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Depuis la première édition des Carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, 1914-1918 (Cazals 1978), la découverte et l’usage d’archives de soi – carnets ou journaux personnels, mémoires, correspondances – ont contribué au renouvellement de l’historiographie de la Grande Guerre. Celle-ci a dès lors privilégié une histoire des sociétés en guerre, qui n’a pas oublié le rôle des femmes à l’arrière et les mutations des rapports de genre durant ces années de tourmente. Elle s’est intéressée à la culture de guerre et aux modes de sortie de guerre, l’armistice ou les traités de paix n’ayant pas mis fin au conflit dans les têtes et les corps. Elle a exploré les bouleversements de l’intime – sentiments, amours, sexualités – et s’est attachée à une histoire sensible du conflit, à l’échelle des personnes et des familles. Les écrits individuels ont apporté leur pierre aux débats historiographiques sur cette période, et continuent de le faire, notamment à propos de l’émancipation ou non des femmes, ou bien encore du consentement ou non des soldats et des familles à la guerre.

La publication de nombre de ces archives de soi a suscité l’intérêt des Français et des Françaises, tant l’événement a marqué la plupart des familles et est resté dans les mémoires au fil des décennies, même après la disparition des dernières personnes y ayant pris part. En témoigne la large diffusion des carnets de Louis Barthas, à plus de 100 000 exemplaires avant une réédition complétée en 2013[1]. En témoigne également le succès de Paroles de poilus. Lettres et carnets du front, 1914-1918 (Guéno et Laplume 1998), publié après un appel de Radio France auquel ont répondu plus de 8 000 personnes[2]. La séparation de masse a entraîné en effet l’échange journalier de millions de lettres, celles de l’arrière ayant plus souvent disparu avec le soldat, sauf exception : renvoi des lettres avec le courrier, doubles écrits par la femme, situation privilégiée de soldats mobilisés à l’arrière.

L’approche du centenaire ou le centenaire même de la Grande Guerre ont donné un nouvel élan à la publication d’archives de soi, notamment de correspondances souvent découvertes dans les greniers familiaux par la génération des petits-enfants au moment du décès de la génération des parents. Citons par exemple le travail de Bruno Viard (2010) qui a mis au jour les lettres de son grand-père à sa grand-mère, « livre de mémoire et de tendresse[3] ». Les Françaises et les Français ont également répondu très nombreux aux deux grandes collectes de documents organisés à l’automne 2013 et à l’automne 2014 par le réseau des Archives de France, opération renouvelée en novembre 2018. Les correspondances, déposées ou prêtées pour numérisation, en ont constitué une large part[4].

Comme Viard, Évelyne Diebolt, historienne spécialiste du secteur associatif sanitaire et social français du xxe siècle, a découvert en 2015, peu après la disparition de sa mère, un trésor dans la cave familiale de l’appartement parisien. Ce trésor, dont elle n’avait pas entendu parler, contenait des centaines de lettres échangées pendant la guerre entre un grand-père qu’elle n’a jamais connu – Gaston (Édouard) Guilly (1889-1945) – et une femme, morte prématurément le 9 octobre 1919 : Lucie (Lydie) Meyer (1892-1919), la mère de son père Pierre Meyer Guilly, né en 1918 d’une liaison adultérine entre Lucie et Gaston. De là est née, outre le projet de publier ces lettres et de circonscrire ce secret de famille, l’envie d’une enquête familiale sur l’histoire des Meyer et des Guilly à long terme, avec une recherche généalogique depuis 1750 et un questionnement sur les conséquences de la guerre – son poids démographique, économique et moral – sur trois générations. Écrire l’histoire des Meyer et des Guilly a été possible grâce à des archives familiales conservées par divers descendants et descendantes : lettres d’un des frères de Gaston, Maurice (1890-1960) qui a endossé la paternité de Pierre; livret militaire de Gaston; mémoires écrites par un des fils de Gaston et de sa femme légitime, Jeanne Laforêt Guilly; témoignage oral de leur plus jeune fille née en 1924 et marraine de l’auteure; enquête orale auprès de la descendance des Meyer dont de nombreux membres vivent dans la région de Mens, terre protestante dans les Alpes au sud de Grenoble. Évelyne Diebolt reconstitue ainsi les itinéraires, notamment professionnels et résidentiels, de la vaste parentèle, ponctuant son récit de remarques intéressantes : naissances à domicile, ascension sociale par l’école ou par la formation professionnelle, anticléricalisme de certaines personnes forgé dans des expériences scolaires en établissement religieux, faible attention accordée pendant longtemps aux besoins psychologiques des enfants, autoritarisme des pères sur les épouses et les enfants. Elle insiste notamment sur la vie de son père, qu’elle développe de l’enfance à sa disparition : enfant reconnu par son oncle Maurice, puis présenté comme le cousin des cinq enfants légitimes, élevé chez son père après le départ pour la Chine de Maurice qui s’est lancé en affaires avec Gaston; adolescent qui subit les difficultés financières de la famille, apparues avec la crise des années 30; salarié jeune, dès l’obtention du certificat d’études; devenu un expert comptable aisé grâce à la formation professionnelle, notable parisien au cours des dernières décennies. Sa fille écrit qu’il « a été enlevé à sa famille de Mens » qui ne le retrouve que durant les années 50.

Au total, près de 1 000 pages publiées comprennent ainsi : dans le premier tome, une longue introduction sur l’histoire familiale, des photographies, des fiches généalogiques, les lettres de Lucie à Gaston qui englobent la période allant du 26 mai 1918 au 19 mai 1919 (548 000 caractères) et diverses lettres à Lucie, notamment de sa cousine germaine Irène Battier; dans le second tome, les lettres de Gaston à Lucie, envoyées à partir du 10 décembre 1915 jusqu’au début de septembre 1919 (1 290 000 caractères) et deux cartes postales de Gaston à son frère Maurice. Une correspondance croisée, que lecteurs et lectrices peuvent reconstituer en passant d’un tome à l’autre, n’existe donc que durant douze mois environ. Cela s’explique par l’histoire des protagonistes.

À la veille de la guerre, Gaston, Parisien né dans un milieu de petite entreprise, titulaire du brevet supérieur et d’une capacité en droit, travaille dans une banque. En mars 1914, il épouse Jeanne, issue d’un milieu modeste, enceinte à la déclaration de guerre. Mobilisé au 28e régiment d’infanterie basé au Havre, il connaît les terribles batailles du début de la guerre : en Champagne, il est enterré vivant lors d’un bombardement et sauvé par ses camarades. Après un long séjour à l’arrière, il retourne au front pour quelques mois (de juin à septembre 1915), avant d’être envoyé dans les Alpes au sanatorium de Mens, pour soigner une tuberculose naissante. C’est là qu’il a un coup de foudre pour Lucie Meyer, protestante, orpheline d’une famille de notables locaux, qui tient la cordonnerie de ses parents et gère leurs autres biens. Il rappelle le souvenir de son entrée dans la boutique dans une belle lettre du 5 juin 1918 : la jeune fille, « apparition de jeunesse et de gaîté », emportait son coeur et faisait de lui « plus un homme, un amoureux ». « Je crois bien que tu m’as ensorcelé », lui écrit-il le 22 décembre 1915, alors qu’il a quitté Mens, encaserné à Grenoble avant un retour à Paris où il comprend que ses parents sont au courant de cette liaison. Lucie est invitée à écrire poste restante et ses lettres, « sitôt lues », sont déchirées « quoique, précise-t-il, ce soit les seules choses de toi et que cela me fasse bien de la peine » (10 janvier 1916).

Dissymétrie des relations entre hommes et femmes, c’est Gaston qui force les choses, notamment après son retour à Paris, puis son affectation en Normandie comme mobilisé à l’arrière, sergent fourrier au Havre à partir de juillet 1917. Lucie avait déjà un fiancé et craignait l’avenir avec un homme marié et déjà père – son deuxième fils naît en 1916. Elle semble hésiter et vouloir rompre à plusieurs reprises, malgré des rencontres régulières à Grenoble lors des permissions de Gaston (« jours de bonheur » selon ses mots) et un abondant courrier plein de tendresse et de mots d’amour : usant du lexique de l’adoration, il répète qu’elle est la seule femme qu’il a aimée, aime et aimera, et que son unique but dans la vie est de faire son bonheur. Cependant, il faut multiplier « les combinaisons » pour s’écrire et se voir, avec la crainte des « commentaires malveillants des gens de Mens ». Mots de l’époque : alors que jusqu’alors ils n’avaient pas « accompli l’irréparable », « ils s’aiment » à Grenoble fin juin 1917. Quand « la vilaine nouvelle » tombe un mois plus tard – Lucie est enceinte –, il l’assure de son « appui le plus grand et le plus dévoué » (27 juillet), évoque des moyens de « faire passer » en en soulignant le danger et en lui laissant la décision, puis considère la grossesse « comme un bien, [les] rapprochant encore ». Le 29 juillet, il écrit : « Il faut partir la tête haute, ma Luce, et non en coupable! Il faut te ménager un retour dans l’intérêt même de notre enfant. Il faut laisser tout en ordre et ne pas abandonner tout sans retour. » Elle hésite de nouveau, « très peinée », puis accepte à la fin d’août de partir, laissant la gestion de ses affaires à une cousine et expliquant sa fuite par l’annonce prématurée d’un mariage par les parents du fiancé.

Lucie emménage alors au Havre où le couple mène une vie quasi conjugale jusqu’aux premiers mois de l’enfant. Pour éviter les rumeurs et jouir d’un climat moins humide, elle déménage de nouveau avec l’enfant pour s’installer en mai 1918 à Montélimar, ce qui déclenche la correspondance croisée et des visites dès qu’il le peut. C’est une correspondance d’amoureux qui s’écrivent leur tendresse, leur attention aux maux de l’autre, leur projection de bonheur, l’éventuelle venue d’une « petite soeur ». Grand amoureux qui « vénère » sa compagne, Gaston est un père attentif qui craint pour la santé du petit Pierre, envoie les bonnes tétines de biberon, s’enquiert des sourires et des premières dents. C’est aussi un homme qui, sans doute soumis aux pressions familiales, demande du temps pour présenter Lucie à sa famille, organiser un divorce, assurer l’avenir de ses enfants légitimes. Jeanne n’est jamais évoquée, mais le troisième de leurs enfants naît en 1919, Gaston faisant des séjours à Paris, mobilisé dans sa banque pour mettre en oeuvre un emprunt de la Défense nationale. L’été 1919, il prépare un déménagement et, le 25 août 1919, il assure à Lucie que d’ici quinze jours ils seront « réunis définitivement ». De son côté, elle exprime également un grand amour pour Gaston, écrivant de façon récurrente : « Je t’aime autant qu’il est possible d’aimer si ce n’est plus. Tu sais bien mon Gaston que je suis tienne, toute tienne, et pour toujours. » Toutefois, elle ne peut se satisfaire « d’une fausse union », seul le mariage pouvant lui « enlever la honte d’être fille-mère, [...] racheter une faute qui [la] fait horriblement souffrir aujourd’hui après [l’]avoir fait tout abandonner à Mens » (13 juin 1918). Malgré l’envoi par Gaston « de petits baisers guérisseurs », ses souffrances sont aussi physiques et de plus en plus fréquentes, sans que les médecins sachent la soigner. À partir de l’été 1919, elle est presque toujours alitée et son écriture est « tremblée ». Le voeu émis en 1912 par une parente de Genève – « j’espère tant que pour elle, la vie n’aura que des roses sans épines » – ne s’est pas réalisé et Lucie s’éteint le 9 octobre 1919.

Cet ouvrage est un travail de mémoire filiale, qui fait découvrir une belle figure de femme. C’est aussi une étonnante correspondance de guerre où la guerre est très lointaine, sauf pour évoquer l’attente des permissions et déplorer la lenteur du courrier ou la censure qui, de fait, n’a ouvert qu’une seule lettre. Quelques rares et courtes allusions sont plus précises : « la visite des Zeppelins à Paris » en janvier 1916, les bons de la Défense nationale, « le canon à longue portée » qui tire sur Paris au printemps 1918, l’inflation, la pénurie de cigarettes ou de sucre, la grippe qui commence à tuer autour de soi, la joie de l’armistice, la survie des deux frères.