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La mort et, tout particulièrement, la mise à mort des animaux est devenue un enjeu central des positions – certes hétérogènes – des défenseurs des droits des animaux (Gardin, Estebanez et Moreau, 2019) avec des conséquences bien réelles sur la disparition en acte ou programmée de certaines activités (les animaux de cirque, les delphinariums…).

Or, loin d’avoir éclairé ce qu’est la mort, ces mobilisations, et les travaux sur lesquels elles se fondent (voir par exemple Donaldson et Kymlicka, 2016), se contentent généralement de l’évidence, parfois évacuée en quelques lignes, que c’est un mal absolu.

Cet article propose de s’intéresser à cette évidence en documentant empiriquement un cas spécifique. Qu’est-ce que la mort au zoo? Il s’agira d’observer les fonctions qui lui sont attribuées, les discours dans lesquels elle est inscrite, mais aussi sa dimension concrète et son sens pour les acteurs du zoo. La mort est aussi un fait social qui se décompose en une myriade de configurations.

Au-delà même de l’intérêt d’analyser de manière précise ces différentes configurations d’un point de vue historique (Baratay, 2011), autour de l’élevage et de l’abattage (Mouret, 2012; Rémy, 2009) ou des refuges d’animaux (Michalon, 2014), le zoo pose des questions spécifiquement intéressantes sur la mort parce qu’il se présente comme un lieu de vie. La mort y est un échec manifeste du projet de conservation mis de l’avant par l’institution. Elle n’apparait, dans un premier temps, que comme une abstraction, renvoyant à l’extinction des espèces quand la mort concrète est, elle, euphémisée et invisibilisée. La question qui se pose, d’abord dans les zoos occidentaux (voir, pour des variations, Bondaz, 2014) et ce, de manière différenciée selon les institutions, est alors : qu’est-ce que la vie sans la mort?

L’hypothèse que je fais est qu’il existe un discours et une pratique à vocation unificatrice sur la mort au zoo, qui relève d’une forme de biopolitique. Ainsi, la fonction première du zoo serait de déconnecter la naissance de la mort, afin de mettre en valeur son rôle social de conservation des espèces, mais également de se décharger des enjeux moraux concernant la mort (qu’est-ce qu’une bonne mort? comment la justifier?).

Pour autant, la mort concrète ressurgit constamment pour les travailleurs, les animaux et parfois pour les visiteurs. C’est d’ailleurs dans le détail de cette confrontation que toute la complexité du vivant apparait et que le noeud gordien qui unit la mort et la vie est nécessairement retissé. La mort apparait alors constituée d’une multitude de rapports sociaux et de contextes changeants qui font grandement varier son sens et ses régimes de justification.

Cet article s’appuie sur une série d’entretiens[1], menés au Parc Zoologique de Paris (PZP) entre avril et mai 2018 avec différents corps de métiers au zoo (soigneur, vétérinaire, responsable de collection), qui essayait notamment de cerner des enjeux concernant la mort au zoo. Un deuxième ensemble de données qualitatives (observations sur les pratiques, les dispositifs et les discours, plusieurs milliers de photographies et de séquences filmées, entretiens) a été collecté lors d’une enquête sur la fonction sociale des zoos, notamment menée dans le cadre de stages de plusieurs semaines en 2008-2010 dans trois établissements en France (Ménagerie du Jardin des Plantes, Zoodyssée, Zoo de Pont Scorff). Il est à noter que cette enquête, effectuée dix ans avant les entretiens, n’a pas été réalisée auprès des mêmes acteurs et qu’elle ne focalisait pas spécifiquement sur la question de la mort.

Réfléchissons tout d’abord à la façon dont le zoo constitue une tentative de réinventer l’élevage, sans la mort. Cette réinvention de nos liens aux animaux passe par une forme de biopolitique, c’est-à-dire de gouvernementalité du vivant. Dans un second temps, nous essayerons de voir comment la confrontation à la mort est pourtant une expérience constante pour les travailleurs, et même les visiteurs du zoo, qui sont mis en présence de multiplicités de morts concrètes qui donnent lieu à des régimes variables de justification. La mort est loin de se résumer à une situation monolithique.

Le zoo comme tentative de réinventer l’élevage sans la mort?

Les animaux du zoo ne sont ni domestiques, ni encore moins familiers. Si l’on ne vient voir au zoo ni chèvres, ni vaches, ni chiens, c’est que l’institution est fondée sur la mise en scène d’animaux sauvages et généralement exotiques, à de rares exceptions près (Estebanez, 2010).

Des animaux sauvages et exotiques?

Bien sûr, il ne s’agit pas de caractéristiques qui seraient intrinsèques aux animaux, mais de propriétés sociales. Les animaux sont exotisés par les décors, par les paysages, par les discours et les pratiques au zoo et, plus largement, par la société dans laquelle ils sont implantés. Les animaux de zoo sont ainsi généralement caractérisés par la mise en scène du maintien d’une certaine distance vis-à-vis des humains. Celle-ci leur garantit une forme d’authenticité, tirée de la dichotomie entre nature sauvage et monde des humains.

Le zoo est ainsi défini comme un lieu de présentation d’animaux sauvages, qui sont associés à un imaginaire de liberté lié à leur statut, notamment en termes de reproduction. Ces catégories assez simples, voire simplistes, d’animaux familiers, domestiques et sauvages ont été largement critiquées en sciences sociales (Micoud, 2010; Descola, 2004; Haraway, 2003), mais sont pourtant toujours aussi couramment mobilisées.

Faire vivre et laisser mourir?

Ce qui apparait est que le zoo est un espace de prise en charge de la vie des animaux, de leur naissance à leur mort. La reproduction y est notamment devenue cruciale depuis que les zoos ne peuvent plus prélever d’animaux dans leur milieu, comme ils l’ont fait à très grande échelle au xixe et début du xxe siècle (Rothfels, 2008). Le traité de la CITES[2] protège en effet un nombre croissant d’espèces, avec pour effet d’en interdire le commerce et les prélèvements.

Dès les années 1970 aux États-Unis, les zoos sont frappés de plein fouet par des mobilisations militantes de mouvement de libération animale. Les discours de légitimation du zoo se transforment, tout au moins dans les pays riches. Ils mettent ainsi en avant une fonction de préservation d’espèces menacées dans leur milieu naturel pour les y réintroduire, un jour venu (Norton et al., 1996). Ce modèle de l’Arche de Noé a conduit à une refondation complète de la façon d’envisager le fonctionnement des populations animales au zoo.

En 1973, l’International Species Information System (ISIS) est créé pour enregistrer tous les animaux de zoos avec leurs origines et leur généalogie. La base de données établie au Zoo du Minnesota est nourrie par les données d’environ 600 zoos qui y participent et compte environ 2 millions de spécimens, dont 350 000 viennent d’animaux qui sont actuellement vivants (Braverman, 2018). Des livres généalogiques appelés studbooks ont été élaborés, par espèces, pour constituer des bases de données spécifiques gérées par des coordinateurs qu’on appelle aussi gestionnaires de collection. Ainsi, au Parc Zoologique de Paris (PZP), Luca Morino est chargé de collection et s’occupe du studbook des babouins.

Ces studbooks sont intégrés dans des plans de reproduction des populations, développés dès les années 1980 par l’American Zoological Association (AZA) sous le nom de Species Survival Plan. En Europe, l’objectif du l’Europaïsche Erhaltungzucht Programm est de maintenir 90 % de la variabilité génétique de l’espèce sur une période de 200 ans, à partir d’une vingtaine d’animaux fondateurs. En somme, il s’agit de maintenir une espèce hors de son milieu d’origine, en ne s’appuyant que sur les ressources des zoos.

Cette vision techniciste d’un vivant structuré par des opérations de gestion de population, à l’échelle de la planète[3], n’est pas sans rappeler qu’une des formes majeures du pouvoir passe par l’administration et la régulation de la vie. Michel Foucault (1997) soutient que le pouvoir dans les sociétés occidentales s’est trouvé pendant longtemps dans la capacité à faire mourir et à laisser vivre. Ce système est progressivement remplacé par un pouvoir qui se manifeste dans la capacité à faire naitre et à laisser mourir. Foucault associe ce passage au développement de techniques de gestion de population que permettent la statistique, la démographie, la génétique. Les bases de données développées par les zoos n’ont, au moins en théorie[4], rien à envier aux systèmes conçus pour les humains, puisqu’elles vont jusqu’à dessiner une cartographie génétique de tous les individus.

Si les techniques de gestion saisissent les populations, elles s’inscrivent aussi dans les corps, chez les humains comme chez les animaux. La contraception est ainsi monnaie courante au zoo. Elle peut passer par des opérations chirurgicales mais aussi, de plus en plus souvent, par l’administration d’une quelconque pilule contraceptive ou la pose d’implants contraceptifs, chez les femelles comme chez les mâles. Évidemment, ces tentatives de contraception sont plus ou moins faciles à mettre en oeuvre, en fonction des espèces et des connaissances disponibles. Si la reproduction d’un orang-outang est assez bien documentée et peut être contrôlée par des médicaments dérivés de la pharmacopée humaine, c’est bien moins le cas pour des reptiles. Une autre dimension de la façon dont les corps sont saisis dans les opérations de gestion de population concerne la mobilité d’individus, qui sont transférés d’un zoo à un autre pour effectuer les accouplements jugés les plus efficaces à la réalisation du maintien de la variabilité génétique de l’espèce.

Cette biopolitique de la gestion du vivant au zoo (Chrulew, 2011) est une façon de procéder qui permet de mettre l’accent sur les naissances, la vie, en dépolitisant la question de la mort, qui n’est plus qu’une cause incidente. Les décisions y sont prises pour la vie et semblent n’avoir aucun rapport avec la mort des animaux – qui ne relève plus alors que de causes naturelles. Les zoos des pays riches tendent ainsi à déconnecter la question de la mort concrète de celle de la vie. En ce sens, bien que tout système d’élevage relève de techniques de gestion du vivant, le zoo semble plus spécifiquement relever d’une forme de biopolitique, du fait de la valeur essentielle qui y est donnée à la vie. Un animal de compagnie ou de rente doit bien sûr être vivant pour permettre au lien et à la viande de se développer, mais le fait qu’ils soient vivants n’est pas en soi constitué comme une finalité. Au contraire, le discours et les pratiques de conservation contemporaines au zoo y ont fait de la vie la fonction première et donc, en creux, de la mort un échec crucial. Mettre à mort semble, à priori, un suicide institutionnel. Plus que dans d’autres contextes d’élevage, y compris à des fins non alimentaires, la question de comment faire vivre et laisser mourir parait décisive.

Lors de mes entretiens aux Parc Zoologique de Paris (PZP), ce statut des animaux en rapport à leur mort est un enjeu qui émerge, non seulement pour les membres de la direction, mais également pour les soigneurs.

Considérez-vous qu’il y a des continuités entre vos études agricoles et le monde du zoo?

Oui, c’était des études d’élevage bovin, équin. Quand on commence soigneur, en fait la base est la même. […] Et après, ce qu’on va apprendre en tant que soigneur, c’est de travailler avec de l’animal sauvage et pas avec de l’animal domestique… On ne les élève pas pour la viande, on n’a pas le même rapport avec eux, donc forcément, d’instinct, ce n’est pas la même chose qu’un animal d’élevage.

Et du coup, est-ce que vous diriez que ce sont des animaux d’élevage ou c’est un terme qui ne vous convient pas?

Bah, si on prend un peu de recul et qu’on regarde, ça reste de l’élevage quand même, parce que les EEP, ce n’est ni plus ni moins qu’une grosse gestion de la population captive. Alors après, ça ne se gère pas de la même façon qu’un troupeau de brebis par exemple, mais ça reste de l’élevage. C’est de la gestion génétique des individus.

Hélène Hallaire, soigneuse depuis 10 ans au PZP, secteur serre tropicale, entretien du 2 mai 2018

Les catégories de sauvages ou d’exotiques ne sont pas du tout mobilisées par Hélène Hallaire qui considère plutôt ses pratiques en regard avec son expérience dans le monde agricole. Au zoo, on trouve des animaux d’élevage, dont le statut est tout de même décalé par rapport à ceux de la ferme du fait du rapport à la mise à mort : les animaux n’y sont pas élevés pour la viande. Le zoo apparait ainsi comme un gigantesque programme d’élevage qui aurait évacué la question de la mort, en dehors de la question de l’extinction des espèces, sur laquelle nous reviendrons.

Invisibiliser la mort concrète pour le public

La seule mort qui apparait de manière explicite dans la communication institutionnelle est celle du récit de l’extinction des espèces, articulée avec les grandes thématiques de la perte de la biodiversité, d’habitat ou du réchauffement climatique. Il ne s’agit pas ici de la mort concrète d’individus, mais d’une narration qui justifie la nouvelle fonction sociale de l’institution du zoo. La mort concrète est euphémisée dans la communication institutionnelle, mais aussi parfois dans les injonctions qui sont adressées au personnel, comme le signale Hélène Hallaire, du PZP : « Moi, y’a une époque au Muséum où on me disait : “Non, non, lui, il est mort, mais il ne faut pas le dire aux visiteurs, faut dire qu’il est parti…” » (entretien du 2 mai 2018).

Ce cas, loin d’être isolé, se retrouve dans la plupart des autres zoos où j’ai mené mes enquêtes, et cette attitude est généralement justifiée par la nécessité de ménager la sensibilité du public en évitant qu’il ne se retrouve face à un animal mort.

Il serait ainsi impossible, même si on le souhaitait, de laisser visible un animal mort. Au zoo de Pont Scorff, en 2007, un bébé macaque mort était ainsi resté dans l’enclos, trainé par différents membres de la troupe. Du fait de mon matériel de prise de notes, on m’a confondu avec un membre du personnel; j’ai été alors apostrophé sur la nécessité de faire quelque chose rapidement. Les visiteurs s’étaient massés autour de l’enclos et avaient manifesté – au moins pour une partie d’entre eux – leur indignation, non dépourvue d’une certaine fascination pour la scène. Hélène Hallaire, du PZP, souligne également que le public, en France, n’est pas prêt à se confronter à la mort. Le simple fait d’arriver avec des morceaux de viande pour nourrir les félins, par exemple, suscite régulièrement des hurlements de protestation.

Comme j’ai pu le constater au zoo de Pont Scorff comme à Zoodyssée, le tour de sécurité effectué par les soigneurs avant l’ouverture a une fonction de vérification du bon état des enclos et de l’absence de danger, mais il s’agit aussi de repérer les animaux morts et les retirer avant l’ouverture, voire, dans certains rares cas comme j’en ai eu la description à Zoodyssée, d’abattre des animaux gravement blessés, avant qu’ils ne s’effondrent devant le public.

La mort fait partie de l’élevage

Si la mort concrète est généralement invisibilisée pour le public, elle reste une présence quotidienne pour le personnel du zoo.

Catherine, la vétérinaire du parc, m’a donné rendez-vous devant l’enclos des éléphants, parce qu’on sera bien, il y a une belle vue. Elle a manifestement laissé de côté ses activités pour venir me voir et s’apprête à répondre à mes questions. Quand je lui signifie que je ne veux surtout pas la retarder et, qu’à vrai dire, j’aime autant la suivre et discuter pendant qu’elle est à son travail, elle commence par hésiter : « T’es sûr ? Parce que ce que j’ai après, c’est une autopsie. » Comme je la rassure, nous quittons l’enclos d’un bon pas pour redescendre vers la piscine des otaries, que nous laissons sur notre gauche, et entrons dans la cuisine centrale. Je suis Catherine dans la chambre froide. En face, sur des étagères en métal, des cageots de fruits, des caisses de légumes. Sur la gauche, des quartiers de viande rouge suspendus à des crocs de bouchers et des caissettes de cuisses de poulet. En haut de l’étagère, un sac poubelle noir, que Catherine saisit. Nous sortons. Dans le couloir qui donne sur la cuisine est déposée une série de caisses vertes, fermées et empilées les unes sur les autres; curieusement, elles émettent un son. Je soulève le couvercle d’une des caisses : une multitude de poussins de quelques jours y piaillent. Je referme la caisse. Nous quittons la cuisine pour nous diriger vers le bureau de Catherine.

Catherine pose un sac poubelle noir sur une paillasse carrelée de blanc. Elle détache le talkie-walkie qu’elle portait à la ceinture et le pose au bord du plan de travail, puis ouvre une petite trousse en simili cuir dont elle extrait une boite métallique garnie d’une série de pinces et de ciseaux. Elle dépose devant elle un appareil photo numérique, se retourne et prend sur une étagère métallique deux gants blancs, à usage individuel. Elle sort du sac poubelle une magnifique civette adulte. Le corps est élancé, souple et sa fourrure tachetée est immaculée. Catherine retourne la civette, l’observe, la palpe, la sent, puis saisit un scalpel et une pince et, d’un geste lent et précis, lui ouvre le côté gauche de l’abdomen. Penchée sur la civette, elle est concentrée, ce qui ne l’empêche pas de continuer à converser avec moi. Elle récline la peau, puis commence à enlever les organes, en en tâtant la consistance, en observant les formes et la couleur. Elle les dépose progressivement sur le sac plastique, tout autour de la civette. Au bout d’une quarantaine de minutes, Anthony, un des soigneurs du secteur des otaries, entre dans le bureau. Pas surpris le moins du monde, il demande : « Alors, elle a quoi la civette? » Pendant que Catherine lui explique qu’une anémie est la potentielle cause du décès, Anthony s’approche et ouvre la boite qu’il tient entre les mains. En sort un rat, son rat de compagnie, bien vivant, mais avec une patte blessée. Catherine pose ses instruments, ôte ses gants et va se laver les mains avant de s’occuper de lui.

Notes de terrain, Zoo de Pont Scorff, le mercredi 1er août 2007 à 10h25

Ce que cet extrait de mes notes et mes photographies de terrain laissent apparaitre est un premier réflexe de mise à distance de la mort, par lequel Catherine me protège de l’effet de la vue du cadavre. Arrivé depuis huit jours au zoo, ma place dans l’institution, entre visiteurs et personnel, n’est pas encore bien établie. Passée cette première réserve, c’est plutôt une mort familière qu’il m’est donné à voir. Catherine, en tant que vétérinaire, voit passer quasiment tous les animaux décédés au parc pour les autopsier, soit plusieurs interventions par semaine. Son travail est soigneusement cadré par des techniques de dissection, un ordre des opérations et un circuit du cadavre. Ainsi, la civette et ses organes retournent dans le sac poubelle, qui est ensuite déposé dans un congélateur spécifique réservé aux cadavres de petite et moyenne taille, avant le passage des services d’équarrissage. Cela n’empêche pas Catherine de manifester de l’empathie vis-à-vis de certains animaux morts, comme ici la civette qui « était super cocotte ». Les soigneurs sont au courant de la mort des animaux, qu’ils ont souvent eux-mêmes signalée, et, comme Anthony, ils n’hésitent pas à entrer pendant la dissection, pour leurs problèmes personnels, pour voir les dissections et pour connaitre les causes de la mort, « au moins savoir ce qu’elle a ». La mort, même si on peut la regretter pour certains animaux, n’est pas un tabou mais une présence connue, accompagnée de pratiques répétées.

Elle apparait également, sous une forme différente, dans le quotidien des personnes qui sont en charge de la mise en oeuvre et de la gestion des programmes d’élevage.

Le défi, c’est justement ça, c’est… le contraste, c’est que dans la nature, la situation est délicate parce qu’il y a plusieurs populations qui sont fortement menacées et, par contre, en captivité, le problème, c’est l’opposé, ils se reproduisent très bien, même trop! […] Nous, on a trop de babouins. […]

Et vous avez une sorte de capacité… limitée dans le…?... C’est ça, oui… une certaine densité, ça pose des problèmes du coup?

Oui. C’est ça… C’est pour ça qu’avant que j’arrive, ils ont séparé ces 11 mâles, avec une idée de les placer ailleurs, mais ça fait… je sais pas, 3 ans, 4 ans, qu’ils n’ont pas réussi à les placer.

Luca Morino, chargé de collection PZP depuis un an, entretien du 20 avril 2018

Un problème majeur que rencontrent les zoos est celui de l’espace, qui est une ressource limitée. En dehors de cas médiatiques pour lesquels la reproduction dans les zoos est très compliquée (pandas, rhinocéros…), on trouve au contraire un nombre important d’espèces menacées ou en voie de disparition hors des zoos, mais qui tendent à trop se reproduire en captivité du fait d’une absence de prédateurs et d’un apport régulier en nourriture et en soins vétérinaires. Les naissances posent alors un problème classique de tout élevage : dans un cadre de ressources limitées, quand des animaux arrivent, d’autres doivent partir.

La réintroduction des animaux de zoo à l’extérieur de ceux-ci s’avérant généralement impossible, tant leur socialisation est spécifique (rapport à la nourriture, aux prédateurs, aux humains…), c’est généralement la circulation vers d’autres zoos qui pourrait apparaitre comme une solution.

Les babouins du Parc Zoologique de Paris auraient ainsi dû rejoindre d’autres zoos où ils auraient pu être accueillis. Or, les babouins mâles, qui vivent normalement dans des groupes majoritairement composés de femelles, sont surnuméraires dans tous les zoos qui élèvent l’espèce. Il est ainsi quasiment impossible de les échanger contre d’autres animaux, ni même de les donner. De très nombreux mâles, chez les girafes, les gorilles, les félins, apparaissent ainsi comme des sortes de rebuts, alors qu’ils appartiennent souvent à des espèces très menacées.

C’est ce que vous appelez le surplus?

Oui, les animaux en surplus, c’est ceux qui sont en trop dans les parcs, et qu’on ne sait pas quoi en faire. C’est le cas des babouins par exemple. […]

Donc la trajectoire c’est, soit on les réintroduit, soit, une des solutions, c’est l’euthanasie, en fait c’est ça?

Bah, une des solutions proposées par l’EAZA, par les coordinateurs, parfois on a des recommandations d’euthanasie, oui. […] Là, encore une fois, le mot euthanasie est pas forcément bien employé, puisqu’une euthanasie, c’est une décision vétérinaire, quand on n’a pas le choix, mais là, il est en bonne santé, c’est un abattage en fait.

Hélène Hallaire, soigneuse depuis 10 ans au PZP, secteur serre tropicale, entretien du 2 mai 2018

Une des solutions préconisées par l’EAZA (European Association of Zoos and Aquaria), et plus largement par les organismes de gestion de population, à ce problème des animaux surnuméraires est l’euthanasie, avant autopsie et équarrissage ou naturalisation. Cette mise à mort d’animaux sains et membres d’espèces menacées n’est d’ailleurs pas qualifiée d’euthanasie par Hélène Hallaire. L’euthanasie lui apparait comme quelque chose qui résulte d’une décision vétérinaire dans l’objectif de soulager une souffrance. Au contraire, l’abattage – qui rapproche ici les animaux de zoo des animaux élevés pour leur viande – d’un spécimen sain lui semble une aberration, en contradiction manifeste avec le sens de son travail.

La mort resurgit ainsi constamment pour les travailleurs, mais aussi, de manière moins attendue, pour une partie des visiteurs.

Bah, non, s’il est mort il est mort, je ne vais pas mentir. Moi, je pense qu’on devrait plus communiquer. Parce que si on commence à cacher des trucs, c’est peut-être qu’on a plus à cacher. Ce n’est pas forcément le cas, mais les gens, ils vont se poser des questions, d’autant plus qu’on a beaucoup beaucoup d’habitués. Donc les gens connaissent par coeur nos individus, ils savent très bien…vaut mieux communiquer et anticiper le problème et, aussi, ça fait partie de l’éducation, parce que voilà, c’est naturel, y’a des animaux qui naissent, y’a des animaux qui meurent.

Hélène Hallaire, soigneuse depuis 10 ans au PZP, secteur serre tropicale, entretien du 2 mai 2018

Pour Hélène Hallaire, le rapport à la mort doit être discuté et présenté de manière transparente, parce que cela relève d’une forme d’éthique et de responsabilité vis-à-vis des visiteurs. Il parait de toute façon impossible de cacher au public la mort de certains animaux charismatiques, fortement individualisés par le zoo (un gorille albinos, un panda…) et, même, de façon beaucoup plus large, la disparition d’individus beaucoup moins singularisés, auprès des habitués qui connaissent parfois en détail, pour venir quotidiennement, tous les membres d’un groupe de gazelles. Une seconde motivation est l’idée que la confrontation à la mort est quelque chose d’important et d’éducatif : la vie, c’est aussi la mort.

Le quotidien du travail avec des êtres vivants oblige ainsi le personnel du zoo, mais aussi certains visiteurs, à recomposer le cycle de la vie que le discours biopolitique sur la protection des espèces tend à morceler en épisodes bien séparés (la naissance, la vie, la mort). Par ailleurs, dans le quotidien du travail, il n’y a pas une mort, mais des morts qui sont contextuelles. Abattre une girafe saine, dans le cadre d’une gestion de population, pratiquer l’euthanasie d’un lion victime d’insuffisance rénale avancée, écraser un rat qui s’introduit dans les enclos, tous ces actes produisent la mort, mais s’inscrivent dans des régimes de justifications fort différents.

Des régimes variables de justification de la mise à mort

Des configurations sociohistoriques et sociogéographiques

Un premier ordre de variabilité des justifications de la mise à mort relève des contextes sociohistoriques et sociogéographiques (Bourillon, Degueurce et Estebanez, 2015). Dans le cas des zoos, les conditions de capture, de transport et de vie des animaux ont été pendant longtemps si mauvaises que des flux se comptant en dizaines de milliers d’animaux circulent annuellement, à la fin du xixe siècle, des espaces colonisés vers les zoos métropolitains, en grande partie pour remplacer les animaux morts pendant l’hiver (Pouillard, 2015; Rothfels, 2008). Même si quelques voix s’élèvent alors pour protester contre ces hécatombes, la vie des individus déplacés ne compte guère.

Dans les années 1970, quand les zoos essayent de devenir des lieux de protection d’espèces en voie de disparition, tout d’abord aux États-Unis et en Europe, la question de la mort et, plus encore, de la mise à mort deviennent un enjeu central. On observe ainsi comment la mise à mort, qui était courante aux États-Unis jusqu’aux années 1980 pour régler la question des surplus, devient injustifiable et disparait pour être remplacée par la contraception, une vingtaine d’années plus tard (Braverman, 2018).

En Europe même, le recours à la mise à mort est loin d’être pratiqué de manière homogène, variant selon les contextes étatiques, mais aussi les établissements. On peut, à cet égard rappeler le tollé médiatique, et sa mobilisation par des associations de défense des animaux, à propos de la mise à mort de Marius, le 9 février 2014, au zoo de Copenhague, Danemark. Alors qu’il n’est ni malade, ni blessé, ce girafon (Giraffa camelopardalis reticulate) réticulé de deux ans, dont les populations sont pourtant en fort déclin, est mis à mort. Il fait alors partie d’un groupe d’une centaine de girafes, réparties dans 25 zoos européens, qui participent d’un programme de sauvegarde. Après sa mise à mort, le corps de Marius est disséqué devant un public qui a réservé pour assister au spectacle et qui compte de nombreux enfants, puis il est donné à manger aux lions voisins. De nombreux facteurs ont déchainé une forte réaction : la jeunesse et l’innocence de l’animal, son statut d’espèce en voie de disparition, l’écoulement du sang, la distribution des membres du cadavre en pâture aux lions, la présence des enfants, la mise en scène publique d’une sorte de boucherie, la curiosité morbide et barbare face à la mise à mort. Ainsi, cet évènement a suscité une condamnation morale largement située (Braverman, 2018).

Les régimes de justification de la mise à mort comme outil de gestion

Comme le souligne Luca Morino, la mise à mort comme outil de gestion des populations n’est généralement pas utilisée, et en tout cas pas publicisée, en Espagne, en Italie, en France. Au Parc Zoologique de Paris, tant les soigneurs, les gestionnaires de collection, que la direction scientifique s’y sont opposés et soulignent être prêts à aller à l’encontre des directives de l’EAZA, si elles devaient évoluer de manière plus contraignante en ce sens. Il est intéressant de noter que cette mise à mort est nommée, de manière institutionnelle et par une partie du personnel chargé de la gestion des collections, « euthanasie », en considérant qu’il s’agit d’un acte technique, réalisé, dans le cadre d’un programme, par le vétérinaire, alors même que l’appellation est contestée par certains soigneurs, comme nous l’avons vu plus haut, parce que le geste technique ne relève pas du régime de justification adéquat (la suppression de la souffrance).

Au contraire, en Suède, en Finlande, au Danemark, la mise à mort est pratiquée et encadrée dans des systèmes de justification, avec trois motivations principales. La première renvoie au bien de l’espèce. Il s’agit d’éviter la consanguinité entre un nombre fini d’animaux qui conduit irrémédiablement à la perte de la variabilité génétique. Les animaux individuels deviennent alors en premier lieu des banques vivantes de gènes. Le girafon Marius avait, par exemple, des gènes déjà trop représentés dans la centaine d’individus existants en zoo. Il fallait libérer sa place pour un individu issu d’un couple s’étant moins reproduit. Le sacrifice de l’individu est alors justifié par le bien de l’espèce. Si Luca Morino désapprouve personnellement cette façon de procéder, il signale tout de même que l’euthanasie est, dans l’absolu, un outil efficace de gestion des populations, beaucoup moins couteux à mettre en oeuvre que les tentatives de contrôle de la reproduction.

Un second argument qui est mobilisé institutionnellement est de signaler que l’euthanasie permet de reproduire des conditions de vie naturelles. Le cas du girafon Marius est là aussi justifié en soulignant que, dans la nature, une grande partie des petits ne survivent pas, par maladie, prédation, manque de nourriture. Même chez les prédateurs, les jeunes mâles se battent et une partie d’entre eux va mourir, ce qui règle partiellement le problème de leur surreprésentation. L’euthanasie se voit ainsi chargée de remplacer la nature dans son travail de régulation des populations et, donc, de travailler ainsi à la naturalisation de l’environnement du zoo.

Enfin, un troisième argument, articulé aux deux premiers, vise non plus le bien de l’espèce, mais le bien-être de l’individu, et en l’occurrence ici de la femelle. Il est tout d’abord à noter que les méthodes de contraception ne sont souvent pas très au point, dès qu’il ne s’agit pas de grands mammifères, provoquant des insuffisances, voire des cancers. Par ailleurs, beaucoup de gestionnaires considèrent que la sexualité, la gestation et le fait de s’occuper d’un petit sont des éléments importants de la vie des femelles et de leur bien-être. À Copenhague, la décision d’abattre le girafon Marius, au bout de deux ans, pour le bien de l’espèce est également justifiée en termes de qualité de vie de sa mère. On doit évidemment noter le recours à la nature comme un argument de justification puissant, ancré, comme l’avait déjà largement souligné Haraway (1984), dans un système patriarcal.

La mort et la hiérarchie des attachements

Un deuxième ordre de variabilité des justifications de la mise à mort reflète la hiérarchie des espèces et des attachements. Au sommet de celle-ci se trouvent les animaux de zoo. Leur vie est précieuse et il parait difficile de les mettre à mort. On notera cependant des variations importantes entre des animaux charismatiques, individualisés, et des espèces jugées moins rares ou pour lesquelles les individus ne se distinguent pas réellement du groupe (les petits herbivores, les reptiles ou, évidemment, les insectes). À Zoodyssée, à proximité de Niort, certaines espèces de chèvres pouvaient ainsi finir leur carrière d’animaux de zoo en nourriture pour les loups voisins, soulignant ainsi l’inégale valeur des animaux.

Cyril Caffelaire, soigneur de reptiles, travaille depuis cinq ans à la Ménagerie du Jardin des Plantes de Paris, dans ce secteur, et possède personnellement une cinquantaine de reptiles à son domicile.

Nous sommes dans les cuisines de la galerie des reptiles. C’est une pièce carrelée équipée d’un plan de travail en acier avec un évier, d’un frigo avec un petit congélateur et d’un congélateur professionnel un peu plus grand en dessous. Des couteaux de cuisine sont posés à côté de l’évier et un fusil d’aiguisage est pendu à une crédence.

Cyril sort du congélateur quatre rats, qu’il lance sur le plan de travail. Ils forment un bloc massif du fait de la congélation et font un bruit percutant en retombant. Deux des rats sont énormes, les deux autres plus petits.

Nous sortons de la cuisine pour faire le tour des terrariums. Nous empruntons une voie de circulation réservée au personnel, opposée à l’espace de visite, sur laquelle donnent toutes les ouvertures des terrariums. Cyril ouvre successivement les portes vitrées et, armé d’un sceau pour se protéger des varans qui tentent parfois un coup de griffe ou une morsure, nettoie, change l’eau et contrôle l’état des animaux.

Cyril me montre des crottes au sol : « Le problème ici, ce sont les rats et les souris. Ils salissent tout et ils attaquent. » Je demande alors à Cyril la raison de la congélation des rats en cuisine. « Vivants, ils sont dangereux. Il y a un varan qui s’est fait bouffer en dormant. Il était parti pour aller à la chaise électrique, mais je l’ai sauvé. […] Pour moi, il y a bête et bête. ».

Alors qu’il ouvre le terrarium d’un iguane vert, Cyril s’arrête soudain et inhale avec insistance. Une odeur âcre se dégage du terrarium, mais elle ne me semble guère différente de celle des enclos précédents. Cyril pousse son sceau jusqu’à l’iguane, immobile. Au contact, celui-ci ouvre l’oeil et fait un mouvement brusque vers le sceau. Cyril bat en retraite, change l’eau du petit bassin, puis ferme la porte.

L’espace d’un instant, face à un cadavre réel ou supposé, les réactions de Cyril restent très mesurées. Cependant, elles n’en dénotent pas moins un rapport à la mort différencié en fonction des animaux. Le cadavre entier des rats, présence quotidienne et part d’une routine de travail, ne suscite aucun commentaire, ni aucune attention spécifique. Cyril ne cherche ni à m’empêcher de regarder ces rats congelés, ni à me protéger, ni à m’expliquer quoi que ce soit, ni non plus à différer son activité à plus tard, quand je ne serai plus là. Les rats forment d’abord et avant tout un bloc de nourriture et celui-ci doit décongeler. Mais qu’un varan puisse être mort relève d’un tout autre registre, qui mobilise les connaissances et les compétences du soigneur. Le fait que Cyril soit capable de déceler, à l’odeur de putréfaction ou de vomi, la mort d’un animal, pourtant parfois immobile des journées entières, ou encore identifier certains dérèglements, qu’il va ensuite préciser en ouvrant les fèces, est une source de fierté pour lui.

Notes de terrain, Muséum national d’Histoire naturelle, le 3 septembre 2007

Du fait des craintes de réactions du public, au moins en France, on ne donne quasiment plus d’animaux vivants comme nourriture aux animaux des zoos, à l’exception des insectes et parfois des poussins – hors de la vue du public. Il apparait également que les varans (mais aussi un grand nombre de reptiles) risquent de se faire tuer par leur proie, si elle leur est donnée vivante. Enfin, certains carnivores manquent totalement de compétence en termes de chasse. Hélène Hallaire, du PZP, signale ainsi que les félins tendent à manger leur proie vivante, sans la tuer, la laissant ensuite agoniser pendant des heures. Elle donne notamment l’exemple d’un jaguar qui a mangé le croupion d’une poule et continué à jouer avec elle, sans l’achever, parce qu’il ne sait pas vraiment faire et n’a pas réellement faim. Sont alors mis en balance, par certains soigneurs, le fait qu’il puisse s’agir d’un enrichissement positif pour l’animal (de zoo) et la souffrance de la poule.

La disparition du nourrissage avec des animaux vivants entraine, de manière intéressante, une externalisation, tant pour les visiteurs que pour les personnels du zoo, de la question de la mort de ces animaux, et de la qualité de leur vie, auparavant. Les questionnements, les positionnements et l’émotion que suscitent les conditions de vie et la mise à mort des animaux du zoo ont souvent pour pendant l’invisibilisation de la trajectoire des animaux voués à la boucherie. Essentiellement issus des productions animales destinées à l’alimentation humaine (Porcher, 2011)[5], ils y sont soumis à la violence qui y est assez généralisée et privés d’une vie digne d’être vécue. Les zoos et leur personnel peuvent ainsi très bien manipuler des caisses de poussins vivants, conditionnés par l’industrie agro-alimentaire et entreposés dans l’attente d’être servis à des reptiles ou utiliser des quartiers de viande de vaches n’ayant jamais foulé l’herbe. Cette invisibilisation est cependant loin d’être homogène et on observe également des interrogations chez certains soigneurs à propos de la qualité de l’alimentation donnée aux animaux du zoo et, de manière incidente, sur le processus de production de ces animaux.

[L’autoproduction], ça reste la façon la plus saine de nourrir nos animaux plutôt que de les nourrir avec des poulets d’élevage qui sont peut-être des OGM, enfin on n’en sait rien, en fait. […]

Est-ce que vous vous verriez avoir un poulailler avec plein de poules que, après, vous donnez à bouffer aux autres? […]

Ouais, ouais […] Tout ce qui est grillon qu’on élève et qu’on donne à manger, pourquoi ça serait différent du poulet qu’on donne à manger? Ouais, moi, je dis pourquoi pas?

Hélène Hallaire, soigneuse depuis 10 ans au PZP, secteur serre tropicale, entretien du 2 mai 2018

La position d’Hélène Hallaire est d’abord orientée par la nécessité d’obtenir une alimentation de qualité pour les animaux du zoo et non pas par une attention à la qualité de la vie des poulets qu’elle donnera à manger. Pour autant, son expérience agricole, et plus largement de l’élevage, notamment en contexte familial, l’amène à considérer que c’est bien par un retour à de meilleures conditions de vie que cet objectif pourra être atteint. Elle prône donc, « dans un monde idéal », une réintégration au sein du zoo des animaux qui y sont consommés.

Enfin, il apparait que la vie de certains autres animaux n’a aucune valeur intrinsèque, car ils sont pensés comme des nuisances. Les pigeons et les rats sont, dans les zoos que j’ai pu visiter, des êtres nuisibles : vecteurs de maladies comme la leptospirose, concurrents pour la nourriture, se reproduisant très rapidement, ils apparaissent des risques pour la survie même des animaux du zoo. Certaines institutions, comme le Parc Zoologique de Paris, indiquent avoir une procédure d’élimination de ces animaux, décrite par le vétérinaire du zoo qui la réalise, comme une euthanasie, afin de pouvoir contrôler leur état sanitaire. Elles recourent également aux services d’entreprises spécialisées chargées d’éliminer les rats, notamment par empoisonnement. Ces pratiques cohabitent néanmoins avec des formes de lutte prises en charge de manière plus ou moins informelle par le personnel du zoo qui n’hésite pas à abattre, à coups de pelle, les rats ou les pigeons bloqués dans les voies de circulation entre les cages ou dans les enclos eux-mêmes. Des formes assez cruelles de mise à mort peuvent exister, par exemple avec des pièges artisanaux consistant à mêler du plâtre à de la nourriture, à côté d’une gamelle d’eau, qui feront éclater l’estomac des rats en gonflant.

Oui, et par contre ça, c’est les méthodes maison?

Voilà, ça, c’est les méthodes maison… qui en revanche, sont pas pour les animaux parce que les barquettes sont dans les couloirs de service et pas à proximité dans les enclos. Donc, on sait que les animaux ne peuvent pas ingérer de plâtre, il n’y a vraiment que les rats qui boivent ça.

Hélène Hallaire, soigneuse depuis 10 ans au PZP, secteur serre tropicale, entretien du 2 mai 2018

Il est frappant de noter comment les rats sont exclus de la catégorie des « animaux », c’est-à-dire, ici, des animaux du zoo. Les rats appartiennent à la vie indifférenciée des multitudes, sans individualité, ni sens politique : ils sont à vrai dire à peine considérés comme des vivants (Agemben, 1998) et donc traités comme tels.

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Si l’invisibilisation de la mort concrète, dans une grande partie des zoos occidentaux, participe d’un mouvement de plus grande ampleur (Ariès, 1977), dans lequel la mort disparait des espaces urbains et, plus largement, des espaces publics (Bourillon, Degueurce et Estebanez, 2015), c’est la relation entre la naissance et la vie qu’ils y construisent qui les rend plus spécifiques.

Parce qu’ils se présentent comme des Arches de Noé, sortes de bulles protectrices, sans prédateurs ni maladies, qui traversent le temps, les zoos considérés portent une forme de fantasme d’immortalité : qu’est-ce que la vie sans la mort?

J’ai proposé d’envisager que la réponse à cette question relève d’une biopolitique spécifique, soit une pratique de gouvernementalité du vivant, non plus par la mise à mort, mais par le contrôle des naissances. En cherchant à morceler en segments bien distincts des moments qui font la vie (la naissance, le cours de la vie, la mort), le zoo propose de réinventer une modalité de vie en commun avec les animaux, en écartant les enjeux éthiques et politiques de la mort. Cette façon de faire de l’élevage sans la mort rejoindrait ici, de manière paradoxale, les propositions de certains théoriciens du droit des animaux (Donaldson et Kymlicka, 2016).

L’analyse empirique montre cependant que cette position n’est pas tenable, en particulier pour ceux qui travaillent au zoo. Précisément parce que ces travailleurs sont en prise avec le vivant, la mort surgit constamment, que l’on soit soigneur, directeur, voire visiteur régulier : elle fait pleinement partie de la vie. Le zoo apparait comme un lieu d’élevage avec la mort et non en dépit d’elle.

En ce sens, en tant que présence familière, la mort est nécessairement prise dans des discours, des pratiques et des systèmes de justifications, variables selon les contextes et les animaux considérés, soulignant combien elle est un objet social révélateur de nos relations aux animaux.