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Introduction

La banlieue – cette fascinante banlieue qui affole l’imaginaire collectif – semble d’abord souffrir d’un problème de définition : elle est parfois périphérie résidentielle ordinaire, caractérisée par son dynamisme démographique et économique, et portée par son métissage culturel, parfois terre de misère accablée de tous les maux où se joueraient tantôt un malaise, tantôt une crise, entre immigration et insécurité. Reléguée à l’écart de l’attraction principale, orbitant le centre, elle se définit d’abord généralement par son aspect périphérique et par les dynamiques qui attirent vers le centre et le rendent attractif d’une part, ainsi que par celles centrifuges qui renvoient à l’extérieur ce que le centre ne peut retenir d’autre part. Loin des définitions légales et statistiques qui en ont été données dans la seconde moitié du XXe siècle[1], « la banlieue vécue ne s’embarrasse pas de limites administratives » (Vieillard-Baron, 2006, p. 48); elle donne lieu à une définition d’ordre idéologique, qui concerne les niveaux de représentation qui nous intéressent ici. Parler de la banlieue, de ses habitants, de ses langages, c’est d’abord commencer un travail de défrichage. Les références à la banlieue dans les médias, la littérature et au cinéma ont façonné l’usage du mot : la banlieue est le site de la peur sociale, peur personnifiée notamment par Marine Le Pen et le Front National lors des élections présidentielles de 2017, mais c’est aussi au sein de la banlieue que résident les forces – économiques, démographiques – de renouvellement de la ville. La schizophrénie de la banlieue, tiraillée entre stigmatisation et valorisation, et sa relation problématique avec le centre en ont fait un sujet privilégié pour les auteurs littéraires et les cinéastes, et ses représentations fascinent. Au cinéma, les trente dernières années ont vu se multiplier les oeuvres mettant en scène la banlieue, au point de voir les films dits « de banlieue » devenir un genre à part entière. Du Thé au harem d’Archimède de Medhi Charef (1985) à Banlieue 13 et sa suite Banlieue 13 : Ultimatum de Pierre Morel (2004 et 2009) en passant par l’incontournable La Haine de Mathieu Kassovitz (1995), la banlieue est devenue si omniprésente que ses sujets ne se définissent plus qu’à travers elle : « [i]ls sont “la banlieue” à proprement parler, et les questions personnelles qu’ils posent n’existent qu’au travers de cette référence spatiale » (Vieillard-Baron, 1996, p. 56). Dans le champ littéraire,

la banlieue contemporaine semble offrir de nouvelles terres vierges aux romanciers explorateurs, […] tous les fantasmes y convergent. Les grands thèmes universels (la croissance, le rêve, le plaisir, l’amour, la mort…) se retrouvent dans la banalité des caves, du supermarché ou de la gare.

ibid., p. 52

Tandis que se faisaient plus visibles dans les années 1980 les auteurs enfants d’immigrés (de deuxième génération, donc) tels Azouz Begag ou Farida Belghoul, les problèmes de définitions subsistaient : alors que Begag embrassait le terme « littérature beure », Beghoul le rejetait en bloc et, avec lui, la nécessité perçue de se voir attribuer un qualificatif, une épithète ou en général une étiquette, comme un signe distinctif. Le terme « littérature beure », aujourd’hui obsolète tant il fait l’objet de rejet et ne reflète pas la sociologie des quartiers populaires auxquels on fait parfois référence quand on parle de la « banlieue », pousse les chercheurs à s’interroger sur les limites et les caractéristiques définitives d’une façon d’écrire (Vitali, 2011), d’un « style inédit » (Kazi-Tani et Lounis, 2016, p. 64), à la périphérie de la norme (Marcu, 2016, p. 80). Le présent article s’inscrit dans la continuité de cette quête de sens. Il examine la manière dont le français des banlieues est utilisé à des fins narratives et esthétiques dans le roman de Y. B. Allah Superstar (2003), en analysant en particulier son caractère oral, qui implique dans son écriture une forme de rébellion à l’encontre du français dit standard et de ce qu’il représente. Une fois cette oralité problématisée par le biais d’outils sociolinguistiques, nous ajoutons à la discussion une dimension traductologique en explorant la manière dont la traduction de cette variation dans un premier temps très largement orale peut s’envisager, en portant une attention particulière aux tensions qui se matérialisent dans l’écriture de Y. B.

« Qu’entendez-vous par oralité? »[2]

Il convient tout d’abord de délimiter la notion d’oralité. Que signifie « oralité » dans un texte qui est écrit? Comment problématiser cette oralité et comment s’en servir pour comprendre la manière dont l’auteur étire les limites de la langue? D’après Françoise Gadet, une distinction relevant de l’usage intervient entre oral et écrit; cette distinction « est particulièrement forte dans une langue de culture très standardisée comme la française » (2004, p. 98) et existe « dans la conception même du discours » (ibid.). En substance, les différences entre l’oral et l’écrit (les locuteurs parlent si différemment qu’ils écrivent, et vice versa) sont telles que les ressources de l’écrit sont inadaptées pour la transcription de l’oral et que, en conséquence, il existe une grande disparité entre la langue telle qu’elle est parlée et la langue telle qu’elle est écrite. Cette variation – que les sociolinguistes qualifient de diamésique – est importante dans le cadre de la littérature, car elle rend possible l’utilisation de traits de l’oral qui n’ont normalement pas cours à l’écrit comme marqueurs de différence – si tant est que ces marqueurs soient codifiables, c’est-à-dire qu’ils puissent être exprimés à l’écrit et qu’ils soient porteurs de sens. L’inclusion de traits caractéristiques de l’oral dans l’écriture sert toujours un but : l’auteur subvertit la langue écrite et instrumentalise la variation pour poser un personnage, en relation à un ou des autres, ou en relation à une norme supposée. Bien qu’il existe une certaine porosité entre oral et écrit qu’on qualifie parfois de « continuum » (Gadet, 2008, p. 23), Peter Koch et Wulf Oesterreicher (2001) ont formalisé cette relation en se reposant sur le rapport entre oral et immédiateté et écrit et distance.

Tableau 1

Paramètres utilisés pour caractériser le comportement communicatif des interlocuteurs par rapport aux déterminants situationnels et contextuels (Koch et Oesterreicher, 2001, p. 586)

Paramètres utilisés pour caractériser le comportement communicatif des interlocuteurs par rapport aux déterminants situationnels et contextuels (Koch et Oesterreicher, 2001, p. 586)

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Bien qu’idéalisés, ces paramètres fournissent un cadre théorique permettant d’évaluer les moyens utilisés par Y. B. pour construire la relation entre le narrateur et le lecteur, une relation qui repose sur une dynamique oral-écrit complexe et qui transcende les limitations de la division binaire établie par Koch et Oesterreicher[3]. Au sujet de cette relation oral-écrit, Gadet souligne :

prendre les termes oral et écrit comme des entités fait courir le risque de sous-évaluer la distinction entre les plans conceptionnel et médial, en conséquence de quoi les paramètres en jeu dans la production sont souvent occultés du fait d’une focalisation sur la forme du produit fini.

2008, p. 22

Cela suggère que la relation entre oral et écrit permet une certaine porosité, et l’on s’attachera plus bas à démontrer comment Y. B. la met à profit pour donner vie à une forme de langue hybride[4] qui partage des caractéristiques de l’écrit et de l’oral. Gadet poursuit :

Oral et écrit ne renvoient en général, et dans l’usage savant et dans l’usage ordinaire, pas au phonique et au graphique. Oral réfère le plus souvent aux formes « d’actualisation de la langue » qui n’illustrent pas le modèle standard, et écrit aux actualisations conformes au code régissant le modèle standard, lequel, du fait de son appui sur un ensemble d’oeuvres littéraires présentées comme prestigieuses, apparait, dans les représentations de la langue, comme l’unique code valorisé.

ibid.

Le fait que Gadet évoque les oeuvres littéraires dans un ouvrage sur la sociolinguistique n’est pas anodin et rappelle le caractère sacré du champ littéraire, pris dans une relation circulaire avec le modèle standard : ce modèle s’inspire du littéraire (on se sert du littéraire pour définir ce qu’est le standard) autant que le littéraire utilise et conforte en permanence le standard afin d’être validé dans sa qualité littéraire. Mais la production littéraire parvient parfois à s’extirper de cette dynamique : des romans comme Allah Superstar indiquent que l’utilisation de marqueurs d’oralité à l’écrit peut être subversive[5] et montrent une volonté délibérée de se démarquer du corpus de ces « oeuvres littéraires présentées comme prestigieuses » (ibid.), tout en s’inscrivant paradoxalement dans une démarche de production de type littéraire. La définition de l’oralité fournie par Meschonnic prend alors une résonnance particulière :

L’oralité est le rapport nécessaire, dans un discours, du primat rythmique et prosodique de son mode de signifier à ce que dit ce discours. L’oralité est collectivité et historicité. Avec ou sans l’épreuve du gueuloir à la Flaubert. L’oralité apparaît le mieux dans ces textes portés d’abord par une tradition orale, avant d’être écrits : la Bible en hébreu, ou Homère, les textes africains, toute littérature « populaire ».

1982b, p. 280

D’après Meschonnic (et aussi Cordingley, 2014), l’oralité est ancrée dans le poétique autant que dans le social, et le terme « populaire » rejoint d’un côté les travaux sociolinguistiques de Gadet et de l’autre dénoue le littéraire de la pression élitiste du standard. L’oralité sonne « juste », elle est en quelque sorte conforme à l’expérience de la langue parlée, ce qui, comme on le verra plus bas, à d’importantes ramifications pour la traduction.

Oralité et représentation de l’oralité dans Allah Superstar

Le cadre fourni par Koch et Oesterreicher permet de procéder à une analyse systématique du roman d’Y. B. à travers le prisme de l’oralité et de mieux appréhender la relation particulière établie entre le narrateur et le lecteur. L’utilisation par Y. B. de traits caractéristiques du français des banlieues ancre le roman dans un contexte bien particulier, tant au niveau littéraire par les thèmes abordés qu’au niveau (socio)linguistique par la fonction perlocutoire du roman et par la variation qui y est représentée. Le roman s’ouvre sur cette phrase : « Moi ce que je veux c’est soit star de cinéma, soit comique à la mode, soit au pire animateur populaire avec Télé 7 Jours » (Y. B., 2003, p. 9). Le décor est posé : le narrateur, qui s’appelle Kamel Léon Hassani (avec tous les paradoxes, conflits et faux-semblants identitaires que cela soulève), souhaite devenir comique. Le roman se lit comme un spectacle de stand-up qu’on aurait retranscrit et retrace l’histoire de ce jeune homme « d’origine difficile » (ibid.). Le narrateur n’hésite pas à s’adresser directement au lecteur, assez fréquemment, parfois sur un ton incisif et provocateur :

Mais je sais, toi tu te dis des anonymes comme moi il y en a plein les banlieues et ils pissent pas loin. Tu as vu comment tu me parles? Mais je te pardonne parce que je suis sûr tu penses à Aziz du Loft 1 ou Kamel du Loft 2 les pauvres ils font de la peine […].

ibid., p. 29

L’ambiguïté de la situation d’énonciation ne prend fin qu’à la dernière page du roman, quand le narrateur déclare en forme de captatio benevolentiae : « c’est ainsi que prend fin cette soirée historique du 11 septembre, ce stand-up sans prétention qui, je l’espère, t’aura diverti, ému, et surtout interpellé au niveau du vécu » (ibid., p. 253). L’interaction entre le narrateur et le lecteur relève davantage du cadre privé que public (une dynamique sur laquelle repose le stand-up comique); le narrateur confie au lecteur des anecdotes et des pensées intimes, lui posant régulièrement des questions rhétoriques dans le but de l’investir émotionnellement dans son récit soi-disant autobiographique (et parfois autofictionnel[6]) et de le faire réfléchir aux grands thèmes abordés dans le roman, en particulier à la relation entre le terrorisme islamique et les dysfonctionnements de la société française. L’utilisation de la deuxième personne du singulier pour s’adresser au lecteur suggère qu’une relation intime est en train d’être établie, une relation de confiance, de confidence, que l’auteur prend un malin plaisir à détruire à la fin du roman, lorsque le lecteur apprend par le biais d’une dépêche AFP qui fait office de postface que Kamel – le narrateur – s’est donné la mort à la fin de son spectacle en se faisant sauter à l’aide d’une ceinture d’explosifs sur la scène même de l’Olympia.

Les autres caractéristiques présentées au tableau 1 tiennent dans le roman davantage de l’écrit. Le lecteur peut réagir, réfléchir, mais il ne peut naturellement pas influer sur le déroulement et le contenu de l’échange. Le monologue préparé du narrateur (la communication n’est pas « spontanée » et elle est unilatérale) renforce cependant le côté stand-up du récit, ce qui a pour résultat de brouiller les frontières entre l’écrit et l’oral. Le dernier critère mentionné par Koch et Oesterreicher – celui de la liberté/fixation thématique – est également moins facile à appliquer ici. Bien que le narrateur dispose en surface d’une certaine liberté thématique, illustrée en particulier par le fait que le récit paraît exploiter la technique du flux de conscience (stream of consciousness) – c’est-à-dire de fournir l’équivalent écrit du processus de pensée du narrateur, en apparence de manière décousue – il ne s’agit là que d’une application superficielle, et le récit comique n’est en réalité structuré que pour mieux préparer son apogée tragique, culminant dans l’annonce de la mort du narrateur, et on ne saurait dès lors le qualifier de « spontané ».

Cependant, le récit est ponctué de marqueurs linguistiques qui divergent délibérément du standard. Il est important d’étudier les ramifications idéologiques de l’utilisation de ces marqueurs qui contribuent à poser le personnage du narrateur dans ce qu’il peut avoir de stéréotypé et ajoutent à l’oralité de la narration. Le standard étant la variété traditionnellement « associé[e] à une certaine intervention de l’État et à un degré de codification » (Mével, 2008, p. 169), toute forme de variation, particulièrement à l’écrit, se fait l’indication d’une forme de rébellion. On trouve dans le discours du narrateur divers marqueurs non standards que l’on peut répartir en trois catégories qui se chevauchent parfois, en s’appuyant sur les nombreux articles et ouvrages qui traitent des différences entre français populaire et français des banlieues[7], et en particulier sur Mikaël Jamin (2009) :

  1. Traits caractéristiques du français populaire

    1. Traits syntaxiques

      • questions par intonation : « tu penses qu’il m’aurait signé? » (Y. B., 2003[8], p. 82)

      • omission de la copule « ne » dans les constructions négatives : « le Cheikh lui il croit je prépare ma conversion pour de vrai, même si c’est pas faux, mais moi je lui ai pas dit que je bossais sur les sketches d’Oussama » (p. 25)

      • structure typique de l’oral : « Tu sais c’est quoi le respect? » (p. 30)

      • préférence de « ça » sur « cela » : « je me dis que comme nom de scène ça peut le faire » (p. 52)

      • usage préférentiel de « on » sur « nous » : « c’est juste qu’on est là et on dirait qu’elle regrette à cause qu’on lui a fait la guerre d’Algérie » (p. 9)

    2. Traits lexicaux

      • utilisation plus élevée de vocabulaire non standard : « Mon père il l’a tellement bien niquée qu’elle est restée avec lui à Alger et moi je suis né dans la foulée » (p. 10)

      • idiomes de situations informelles : « Et sur la tombe de ma mère je serai célèbre » (p. 12)

  2. Traits caractéristiques du français des banlieues

    1. Traits syntaxiques

      • évitement de la relative : « Depuis j’ai l’impression je suis retourné à l’école » (p. 25)

      • changement de catégories : « Nawel elle est super bonne et elle croit en moi grave » (p. 20); « les terroristes ils sont trop timides pour draguer les filles, ils les violent direct » (p. 20)

    2. Traits lexicaux

      • emprunts à l’arabe qui correspondent souvent à des expressions figées : « inch’Allah » (p. 16); « el hamdoulil’lah » (p. 27); « zarma » (p. 95). Les exemples ne sont pas nombreux, mais ils sont un rappel régulier des origines du narrateur ou d’une part de l’identité qu’il revendique.

      • emprunts à l’anglais : « street credibility » (p. 33); « show-case » (p. 35). Ces emprunts ainsi que les maintes références faites à la culture américaine illustrent à quel point les jeunes des banlieues françaises – pour utiliser un euphémisme – s’inspirent de la culture étasunienne et en particulier afro-américaine.

      • mots de verlan : « feuj » (p. 26); « relou » (p. 48); « rebeu » (p. 51); « yeuks » (p. 58); « reuchs » (p. 69); « pécho » (p. 71); « skywhi » (p. 79); « reufré » (p. 94); « chanmés » (p. 106) entre autres. La liste est longue, et bien qu’il s’agisse en grande majorité de mots relativement courants ou faciles à décrypter, les voir à l’écrit renvoie systématiquement le lecteur à son expérience de lecture.

      • troncation de type apocope : « petits bourges » (p. 58)

  3. Autres traits caractéristiques de l’oral, sans connotations sociales particulières et non répertoriés dans la littérature sur le français populaire et des banlieues

    • reprise pronominale du sujet ou de l’objet : « Il y a des femmes elles aiment pas ça mais Nawel c’est pas une pétasse » (p. 20)

    • utilisation privilégiée de la coordination sur la subordination, avec appui fréquent sur l’anaphore : « ça commence c’est un juif au Maroc, après c’est un immigré au Canada, après c’est un étudiant à Paris, après c’est devenu une star presque Jamel » (p. 18). L’utilisation de telles structures, qui sont davantage typiques de l’oral (d’après Halliday, 1985), met l’accent sur le caractère loquace du narrateur et sur le niveau informel auquel s’effectue la communication avec le lecteur.

    • utilisation raréfiée de la ponctuation, en particulier de virgules, comme dans les exemples cités plus haut, qui accentue encore l’impression de discours parlé.

On constate que la majorité des procédés décrits ici relèvent du domaine lexical. Cette accumulation de procédés est d’ailleurs, selon Jean-Pierre Goudaillier, représentative de ce qu’il nomme le « français contemporain des cités » (1997, p. 17). Cependant, les exemples cités dans la première catégorie (français populaire) illustrent le problème auquel fait immédiatement face l’analyse linguistique : la grande majorité des traits caractéristiques de cette variété relève autant du social (ou diastratique, en termes sociolinguistiques) que du situationnel (ou diaphasique), et les traits tels que l’élision de la copule négative sont aussi des marqueurs du français familier (qui caractérise le registre). Gadet souligne que « la frontière entre français populaire, entendu comme langue des classes populaires, et français familier, usage de toutes les classes dans des contextes peu surveillés, est floue, et même, pour la plupart des phénomènes, inexistante » (1992, p. 122). La distinction entre français des banlieues et français populaire fait également l’objet de débats. Le français des banlieues a évidemment une fonction identitaire, fonction hypertrophiée dans le cadre d’une représentation fictionnelle comme c’est le cas dans le roman d’Y. B., mais dont le caractère cryptique au final plutôt limité fait dire à Marie-Madeleine Bertucci qu’il se rapproche du français populaire :

on peut dès lors se demander si nous ne sommes pas confrontés à travers cette variété [le français des banlieues] à un parler de connivence qui certes, a eu au départ […] une fonction cryptique et identitaire mais qui par un processus de désargotisation tend à se répandre et à devenir une forme contemporaine de parler populaire.

2004, p. 57

C’est également la thèse accréditée par Conein et Gadet (2000) et par Jamin (2009), qui précisent que le français des banlieues ne fait que perpétuer le français populaire décrit dans la première moitié du XXe siècle, et que l’originalité du français des banlieues se situe davantage dans la prolifération et la quantité de traits (en particulier lexicaux) utilisés que dans la création de procédés spécifiques. En effet, les procédés créatifs consistant en une déformation du signifiant (de type verlan, apocope ou aphérèse, par exemple) sont des procédés de l’argot plutôt que des procédés propres au français des banlieues (Liogier, 2002, p. 43).

À ces trois catégories qui s’interpénètrent donc pourrait toutefois s’en ajouter une quatrième qui relève davantage d’une forme de transgression de la part du narrateur – mais tout de même inscrite dans la tradition du stand-up français, en particulier chez Coluche et chez Pierre Desproges – et qui consiste en la subversion d’idiomes : « ça met du beurre dans la semoule » (Y. B., 2003, p. 28); « les dés sont faits et les jeux sont jetés » (p. 82), « la vie a-t-elle un sens giratoire » (p. 108). Le narrateur utilise également une grande quantité d’expressions idiomatiques dites figées ou proverbiales, mais, dans certains cas, il les corrompt pour en créer de nouvelles, déranger la langue et créer un effet de surprise. Ce défigement phraséologique, aussi appelé détournement, délexicalisation ou déproverbialisation quand il est appliqué à la littérature, (Kazi-Tani et Lounis, 2016, p. 72) est d’après Jean-Claude Guillon « une activité ludique sur la langue » qui consiste à « rendre aux composants d’une expression figée leur liberté combinatoire et leur valeur sémantique propre » (2004, p. 59). Le défigement consiste en une forme de « manipulation lexicale, syntaxique et sémantique » (Kazi-Tani et Lounis, 2016, p. 72) de mots ou groupes de mots dont « les différences formelles entraînent une modification du sens » (ibid.); il constitue, d’après Guillon « une activité volontaire, individuelle qui répond à des fins expressives » (2004, p. 59.) et peut prendre différentes formes telles que la substitution (lexicale dans le premier exemple cité, où le mot « épinard » et remplacé par « semoule »), l’inversion (également lexicale dans le second exemple, qui détourne deux expressions sémantiquement équivalentes – « les jeux sont faits » et « les dés sont jetés » – signifiant qu’un individu s’en remet à la chance) ou l’ajout (d’un adjectif, par exemple, comme dans le troisième exemple, dans lequel « giratoire » vient modifier le contenu sémantique du mot «  sens » et, par conséquent, de la phrase toute entière). Le défigement contribue donc à peindre encore davantage le narrateur comme un élément perturbateur et drôle. On note que parfois, les jeux de mots doivent nécessairement être écrits pour être drôles, comme c’est le cas dans l’exemple suivant : « ça compte pour du beur » (Y. B., 2003, p. 30), qui joue sur l’homophonie entre « beurre » et « beur ». Ce dernier exemple est particulièrement significatif; on retrouve un défigement particulièrement proche au niveau formel dans le roman Boumkoeur de Rachid Djaïdani, cité par Ilhem Kazi-Tani et Zakia Lounis : « après avoir réussi à avoir le beur, il ne se priva pas de taxer l’argent du beur », défigement du proverbe « avoir le beurre et l’argent du beurre » (2016, p. 73). Si le défigement intéresse de plus en plus les linguistes, c’est qu’il permet de mieux cerner le figement lui-même et de donner un contour à la fois à la norme et à cette forme de transgression. Dans Allah Superstar, le défigement, de par l’élément de surprise qui le caractérise, sert de rappel du but comique du narrateur, mais aussi de sa position ambivalente symbolisée par son utilisation subversive de la langue. Le défigement contribue également à alimenter un climat de confiance entre le narrateur et le lecteur à travers le jeu qu’il suscite, climat alimenté par l’utilisation du « tu » pour s’adresser au lecteur et par le registre peu soutenu qui tranche lui aussi avec les conventions littéraires.

Ces exemples ne sont évidemment pas exhaustifs, mais ils capturent bien le ton du narrateur, entre oralité et comédie. À ceux-ci vient s’ajouter le registre souvent familier, voire parfois vulgaire, dans lequel s’exprime le narrateur, et qui contribue à colorer les anecdotes le plus souvent rocambolesques qui se succèdent dans de longs paragraphes, tout en consolidant encore la dimension orale du discours. Le lecteur se trouve en fait confronté à un parler écrit – non pas une transcription du discours du type de celui qu’on peut trouver dans les disciplines de l’analyse conversationnelle ou de l’analyse de discours, transcription qui ne serait ni lisible, ni utile pour le lecteur – c’est-à-dire à une représentation idéologique qui met en avant certaines caractéristiques fantasmées du discours et par conséquent du narrateur, par le biais de traits linguistiques qui attirent l’attention sur eux-mêmes et invitent le lecteur à considérer sa position dans le récit et sa place dans la société.

L’oralité d’Allah Superstar nous présente donc une langue ambivalente, comme le narrateur : tantôt proche et familière, tantôt décalée et aliénante. Dans un cadre fictionnel, cet ensemble de formes non standards, parfois qualifié de dialecte, a une fonction importante. Si comme Michael Toolan l’explique « language and dialect undoubtedly signify » (1992, p. 40) et « non-standard dialect speech [in fiction] is invariably noteworthy, and almost invariably treated as significant » (ibid., p. 35), alors l’utilisation de traits traditionnellement réservés à l’oral est aussi délibérée qu’elle est chargée de sens, comme toute forme de variation utilisée dans un cadre fictionnel.

Les problèmes de définitions et de circonscriptions du français des banlieues et du français populaire créent dans Allah Superstar un espace de tension dans lequel le quotidien et l’étrangeté s’entremêlent. Bien sûr, l’idée que la littérature de banlieue est une littérature de transgression n’est pas nouvelle, et dans Allah Superstar comme chez Djaïdani mentionné plus haut, « la transgression dans toutes ses formes […] correspond à la mise en doute de la validité contemporaine de la notion de canon littéraire » (Kazi-Tani et Lounis, 2016, p. 74). À travers les formes de transgression évoquées plus haut, et notamment le recours à des formes non standards qui toutes rapprochent la langue écrite de la langue parlée, l’auteur bouscule les conventions linguistiques, littéraires et culturelles, « pour dire […] qu’il n’existe plus un unique support de la culture française, mais une culture contemporaine qui ne saurait se traduire sans les supports des cultures étrangères qui la composent » (ibid., p. 75). On examinera dans la partie suivante les ressources dont on dispose pour traduire cette transgression et la façon dont cette transgression peut être appliquée ou tout au moins recherchée dans le processus traductionnel.

Oralité et traduction

La question se pose alors de la manière d’aborder la traduction d’un roman comme Allah Superstar et d’un discours tel que celui employé par Y. B. Le type de traduction consistant à substituer une variété de la langue source par une variété de la langue cible (parfois nommée « dialect-for-dialect translation » (Leighton, 1991, p. 213) est généralement à écarter (Mével, 2007; Pérez-González, 2014) afin d’éviter de déraciner l’original de son terreau culturel, de créer de dissonances au niveau narratif[9] ou de tomber dans la caricature. Remplacer chacun des traits porteurs d’oralité identifiés plus haut par un autre trait dans la langue cible n’aurait guère de sens. En d’autres termes, l’équivalence doit en général se rechercher au niveau textuel et au niveau tonal (macro) davantage qu’à des niveaux subalternes (micro). Le verlan, par exemple, est tellement ancré dans la culture et la langue françaises que l’on peut difficilement lui trouver d’équivalent mécanique morphologique dans d’autres langues. Il ne s’agit pas de déterminer comment reproduire le verlan dans le processus traductionnel, mais bien de lui trouver un ou des équivalents fonctionnels, là où la langue cible le permet. Il faut dès lors explorer les ressources linguistiques de cette langue cible (nous prendrons l’anglais pour exemple dans cet article) et en extraire ce qui peut permettre de donner accès au sens et au contexte de l’original, sans tomber dans l’appropriation culturelle. Il s’agit alors de faire preuve d’opportunisme et, plutôt que de tomber dans l’idée que la traduction est problématique ou même impossible, tirer parti des ressources de la langue cible à des fins créatrices.

Au sujet du mot « banlieue » lui-même, Hervé Vieillard-Baron souligne :

La traduction du mot « banlieue » dans les langues étrangères ne peut être effectuée sans interrogation critique. Elle va bien au-delà d’un simple remplacement du mot à l’aide du dictionnaire : elle requiert une fidélité au sens et à la culture nationale. »

1996, p. 24

La banlieue française – couramment associée dans l’imaginaire collectif avec la violence, la précarité et un paramètre ethnique (voir notamment Vieillard-Baron, 1996, et Wacquant, 2007) – s’inscrit dans une dynamique de périphérie autour du centre. Parmi les possibilités de traduction du mot « banlieue » en anglais, suburbs capture de manière adéquate le contenu dénotatif et la portée topographique, mais il est souvent associé à la classe moyenne. C’est le terme inner city qui est le plus fréquemment utilisé pour rendre compte d’un malaise ou de tensions sociales. À l’instar d’inner city aux États-Unis, le terme council estate en Grande-Bretagne évoque la pauvreté, la criminalité et la relégation sociale de ses habitants, mais il est lui aussi chargé d’histoire et ancré dans la culture britannique, ce qui le rend difficilement utilisable dans le cadre d’une traduction.

Cette absence de parallélisme culturel et lexical préfigure, de manière métonymique, les défis auxquels le traducteur fait face dans le cas d’un ouvrage aussi profondément enraciné dans la culture des banlieues françaises qu’Allah Superstar : si la traduction du mot « banlieue » est résistante, celle de la banlieue et de sa littérature, au niveau conceptuel et artistique, l’est tout autant, et pour des raisons similaires, car il s’agit en effet de trouver des moyens de donner au lecteur les ressources nécessaires pour faire l’expérience de cette altérité familière, cet Autre Soi (sans pour autant tomber dans la définition, la description ou la périphrase). Ce que nous proposons donc diverge sensiblement de ce que Lawrence Venuti appelle « foreignization » et qu’il décrit comme « an ethnodeviant pressure on those (cultural) values to register the linguistic and cultural difference of the foreign text, sending the reader abroad » (1995, p. 10). Venuti préconise l’utilisation de ce qu’il nomme le « remainder », c’est-à-dire l’ensemble des formes linguistiques qui compliquent le sens d’un texte, telles que des archaïsmes ou des formes généralement sous-utilisées, afin de rendre visible le fait que ce dont le lecteur est en train de faire l’expérience est une traduction. Là où beaucoup (tel Norman Shapiro, que Venuti cite en ouverture de son livre comme symptomatique d’une attitude répandue) considèrent que la traduction doit désopacifier ou, pour reprendre la terminologie utilisée par Shapiro, rendre « transparent », Venuti estime devoir lutter contre la phagocytation culturelle et linguistique de l’Autre grâce à ce « remainder ». Cependant, le « remainder », s’il sert de rappel au fait de traduction, n’évoque pas nécessairement quelque propriété que ce soit du texte source. Or, on a démontré que la langue utilisée dans le roman de Y. B. est à la fois familière et aliénante, et il s’agit en somme pour la traduction de cette langue de reproduire cette dynamique, ce double pull, en utilisant les ressources de la langue cible afin d’exploiter les espaces interstitiels où se jouent les conflits identitaires et culturels des banlieues françaises. En pratique, toute stratégie qui consisterait à utiliser un vernaculaire équivalent dans la langue cible s’avérerait extrêmement périlleuse. La raison que nous avons évoquée (Mével, 2007 p. 54) et dont Luis Pérez-González (2014, p. 131-2) fait aussi mention est que l’utilisation d’une variété reconnaissable de la langue cible conduit à une sorte de transplantation culturelle, un déplacement identitaire du texte source qui perd dès lors ce qu’il peut avoir d’étrangement, pour reprendre le terme créé par Jean-Xavier Ridon (2018), et être absorbé par la culture cible, linguistiquement et idéologiquement, dans ce que Venuti appelle un processus de domestication. C’est le passage de cet étrangement du texte (et de la culture) source au texte cible qui est ici en jeu : l’étrangement doit à la fois être conservé dans le processus traductionnel et est simultanément appelé à changer de nature (ne serait-ce que parce que les ressources des langues sources et cibles sont différentes). Si une traduction de type « dialect-for-dialect » est à exclure, il demeure néanmoins que le texte cible peut s’enrichir de formes porteuses d’oralité dans la langue cible, tant que celles-ci ne sont pas également porteuses de connotations sociales ou géographiques. En termes sociolinguistiques, on peut capitaliser sur la variation diamésique (entre oral et écrit) et diaphasique (aux niveaux stylistiques ou situationnels) dans la langue cible, mais pas sur la variation diastratique (sur l’échelle sociale) ou diatopique (aux niveaux géographique et en général, spatial).

Dans la pratique alors, si l’on reprend les exemples de l’analyse des marqueurs non standards livrée plus haut, on peut répartir ces marqueurs en trois catégories :

1) Les marqueurs qui peuvent être reproduits comme tels.

Ils ne sont pas nombreux mais ils sont importants : les emprunts à l’arabe, l’utilisation privilégiée de la coordination sur la subordination et une utilisation raréfiée de la ponctuation. Les emprunts à l’arabe sont aussi intelligibles en anglais qu’en français de par le contexte et, au niveau symbolique, ils représentent l’un des « deux espaces définitoires » (Marcu, 2016, p. 77) dont l’auteur et le narrateur se réclament, en l’occurrence « la terre des origines » (ibid.). L’utilisation de la coordination est également possible en anglais pour un effet identique (c’est-à-dire un effet d’oralité, car la coordination relève en anglais comme en français d’un type de complexité qui caractérise normalement les échanges oraux). L’utilisation raréfiée de la ponctuation est également primordiale, car elle est à la fois une marque stylistique de l’auteur et indique la verbosité du narrateur tout en confirmant la teneur orale de la communication et l’évocation du stand-up

2) Les marqueurs dont la forme peut être transposée relativement littéralement ou par le biais de procédés mécaniques, stylistiques et formels équivalents au niveau fonctionnel.

Le défigement entre dans cette catégorie. Un procédé analogue au niveau formel existe en anglais (et dans d’autres langues) et permet de simuler la même utilisation subversive de la langue, le même effet de surprise, et surtout le même effet comique. On peut traduire (toutes les traductions fournies dans cette section sont les miennes) « ça met du beurre dans la semoule » par « it puts butter on your pitta bread », le mot « pitta » se substituant au mot « semoule » dans l’évocation de la culture d’origine; « les dés sont faits et les jeux sont jetés » par « the die is down and the chips are cast », qui au final représente une traduction relativement littérale; « la vie a-t-elle un sens giratoire? » par « what’s the meaning of lifeboats? », traduction qui détourne la même grande question existentielle en la rendant à la fois triviale, inattendue et drôle. Bien sûr, d’autres cas de défigement peuvent être soumis à d’autres forces, et en particulier à la nécessité contextuelle de traduire leur sens dénotationnel, comme c’est le cas dans l’extrait suivant :

Tu sais c’est quoi le respect? C’est quand mon père ça fait vingt ans qu’il bosse en France et tu le fais chier quand il vient renouveler sa carte de séjour et tu le fais revenir dix fois parce qu’il a eu le malheur de chômer pendant dix mois et qu’un veuf marié à une Française ça compte pour du beur […].

Y. B, 2003, p. 30

Know what respect means? It means my dad’s worked in France for twenty years and you give him shit when he wants to renew his residence permit and you make him come back like ten times cos he was unlucky enough to be on the dole for ten months poor guy and cos he’s a widower married to a French woman they don’t give a flying fucking carpet […].

Ma traduction

Le texte source joue sur l’homophonie des mots « beurre » et « beur », et suggère que le père du narrateur est traité de manière injuste par l’administration française à cause de ses origines. La traduction joue sur l’expression « not to give a flying fuck » mais aussi sur « flying carpet » qui pondère la vulgarité de l’ensemble en faisant également référence à la culture d’origine par le biais d’un stéréotype culturel.

Certains autres traits peuvent être traduits par des procédés stylistiquement équivalents : les questions par intonation du type « tu penses qu’il m’aurait signé? » (« think he’d have signed me? »); structure typique de l’oral : « Tu sais c’est quoi le respect? » (« Know what respect means? »); les traits qui touchent au niveau de formalité, que ce soit par le registre ou la syntaxe, comme dans la phrase suivante : « Mon père il l’a tellement bien niquée qu’elle est restée avec lui à Alger et moi je suis né dans la foulée »; « My dad shagged her so good that she ended up living with him in Algiers and while we’re at it they had me ».

3) Les marqueurs spécifiques au français et pour lesquels différentes formes de compensation peuvent être envisagées.

Sur le plan syntaxique, c’est le cas de l’omission de la cupule « ne », des usages préférentiels de « on » sur « nous » ou de « ça » sur « cela », de l’évitement de la relative et des changements de catégorie et de la reprise pronominale. Sur le plan du lexique, on trouve le verlan et la troncation, pour lesquels il n’existe pas de procédés morphologiques comparables en anglais. On doit alors explorer les ressources de la langue cible afin d’enrichir le texte cible en marqueurs d’oralité porteurs de subversion, à la fois suffisamment figés pour être acceptables et reconnaissables à l’écrit, mais aussi suffisamment marqués pour mettre en scène le départ délibéré de la norme, en gardant à l’esprit qu’il n’est pas possible d’utiliser des traits trop ancrés dans un contexte géographique. Pour l’anglais, cela passe bien sûr par les contractions du type « I’m », « you’re » ou « would’ve », voire « ain’t » comme contraction universelle. L’utilisation de « like » comme mot de remplissage, particulièrement répandue chez les jeunes locuteurs anglo-saxons, ainsi que de tags (« ain’t it »; « aren’t you ») peut évoquer l’oralité du texte source, comme dans cet exemple : « Nawel elle est super bonne et elle croit en moi grave », qu’on pourrait traduire par « Nawel is like so hot and she really believes in me, ain’t she ». « Like » est ici utilisé pour amplifier « hot », tandis que « ain’t she » renforce la teneur orale du message, surtout suivi d’un point (plutôt que d’un point d’interrogation) qui invite une intonation descendante et donc suggère une question rhétorique.

Ces trois catégories de marqueurs sont naturellement très fluides, et les stratégies compensatoires sont à envisager au niveau textuel davantage qu’à des niveaux inférieurs, même si on a vu qu’il est possible de trouver des traductions élégantes à des segments délicats de par leur forme ou leur contenu sémantique. Il s’agit alors de puiser dans les ressources de la langue cible comme dans une boîte à outils pour recréer l’étrange familiarité du texte source, et la fluidité de sa communication et sa subversion de la langue.

Conclusion

Décrire la langue utilisée par les locuteurs des banlieues est un exercice périlleux, et les conclusions des sociolinguistes qui se sont penchés sur la question peuvent nous aider à y voir plus clair. En effet, on peine à délimiter clairement les traits dits « populaires » et donc au moins dans une certaine mesure « familiers » de ceux qui seraient spécifiques au français des banlieues. Ce problème de définition trahit une sorte d’échec à séparer le Soi de l’Autre et place ses locuteurs dans une position interstitielle, un entre-deux linguistique, entre conformité à la norme et subversion délibérée. Cette tension se précise encore davantage dans le roman de Y. B., dans lequel la juxtaposition de formes non standards et de codes reconnaissables (langue dite populaire, codes du stand-up) à l’écrit met en exergue la différence linguistique. C’est cette juxtaposition qui tord parfois les codes de l’écrit et crée une forme d’étrangement qui doit informer, si ce n’est gouverner, le processus traductionnel. D’un point de vue traductologique, les notions de « domestication » et de « foreignization » (ou de naturalisation et d’aliénation, ou de traduction sourcière ou cibliste, ou en fait de toute dichotomie résumant la traduction à une simple relation de push-pull entre la culture source et la culture cible) méritent un réexamen critique, car elles ne capturent pas la complexité linguistique et culturelle de textes tels qu’Allah Superstar, et manquent de voir la possibilité du texte source d’être à la fois intime et de s’écarter du Soi, d’être porteuse à la fois de familiarité et de différence. L’analyse sociolinguistique livrée plus haut et la confrontation de cette analyse aux outils traductologiques nous invitent en fait à penser cette littérature comme littérature ambivalente, littérature de l’entre-deux. Sa traduction n’est à penser ni comme appropriation, ni comme aliénation, mais comme une exploration, en particulier des ressources de la langue cible qui permettent de perpétuer l’étrangement, notion qui nous apparaît alors comme le dénominateur commun de ce groupe d’oeuvres parfois rangées sous l’étiquette de « littérature de banlieue ».