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Cet article propose un système de réflexion et d’analyse de la complexité de réalisation pianistique de passages musicaux ayant pour support la représentation de la partition en tant qu’« instanciation » de l’oeuvre musicale, comme la définissent David Thomas et Richard Smiragliaas dans leur article « Beyond the Score » (Thomas et Smiragliaas 1998, p. 650). Nous nous limiterons à l’étude des « représentations cognitives » (voir Parncutt et al. 1997, p. 342) relatives à la préparation de l’exécution, qui peut être définie comme la mise en place du corps par rapport à l’instrument. Bien que notre étude s’inscrive dans le champ d’étude de la « programmation motrice » (« motor programming » ; voir Shaffer 1981 et Palmer 1989), elle diffère des travaux existants comme ceux de Caroline Palmer ou Henry Shaffer qui prennent pour support la production sonore d’une performance en tant qu’« instanciation » ou sa fixation en tant qu’« instanciation physique » (sur vinyle, cassette, disque compact, etc. ; voir Thomas et Smiraglia 1998, p. 650). Compte tenu du support que nous analysons, nous nous écartons de l’étude de l’exécution à proprement parler, autrement dit, du rapport entre le toucher et la production sonore procédant de la « transduction of cognitive representations into physical movements » (Parncutt et al. 1997, p. 342), cette sphère d’étude relevant de ce que Bruno Hermann Repp ou Manfred Clynes désignent, dans leurs travaux sur l’expression et le sens musical, par le terme de « microstructure » (voir Clynes 1990, p. 403 ; et Repp 1989, p. 244).

Le point de départ de notre réflexion a été l’insistance de très nombreux critiques sur l’aspect intellectuel du jeu du pianiste et compositeur portugais José Vianna da Motta. Le compositeur et musicologue Frederico de Freitas affirmait en effet que Vianna da Motta « était le représentant d’un type d’artiste penseur, amoureux d’une réflexion sereine, méditant sur les problèmes que l’art musical lui offrait » et rapportait une anecdote survenue avec la violoncelliste Guilhermina Suggia pour illustrer son propos :

Vers 1926, ces deux colosses de l’art musical se sont retrouvés à l’Hôtel du Buçaco pour répéter les sonates de Beethoven pour violoncelle et piano. À un moment de la répétition, à propos d’un trille […] [Vianna da Motta] affirma qu’il fallait « mesurer » le trille, c’est-à-dire que l’exécution du trille devait comporter un nombre déterminé de notes. Ensuite, naturellement, il développa sa théorie en l’illustrant avec des exemples pianistiques. Guilhermina Suggia l’écouta attentivement et lui répondit à peu près la chose suivante : pour moi (de son point de vue violoncellistique), un trille n’est que l’ensemble de deux notes qu’on exécute rapidement et plus vite on les joue, mieux c’est

Freitas 1968, p. 6 ; notre traduction

Ces façons d’aborder la réalisation du trille reflètent des personnalités musicales très différentes. On comprend que pour Vianna da Motta, la durée exacte et la place précise dans le temps de chacune des notes du trille doivent être calculées, alors que pour Guilhermina Suggia le nombre de notes du trille et la place de chacune dans le temps sont sans importance tant que le départ et l’arrivée du trille sont en place. En d’autres termes, Suggia envisage le trille comme une totalité alors que Vianna da Motta l’analyse comme une série de composantes. On peut rapprocher cette anecdote d’un article de Jaime Batalha Reis paru en 1904 dans le Século “Revista Literária” (voir Freitas 1987). Il y distingue deux types de pianistes, les « impulsifs » et les « intellectuels », dont les caractéristiques s’opposent au point de légitimer un classement. Aux « impulsifs » est associée l’idée de spontanéité tandis qu’aux « intellectuels » est associée l’idée d’analyse. À la caractérisation du jeu des « intellectuels » – groupe dans lequel Batalha Reis inclut Vianna da Motta – est associée l’idée que la réflexion impressionne et que l’émotion générée par le jeu d’un « intellectuel » procède essentiellement d’une fascination pour cette réflexion. Dans ses Estudos de crítica psicológica. A « Apassionáta » de Beethoven e Viâna da Móta, l’écrivain Raul d’Oliveira Sousa Leal explique comment l’intellect produit du plaisir en s’interrogeant sur la nature de l’émotion :

[L’émotion,] n’est-elle pas le résultat de la dissolution de l’organisme qui, par là-même, devient immensément impressionnante ? Si. Et l’intelligence n’est-t-elle pas plus impressionnante quand l’organisation des idées est plus complexe, quand la quantité d’informations disposées de manière ordonnée et mises en oeuvre est plus grande ? Si. Donc, n’est-t-il pas indispensable d’avoir un cerveau organisé de façon complexe pour ressentir une émotion profonde ? Certainement

Oliveira Sousa Leal 1909, p. 4 ; notre traduction

Raul d’Oliveira Sousa Leal associe ici l’aspect « intellectuel » du jeu à la complexité de l’organisation des idées et à la quantité d’informations ordonnées. À partir de cette idée et en nous appuyant sur l’écriture pianistique des oeuvres de Vianna da Motta et sur les propositions de doigtés et d’arrangements de ses éditions, nous allons développer nos outils d’analyse.

Nous commencerons par exposer le principe de quantification adopté pour calculer le nombre de procédés nécessaire à l’exécution d’une tâche. Nous appliquerons ensuite ce principe de quantification à l’analyse de l’écriture pianistique pour formuler notre système de quantification. Nous exposerons enfin notre système de qualification permettant d’évaluer la complexité de différentes solutions de réalisation de passages musicaux.

Principe de quantification

Considérons les trois grilles suivantes de 5 x 5 carrés, où :

  1. La lettre A représente le point de départ de la trajectoire et B son point d’arrivée ;

  2. Les points représentent la trajectoire entre A et B.

Figure 1

Trois grilles illustrant différentes trajectoires entre A et B.

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Les grilles proposent toutes les mêmes points de départ et d’arrivée, mais chacune propose une trajectoire différente.

Nous considérerons les types de déplacement suivants : vers la gauche (g) ; vers la droite (d) ; vers le haut (h) ; vers le bas (b).

Nous considérerons que chaque déplacement représente un changement d’état qui génère un procédé (p) égal à 1. Le changement d’état, que nous pourrons également désigner comme état dynamique, s’oppose à l’état statique qui se définit par le maintien d’un état donné, autrement dit, par l’absence de changement d’état.

Comparons les trajectoires des grilles 1 et 2. Bien qu’elles soient différentes, elles comportent un même nombre de procédés (p). Ci-dessous, les représentations mathématiques de ces trajectoires, sachant que les additions et multiplications sont ici des opérations non commutatives dans la mesure où ces représentations mathématiques traduisent des séquences de changements d’état non-arbitraires :

  • Grille 1 : p = d + d + d + d + b + b+ b + b = 4d + 4b = 8 ;

  • Grille 2 : p = d + b + d + b + d + b + d + b = 4(d + b) = 8.

Si l’on considère, comme Raul d’Oliveira Sousa Leal, que l’intellectualité procède de la complexité de l’organisation des idées et de la quantité d’informations ordonnées – autrement dit, du nombre de procédés générés –, on peut affirmer que ces deux grilles ont le même niveau de complexité intellectuelle bien que leurs trajectoires soient différentes. En effet, chacune possède le même nombre de types de déplacement (2 : d et b), le même nombre de types d’enchaînement entre déplacements (1 : d vers b) et le même nombre de procédés (8).

Si l’on compare le nombre de types de déplacement, le nombre d’enchaînements entre les différents types de déplacement ainsi que le nombre de procédés (p) des trajectoires des grilles 1 et 3, on constate que la grille 3 exige un raisonnement plus complexe que la grille 1 :

  • Grille 1 : p = d + d + d + d + b + b+ b + b = 4d + 4b = 8 ;

  • Grille 3 : d + d + b + b + g + g + b + b + d + d + d + d = 2d + 2b + 2 g + 2b + 4d = 12.

En effet, la grille 3 comporte plus de types de déplacement (3 : d, b et g), plus d’enchaînements entre les différents types de déplacement (4 : d vers ; b vers ; g vers ; b vers d) et plus de nombre de procédés (12). On pourrait ainsi affirmer que, pour la réalisation d’une même tâche (qui consiste à aller de A à B), la grille 3 représente une complexification intellectuelle par rapport à la grille 1.

Système de quantification

Le système de quantification que nous allons exposer consiste dans l’application du principe de quantification au dénombrement des procédés « représentés cognitivement » dans la préparation à l’exécution pianistique de passages musicaux. Considérons donc que les grilles présentées précédemment (où A occupe le carré supérieur gauche et B le carré inférieur droit ; voir figure 1) représentent un même passage musical et que les trajectoires de A à B représentent différentes solutions à sa réalisation au piano. Appliquons à ces solutions le principe de quantification que nous venons d’exposer afin d’évaluer leur complexité intellectuelle. Pour ce faire, nous devons identifier le phénomène pianistique générant les procédés (p) ce qui, dans notre principe de quantification, correspond aux déplacements (g, d, h et b). Nous avons donc recensé un certain nombre de paramètres susceptibles de traduire différents processus pianistiques compris comme « représentations cognitives » :

  • Le déplacement (d) correspond au déplacement effectué par un ou plusieurs doigts d’une main sur le clavier. Nous considérons comme déplacement tout mouvement se traduisant par le changement de touche d’au moins un doigt. Exemples :

    forme: 2106310n.jpg

  • La nature (n) correspond à la technique digitale associée au jeu d’une note seule, d’un intervalle-non mélodique ou d’un accord. Exemples :

    forme: 2106311n.jpg

    forme: 2106312n.jpg

  • L’empreinte (e) correspond à la succession d’au moins deux natures dans une main sans déplacement de doigts. Exemple :

    forme: 2106313n.jpg

  • La fonction (f) correspond à (aux) la (les) voix prise(s) en charge par une main (mélodie, accompagnement, ligne grave, ligne aiguë, etc.). Exemples :

    forme: 2106314n.jpg

Dans la mesure où ce système procède du principe de quantification, nous admettrons que seuls les changements d’état génèrent des procédés (p). Le maintien d’une nature ou d’une fonction dans une solution donnée ne génère donc pas de procédé (p) puisqu’il correspond à un état statique (exemples : la répétition d’une note ou d’un accord avec les mêmes doigts ; le jeu d’octaves successives à une main ; le jeu continu d’une mélodie ou d’une basse d’Alberti à une main). Cependant, les alternances de natures et de fonctions génèrent des procédés (p) puisqu’elles correspondent à des états dynamiques (exemples : le jeu d’une tierce puis d’une octave à une main ; l’alternance à la même main du jeu de la mélodie et de l’accompagnement). Ainsi :

  • Le changement de nature (Δn) correspond au nombre de fois qu’une nature est remplacée par une autre ;

  • Le changement de fonction (Δf) correspond au nombre de fois qu’une main prend en charge une ou plusieurs nouvelle(s) fonction(s).

Chaque Δn ou Δf correspond à un changement d’état. Chacun génère donc un procédé (p) égal à 1, soit Δn = 1 et Δf = 1.

Chaque déplacement (d) est en soi un changement d’état. Il génère donc un procédé (p) égal à 1, soit d = 1. Cependant, quand des déplacements sont effectués de façon simultanée et strictement parallèle aux deux mains, nous ne comptons qu’un seul changement d’état. Exemple :

forme: 2106315n.jpg

Le concept d’empreinte naît d’un processus de simplification de la pensée. Sa présence dans une solution ne participe pas de l’augmentation mais de la réduction du nombre de procédés (p). Cependant, cette réduction du nombre de procédés (p) n’est pas nécessairement proportionnelle au nombre d’empreintes. En effet, l’enchaînement de deux empreintes (e) implique forcément un déplacement. Si nous admettons par exemple que chaque procédé (p) généré par une empreinte (e) est égal à –1, la présence dans une solution de deux empreintes successives dans une main génère p = 2e + d = –2 + 1 = –1 ; la présence dans une solution de trois empreintes successives dans une main génère p = 3e + 2d = –3 + 2 = –1 ; etc. Le résultat est toujours le même : –1. Ce n’est donc pas le nombre d’empreintes qui permet de réduire le nombre de procédés (p) mais le nombre de natures (n) comprises dans les empreintes. Plus une empreinte comporte de natures, plus son impact est important dans la réduction du nombre de procédés (p). Nous considérons donc que chaque procédé (p) généré par une empreinte (e) est égal à forme: 2106316n.jpg, soit forme: 2106317n.jpg, où ∑n est égale au nombre de natures comprises dans l’empreinte concernée et le dénominateur 2 représente le plus petit nombre de n qu’une empreinte peut comprendre. Prenons l’exemple d’une succession de quatre natures à la main droite :

forme: 2106319n.jpg

  • Si on regroupe les quatre natures en une seule empreinte,

    forme: 2106320n.jpg

    celle-ci génère –2p puisque forme: 2106321n.jpg ;

  • Si on regroupe les quatre natures deux par deux en deux empreintes,

    forme: 2106322n.jpg

    celles-ci génèrent au total –1p puisque forme: 2106323n.jpg, où d représente le déplacement imposé par l’enchaînement des deux empreintes ;

  • Si on regroupe trois natures en une seule empreinte et qu’on isole la quatrième (qui toute seule ne peut pas former une empreinte),

    forme: 2106324n.jpg

    l’empreinte génère –1,5p puisque forme: 2106325n.jpg.

Ci-dessous, la formule que nous utiliserons pour calculer le nombre de procédés (p) d’un passage musical comprenant des déplacements (d), des changements de nature (Δn), des changements de fonction (Δf) et des empreintes (e), étant la somme de ces processus pianistiques dans le passage musical en question :

Le nombre de paramètres admis dans ce système n’est pas suffisant pour traduire la réalité physique des objets analysés dans son intégralité. En effet, dans la mesure où tous les mouvements correspondent à des changements d’états qui génèrent des procédés, le maintien de natures ou de fonctions génèrent eux aussi des procédés. Exemples :

  • Dans la répétition d’une note avec un même doigt, la nature est maintenue mais le fait de rejouer la note nécessite de générer des procédés pour articuler le doigt et/ou le poignet ;

  • Dans le fait de jouer une mélodie à une seule main, la fonction attribuée à cette main se maintient, mais il est nécessaire de générer de façon continue les procédés propres à la production de cette mélodie.

Cependant, ces derniers types de procédés relèvent de l’exécution et non plus de la préparation de l’exécution.

Il faut par ailleurs noter que notre système ne s’appuie pas sur la qualité des changements d’état. En effet, un déplacement (d), quelle que soit sa distance ou son angle, correspond toujours à 1p ; un changement de fonction (Δf), qu’il concerne l’alternance entre le jeu d’une mélodie et d’un accompagnement ou l’alternance entre le jeu exclusif d’une voix grave et le jeu simultané d’une voix grave et d’une voix médiane, correspond toujours à 1p. Ce choix méthodologique procède du fait que ce système cherche à évaluer non la difficulté mais la complexité de réalisation associée à la préparation de l’exécution pianistique, par le biais de la quantification du nombre de procédés (p) générés au niveau des « représentations cognitives ».

Système de qualification

La quantification d’une solution de préparation à l’exécution n’a aucune valeur en soi dans la mesure où un nombre de p n’a de signification que confronté à un autre nombre de p. C’est la raison pour laquelle ce système de quantification n’est pas utile en dehors d’un système de qualification fondé sur le principe de comparaison. Ainsi, pour chaque passage musical de partition de Vianna da Motta – composition ou édition –, nous devrons proposer au moins deux solutions de préparation à l’exécution.

Pour les compositions :

  1. La solution que Vianna da Motta indique ou suggère ;

  2. Une ou plusieurs autres solutions que la composition pourrait indiquer ou suggérer.

Pour les éditions :

  1. La solution que Vianna da Motta indique ou suggère ;

  2. La solution qu’une autre édition indique ou suggère.

Ces solutions ne seront comparées qu’entre elles.

Puisque ce système repose sur un principe de comparaison, les processus pianistiques communs aux différentes solutions ne seront pas comptabilisés dans le nombre de procédés (p), leur quantification ne permettant pas de les différencier.

Étude de la complexité intellectuelle des solutions pianistiques de Vianna da Motta

Les notes du passage en doubles octaves des mesures 100 et 101 de la 1ª Rapsódia Portuguesa de Vianna da Motta sont disposées sur les deux portées de manière inhabituelle.

Figure 2

José Vianna da Motta, 1ª Rapsódia Portuguesa (ca. 1891), mes. 100-101.

Vianna da Motta 2015

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Cette manière de disposer les notes indique la façon dont elles doivent être distribuées entre les mains. Bien entendu, les notes écrites sur la portée supérieure doivent être confiées à la main droite et les notes écrites sur la portée inférieure, à la main gauche. En admettant que cette disposition serve à éviter des déplacements entre le si et le mi de la quarte ascendante et entre le si et le mi de la quinte descendante et un saut rapide en octaves entre la double-croche et la croche qui suit, on peut examiner les doigtés suggérés par l’écriture de Vianna da Motta :

Figure 3

Solution de Vianna da Motta à la figure 2.

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Dans cette solution, les deux doubles octaves mi sont préparées[1], conformément à ce que suggérait l’écriture.

Ci-dessous le même passage écrit de deux manières plus habituelles (consistant dans l’attribution exclusive d’octaves à l’une des mains, les notes restantes étant prises en charge par l’autre main) avec les doigtés qu’elles suggèrent :

Figure 4

Solution 2 à la figure 2.

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Figure 5

Solution 3 à la figure 2.

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Lorsque nous appliquons notre système de quantification à ces deux solutions, nous parvenons à la conclusion qu’elles sont semblables. En effet, elles ne présentent aucune différence en termes de production de procédés (p) bien que les notes ne soient pas distribuées de la même manière entre les mains. Nous parvenons donc à la même conclusion que lorsque nous avions confronté les grilles 1 et 2 dont les trajectoires, bien que différentes, généraient le même nombre de procédés (p). Ainsi, pour la suite de notre démonstration, nous avons choisi d’écarter la solution 3 à la figure 2.

Ci-dessous, des tableaux illustrant l’application de notre système de quantification à la solution de Vianna da Motta et à la solution 2. Les fonctions (f) seront représentées par des numéros de 1 à 3, où 1 représente la note de la voix la plus grave, 2 la note de la voix médiane et 3 la note de la voix la plus aiguë :

Figure 6

Illustration de la solution de Vianna da Motta à la figure 2.

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La solution de Vianna da Motta comporte quatre processus pianistiques : Δn, Δf, e et d. Les intercalations entre la note seule et l’octave (et vice-versa) correspondent chacune à 1Δn. Ainsi, il y a au total 4Δn, dont 2Δn à la main droite et 2Δn à la main gauche. Les intercalations entre le 3 et le forme: 2106332n.jpg (et vice-versa) et entre le forme: 2106333n.jpg et le 1 (et vice-versa) correspondent chacune à 1Δf. Ainsi, il y a au total 4Δf, dont 2Δf à la main droite et 2Δf à la main gauche. Il y a 4e, dont 2e à la main droite et 2e à la main gauche, qui comportent chacune 2n. Il y a un seul déplacement (1d) puisque les mains se déplacent simultanément et de façon strictement parallèle. Ainsi, nous comptons au total 5p, puisque :

Bien que le grand nombre d’empreintes dans la solution de Vianna da Motta bénéficie du fait que le déplacement des mains s’effectue simultanément et parallèlement, l’abondance de Δn et de Δf dans sa solution augmente considérablement le nombre de procédés (p).

Examinons maintenant le tableau procédant de la solution 2 :

Figure 7

Illustration de la solution 2 à la figure 2.

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Dans cette solution, il n’y a ni Δn ni Δf. Par contre, il y a 3d à la main droite et 1e à la main gauche qui comprend 4n. Ainsi, nous dénombrons au total 1p, puisque :

Malgré le nombre important de déplacements, l’absence de Δn et de Δf explique le faible nombre de procédés (p) comptabilisés dans cette solution.

Si l’on considère, avec Raul d’Oliveira Sousa Leal, que l’aspect « intellectuel » du jeu est associé à la complexité de l’organisation des idées et à la quantité d’informations ordonnées, on peut affirmer que la solution de Vianna da Motta est plus complexe que la solution 2 dans la mesure où elle comporte plus de processus pianistiques (4 contre 2) et génère plus de procédés (5 contre 1). Dans ce passage musical, Vianna da Motta privilégie donc l’économie des déplacements et la préparation des octaves au détriment des changements de nature et de fonctions que cette économie et cette préparation imposent.

Nous retrouvons cette primauté de l’économie des gestes sur la complexification de la réalisation dans d’autres oeuvres de Vianna da Motta. À titre d’exemple, examinons la mesure 55 de la version pour piano et choeur de l’oeuvre Invocação dos Lusíadas, op. 19, et le tableau procédant de son écriture :

Figure 8

José Vianna da Motta, Invocação dos Lusíadas, op. 19, mes. 55.

Vianna da Motta 1897-1913

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Figure 9

Tableau illustrant la figure 8.

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Le tableau met en évidence le chiasme généré par les intercalations de natures et de fonctions entre les mains, comme c’était le cas dans le tableau procédant de la proposition de Vianna da Motta des mesures 100 et 101 de la 1ª Rapsódia Portuguesa (voir figure 6).

Bien que le compositeur n’ait pas écrit de liaison d’expression legato, l’écriture suggère l’utilisation de la technique du legato digital[2]. Le passage musical des mesures 190 à 193 du deuxième piano de la transcription pour deux pianos que Vianna da Motta a faite de l’oeuvre Benedictus, op. 54, de Charles-Valentin Alkan corrobore cette hypothèse :

Figure 10

José Vianna da Motta, transcription du Benedictus, op. 54, de Charles-Valentin Alkan, mes. 190-193.

Vianna da Motta 1903

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En effet, le motif de croches n’est pas écrit en doubles octaves mais en octaves, ce qui donne la possibilité de le réaliser à une seule main. Pourtant, Vianna da Motta partage entre les mains les notes de ce motif malgré l’absence de liaison d’expression legato ; seule la volonté d’obtenir un legato digital explique le jeu de la note sol à la main gauche. Le motif serait sinon probablement écrit ainsi :

Figure 11

Solution 2 à la figure 10.

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C’est le déplacement du pouce entre les notes la et sol de la ligne inférieure qui rend le legato digital difficile.

Comparons maintenant les tableaux et le nombre de procédés (p) que chacune de ces solutions de réalisation de ce motif présente :

  • Tableau procédant de la solution de Vianna da Motta où la nature « Ø » et la fonction « 0 » désignent l’absence de jeu :

Figure 12

Illustration de la solution de Vianna da Motta à la figure 10.

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  • Tableau procédant de la solution 2 à la figure 10 :

Figure 13

Illustration de la solution 2 à la figure 10.

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Dans la solution de Vianna da Motta, nous avons dû considérer qu’entre une nature « Ø » et une nature « note seule » (et vice-versa) aussi bien qu’entre une fonction « 0 » et une fonction « 1 » (et vice-versa), il y avait des changements de nature et de fonction. En effet, dans le fait que la main gauche alterne entre le non-jeu et le jeu, il y a des changements d’état qui génèrent des procédés (p). Ceci explique et s’explique par la difficulté de conduire une ligne mélodique quand ses notes sont jouées à des mains différentes.

Après la confrontation des deux solutions, nous pouvons conclure que pour Vianna da Motta, outre l’économie des déplacements, l’obtention d’un legato digital prime sur la complexification de la réalisation procédant du grand nombre de Δn et de Δf.

Aux mesures 23 à 29 du deuxième mouvement de la Sonate, op. 31 no 2 de Beethoven publiée par Vianna da Motta, nous trouvons un exemple où non seulement le maintien des natures et des fonctions n’est pas primordial mais où l’économie des déplacements ne semble pas prioritaire, contrairement à ce que nous avons observé dans les exemples précédents. Afin de simplifier la lecture de la distribution des notes entre les mains, nous avons coloré en vert celles qui doivent être jouées à la main droite et en bleu celles qui doivent être jouées à la main gauche :

Figure 14

Solution de Vianna da Motta du deuxième mouvement de la Sonate pour piano no 17 en ré mineur, op. 31 nº 2 de Beethoven, extrait des mes. 23-25 (coloré).

Beethoven [192-][3]

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Dans la mesure où le jeu isolé des parties vertes de la mélodie génère potentiellement le même nombre de déplacements (d) et le même nombre de changements de nature (Δn) que si elles étaient jouées à la main gauche et où le jeu isolé des parties bleues de la mélodie génère potentiellement le même nombre de déplacements (d) et le même nombre de changements de nature (Δn) que si elles étaient jouées à la main droite, nous ne comptabiliserons ni les déplacements ni les changements de nature produits entre les accords de la mélodie. Seuls les déplacements qui coïncident avec des changements de fonction seront comptabilisés. Par ailleurs, dans la mesure où la formation d’empreintes en forme d’octave est nécessaire à la réalisation du motif de triple-croches indépendamment de la solution proposée, il est inutile de les comptabiliser.

Vianna da Motta distribue entre les mains la mélodie du plan sonore central – vert-bleu-vert-bleu-vert-bleu – ainsi que le motif de notes rapides en triple-croches des plans sonores grave et aigu – bleu-vert-bleu-vert-bleu-vert. Cette écriture présente plusieurs inconvénients pour sa réalisation au piano. Comme nous l’avons vu avec l’exemple des mesures 190 à 193 du Benedictus, op. 54 de Vianna da Motta/Alkan (voir figure 10), construire une phrase musicale divisée entre les deux mains est toujours plus difficile, et ceci quel que soit le mode de jeu. Le changement de main – autrement dit le changement de fonction – provoque en effet des risques de rupture dans la conduite mélodique. L’alternance entre les mains du motif en triples croches présente également un inconvénient puisqu’elle génère des changements de fonction. Finalement, l’alternance entre la mélodie et le motif en triples croches à la main droite aussi bien qu’à la main gauche génère elle aussi des changements de nature puisque la nature associée à la mélodie est l’accord de trois sons compris majoritairement dans des intervalles de sixte mais aussi de quarte, quinte, septième et octave[4] alors que les natures associées au motif en triples croches sont les notes seules jouées à l’intervalle d’octave. Cela signifie que dans chacun des déplacements comptabilisés, il y a une intercalation de la fonction et de la nature attribuées à chacune des mains. Ceci génère un chiasme, ce que met en évidence le tableau suivant dans lequel les fonctions (f) sont représentées par les caractères m et tc, qui désignent respectivement mélodie et triples croches :

Figure 15

Illustration de la solution de Vianna da Motta à la figure 14.

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Pour la réalisation de ce tableau, nous avons considéré que la main qui jouait la mélodie restait sur les touches jusqu’au moment où l’autre prenait sa place après avoir réalisé son déplacement, comme suggéré dans la solution de Vianna da Motta. Ceci explique pourquoi, dans ce tableau, les déplacements des mains n’ont pas lieu en même temps.

Faisant référence à l’écriture de ces mesures dans son édition, Vianna da Motta défend en note de bas de page que « cette distribution est bien plus commode que le croisement de mains de la version originale » (Beethoven [192-], p. 12 ; notre traduction). Ci-dessous ladite version de l’édition originale, également colorée :

Figure 16

Solution de l’édition originale du deuxième mouvement de la Sonate pour piano no 17 en ré mineur, op. 31 nº2 de Beethoven, extrait des mes. 23-25 (coloré).

Beethoven [1802]

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Les couleurs verte et bleue utilisées pour distinguer les notes jouées à la main droite des notes jouées à la main gauche conduisent, dans cet exemple, à distinguer la fonction et la nature attribuées à chacune des mains. En effet, la couleur verte peut être vue à la fois comme la représentation des notes de la main droite, la fonction mélodie (m) et la nature accord de trois sons compris majoritairement dans des intervalles de sixte, mais également de quarte, quinte, septième et octave ; la couleur bleue peut être vue à la fois comme la représentation des notes de la main gauche, la fonction triples croches (tc) et la nature notes seules jouées à l’intervalle d’octave. Ci-dessous, le tableau illustrant la solution de l’édition originale.

Figure 17

Illustration de la solution de l’édition originale à la figure 16.

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Pour la réalisation de ce tableau, nous avons considéré que le déplacement de la main gauche vers les aigus s’effectuait après le jeu du premier accord suivant le jeu de la dernière note du motif de triples croches.

La solution de l’édition originale comporte un nombre de procédés (p) égal au nombre de déplacements que la main gauche effectue à chaque mesure lorsqu’elle croise la main droite, un nombre très inférieur à celui de la solution adoptée par Vianna da Motta : 5p pour l’extrait des mesures 23 à 25. On pourrait donc conclure que la solution de Vianna da Motta présente une complexification intellectuelle par rapport à la solution de l’édition originale dans la mesure où elle comporte plus de procédés (30 contre 5), résultant d’un plus grand nombre de déplacements (10 contre 5), d’un plus grand nombre de changements de nature (10 contre 0) et d’un plus grand nombre de changements de fonction (10 contre 0).

La solution adoptée par Vianna da Motta permet cependant d’éviter le croisement de mains et par conséquent de réduire la distance des déplacements (à raison de 1/2), de garder une position centrale par rapport au piano et de maintenir le buste immobile. Si l’on part du principe que la réflexion sur le choix d’un arrangement doit reposer sur la relation entre le nombre d’avantages et d’inconvénients, tout en tenant compte de l’importance et de la pertinence de chacun de ces avantages et de ces inconvénients, on peut conclure que la position centrale au piano, l’économie des déplacements du buste, l’économie des croisements de mains et l’économie de la distance des déplacements sont des priorités de Vianna da Motta, priorités non seulement sur les changements de nature et de fonction mais également sur le nombre de déplacements.

Conclusion

Dans cet article, nous avons proposé un système de quantification des procédés générés au niveau des « représentations cognitives » pour la préparation de l’exécution au piano de passages musicaux ayant pour support la représentation de la partition en tant qu’« instanciation » de l’oeuvre musicale. Ne s’intéressant pas à l’exécution à proprement parler, notre travail se distingue des analyses de performances, autrement dit, de réalisations physiques d’oeuvres musicales impliquant des productions sonores. En partant de l’idée défendue par Raul d’Oliveira Sousa Leal selon laquelle l’aspect « intellectuel » du jeu est associé à la complexité de l’organisation des idées et à la quantité d’informations ordonnées, en nous appuyant sur l’écriture pianistique, les propositions de doigtés et d’arrangements des oeuvres et éditions de Vianna da Motta et sur un système de qualification fondé sur un principe de comparaison, nous avons étudié le phénomène de complexification intellectuelle des solutions pianistiques de Vianna da Motta et la façon dont il organisait ses priorités technico-musicales. Nous pouvons les hiérarchiser ainsi :

Figure 18

Hiérarchisation des priorités technico-musicales de Vianna da Motta.

-> Voir la liste des figures

Ce système devrait dans l’idéal fonctionner comme un moule dans lequel n’importe quelles solutions d’exécution de n’importe quel passage d’une oeuvre pourraient être introduites pour évaluer leur complexité, identifier et hiérarchiser l’importance attachée par un pianiste aux différentes questions technico-musicales soulevées par l’écriture pianistique et les doigtés de ses oeuvres ainsi que par les doigtés et les arrangements de ses solutions pianistiques. Il est particulièrement utile à l’histoire de l’interprétation en ce qu’il permet de reconstituer le jeu pianistique de compositeurs pour lesquels on ne dispose pas d’enregistrement sonore.