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Dans la foulée du mouvement #metoo, « feminism » a été élu mot de l’année aux États-Unis en 2017 par le dictionnaire américain Merriam-Webster. S’il s’agit d’une reconnaissance symbolique importante de la lutte des femmes contre les violences sexuelles, cette désignation constitue toutefois un paradoxe troublant, soutient d’entrée de jeu Allyson Jule dans son plus récent ouvrage intitulé Speaking Up – Understanding Language and Gender, qui a pour thèse centrale l’idée que la langue est le reflet des inégalités femmes-hommes et des stéréotypes présents dans les sociétés occidentales. À partir d’exemples concrets tirés de recherches linguistiques sur le genre[1], la professeure en sciences de l’éducation à la Trinity Western University et chercheuse associée au Gender Studies Centre d’Oxford entend montrer que les pratiques langagières révèlent, actualisent et sous-tendent les construits sociaux de genre, contribuant de ce fait à la perpétuation des différences femmes-hommes dans l’ensemble des espaces de la vie sociale (médias, éducation, travail, religion et relations personnelles).

Dans une courte introduction, Jule jette d’abord les bases théoriques du genre. Celui-ci y est défini comme l’identité construite par l’environnement socioculturel des individus. Il se réfère aux comportements, aux activités et aux attributs qu’une société considère comme appropriés pour les femmes et les hommes (p. 9) :

Those born male are associated with, or perhaps are compelled to embody, behaviors that are perceived and understood as masculine, while those born female are associated with, or are compelled to embody behaviors that are perceived and understood by society as feminine.

Se référant principalement à Deborah Cameron (2005) et à Judith Butler (2006), Jule attire l’attention sur le rôle de la langue en tant qu’espace crucial de signification et de catégorisation du genre. C’est par le langage que chaque être humain intériorise et véhicule très tôt les représentations du monde qui l’entoure : « Girls seem to be more rehearsed into being relational in their use of language in playing with dolls or in paired groupings, while boys are rehearsed into being more individual through their participation in competitive sports », indique-t-elle (p. 28). La professeure dresse aussi le constat suivant : empreinte d’une violence symbolique, la langue transmet aux filles, dès leur plus jeune âge, infériorisation et invisibilité linguistiques et sociales. Les filles grandissent dans un univers où les femmes sont davantage les objets passifs du discours – elles sont souvent reléguées à la sphère du corps et identifiées à leur capacité de reproduction – plutôt que les objets actifs. Jule insiste sur le biais genré (gender bias) de la langue, cette dernière ayant été, selon l’auteure, historiquement instrumentalisée par les hommes et le genre masculin y est toujours perçu comme plus noble que le féminin (p. 20).

Le langage se veut ainsi un instrument de domination et de discrimination puissant parce qu’il constitue le miroir des attentes normatives en matière de genre. Cette situation entraîne à penser le féminin et le masculin comme quelque chose de naturel au sens essentialiste, alors que c’est plutôt une chose que l’on construit. Les normes sociales ainsi produites contraignent les femmes et les hommes non seulement à se conformer en fonction de leur sexe, mais aussi à concevoir l’autre sexe selon ces normes. Au quotidien, cela se traduit par des pratiques langagières différenciées qui portent la marque de stéréotypes persistants. Si une poignée de personnes détenant un certain capital socioculturel sont capables de refuser de s’exprimer selon des manières dites féminines ou masculines, la plupart ne le peuvent pas et alimentent, voire renforcent, de façon inconsciente les construits genrés du parler féminin et du parler masculin dans leurs discours. C’est pourquoi il est primordial, fait valoir Jule, de s’appuyer sur l’analyse critique du discours « in order to examine the way language contributes to social reproduction and social change and explore power in various linguistic settings » (p. 29). Par cette dernière expression, elle fait référence à un ensemble de pratiques langagières multisémiotiques – paroles, textes, conduites corporelles en interaction, images projetées – socialement situées et historiquement ancrées.

Dans la partie centrale de son ouvrage, Jule fait finement ressortir les façons dont le genre se manifeste dans les pratiques langagières associées aux médias, à l’éducation, au travail, à la religion de même qu’aux relations personnelles. D’emblée, elle souligne que la manière dont les médias représentent les femmes et les hommes accentue les stéréotypes qui touchent aux rôles et aux caractéristiques du féminin et du masculin. Dans le secteur publicitaire par exemple, les femmes sont souvent représentées en tant que femmes-objets hypersexualisées (bouche entrouverte, regard de braise et sourire provocateur). Pour Jule, en plus de l’image de la femme fatale, les publicitaires s’acharnent à promouvoir des standards de beauté impossibles à atteindre (grandeur, minceur, peau douce, teint hâlé) et, surtout, tentent de vendre le corps des femmes comme des pièces automobiles détachées (jambes, dos, mains) à assembler. Les hommes aussi sont soumis à des standards bien établis. Les publicitaires mettent en avant leur masculinité : force brute, virilité, performance athlétique. Quand ils ne dévoilent pas leur corps d’Apollon pour mousser la vente d’un parfum, les hommes revêtent un complet-veston et brassent des affaires.

Outre la publicité, Jule s’intéresse également à la présence des femmes dans les films, les bulletins de nouvelles, les téléséries et les talk-shows. Elle fait ressortir l’invisibilisation des femmes à l’écran en prenant appui sur plusieurs études, dont celle du Geena Davis Institute (2015) qui révèle que, dans les films hollywoodiens, les femmes représentent à peine 30 % des personnages ayant un rôle parlant. Qui plus est, quand elles s’expriment, la majorité de leurs conversations tournent autour de l’amour, du sexe et des hommes. Même dans les films où une femme tient le rôle-titre, l’étude du Geena Davis Institute fait remarquer que les dialogues tendent à être l’avantage des hommes en raison du nombre important de rôles secondaires masculins (p. 46). Dans un trop court passage sur les technologies numériques, Jule porte à l’attention des lectrices et des lecteurs les images ainsi que le langage grossier et violent proposés dans les jeux vidéo, où les scènes de viol sont encore présentes malgré une juridiction plus sévère à cet égard et où les personnages virtuels masculins (en majorité) se voient régulièrement offrir de baiser (to fuck) un personnage féminin. L’auteure expose enfin la gravité croissante des insultes et des menaces (agression sexuelle, meurtre) proférées sur Facebook et Twitter pour réduire les femmes au silence, notamment celles qui osent dénoncer publiquement la « culture du viol » (p. 48).

Dans le domaine de l’éducation (enseignement primaire et secondaire), Jule note que les enseignantes et les enseignants jouent un rôle important dans la transmission des stéréotypes de sexe aux filles et aux garçons. Elle se penche, entre autres, sur les conclusions d’un article de Lucinda McKnight (2015) qui révèle que « most of the time, in teacher talk, children are characterized as gendered characters rather than individuals » (p. 58). Il y est montré que les membres du personnel enseignant orientent davantage les filles vers des filières sociales ou littéraires, alors que les garçons sont dirigés vers des filières scientifiques ou pratiques; que l’on valorise la « conformité » des filles, tandis que l’on récompense les « performances » des garçons et que l’on attribue la réussite des filles à leurs « efforts » et celle des garçons à leur « talent » (p. 56). De même, les attentes professorales sont stéréotypées en fonction des sexes : les filles sont considérées comme « dociles, sensibles, à l’écoute »; les garçons, comme « forts, compétitifs, rationnels » (p. 57). Selon Jule, malgré certains changements positifs depuis le début des années 2010, les représentations sexuées figurent encore dans les manuels scolaires où non seulement les femmes sont sous-représentées numériquement par rapport aux hommes, mais où elles campent des rôles passifs (femme de; mère de) ou stéréotypés (sage-femme; hôtesse de l’air), quand elles y apparaissent.

Du point de vue de la question religieuse, Jule s’est intéressée aux marques du patriarcat insérées dans les textes sacrés et les codes de lois de l’islam, du judaïsme et du christianisme. Les passages cités montrent la manière dont ces religions ont légitimé – et légitiment toujours – l’idée d’une supériorité naturelle de l’homme sur la femme, malgré la tendance actuelle à accorder aux femmes plus de responsabilités dans les fonctions de pouvoir. Ainsi, le Nouveau Testament exige notamment des femmes qu’elles soient « soumises à leur mari, comme au Seigneur. Car le mari est le chef de la femme, tout comme le Christ est le chef de l’Église » (Ep 5, 22-24). Dans la première épître aux Corinthiens (14, 34-36), Paul instruit les femmes à « garder le silence à l’Église » et à « garder leurs questions sur le service pour leur mari à la maison ». Du côté de la tradition juive ultraorthodoxe, on récite tous les matins « Béni sois-tu de ne pas m’avoir fait femme. » Dans le Talmud, on peut lire des phrases comme celles-ci : « Plutôt brûler la Torah que de la confier à une femme » (Sota 83) ou encore « l’esprit des femmes est léger » (Shabbat 33). Dans la quatrième sourate du Coran, les hommes sont littéralement considérés comme les « gardiens » des femmes. Ces dernières doivent obéir à leur mari et porter le hidjab, car le corps de la femme doit être soustrait de l’espace public. Si la polygamie est autorisée chez les hommes, les femmes se voient formellement interdire d’avoir des relations sexuelles avec une personne autre que leur mari sous peine d’être punies de mort pour « crime d’honneur » (charia).

Dans un chapitre consacré au monde du travail, Jule souligne que les stéréotypes et les préjugés de genre sont monnaie courante au sein des entreprises. Invoquant une série d’entrevues menées par Louise Mullany (2003) auprès de cadres de niveau moyen et supérieur de compagnies privées britanniques, elle précise que, tant chez les femmes que les hommes interrogés, les seconds sont systématiquement perçus comme « plus rationnels, plus directs et plus confiants » (p. 73), alors que les premières sont considérées comme « plus attentives, plus consensuelles et plus empathiques, mais aussi plus émotionnelles et plus hésitantes » (p. 74). Plusieurs femmes cadres ont mentionné devoir masculiniser leur style de leadership (réagir avec une certaine agressivité, éviter toute pause durant la journée) pour être reconnues efficaces. Ces cadres ont fait part du flot de commentaires sexistes dont elles sont quotidiennement victimes : « autoritaire, tyrannique, irritable, trop ambitieuse, frigide, hystérique, naïve, bavarde » (p. 72). Les femmes interviewées ont également exprimé la nécessité d’être « belles, minces et d’apparence soignée » (p. 75) si elles veulent être prises au sérieux par la clientèle et la direction. Jule fait remarquer que les femmes dans les milieux de travail nourrissent parfois – intentionnellement ou non – elles-mêmes ces stéréotypes. Elle invoque à ce propos la course au leadership du Parti conservateur de la Grande-Bretagne ayant opposé Andrea Leadsom à Theresa May en 2016. Mme Leadsom avait déclaré qu’elle ferait une chef plus attentive aux besoins de la population, car elle était mère et pas sa rivale.

Par l’expression « relations personnelles », Jule fait référence aux discussions amicales et familiales. Se rapportant aux travaux de Jennifer Coates (2003) et de Deborah Cameron (2008), elle souligne que chez les filles les échanges amicaux tournent essentiellement autour de quatre thèmes (amour, camaraderie, potins et commérages) (p. 94), alors que les garçons, moins loquaces, privilégient l’action et le fait d’« être ensemble » (p. 95). Dans ces espaces de conversations, Jule montre également que les femmes entre elles s’adressent principalement des compliments sur leur apparence et que les hommes vantent surtout les habiletés et les possessions de leurs camarades. Elle souligne par ailleurs la propension des hommes à dominer le temps de parole dans les conversations mixtes en raison de l’inclination des femmes à taire leurs opinions et à tempérer leur discours au moyen de « régulateurs d’écoute » (hocher de la tête, sourire et concentrer son attention sur la locutrice ou le locuteur, mais aussi employer des expressions telles que « Vraiment? » ou « C’est fascinant! ») (p. 91). Au sein de la cellule familiale, le père et la mère[2] tendent à maintenir des identités genrées dans les conversations de tous les jours. Jule, citant Shari Kendall (2006), mentionne que « the speech patterns of society are reflected at home: women tending to children and housework, men tending to financial provision and activities » (p. 92).

Compte tenu de l’influence déterminante du langage dans la capacité individuelle à se projeter et à s’identifier, Jule soulève en conclusion l’importance de rendre explicites tous les sous-entendus de genre considérés comme naturels et allant de soi. Selon elle, « only a critical approach to language (one concerned with power relations and stereotypes) can help us get past the surface of everyday experience and go deeper into understanding each other » (p. 100). Si elle se réjouit de la multiplication des travaux universitaires et des rapports de collectifs féministes ou de commissions institutionnelles qui travaillent à cet effet, Jule ajoute que des efforts doivent aussi être déployés par les médias, de même que par les milieux éducatif, professionnel et religieux, pour déconstruire les clichés féminins et masculins ainsi que pour assurer une plus grande visibilité aux femmes. Elle invite à suivre les exemples des chaînes de télévision qui s’engagent à faire appel à au moins 40 % de femmes sur leurs plateaux et de la pédagogie non genrée pratiquée en Suède, où les manuels scolaires évitent les stéréotypes de la femme qui joue le rôle d’une infirmière et de l’homme qui joue celui d’un pompier et où les enseignantes et les enseignants ont banni les termes « filles » et « garçons » au profit du pronom neutre hen (à la fois pour éviter d’enfermer les enfants dès leur plus jeune âge dans des rôles prédéterminés et parce que le genre ne se limite pas au féminin et au masculin).

Le principal intérêt de Speaking Up – Understanding Language and Gender est de révéler la « face cachée » du genre dans les pratiques langagières. S’il reste la plupart du temps en surface des choses (notamment dans la partie sur la religion), l’ouvrage de Jule se veut une synthèse nécessaire de plus de 40 années de travaux rattachés aux recherches linguistiques sur le genre. La multiplicité des espaces étudiés permet de mieux comprendre la façon dont les stéréotypes et la discrimination de genre sont véhiculés et s’installent dans les sociétés. On peut cependant regretter l’absence de toute une littérature scientifique française (Anne-Marie Houdebine, Luca Greco, Natacha Chetcuti) qui montre un intérêt grandissant pour ces questions. Dommage également que la vie politique et sa médiation n’aient pas fait l’objet d’un chapitre en soi. Tant sur les plans physique et psychologique que social, les médias contribuent aujourd’hui encore à reproduire une vision genrée du monde politique (Gidengil et Everitt 2003), à soutenir la logique des rôles de genre entourant le métier politique (Théberge-Guyon, Bourassa-Dansereau et Crevier 2018) et à associer la notion de leadership au genre masculin (Carroll et Fox 2006). Par ailleurs, dans le contexte politique des dernières années, favorable à la parité, les femmes politiques ont tendance à ériger leurs qualités dites féminines (sensibilité, écoute, sincérité, collégialité, amour) en ressources symboliques et à faire valoir leur capacité à « faire de la politique autrement ». Or, transformer la féminité en valeur ajoutée est une opération qui honore, construit et renforce simultanément les différences de genre.

Dans la même lignée, il aurait été souhaitable de consacrer davantage d’espace aux technologies numériques. Au-delà des discours haineux sur les médias sociaux, comment se distribuent, sur Facebook et Twitter, les modèles discursifs attribués au féminin dans les représentations collectives (empathie, écoute, attention) et ceux, plus légitimes, qui sont davantage associés au masculin (argumentation, polémique, confrontation)? Une étude de Coralie Le Caroff (2015) sur les usages sociopolitiques de Facebook en France montre à ce propos que, s’il existe des différences de genre significatives, « les femmes ont majoritairement recours à des régimes de prise de parole (opinion brute) et à des modalités d’interaction conflictuelles qui, d’une part, rompent avec les stéréotypes du retrait féminin et qui, d’autre part, sont communs aux femmes et aux hommes » (p. 133).

Par ailleurs, Jule insiste trop peu sur la transformation potentielle des normes de genre dans le langage. Si les pratiques langagières peuvent être à la fois l’espace dans lequel les normes émergent, se cristallisent, elles peuvent également devenir une arme de lutte pour résister à la discrimination, aux stéréotypes et à l’invisibilisation. Pensons notamment aux campagnes Twitter contre le langage non sexiste (par exemple, #BanBossy), aux débats sur l’écriture inclusive en France ou encore à la création de nouvelles formes linguistiques interrogeant la binarité femmes-hommes afin d’exprimer les réalités LGBTQI+[3]. Le livre se serait trouvé bonifié en tentant de penser l’agentivité (agency) des individus à travers le prisme des rapports entre genre et langage.