lendemain, vous prenez les choses en main. Mais moi, c’est comme si c’était ça, mais ce n’est pas ça ! Puis il est là, puis il n’est pas là. Puis je ne suis pas toute seule, puis en fin de compte je suis toute seule. Fait que j’ai à m’organiser avec tout ça ! Donc c’est un peu ça là…

Thérèse Martin, 81 ans, en couple depuis 60 ans avec Adrien, 86 ans, atteint de la maladie d’Alzheimer à un stade avancé

Aux stades les plus avancés de maladies cognitives, leur partenaire ne les reconnaissant plus, les conjointes rencontrées mentionnent aussi se sentir devenir remplaçables, non plus reconnues pour elles-mêmes, et deviennent ainsi, en quelque sorte, « génériques ».

Il me voit comme celle qui est à côté de lui. « Ma femme. » Mais ça serait une autre, ça serait aussi sa femme. La personne qui prend soin de lui, c’est sa femme. Je vous dis, l’Alzheimer, sont pris dans des habitudes. Il a eu une femme toute sa vie, la personne d’à côté, c’est sa femme. C’est comme ça. Non, il ne me considère plus.

Thérèse Martin, 81 ans, en couple depuis 60 ans avec Adrien, 86 ans, atteint de la maladie d’Alzheimer à un stade avancé

Un constat évident ressort du discours des participantes. Il y a vraiment un grand cumul, une addition continuelle de pertes et de manques dans la vie de ces conjointes, et ce, d’autant plus qu’elles avancent en âge. Et, ce qui peut paraître paradoxal, c’est qu’alors même que le partenaire disparaît en tant que conjoint (appui, complice, amour…), il apparaît comme étant de plus en plus présent au quotidien, imposant son rythme et ses besoins.

Toutefois, en dépit de ce cumul, en dépit de leur âge parfois avancé et de leur propre vulnérabilité, et malgré le fait que leur conjoint soit affecté par des incapacités parfois sévères et qu’il ne puisse plus vivre seul, la plupart des conjointes nous disent qu’elles ne peuvent se résigner à « placer » leur conjoint dans un centre d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD). Comme nous allons le voir, elles expriment aussi, la plupart du temps, beaucoup d’inquiétudes et de peur à l’idée de le perdre.

4. les conjugaisons du futur

4.1 De la difficulté à anticiper la dégradation

Int : Est-ce que vous envisagez l’avenir ? Est-ce que vous vous projetez ?

Lucie : Pas vraiment, c’est drôle hein… Je pense que je ne veux peut-être pas. Je pense que je ne veux peut-être pas.

Lucie Éthier, 75 ans, en couple depuis 40 ans avec Guy, 86 ans, atteint de troubles psychiatriques et de démence depuis 10 ans

Rappelons que la grande majorité des personnes rencontrées sont en couple avec une personne atteinte d’une maladie dégénérative. Dans les mois ou années à venir, elles vont donc faire face à la dégradation de l’état de santé de leur conjoint ; la plupart d’entre elles le savent très bien. Elles mentionnent à l’occasion s’attendre à devoir fournir plus de soins, plus d’attention, plus de prise en charge. Si les conditions d’évolution de l’état de santé de leur conjoint sont généralement connues d’elles-mêmes, le sujet est tenu à distance, presque évité. Pour quelques couples, des arrangements légaux ou financiers ont été prévus (mandat d’inaptitude, arrangements funéraires…). Mais la plupart du temps, il s’agit plutôt de vivre « au jour le jour », « une journée à la fois ». Parce que « ce n’est pas si pire », « que l’on a encore de bons moments » ; les personnes rencontrées s’accrochent à ce qui reste de leur couple, au moment présent. Elles refusent de faire des plans pour l’avenir car « cela ne donne rien ».

4.2 Un futur « sans » l’autre

À côté de l’apparente résistance à anticiper et à se préparer à la dégradation de l’état de santé de leur partenaire, les conjointes nous parlent bien davantage de ce qu’elles anticipent de vivre et traverser elles-mêmes après le décès de leur conjoint, ou encore s’il advenait qu’il soit placé en CHSLD. La solitude dont elles nous parlent, qu’il s’agisse de l’appréhension des silences qui s’installeront ou des espaces qui se videront, bref, le deuil anticipé prend son sens au regard de leur trajectoire conjugale où l’autre a « toujours » été là.

C’est une présence qu’on a. On est installés dans ça, une présence. Parce que j’imagine que quand tu ne l’as plus… ça fait quelque chose. Après 43 ans. C’est une présence, puis des fois, il y a des choses qui me font rire. Des fois tu te dis : « Oh ! mon doux, c’est un grand malade, mais il est toujours là. » Tu le sens toujours là. Quand tu vas à l’hôpital et tout ça. Mais finalement, c’est la présence d’aller le voir. Quand il est plus là, c’est là que tu t’ennuies. Alors quand tu l’as à côté de toi, il est présent et même que tu oublies qu’il fait de l’Alzheimer des fois. Moi je l’oublie.

Irène Lavive, 69 ans, en couple depuis 43 ans avec Raymond, atteint depuis six ans de la maladie d’Alzheimer

Cette peur de la solitude exprimée par les conjointes paraît parfois être alimentée par les incertitudes entourant les conditions de leur propre autonomie. En effet, même si certains conjoints sont fortement diminués, plusieurs d’entre eux sont encore capables de réaliser des tâches qu’ils prenaient en charge avant l’apparition de la maladie.

Il y a des choses qu’il y a deux ans je prenais [en hauteur]. Là, je ne suis plus capable de les prendre. Alors je demande à Charles. (…) J’ai bien une petite chose [un escabeau]. Mais je n’aime pas monter là-dessus. (…) Je fais des choses pour lui, mais lui en fait aussi pour moi. (…) Il y a des fois où je me demande lequel des deux est l’aidant de l’autre, tu sais.

Christine Paré, 83 ans, en couple depuis 57 ans avec Paul, 81 ans, atteint depuis trois ans de la maladie d’Alzheimer au stade léger ainsi que de diabète de type II

La disparition de l’autre constitue donc une épreuve souvent terrible, ce que manifestement anticipent un grand nombre de conjointes rencontrées. Elle pose plus encore la question de ce qu’il restera de soi lorsque le conjoint ne sera plus là. Et pour certaines personnes, le couple est à ce point central qu’il semble devenu difficile pour elles de s’imaginer pouvoir trouver la motivation de continuer à exister après la mort de l’autre. Certaines de ces conjointes imaginent ainsi des scénarios dans lesquels leur vie se terminerait en même temps que celle de leur conjoint.

Le soir, je le dis bien honnêtement, quand on se couche puis, quand on est enlacés tous les deux, c’est comme dans le film Les pages de notre amour… où ils sont morts tous les deux dans leur sommeil… Je dis : « Ça serait-tu merveilleux ça ? »

Colette Prévault, 83 ans, en couple depuis 60 ans avec Gilles, 85 ans, atteint de la maladie d’Alzheimer depuis six ans

Enfin, dans certains cas, la présence de l’autre au quotidien — aussi exigeante soit-elle en termes de prise en charge et aussi faible soit-elle, dans certains cas, en termes de proximité — semble être généralement préférée à l’idée d’une vie en solitaire. « Vous savez, juste de le voir assis, je ne suis pas seule. (…) On est deux pour manger. Ça fait une différence » (Alice Rivest, 76 ans, en couple depuis 54 ans avec Pierre, 85 ans, qui présente des problèmes de mémoire et de vue depuis plus de trois ans). Autrement dit, ce partenaire, par sa simple présence, semble donner davantage de sens à nombre de leurs activités quotidiennes.

Ce qui m’inquiète c’est qu’un moment donné, si Charles part avant moi, je me dis : « Qu’est-ce que je vais faire ? »

Christine Paré, 83 ans, en couple depuis 57 ans avec Paul, 81 ans, atteint depuis trois ans de la maladie d’Alzheimer au stade léger ainsi que de diabète de type II

4.3 Un futur « pour » soi

Si, pour beaucoup, la mort (ou le placement) du conjoint est associée à d’importantes craintes quant à leur avenir, nous avons toutefois rencontré quelques personnes qui envisagent un « après » plutôt positif. Ces personnes nous ont fait part de leur espoir de (re)vivre et concrétiser certains de leurs rêves ou projets tels que voyages, déménagement, ou encore nouvelles relations amoureuses.

Int : (…) Si vous vous projetez dans 2 ou 3 ans, vous vous voyez où ?

Monique : Ben moi je veux vivre jusqu’à 105 ans. Je veux mourir en dansant une samba, un merengue ou whatever… Je me suis dit… Je veux dire bon… je suis assez autonome, justement. Je veux être autonome, mourir tranquillement puis joyeusement. Et puis où je me projette ? Je vis le moment présent, et je me dis que le moment présent va m’amener à chaque jour quelque chose, va me donner l’énergie, va me donner la compréhension, il va me donner ce que j’ai à faire. Ça ne me sert à rien de me projeter dans… Si jamais mon conjoint décède, je sais quoi faire ! [Rires]

Monique Ravel, 72 ans, en couple depuis 27 ans avec Normand, 76 ans, atteint depuis 18 ans de problèmes aux reins et de diabète

Les conjointes qui parlent de leurs projets « après » leur épisode de soutien intensif sont les plus jeunes de notre échantillon. Celles-ci semblent avoir moins de difficultés à imaginer la réorganisation de leur vie. Une fois le deuil passé, elles auront encore le temps et l’énergie requise pour « profiter de la vie ».

Mais les postures ne sont pas tranchées. Le plus souvent, elles cohabitent et sont vécues comme des tensions. En effet, les quelques personnes, qui perçoivent l’avenir de manière plus positive et optimiste après cette période de prise en charge, nous font aussi part de la tristesse qui inévitablement les affectera à la mort du conjoint, à la fin du couple. De même, celles qui disent redouter la perte de l’autre, la fin de leur histoire, peuvent aussi nous dire le soulagement ou la libération que cela pourrait représenter.

5. devant la solitude : un passé composé…

Le futur s’envisage difficilement pour la plupart des conjointes, si l’on considère la somme des appréhensions et questionnements qui les habitent, et ce, qu’il soit question du devenir de leur conjoint, de leur couple, ou de leur propre avenir. Et nous l’avons vu plus haut, ce qu’elles vivent au quotidien s’avère extrêmement lourd, il s’agit d’un présent empli de nombreuses attentions et tâches concrètes pour pallier les incapacités de leur conjoint.

Au regard des épreuves et appréhensions relatées par les conjointes, les motifs de leur engagement, de leur dévouement, apparaissent ainsi d’autant plus significatifs. Et ce que nous constatons dans le discours des personnes rencontrées, c’est combien la remémoration d’évènements du passé — et plus spécifiquement des souvenirs et affects tirés de leur histoire conjugale — donne un sens aux gestes posés au quotidien et aux émotions qui les habitent, les inquiètent et les malmènent. Ainsi, les épreuves qu’imposent la prise en charge et l’aide au conjoint semblent gagner en cohérence à leurs yeux, paraissant plus supportables puisqu’elles se soutiennent d’aspirations prenant racine dans le passé.

J’aurais pu m’en aller. Je veux dire, il y en a qui s’en vont quand il y a des affaires comme ça qui se passent, qui ne veulent plus, qui ne sont plus capables. Mais, on a tellement vécu des belles affaires, t’sais. Ça m’a comme… comme… je ne sais pas. C’est comme en souvenir de tout ça. De ce qu’on a vécu de bon, si tu veux.

Josée Larivière, 72 ans, en couple depuis 30 ans avec André, 69 ans, atteint de dystrophie musculaire depuis 12 ans

5.1 Vivre le présent en l’accordant au passé conjugal

Deux grandes dimensions du passé sont mobilisées dans la construction du sens donné au quotidien par les conjointes pour « tenir » dans des situations plus difficiles et pour semble-t-il mieux supporter leur appréhension du futur : l’histoire conjugale ou amoureuse et la continuité individuelle.

La plus importante de ces dimensions dans les discours est manifestement celle liée à l’histoire conjugale. Qu’elle soit décrite comme une « belle histoire d’amour » ou comme une histoire compliquée, laborieuse, voire parfois décevante, pour beaucoup des personnes qui ont été rencontrées, cette histoire partagée avec le conjoint est une histoire longue, riche en souvenirs et images. Cette longue période de vie commune, dans tous les cas, semble fournir le matériau pour en quelque sorte compenser les fractures du présent, pour freiner la perte de certains repères, pour redonner un peu de sens au quotidien, à leur vie. Et l’on constate que cet appel du passé est d’autant plus fréquent et semble d’autant plus « efficace » lorsque ces conjointes disent avoir vécu une histoire heureuse, et qu’elles demeurent très attachées à leur conjoint.

Je me suis dit [lors de l’annonce de la maladie] : « Bien, on a eu une belle vie, on a été chanceux et tu es rendu à quatre-vingts ans, mon chéri ! » Le médecin disait qu’il lui donnait sept à huit ans. Fait que là, je disais : « On va profiter ! » On a pleuré, c’est sûr, tous les deux, puis tout ça… et puis j’ai dit : « On va profiter de chaque bon moment de la vie, tu sais, on va en profiter à plein. » C’est ça qu’on a fait. Mais c’est sûr que là, maintenant, c’est plus dur !

Colette Prévault, 83 ans, en couple depuis 60 ans avec Gilles, 85 ans, atteint de la maladie d’Alzheimer depuis six ans

Par ailleurs, en revisitant l’histoire conjugale, les personnes se réfèrent à ce que l’autre a été. Il était « généreux », « bon », « aimant » … En convoquant ces souvenirs positifs de l’être aimé, les personnes rencontrées tentent manifestement de reconstituer l’image effritée que présente leur conjoint au quotidien, et donc, en quelque sorte, préservent son identité. Il semblerait également que pour certaines d’entre elles, la projection d’un souvenir intact du conjoint, alors que la maladie le rend de moins en moins « présent », ait pour effet de les aider à se sentir moins seules.

En outre, la situation semble être supportée avec davantage de résilience lorsqu’elle peut se justifier par des engagements pris dans le passé. Et c’est bien là une posture de loyauté et de fidélité nous indiquant que des promesses ont été faites et qu’elles se doivent d’être tenues, quoi qu’il en coûte aujourd’hui. Aussi, plusieurs des personnes rencontrées s’accrochent-elles bien souvent à la certitude que leur partenaire aurait fait la même chose pour elles.

Je suis conscient que je sacrifie ma propre vie, à savoir que je pourrais faire plein de choses que je ne peux pas faire. Mais j’ai toujours pensé que la fidélité c’était ça. Il y en a un des deux qui est pris, l’autre va être là pour le supporter. Je ne sais pas si le mot « fidélité » est le meilleur, mais… Je l’aime profondément, elle m’a rendu heureux, on s’est rendu heureux.

Réjean Trépanier, 87 ans, en couple depuis 63 ans avec Odette, 83 ans, qui souffre de la maladie d’Alzheimer depuis trois ans

Il semble que la référence au passé conjugal puisse, à certains égards, préserver et garder intacte — aux yeux des autres — l’image du couple qu’ils ont été et qui maintenant se délite. Cela est rendu possible notamment en se référant à ce qui demeure « même » chez le conjoint, donc inchangé dans le couple. En effet, dans plusieurs discours, en dépit de ce qui l’affecte et le rend plus flou, nous retrouvons cette volonté, chez les conjointes, d’abord se présenter en tant que couple, signifiant ainsi que c’est bien ensemble qu’elles font face à la situation et non pas seules. Convoquer les fragments d’une histoire désormais écrite au passé, c’est donc s’accompagner du souvenir de ce qu’a été l’autre.

C’est un bel homme mon mari. Si vous le voyiez, c’est un beau grand monsieur. C’est pour ça qu’il a tant de prestance. C’est pour ça que les gens ont tant de misère à voir qu’il n’est plus là, parce qu’il est toujours sûr de lui. Mais… Oui, il y a ça, le fait qu’il soit là, le fait qu’on est deux, le fait qu’on continue notre vie. Mais disons que c’est de moins en moins évident.

Thérèse Martin, 81 ans, en couple depuis 60 ans avec Adrien, 86 ans, atteint de la maladie d’Alzheimer à un stade avancé

Si le recours au passé conjugal apparaît être un soutien efficace et largement utilisé par les conjointes, il demeure que cette stratégie n’est pas sans risques. En effet, cette opération mentale peut aussi, à l’inverse, précipiter les personnes dans un sentiment de vide, de perte et de tristesse accru. Plusieurs personnes ont pleuré durant l’entretien à l’évocation de souvenirs concernant des dimensions de leur relation conjugale, qui ont disparu avec le temps. Pour ces conjointes, le souvenir de celui qui les accompagnait et de leur histoire conjugale appartient désormais, et pour une grande part, au passé. Outre le fait que ce constat puisse laisser davantage de place à la nostalgie, c’est aussi le sentiment de solitude qui se laisse appréhender dans les discours de plusieurs personnes rencontrées. Il est par ailleurs probable qu’il s’en trouvera passablement augmenté avec la diminution des capacités de leur conjoint.

Disons que j’ai perdu mon mari, mon Marcille… J’en ai plus. Ça, je trouve ça difficile de ne pas pouvoir échanger, d’avoir le goût de faire des choses à deux. Ça, c’est difficile. Parce que nous autres… Marcille, il ne tenait pas en place, il voulait toujours aller quelque part, faire quelque chose, tout ça… Là, ça, c’est fini !

Marie Leureux, 77 ans, en couple depuis 35 ans avec Marcille, 86 ans, atteint de démence depuis six ans

5.2 S’inscrire dans la continuité

Si, comme nous l’avons vu, l’histoire conjugale est largement utilisée par les conjointes pour supporter un présent devenu difficile, beaucoup d’entre elles s’appuient également sur leur propre histoire. Il s’agit, pour ces personnes, de puiser dans le passé, de faire le récit de ce qu’elles sont et de se percevoir en continuité avec ce qu’elles ont toujours été : « C’est dans ma nature », nous dit Johanne Mongrain, « J’ai toujours aidé des gens qui étaient dans le trouble. Dans ma vie, j’ai été généreuse à aider des gens », nous dit Louise Bret. Les choix et les gestes qu’elles font leur paraissent être en cohérence avec leur personnalité et leur histoire. Leur dévouement s’explique alors à la lumière de leur éducation, de leurs convictions religieuses et modèles familiaux. La vision humaniste du monde qu’elles disent éprouver s’ancre ainsi dans leur passé, construite à travers les rôles sociaux — notamment de genre, mais pas uniquement — qui leur ont été attribués.

Réjean Trépanier a 87 ans. Cela fait 63 ans qu’il est en couple avec Odette qui souffre de la maladie d’Alzheimer depuis 3 ans. Il nous dit :

J’ai toujours eu une résilience très grande, parce que le travail que j’ai fait toute ma vie était un travail de patience [il était horloger]. Et l’exemple que mes parents m’ont donné est absolument incroyable. Je n’ai jamais connu un homme aussi résilient que mon père, et c’est un modèle. Tu sais, les gens des fois, ils méprisent ceux qui ont une croyance religieuse. Souvent, c’est parce qu’ils définissent leur croyance religieuse comme étant négative, dépassée. Vivre ce que je vis présentement, et avoir une croyance qui est basée sur celle de mes parents (…) m’aide beaucoup à vivre ce que je vis.

6. conclusion

Les résultats que nous avons présentés mettent en évidence la diversité et la complexité des situations, de même que les différentes stratégies mises en oeuvre par ces conjointes âgées qui font l’expérience d’une solitude qui ne se dit pas tant. Si les situations dans lesquelles se trouvent les participantes sont fort diverses, il n’en reste pas moins qu’elles sont toutes associées à de profonds bouleversements. Et ce sont autant les rapports à soi et au conjoint que les rapports aux membres de la famille, aux amis et au monde qui s’en trouvent bousculés et demandent à être redéfinis. Les conjointes qui ont été rencontrées dans le cadre de cette recherche font face à ce que Barthe, Clément et Drulhe (1990) ont décrit en termes de déprise.

Nos résultats nous le rappellent, être une personne âgée, du fait de la déprise, expose davantage au risque d’être confronté à de la solitude : la fatigue est plus grande, les relations sociales se contractent, les rôles sociaux diminuent, l’espace physique se rétrécit, etc. Si l’on ajoute à cela ce qui relève de l’expérience d’être une proche aidante, on réalise alors que les sources possibles de solitude se multiplient considérablement, que ce soit du fait de la charge de travail qu’implique cette situation de soutien à l’autre, de ce regard constamment tourné vers l’autre et de la charge mentale que cela représente — rétrécissant considérablement l’espace du rapport à soi et aux autres (Haicault, 1984 ; Lavoie, 2000 ; Bowers, 1987). Pensons ensuite au peu de soutien reçu de la part d’un conjoint désormais diminué ou au soutien de l’entourage que l’on choisit ou pas de mobiliser. Pensons encore à l’effritement du couple, à mesure que s’installent et s’accumulent les incapacités derrière lesquelles le complice, compagnon, amoureux, s’efface progressivement. Autant de lieux susceptibles de générer de la solitude et qui, se superposant, ont bien souvent un effet boule de neige, les souvenirs s’interpelant et s’amplifiant.

Le futur semble difficile à envisager lorsqu’il concerne la dégradation de l’état de santé du conjoint. Il est important pour les conjointes de profiter de ce qu’elles ont encore et de vivre « au jour le jour ». C’est la disparition du conjoint — placé en institution ou décédé — qui suscite le plus de réflexions et anime l’imaginaire. Outre la perte du partenaire, c’est ce qui adviendra d’elles et de leur vie qui les préoccupe. Il y a l’inconfort associé à cet inconnu pour certaines, alors que pour la plupart, c’est l’idée de la solitude à venir qui les inquiète. D’autres se montrent plus positives à l’idée de la fin de la prise en charge. Ces quelques personnes se sentent encore en devenir, « inachevées », leur ancrage identitaire se situant encore dans le présent, contrairement à celles dont les ancrages identitaires se situent davantage dans le passé (Caradec, 2007b). Ces cas de figure correspondent à ce que Lalive d’Épinay (1992) a constaté dans les discours de femmes âgées veuves. Alors que pour certaines femmes le deuil est dominé par un sentiment de délivrance, pour d’autres, c’est le vide qui s’installe puisque les projets, leur semble-t-il, sont morts avec le conjoint.

Le recours au passé, aux souvenirs, aux engagements pour le maintien de la continuité peut d’autant mieux s’expliquer qu’il constitue un réservoir de références et d’ancrages qui non seulement servent de soutien important aux individus vieillissants (Caradec, 2007b ; Membrado, 2010), mais également permet de (re)donner du sens à des situations, à des gestes, à un présent difficile à vivre. Qu’ils nous soient présentés comme heureux ou moins heureux, les souvenirs semblent renforcer chez les conjointes que nous avons rencontrées le sentiment de faire « la bonne chose » en restant près de leur conjoint. Cependant, nous avons également pu constater que jouer avec la mémoire présentait aussi des effets délétères. Certaines se blessent au contact de souvenirs et s’en trouvent soudainement plus seules. Il s’agit alors, tels des funambules sur le fil de leur existence, de manipuler les souvenirs avec précaution : ni trop, ni trop peu, pour ne pas basculer dans le vide.

Ce recours au passé s’explique d’autant mieux si l’on considère que, de manière plus ou moins prégnante, celui-ci participe au sens que l’individu donne aux situations qu’il traverse. Luckman (1997) soutient de la même manière que le sens que l’individu accorde à sa biographie contribue à la construction de son identité. Le passé apparaît être un réservoir inépuisable de références, d’ancrages auxquels il est possible d’accéder en tout temps. Enfin, il a le pouvoir de restaurer, de consolider ou de réaffirmer des repères identitaires, qu’ils soient strictement personnels ou fortement intriqués à une histoire conjugale. Et ceci s’observe davantage, certainement, lorsque l’âge s’impose avec plus de pesanteur ou lors de situations plus difficiles, comme lors du veuvage (Caradec, 1996 ; 2004 ; Membrado, 2010).

Si la solitude est relativement peu nommée dans les entretiens, elle se retrouve dans de nombreux « plis » de l’existence de ces conjointes, et les conditions de sa production se sont multipliées (manques, absences, deuils, disparitions, etc.). Le conjoint malade disparaît littéralement de la vie de l’autre, alors même qu’il est de plus en plus présent à ses côtés. Cette situation porte en elle une contradiction certainement difficile à appréhender pour ces conjointes, difficile à exposer, à dire, à vivre.

L’autre disparaît et l’on a vu combien les conditions de leur rencontre, l’histoire partagée, les engagements passés participaient de la définition de soi des conjointes. C’est donc un peu de soi-même qui disparaît avec la disparition de l’autre, avec l’effacement du couple qu’ils ont été. On peut alors mieux comprendre la peur qui les habite aussitôt qu’elles envisagent l’idée du placement ou de la mort de l’autre et qui fatalement les mettra face à elles-mêmes. Se retrouver seule, ce n’est pas seulement potentiellement vivre de la solitude. Se retrouver seule, c’est surtout avoir à se (re)construire seule.