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Le raisonnement est limpide. Celui qui le tient n’est autre que Paul Krugman. Les membres de la zone euro ne peuvent pas dévaluer, tandis que l’Allemagne, aux dépens des pays qu’elle critique à présent pour leur laxisme, a notoirement accru ses surplus commerciaux des dernières années. En conséquence, le choix est plus que jamais entre une faillite européenne complète dont la politique allemande sera responsable et une relance allemande qui seule permettra aux membres de l’eurozone de connaître une embellie économique[1]. Est-ce pour avoir anticipé les effets de ce raisonnement après les élections grecque et française que la bourse de Paris est en hausse ce lundi ? L’élection de François Hollande ne provoque nulle panique. Mieux, son opposition de toujours à la « règle d’or » budgétaire, motivée l’an dernier par des raisons politiques, pourrait rencontrer l’appui des économistes. Les grandes entreprises européennes accumulent les profits sur les marchés tiers et les experts jugeront bientôt qu’un mixte de taxation et de relance assainira les budgets publics, le climat des affaires. Tel est l’enjeu des premiers contacts entre François Hollande et Angela Merkel.

La chancelière sera attentive – elle peut craindre le sort de Nicolas Sarkozy, battu essentiellement parce que 10% de son électorat l’a abandonné sur le chemin de l’austérité que le Président sortant l’avait invité à suivre. La défaite de Sarkozy affaiblit le camp de l’austérité, comme le signale Matt Browne, du Center for American Progress[2]. Mais avant de perdre de vue les circonstances, arrêtons-nous brièvement sur certains traits factuels de cet événement politique majeur.

Le paradoxe territorial

Au plan strictement électoral, l’élection nationale directe ne laisse pas de place au phénomène américain des swing states, ces États pouvant basculer qui font l’élection et où les candidats font intensément campagne. Mais une caractérisation géographique permet de comprendre ce qu’est devenu le sarkozysme. En effet, les régions frontalières, qui ont voté pour Sarkozy au second tour, expriment un cruel paradoxe : ce sont aussi celles qui, en se prononçant notablement pour Marine Le Pen au premier tour, ont assuré sa défaite[3] ! Le non report d’une moitié des électeurs du FN a été fatal pour Sarkozy. L’effet est mécanique là où le FN atteint 20% de l’électorat. Même ailleurs, la progression du Front national étant le phénomène électoral majeur du premier tour, la défaite de Sarkozy vient de ses électeurs de 2007 qui ne lui sont pas revenus le 6 avril 2012. Sarkozy connaissait ce risque : il est allé chercher ses voix là où elles étaient, au moyen d’un effort violent qui devait les lui rallier. En vain : le glissement final de 5% est réellement significatif au plan national.

A mon sens, tout s’est joué sur le choix européen de Sarkozy, rejeté par les électeurs qui ont choisi Marine Le Pen[4]. C’était l’équivoque de 2007. Sarkozy se targuait d’avoir vaincu le FN en promettant de protéger les français. On sait ce qu’il en est advenu avec la crise. Il disait aussi « La France est de retour en Europe » et il a tenu parole. Mais la droite s’est fracturée sur cette question européenne, comme le PS en 2005. Fallait-il voir dans l’Europe un danger de perte d’indépendance ou bien le moyen d’un progrès pour tous ? Faute d’avoir pu dénouer cette contradiction, le projet de Sarkozy s’est miné de l’intérieur dès sa présidence européenne marquée par l’irruption de la crise budgétaire. Dès lors, le FN capte les électeurs qui voient dans l’Europe le symbole d’une mondialisation où ils auraient tout à perdre : cela vaut notamment pour certains retraités et des populations vivant dans des régions désindustrialisées. De là une division durable des droites[5].

Par contraste, là où le FN est rejeté par les électeurs, le PS ne progresse pas toujours. A Lyon, l’effondrement de François Bayrou provoque une bascule, mais le Front de gauche a plus gagné que le PS[6]. Synthétisant ces tendances, l’inversion de la majorité en Île-de-France signe la victoire de la gauche auprès des salariés. C’est le signe le plus encourageant. Afin de mesurer la marge de manœuvre dont disposera François Hollande, nous allons esquisser une interprétation de cet échec de la droite.

Comment comprendre ce tournant politique ?

Une première piste remonterait à des traces historiques. En fin de compte, les départements où Sarkozy reste majoritaire forment une constellation « légitimiste » rappelant une ancienne carte. La Vendée, le Maine et la Manche persistent en un vote catholique conservateur (Bayrou s’y est maintenu), tout comme Lyon et la Provence /Côte d’Azur. A l’inverse, les cinq départements bretons votent à gauche – c’est un fait politique de long terme, corrélé à une hausse significative du niveau d’éducation – tout comme Grenoble, Nantes, Lille ou Rennes. De même les « villes nouvelles » parisiennes s’opposent-elles à Versailles. L’étroitesse relative du succès final confirme que cette répartition a un caractère assez pérenne, et que la question du niveau d’éducation est centrale. L’accent placé dans la campagne sur le renouveau de l’école républicaine a été plébiscité. Au-delà, j’y vois le signe d’une modernisation possible de la gauche. L’échec du sarkozysme ouvre une période de recomposition idéologique en France et l’action intérieure de François Hollande tentera d’en donner le bénéfice à la gauche. Celui qui se présente comme le conciliateur des tendances de la gauche modérée en France pourra-t-il réunir les anti et les pro européens, les jacobins et les girondins, les libre-échangistes et les nationalistes ? La capacité de nuisance du Front de gauche est très faible[7] et Hollande pourrait bien réussir cette synthèse, d’autant que l’opposition est en pièces.

En effet, notre description atteste l’imminence d’une crise existentielle à droite. Le vote des régions rurales et catholiques devenues socialistes (Bretagne) s’oppose nettement à celui des régions conservatrices qui ont voté pour F. Bayrou (Normandie) ou le FN (Alsace, Languedoc, Côte d’Azur). L’échec de Sarkozy marque une incapacité à fédérer les trois droites traditionnelles : la bonapartiste, la libérale-orléaniste et la légitimiste[8]. La question, pour l’avenir, est de savoir si les droites reconstitueront leur unité. Ce sera difficile car tout laisse penser que les choix européens et la politique économique du gouvernement, qui poursuivront sans aucun doute la trajectoire de la mondialisation, radicaliseront la rupture entre une droite réactionnaire que Marine Le Pen entend rassembler[9], et la droite parlementaire libérale qui verra s’exacerber les rivalités personnelles. Le front intérieur sera donc favorable à la gauche.

Enfin, il faut considérer que, pour les milieux économiques, le politique n’est plus l’essentiel. Les carnets de commande ne sont liés aux politiques publiques que dans certains secteurs comme l’énergie. Hollande a annoncé un programme pour le logement et la transition énergétique. Pour l’essentiel, le gouvernement ne prétendra qu’à un interventionnisme modéré dans l’économie. Les entreprises seront encouragées à produire en France, ce qui garantit que leurs profits seront librement réinvestis – on taxera les fortunes et non les investissements. On se prépare à demander aux politiques européennes de créer des normes applicables à tous – mais la taxation des transactions financières et des très haut revenus sont des mesures assez symboliques. Les dispositifs de libre concurrence joueront toujours autant.

La nécessité pour la France de maintenir ses taux d’emprunt au plancher poussera Hollande à revendiquer des Eurobonds qui ne verront le jour que dans le cadre d’une politique budgétaire maîtrisée. La surprise viendra donc d’un ministère du budget français qui, hormis l’effet du recrutement de jeunes instituteurs, poursuivra activement la montée en « productivité » des services publics, soit le non-renouvellement des emplois et le blocage des salaires, en accord avec les syndicats. En contrepartie, le gouvernement affichera la relance du logement social, qui, surtout s’il contribuait à faire baisser le prix de l’immobilier, serait tenu pour donner un surcroît de pouvoir d’achat aux locataires et aux jeunes. La création d’une filière « énergies renouvelables » passera par des entreprises privées et François Hollande se prépare donc à être le président des PME régionales dans le bâtiment et les nouvelles technologies. Après son succès électoral, il entend faire de la population active une clientèle d’avenir pour le PS. L’accent mis sur le maintien des services publics et le soutien aux fonctionnaires jouera ici à plein. Dans notre pays, c’est la face positive des contributions fiscales... payées par les autres. La droite semblera défendre les plus riches si elle proteste.

Trois priorités

Le premier discours de François Hollande a été très clair sur les priorités qu’il entend suivre.

D’abord la justice, prise au sens large. Ici, François Hollande entend s’inscrire dans le panthéon de la gauche et purger l’héritage du sarkozysme. La première année du mandat sera marquée de décisions symboliques, du droit de vote local des étrangers en situation régulière aux nouveaux barèmes fiscaux, de la parité dans les nominations au non-cumul des mandats, ainsi qu’à un nouveau projet de décentralisation portant notamment sur les aides publiques à l’économie et sur les politiques scolaires. Le retour de la gauche sera ainsi marqué par l’accent mis sur l’État au service des citoyens.

Le second thème annoncé est celui de la jeunesse. Il s’agit ici d’orienter les services publics et les aides sociales, de renforcer les structures associatives, l’accès au crédit et les bourses universitaires. Ce fil conducteur de la politique intérieure créera une dynamique en vue de l’élection de 2017. L’accent sur les politiques urbaines, les quartiers en difficulté et les services publics renouera avec la politique de la ville qui fut à l’origine du parcours politique de nombre des actuels responsables socialistes et doit créer une nouvelle génération de militants de la « diversité ».

Enfin, l’Europe : François Hollande vise au leadership d’une Europe regagnant l’estime de soi après une période de doute. A terme, il ambitionne de retrouver l’autorité d’un Jacques Delors, en fédérant une Europe latine et une Europe rhénane contre les marchés financiers. La dimension européenne sera un chantier mobile : la droite fracturée sur ce plan, Hollande peut voir grand à l’horizon 2015 et faire d’une Europe renouant avec la croissance son principal argument électoral. Cependant, comme il s’agit encore d’un thème conflictuel, il sera assez prudent pour se tenir à la maxime « Y penser toujours, n’en parler jamais ». Il donnera donc le sentiment d’arracher des concessions à chaque fois qu’il passera un accord.

L’enjeu d’un mandat : réconcilier la France avec la mondialisation

Là où Sarkozy s’était inspiré de Bush et voulait rivaliser avec Obama, Hollande laissera dans un premier temps la « grande politique » aux entreprises françaises exportatrices. Il soutiendra leurs efforts, mais son discours public sera sentencieux : sus aux bonus ! Le cadre européen sera le terrain de manœuvre, et en dépit d’un plaidoyer pour la régulation, les résultats seront limités tant il n’est de l’intérêt ni des États-Unis, ni de la Chine d’en faire trop sur ce plan. L’expérience de Pascal Lamy à l’OMC dit bien les contraintes de l’exercice[10]. De plus, cinq ans, c’est très court, et les premières échéances concernent l’économie nationale. Dans la mesure du possible, François Hollande comptera donc sur une accalmie de la politique internationale : le retrait d’Afghanistan et le second mandat de Barack Obama devraient assurer une baisse de tension, pour peu que l’Iran ne devienne pas un sujet brûlant. Au Proche-Orient, la situation en Égypte et en Syrie signifie que le gouvernement israélien campera sur ses positions. François Hollande visera donc une montée progressive de sa capacité d’agir dans le jeu diplomatique mondial. Ce sera en réalité l’enjeu central du désendettement, qui visera à retrouver une parité d’influence avec l’Allemagne.

En conclusion, la marge est étroite sur le papier, on pourrait penser que la bataille des législatives de juin laisse une chance à la droite pour bloquer le jeu. Mais le système majoritaire est impitoyable. Les candidats du FN feront battre la droite plus souvent que la gauche. La discipline de vote à gauche laissera un groupe parlementaire au Parti communiste, ce qui donnera au PS le contrepoids qu’il désire face aux Verts. François Hollande entre ainsi en fonction avec plus de pouvoirs que n’en a jamais eu un président français. Après l’échec d’une politique qui s’adressait aux propriétaires et qui supposait la baisse du chômage pour se maintenir, la gauche avance un projet centré sur les services d’intérêt général. Créer ou maintenir des biens collectifs permettra de promouvoir l’enrichissement collectif en un moment où le pouvoir d’achat individuel n’augmente pas. Que la conjoncture économique s’améliore, et cela se verra pour une décennie durant laquelle la gauche française tentera de fédérer une Europe de la social-démocratie.