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D’Ésope à Walt Disney en passant par Saint-Exupéry, nombre d’écrivains ou d’artistes ont fait du renard roux (Vulpes vulpes) un des personnages principaux de leurs oeuvres et, au Moyen Âge, le succès littéraire du Roman de Renart a été tel que le nom du héros a progressivement supplanté le terme spécifique initial de goupil. Il est vrai que les qualités et défauts que les humains attribuent au renard sont particulièrement variés, et souvent ambivalents, et qu’ils font de ce canidé sauvage un être digne d’intérêt (Pastoureau, 2008[2001], p. 131-139). Entre 1925 et 1998, années qui marquent le début et la fin des épizooties rabiques d’origine vulpine en France, cette image ambigüe du renard fut un peu assombrie par le fait que l’espèce est devenue le réservoir et le vecteur de la rage, cette maladie virale qui se conclut par une mort effrayante. Le sort du renard s’est dès lors affirmé comme un enjeu majeur de santé publique au xxe siècle en France, sa mort étant au centre de représentations, de discours et de pratiques d’une grande diversité.

Le siècle de la rage vulpine

Pendant longtemps, l’espèce vulpine semble avoir été relativement préservée de la rage, contrairement aux loups et surtout aux chiens qui en étaient les principaux vecteurs auprès des autres mammifères et des humains. Au xxe siècle, l’apparente exemption rabique des renards de France est levée et ceux-ci commencent à être victimes de la rage à des échelles de plus en plus larges. Un tel changement peut s’expliquer à la fois par une mutation supposée du virus de la rage qui l’aurait rendu plus adapté à l’espèce vulpine (Blancou, 1985, p. 458-461), par une possible augmentation des effectifs de renards liée aux nouvelles disponibilités alimentaires (notamment les déchets urbains) et à la forte réduction de leurs prédateurs (loup, aigle, etc.) (Gras, 1977, p. 4) et, enfin, par le fait que les observateurs aient accordé davantage d’attention au sort du renard dans un contexte de déclin de la rage lupine et canine.

La première épizootie rabique touchant les renards en France au xxe siècle se produit au milieu des années 1920, dans une région boisée située au nord de Dijon. C’est en avril 1925 que « l’attention des gardes domaniaux et des garde-chasses particuliers est attirée par une mortalité anormale chez les renards » (Recueil de médecine vétérinaire, 1927 p. 236), mais ce n’est qu’à l’automne de cette même année que les premiers renards malades sont observés dans plusieurs communes au moment où, faisant fi de toute prudence, ils s’en prennent à des chiens et même à des humains. En 1926, le maximum de l’épizootie de rage est atteint chez les renards avec seize cas recensés avant que leur nombre ne recule, passant à moins d’une dizaine en 1927, puis finalement à deux en mars-avril 1928, moment où l’épizootie cesse à la suite de l’empoisonnement massif des renards (Barbier, 1929, p. 117-136).

Dans les années 1940, ce sont, cette fois, les renards de Corse qui sont touchés par la rage. Cet épisode semble être la conséquence de l’introduction sur l’Île de Beauté, par les troupes alliées, de chiens errants adoptés en Afrique du Nord. Les premiers cas se manifestent en avril 1944 et l’épizootie prend une certaine ampleur en 1945-1946, années où les renards contaminés sont alors si nombreux que leurs cadavres sont « trouvés en quantité insolite » (Jaujou, 1948, p. 128) et que de nombreux animaux domestiques vivant en semi-liberté dans le maquis sont attaqués. Des renards enragés sont alors rencontrés jusque dans les bergeries où ils se montrent agressifs vis-à-vis des humains, trois personnes ayant ainsi été mordues. Les pouvoirs publics décident alors l’abattage des renards ainsi que la vaccination préventive des chiens et du bétail, ce qui aboutit à la fin de l’épizootie en 1946 (Aubert et al., 2004, p. 130).

Figure 1

Carte des trois épizooties rabiques du xxe siècle en France.

© Nicolas Baron

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Ces deux événements ne sont toutefois que des vaguelettes face au tsunami rabique qui déferle sur la population vulpine française dans le dernier tiers du xxe siècle, depuis l’Allemagne et l’Est de l’Europe où il a pris naissance dans les années 1930. En mars 1968, un premier renard roux atteint de la rage est découvert à Montenach, dans le département de la Moselle (L’Est Républicain, 30 et 31 mars 1968). Dans les années qui suivent, le virus rabique se propage à grande vitesse (sur plusieurs dizaines de kilomètres par an) et provoque de plus en plus de victimes chez les renards, leur nombre passant de 200 individus en 1969 à 2 279 en 1976 (Toma, 1979, p. 23). En 1989, la rage tue 3 340 renards, un record, et atteint son extension géographique maximale avec l’équivalent de 140 000 km² de zones contaminées dans le Nord-Est de la France (Thévenot, 2003, p. 112), parvenant à atteindre la Manche et à franchir des fleuves comme la Seine et la Loire (Aubert, 1995, p. 1041). La décennie qui suit est marquée par une rétraction rapide et définitive des zones contaminées en raison de la vaccination des renards. Au final, entre 1968 et 1998, année du dernier cas, ce sont plus de 38 000 renards qui ont été diagnostiqués comme enragés par les services sanitaires, mais les pertes sont sans doute bien supérieures, de nombreux cas n’ayant sans doute pas été détectés ni rapportés.

Figure 2

Nombre de renards reconnus enragés en France entre 1968 et 1998.

© ANSES – Laboratoire de la Rage et de la Faune Sauvage de Nancy

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L’espèce vulpine n’est pas menacée par le virus rabique de façon égale au cours d’une épizootie. Tout d’abord, comme le montre le graphique ci-dessus, des années comptant un grand nombre de renards enragés succèdent à des années où les pertes sont bien moins importantes. Cette variation s’explique par la très forte diminution du nombre de renards, parfois de 75 %, après le passage du front rabique, ce qui limite les contacts entre les rares renards survivants et, donc, les risques de contamination. Puis, au bout de quelques années, la population vulpine se reconstitue et le virus rabique trouve des effectifs redevenus suffisants pour circuler de nouveau. Il existe également une fluctuation saisonnière très marquée qui est dépendante du cycle de vie du renard. Deux périodes dans l’année sont plus critiques pour la santé de l’espèce. La première se produit lors du rut en décembre-janvier à l’occasion duquel les combats entre individus peuvent causer une contamination dont les signes cliniques se manifestent au tournant de l’hiver et du printemps. Le second moment périlleux a lieu entre l’été et l’automne lors de la dispersion, c’est-à-dire au moment où les jeunes renards quittent leur domaine natal et s’en vont en quête d’un territoire, ce qui entraine des affrontements avec les adultes déjà installés, belligérances qui aboutissent à un pic de rage à la fin du second semestre (Thévenot, 2003, p. 19).

Une mort douloureuse et certaine

La contamination, dans la nature, d’un renard sain par le virus rabique se fait très majoritairement à la suite d’une morsure par un renard enragé, bien que d’autres modes de transmission puissent exceptionnellement intervenir (léchage d’une plaie, inhalation d’aérosols virulents provenant de la respiration d’animaux enragés dans des lieux confinés, consommation de certaines parties d’un animal enragé, etc.). Le virus rabique, excrété par les glandes salivaires avant même l’apparition des premiers symptômes, doit nécessairement infecter des cellules nerveuses périphériques pour parvenir au système nerveux central. Le renard enragé a tendance à mordre avec vigueur à la tête, c’est-à-dire dans une zone très innervée et abritant le système nerveux central, ce qui augmente fortement la probabilité de contamination et réduit la durée d’incubation (Artois, 1990, p. 11). Les morsures entre renards peuvent être faites lors des affrontements entre individus pendant la période du rut, au cours de la défense des domaines vitaux, voire à l’occasion de l’établissement des relations de dominance au sein d’un groupe spatial. Celui-ci se compose d’un couple dominant et de jeunes femelles généralement non reproductrices qui coopèrent, pendant un certain temps, pour l’élevage des jeunes sur un territoire (MacDonald, 1987, p. 102-104).

Dans les années 1970-1980, de nombreux renards contractèrent aussi la rage dans le cadre d’études expérimentales. Après leur capture lors d’une opération de déterrage, de jeunes renards sont livrés à la Station Expérimentale d’Atton, à 30 km de Nancy. Marqués d’un numéro tatoué dans l’oreille, ils y sont élevés, pendant plusieurs mois, dans des cages individuelles de 2 m x 1 m x 1 m équipées d’une niche, et sont nourris de têtes de poulets et de fruits. Devenus adultes, ils sont alors inoculés du virus rabique selon plusieurs méthodes qui n’ont pas toutes le même degré de réussite, le résultat dépendant également de la composition et de la quantité de matière inoculée, voire des caractéristiques individuelles des « modèles animaux ». Ainsi, les renards inoculés le sont soit par une injection sous la peau ou dans des muscles (cuisse, tempe, etc.) à l’aide d’une aiguille, soit par la voie orale à l’aide d’une canule souple enfoncée dans la gueule, soit par l’intermédiaire d’animaux enragés mis en contact avec des renards sains (George et al., 1980, p. 153). Ces études expérimentales visent à mieux comprendre les rapports entre le virus rabique et l’espèce vulpine, et à permettre de pratiquer des tests concernant la mise au point d’un vaccin.

Après avoir été mordu ou inoculé, le renard reprend le cours normal de son existence, l’incubation étant parfaitement silencieuse. Celle-ci peut durer plusieurs semaines et dépend de la dose ou de la zone d’inoculation, voire des caractéristiques individuelles de l’animal. Une fois que le virus qui a emprunté la voie nerveuse atteint le cerveau et la moelle spinale où il provoque une inflammation, le renard est alors considéré comme étant véritablement atteint de la rage (rage déclarée). Les symptômes de cette maladie neurologique sont d’une grande diversité. L’animal enragé ne mange plus normalement et maigrit rapidement. Ses cris deviennent plus puissants, rauques et bitonaux en raison de paralysie du larynx. L’activité quotidienne du renard enragé est également très perturbée, l’animal semblant perdre son instinct de survie qui le pousse normalement à fuir la présence humaine. Alors que les renards sains sont actifs de préférence de nuit et en milieu semi-ouvert (Méia, 2016, p. 45-48), des renards enragés ont été observés en pleine journée divaguant aux abords des maisons, se mêlant à des enfants à un arrêt de bus, montant au quatrième étage d’une HLM ou errant dans les rues comme à Épinal (Sykes-Andral, 1982, p. 338-339). Dans certains cas, les renards enragés peuvent faire preuve d’une grande agressivité et s’en prendre aux objets, aux humains et aux animaux à qui ils risquent de transmettre le virus rabique. Ainsi, des témoignages font état d’un renard enragé entré dans une maison et mordant avec frénésie dans une cafetière posée sur la gazinière (Sykes-Andral, 1982, p. 338), d’un autre qui s’est jeté sur un promeneur ou d’un autre encore qui est parvenu à tuer un chien de chasse (Sykes-Andral, 1976, p. 1661-1663). Certains renards en viennent à se blesser sérieusement en raison d’un prurit irrépressible qui les pousse à se gratter ou à se mordre certaines parties du corps.

Peu de temps après la survenue des premiers symptômes, le renard est atteint de troubles locomoteurs qui vont en s’aggravant et qui perturbent de plus en plus ses mouvements et ses activités. L’animal malade est alors vu titubant ou allongé dans des lieux inhabituels comme un bas-côté de la route (Barbier, 1929, p. 123). La paralysie gagne peu à peu l’ensemble du corps, y compris les systèmes respiratoire et cardiaque, et entraine le décès au bout de 3 ou 4 jours de maladie, la mort étant certaine car la rage déclarée est incurable. Une partie des renards malades ne vont toutefois pas jusqu’au bout de l’issue naturelle, car ils sont tués au cours de leur errance, soit par des chiens qui défendent les propriétés, soit par des personnes qui usent alors de ce qu’ils ont sous la main, à savoir une pelle, une fourche, un bâton, un fusil, etc. (Barbier, 1929, p. 122-133).

Après leur mort, les renards connaissent un sort très variable. Beaucoup de cadavres ne sont sans doute jamais retrouvés et se dégradent lentement dans la nature, à moins qu’ils ne soient mangés par d’autres animaux, parfois même par leurs congénères qui font alors du cannibalisme (Méia, 2016, p. 61). Les chasseurs font parfois l’effort de les enterrer, ce qui est une précaution sanitaire utile, mais après avoir préalablement coupé leur queue afin de bénéficier de la prime payée par les autorités publiques. Une partie des renards morts est ramassée pour être expertisée, en particulier s’il y a eu morsures d’animaux domestiques ou de personnes. Tout ou partie du cadavre est alors conduit à l’Institut Pasteur et surtout au Laboratoire d’Études sur la Rage et la Pathologie des Animaux Sauvages de Nancy-Malzeville qui s’est imposé comme le lieu de référence. Plus surprenant, certains goupils abattus ont pu être utilisés par des humains qui ont prélevé la viande pour la manger (Gras, 1977, p. 21), qui ont récupéré la fourrure, voire qui ont suspendu le cadavre à un sapin de Noël (Sykes-Andral, 1976, p. 1652)!

Figure 3

Un renard enragé : une maigreur prononcée et une démarche chancelante.

© ANSES – Laboratoire de la Rage et de la Faune Sauvage de Nancy

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Une mise à mort légitimée

Le problème avec le renard enragé est que celui-ci ne se contente pas de transmettre le virus rabique à ses congénères; il s’affirme également comme le vecteur potentiel de cette terrible maladie auprès d’autres animaux, tant sauvages que domestiques. Le tableau ci-dessous montre que, dans le cadre de la grave crise rabique survenue dans le Nord-Est de la France entre 1968 et 1998, des espèces très diverses sont touchées par la rage qui leur est communiquée par la morsure d’un renard porteur du virus. Parmi les victimes, on constate que les animaux qui côtoient le plus l’espèce vulpine sont les plus concernés. Il en est ainsi du blaireau qui partage souvent son terrier avec le goupil, des chats qui croisent le renard lors de leurs chasses nocturnes et du bétail qui se fait attaquer dans ses pâtures et, parfois même, dans les bâtiments d’élevage (Sykes-Andral, 1976). La rage vulpine s’affirme donc, à la fin du xxe siècle, comme un problème sanitaire et économique majeur puisque, si elle ne cause aucun décès humain en France grâce au traitement anti-rabique, elle représente un risque constant pour la santé des animaux et des humains. De plus, elle contraint les éleveurs, parfois durement touchés, et les propriétaires d’animaux domestiques à vacciner leurs bêtes ou à contracter des assurances (Jennesseaux, 1976, p. 70-84).

Tableau 1

Nombre d’animaux reconnus enragés par les autorités sanitaires dans les zones officiellement contaminées en France 1968-1997

Nombre d’animaux reconnus enragés par les autorités sanitaires dans les zones officiellement contaminées en France 1968-1997
© ANSES – Laboratoire de la Rage et de la Faune Sauvage de Nancy

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Le renard roux est donc vu comme un animal hautement nuisible. Son rôle central dans les épizooties de rage en France au xxe siècle se cumule, de manière négative, avec ses prédations, réelles bien que surestimées, sur les animaux de basse-cour et sur le gibier (Méia, 2016, p. 71). Le discours populaire sur le renard le représente également comme un animal de la marge, à la frontière entre le monde sauvage et l’espace domestique, associé aux humains marginaux comme la sorcière ou le braconnier (Vincent, 1984). Par ailleurs, dans les campagnes lorraines ou ardennaises des années 1960-1980, sa prétendue prolifération devient le symbole d’un « désordre écologique » et d’une crise de la ruralité (Vincent, 1988, p. 199). Enfin, le fait que le virus de la rage ait envahi le Nord-Est de la France depuis l’Allemagne a réveillé des souvenirs encore frais à cette époque, et la presse locale use fréquemment d’un vocabulaire militaire comme le journal L’Ardennais en 1984 : « La rage poursuit son offensive vers le Nord-Est : le centre anti-rabique de Charleville est sur le pied de guerre! » (Vincent, 1993, p. 131).

Des persécutions massives

Devenue ennemie sanitaire no 1 en France, l’espèce vulpine subit au xxe siècle un ensemble de pratiques qui visent à réduire très fortement le nombre de renards afin de briser la chaine de transmission du virus rabique entre individus.

Les épizooties survenues en Bourgogne et en Corse dans les années 1920 et 1940 se sont accompagnées localement d’une politique de destruction des renards qui a permis d’éliminer la rage de ces territoires. Ainsi, dans la région de Dijon, à partir de 1926, les renards sont la cible d’une campagne d’empoisonnement qui prend la forme d’appâts de la taille d’une noix comprenant une capsule de strychnine dissimulée dans un boyau (volailles, lapin, mouton, etc.) lui-même trempé dans de la graisse et de l’anis (Recueil de médecine vétérinaire, 1927, p. 237). Déposées près des terriers, les 50 000 doses provoquent la mort de 119 renards, 11 blaireaux et deux chats forestiers ainsi que celle de quelques chiens. Il y eut sans doute bien plus de morts car « la plupart des terriers semblait abandonnés et l’on rencontrait beaucoup moins de coulées qu’auparavant » (Barbier, 1929, p. 200). En Corse, les renards insulaires subissent une politique de destruction au fusil ou au poison encouragée par une prime de 300 francs et de dix cartouches pour chaque renard tué (Jaujou, 1948, p. 129-130). Dans ces deux cas, la destruction d’une grande partie des renards aboutit à l’arrêt de l’épizootie rabique.

À partir de 1968, face à l’ampleur de l’invasion rabique, les autorités sanitaires françaises décident de prendre des mesures radicales et à grande échelle contre les renards. Les méthodes classiques de destruction, c’est-à-dire la chasse au fusil, le déterrage et le piégeage, sont fortement encouragées grâce à des primes bien plus élevées que précédemment, la prime à la queue de renard passant de 10 à 30 francs en mai 1973. Des tirs de nuit, moment où les renards sont les plus actifs, sont également institués et réalisés par un personnel spécialisé équipé d’un phare orientable monté sur un véhicule et d’un fusil (Vuarchex, 1981, p. 192). L’empoisonnement des renards est systématisé en hiver dès la fin des années 1960. Le toxique utilisé est la strychnine (dite aussi noix vomique) qui provoque, au bout de quelques minutes, des convulsions violentes, puis une mort par asphyxie en raison de la tétanie des muscles respiratoires. Attirés par un charnier, les renards (mais aussi d’autres animaux) ingèrent des boulettes de viande, des cadavres de poussins ou des morceaux de fromage contenant le poison, puis trépassent un peu plus loin (Hamel, 1987, p. 164). On en vient même à pratiquer le gazage des terriers, au printemps, donc pendant une période où la renarde et les renardeaux s’y trouvent. Le premier gaz utilisé, la chloropicrine, provoque des lésions si douloureuses que les animaux n’ont d’autre choix que de quitter leur abri, moment qu’attendent les chasseurs pour les tirer au fusil ou les assommer (Andral et Roboly, 1979, p. 117). À partir de novembre 1974, on déverse aussi de l’acide cyanhydrique (connu aussi sous le nom d’acide prussique ou de zyklon B) à l’intérieur des terriers dont les gueules sont hermétiquement closes, ce qui provoque l’asphyxie des renards (et des blaireaux) s’y trouvant enfermés (Gras, 1977, p. 39). Cette pratique du gazage est alors associée à l’idée d’une campagne militaire contre un danger venant d’Outre-Rhin, la presse locale titrant par exemple : « La guerre chimique a commencé sur la ligne Maginot » (Vincent, 1984, p. 216). L’ensemble de ces mesures destructrices cause des pertes considérables au sein de la population vulpine entre 1968 et 1998. En effet, ce sont sans doute plusieurs millions de renards qui sont tués par l’homme, pour des raisons sanitaires ou cynégétiques, au cours de l’épizootie rabique, 370 000 animaux étant, par exemple, tués au fusil lors de la seule saison de chasse 1983-1984 (O.N.C., 1986, p. 87).

Vacciner plutôt que tuer

Si les campagnes de destruction des renards étaient parvenues à circonscrire la rage dans les épisodes très limités des années 1920 et 1940, ce ne fut pas le cas pour la grande épizootie rabique de la fin du xxe siècle. Cet échec, symbolisé par le fait que le nombre de victimes et la superficie contaminée atteignent leur apogée en 1989 malgré vingt années de lutte sans merci, trouve son origine dans la remarquable capacité de résistance de l’espèce vulpine face au virus de la rage et aux méthodes d’extermination appliquées par l’homme. Dotés de sens très affûtés, en particulier l’odorat et l’ouïe, les renards sont capables de détecter la présence d’un homme ou d’un chien et de détaler, profitant d’une pointe de vitesse qui peut atteindre 50 km/h sur de courtes distances (Méia, 2016, p. 28-32). De plus, dans les années 1970-1980, les renards sont de plus en plus nombreux à être repérés dans les zones périurbaines, voire urbaines (Guitton, 2003, p. 52), y compris en région parisienne (Debuf, 1987, p. 65). La population vulpine y bénéficie de ressources alimentaires très diverses (Richomme, 2002, p. 58) et profite du fait que les mesures d’éradication sont difficiles à appliquer en raison de la forte densité des hommes et des animaux domestiques. La population vulpine fait enfin preuve d’une remarquable résilience face au choc démographique provoqué à la fois par la rage et les massacres. La fécondité des renardes est élevée, de trois à six petits par an dès la fin de la première année (Henry, 2004, p. 5), et modulable, la portée pouvant être plus grande si des proies et des territoires ont été délaissés par les renards morts (Bros, 1987, p. 112-113). Le retour à un effectif pré-épizootique dans une région se fait donc très rapidement, en général entre deux et cinq ans, ce qui rend inefficaces sur le long terme les seules mesures de destruction.

Figure 4

Un point de vue opposé à la destruction des renards.

© Pierre Déom, La Hulotte, no 32, 1976

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Devant cette impasse, les critiques formulées contre l’extermination des populations de renards trouvent alors un écho grandissant (Courouble, 1984, p. 62-64). Elles viennent tout d’abord d’une partie des chasseurs qui ne voient pas toujours d’un bon oeil certaines pratiques, comme le gazage ou les tirs de nuit, qui sont réalisées par des équipes spécialisées et qui réduisent d’autant leurs tableaux de chasse. On trouve d’ailleurs ce type de réticences dès 1926 en Bourgogne où « certains actionnaires des sociétés de chasse » demandent à ce que l’empoisonnement des renards ne débute qu’après la date de fermeture de la chasse (Barbier, 1929, p. 195-196). Les agriculteurs, d’abord peu concernés par le sort des renards, se mettent eux aussi à protester contre l’extermination de ces canidés sauvages quand ils constatent une prolifération des rongeurs avides de leurs récoltes en 1981 (Thévenot, 2003, p. 43). Les renards deviennent, aux yeux des cultivateurs, de précieux auxiliaires quand on se rend compte qu’ils sont capables de consommer des milliers de micro-mammifères par an, en particulier des campagnols, ce qui a bien sûr un impact sur la régulation des effectifs de rongeurs (Méia, 2016, p. 60). Les contestataires les plus virulents sont sans doute les écologistes au nom d’une lutte contre la souffrance animale et pour la préservation de la biodiversité qui commence à trouver un écho dans la société française des années 1970. Ils s’insurgent contre des mesures qu’ils jugent contre-productives, la diminution du nombre de femelles en raison du gazage des terriers favorisant ainsi la divagation des mâles et, par conséquent, une propagation potentiellement plus importante du virus. Ils protestent également contre des méthodes qu’ils voient comme également barbares et non sélectives puisque les victimes collatérales (blaireaux, chiens, rapaces et même enfants) des poisons sont nombreuses (La Hulotte, 1976b).

Sous ces pressions multiples et face à l’échec de l’extermination, les autorités font évoluer les pratiques. En 1978 sont mis en place les tirs de nuit qui se veulent plus sélectifs et moins douloureux que le gazage et le poison car la mort est immédiate (si bien tiré) et s’accompagne de moins de souffrances (Vuarchex, 1981, p. 203). En 1982, l’empoisonnement à la strychnine est proscrit avant que la chloropicrine ne soit interdite à son tour en 1991 (Thévenot, 2003, p. 43). En 1990, les primes à la queue de renard sont supprimées (Aubert, 2003, p. 10). Le véritable tournant pour la santé des renards est toutefois la vaccination anti-rabique. À partir de la fin des années 1980, des appâts vaccinaux sont dispersés dans la campagne au printemps et en automne, c’est-à-dire aux saisons où les déplacements et les contacts entre renards sont les plus importants (Flamand, 1997, p. 92). Il s’agit, en fait, de boulettes de viande qui cachent une capsule contenant le vaccin que les renards brisent en croquant dedans (Loegel, 1995, p. 83). Après des essais plus ou moins concluants en Lorraine et en Savoie (Rigal, 1987), l’opération est lancée à grande échelle en 1989-1990, au moment même où l’épizootie est à son apogée. Après avoir établi un cordon sanitaire de la Normandie aux Alpes afin de protéger les régions indemnes, le front vaccinal remonte progressivement vers les frontières du Nord-Est jusqu’à traiter, en 1992, la totalité de la zone contaminée (Lemarchand, 1999). Le programme vaccinal est un succès complet puisqu’en 1998, le dernier renard enragé est détecté en France, marquant ainsi la fin de cette épizootie rabique hors norme.

***

La disparition de la rage à la toute fin du xxe siècle représente un tournant pour la population de renards vivant en France, car celle-ci ne vit plus sous la menace constante de la rage, malgré quelques cas ponctuels d’animaux enragés (chauves-souris autochtones, chiens et chats importés); de plus, le regard que les humains portent sur l’espèce vulpine change progressivement. Bien que le renard continue d’être classé au niveau national comme un animal nuisible (arrêté ministériel daté du 30 juin 2015), l’effacement progressif du péril rabique dans les mémoires humaines et la sensibilité accrue de l’opinion au sort des animaux sauvages ont abouti au fait que, dans plusieurs départements français, l’espèce vulpine a été retirée de la liste des animaux nuisibles. Il faudra voir maintenant si le développement dans le Massif Central et l’Est de la France de l’échinococcose alvéolaire, maladie parasitaire du foie qui peut être mortelle pour les humains et dans laquelle le renard joue un rôle en évacuant les oeufs du parasite dans ses excréments (ANSES, 2013, p. 2), ne modifiera pas à nouveau les rapports entre les humains et l’espèce vulpine.