Corps de l’article

Les ambiguïtés du pouvoir de séduction des femmes

La réflexion sociale, donc documentaire, artistique, narrative, religieuse ou juridique sur le pouvoir de séduction des femmes a une très longue histoire, à laquelle il ne serait pas possible de rendre justice dans le seul contexte de notre introduction au présent numéro de la revue Recherches féministes. Cristallisée dans l’icône ambiguë et malheureuse qu’est Ève dans l’histoire de la création biblique, la sexualité féminine a été construite dans l’imaginaire chrétien comme un repoussoir, tel un objet intraitable qui devait faire l’objet d’encadrement, d’interdits, de contrôle (Foucault 2018). Source de tentation, de décadence morale, de danger, de perte de soi pour l’homme, la femme séduisante ou sexualisée a peuplé l’imaginaire occidental, notamment la création mythologique, les récits, l’iconographie, les mesures juridiques, les normes religieuses et les vagues de panique morale (des sorcières à l’hypersexualisation) qui parsèment l’histoire des sociétés européennes et nord-américaines[1].

L’attention – faut-il dire « obsession »? – des sociétés patriarcales occidentales pour la sexualité des femmes est caractérisée par une ambiguïté fondamentale : la crainte coexiste avec la fascination à l’égard de la capacité des femmes à susciter le désir. Celles qui sont désirables et séduisantes, ou qui « assument » cette capacité, sont traitées à la fois avec admiration et avec mépris. Au cours de l’histoire occidentale, le pouvoir érotique des femmes a été construit comme une force ambiguë, capable d’influencer la conduite d’autrui. Leur pouvoir de séduction a été traditionnellement interprété comme un don, un devoir ou un service complémentaire du désir masculin. En d’autres termes, l’idée que la sexualité des femmes soit une forme de pouvoir instrumental, potentiellement émancipateur, n’est pas du tout une nouveauté des dernières années, ni le produit d’une culture médiatique qui objectivise les femmes en les réduisant à leur corps sexué et à leur charme sexuel. Nous donnerons un exemple historique très parlant de cette conception de la sexualité des femmes comme un pouvoir. Dans une étude sur la fameuse Affaire du collier qui a gâché à jamais la réputation de la reine de France Marie-Antoinette en 1785, Sarah Maza (1997) analyse la levée de boucliers contre le pouvoir des « femmes publiques » au cours des décennies qui précèdent la Révolution française. C’est déjà par la plume de Rousseau, dans sa Lettre à M. d’Alembert sur les spectacles, publiée en 1758, que le pouvoir des femmes dans la sphère publique avait été attaqué : actrices, courtisanes ou maîtresses illustres (comme la marquise de Pompadour et, plus tard, la comtesse Du Barry), les femmes influencent et manipulent les hommes par leurs charmes, par leur sensualité, par le sexe. L’omniprésence de ces femmes publiques a eu l’effet, d’après Rousseau, de ramollir et de féminiser l’espace public, en commençant par le roi lui-même. Les accusations envers Marie-Antoinette, avancées 30 ans plus tard par la presse clandestine et par les mémoires judiciaires, portent sur la même association entre une sensualité supposément débridée, un pouvoir d’influence sur les hommes puissants du royaume et la décadence conséquente de la sphère publique et politique dans laquelle les femmes ont obtenu illégitimement une place. Comme nous le savons bien, le xixe siècle sera caractérisé par la célébration de la femme bourgeoise comme reine de la sphère privée, de la maison, de la famille, de l’intimité du mariage. Cette posture se prolonge également au xxe siècle. Dans son analyse des manuels de bonnes manières italiens du siècle dernier, Gabriella Turnaturi (2011) souligne l’effort du discours fasciste – surtout durant les années 30 – pour encadrer la nouvelle liberté accordée aux corps des femmes dans l’espace public au début du xxe siècle : si le régime fasciste, comme bien d’autres régimes totalitaires de l’époque, recommandait aux femmes d’être actives et en forme, belles et fascinantes, leur sexualité devait tout de même être limitée à l’intimité domestique et ne devait s’exprimer que de façon « hygiénique », avec modération et aux fins de reproduction.

Dans l’espace médiatique et dans le discours occidental contemporain, la sensualité féminine ainsi que la beauté et le charme des femmes semblent s’être partiellement émancipés des évaluations négatives qui les ont caractérisés dans l’histoire. La beauté, la forme physique, le charme, la sensualité ne cessent d’être construits comme des qualités essentielles au succès social des femmes. Bien que cela comporte encore des ambiguïtés, comme nous allons le voir, l’incorporation du « succès » dans la belle apparence féminine exprime quand même une force, une puissance, une affirmation de soi de la part des femmes. Cette puissance est immédiatement perceptible dans la mesure où le travail du corps (Gimlin 2002) fait partie du projet de soi qui façonne l’identité de la nouvelle femme. L’idéal de beauté féminine contemporain est alors caractérisé par une forte sexualisation, et la capacité de séduction devient quasiment un synonyme de beauté.

Dans son étude sur les représentations médiatiques contemporaines du pouvoir des femmes citée plus haut, Susan Douglas (2010) a montré comment la beauté sexualisée, la sensualité et le fait d’être reconnue comme sexy et hot ne font pas seulement partie de l’image du succès féminin transmise par les médias : ce type de prestige axé sur la beauté et sur le pouvoir de séduction est également vendu comme une forme d’empowerment pour les femmes. Du groupe musical pop Spice Girls des années 90 à la télésérie Sex and the City du réseau HBO, dans les représentations médiatiques le pouvoir des filles (girl power) est inséparable de la beauté, du pouvoir de séduction et de tous les marchés de biens de consommation qui viennent avec ces éléments (maquillage, chaussures, vêtements, entraînement physique, chirurgie esthétique, etc.). Cette alliance est encore plus visible aujourd’hui grâce aux plateformes numériques de production et de partage de culture visuelle, telles qu’Instagram. L’Instagram Business Team Report concernant la beauté sur Instagram, publié en 2018, affirme que la plateforme est devenue « the go-to destination for people to connect with their favorite beauty brands, creators and experts like never before ». Les applications pour téléphone intelligent qui ont affaire à la beauté se multiplient, allant des outils d’embellissement des égoportraits (selfies) jusqu’aux logiciels qui simulent une transformation complète de l’apparence de l’usagère, par exemple dans le cas où celle-ci voudrait savoir à quoi ressemblerait son visage après une intervention de chirurgie plastique. Les chercheuses féministes ont dénoncé l’alliance entre logiques néolibérales et un discours sur l’empowerment des femmes qui vise à les transformer en entrepreneuses de soi et à mettre l’autosurveillance esthétique au centre de ce projet (Elias et Gill 2018).

Comme Douglas le souligne, en effet, toute forme de pouvoir n’est attribuée aux femmes qu’à une condition : qu’elles respectent les normes sociales (quoique ces dernières soient contestées) liées à l’apparence féminine, qu’elles ne contreviennent pas à la discipline de l’apparence (sexualisée) qu’il leur est demandé d’afficher dans les contextes de visibilité. L’empowerment devient ainsi une arme à double tranchant, si tant est que ses conditions de possibilité soient surveillées et sévèrement disciplinées. Qui surveille l’apparence des femmes? Tout le monde : les médias et les plateformes par un travail d’encadrement sémantique (Sebastian 2019), les hommes par leur mépris et par leurs préférences (Contributeurs de Wikipédia 2019), les autres femmes à travers des relations de reconnaissance qui font la promotion en même temps de l’homogénéité (García-Gómez 2018; Winch 2013). Cette dimension de surveillance mérite d’être discutée dans une perspective féministe, s’il est vrai que, comme Claire Colebrook (2006 : 132) le rappelle, « it often appears as though there is some intrinsic link between the politics of beauty and the politics of gender ».

Les féminismes, la beauté et le pouvoir de séduction

Les approches féministes liées à la question de la beauté des femmes et de leur pouvoir de séduction peuvent être regroupées autour de trois postures principales. Ce travail de modélisation comporte nécessairement des simplifications, mais il offre des repères pour s’orienter dans la littérature pertinente et pour contextualiser les questionnements dont ce numéro thématique de la revue Recherches féministes est issu.

La première posture considère la beauté comme une injonction liée au système d’oppression patriarcal : les femmes sont obligées d’être belles, c’est-à-dire d’accomplir un certain travail sur leur corps et sur leur attitude (Goffman 1977; Hochschild 1985) pour correspondre aux attentes normatives du « regard » masculin diffusé non seulement auprès des personnes, mais également dans les institutions et dans la culture ambiante. Les femmes dont l’apparence ne correspond pas aux standards de désirabilité sont sanctionnées socialement, humiliées, marginalisées. La légitimité sociale des femmes est si fortement liée à leur apparence « conforme » que le travail sur l’apparence se configure comme une forme d’oppression. En les clouant à leur apparence, la société patriarcale coince les femmes dans un état d’assujettissement (ce de quoi j’ai l’air compte plus que ce que je dis, sais, sais faire, peux faire), à des soucis futiles (suis-je assez jolie aujourd’hui?), à un emploi du temps contraint par les exigences du travail de la beauté (j’aimerais lire un livre, mais il faut que j’aille chez le coiffeur; je pourrais faire du sport, mais je n’ai pas épilé mes jambes). Voilà que l’injonction à la beauté devient une entrave à la réalisation de soi, à l’expression de soi, à l’autodétermination des femmes (Bordo 1993). D’après cette posture, donc, la beauté devient, pour citer Mona Chollet (2012), « fatale ». De plus, le travail de la beauté, proposé ou imposé aux femmes par les médias, est une forme d’aliénation qui défait les conquêtes féministes en laissant croire aux femmes que, pour être féministes, il suffit de penser qu’on se maquille pour soi ou que, pour s’approprier sa sexualité, il suffit de sexualiser son apparence (McRobbie 2009).

La critique, en effet, est particulièrement sévère à l’égard d’une deuxième posture, au sein de laquelle certaines approches sont parfois caractérisées négativement de « postféministes » (voir encore Angela McRobbie (2009)). Cette deuxième position envisage la beauté comme un pouvoir, le travail d’embellissement comme un espace d’agentivité, la réappropriation de la part des femmes du « projet » de la belle apparence comme une forme d’émancipation de l’oppression patriarcale. Être belle pour soi et pas pour le « male gaze » (Mulvey 1975), exprimer son pouvoir de décision par le choix d’une apparence sexualisée – voilà ce que serait le parcours de libération des interdits et des injonctions de la beauté comme service à l’égard d’autrui. D’après cette approche, toutes les techniques traditionnelles de « création » de la beauté féminine pour les regards d’autrui peuvent être réappropriées comme formes de créativité et d’expressivité autonome. Le maquillage, la manucure, l’épilation, la coloration des cheveux, l’achat ou la production de vêtements, de chaussures et d’accessoires, l’exercice physique, les interventions de chirurgie esthétique et ainsi de suite peuvent donc entrer dans un projet de construction d’identité féminine qui peut se soustraire à la tyrannie de la conformité aux normes et aux stéréotypes dominants. Cette posture ne se trouve quasiment jamais comme telle – si extrême – dans la littérature féministe, mais elle circule plutôt dans les médias de masse et dans le discours généralisé. La campagne publicitaire de L’Oréal (« Parce que je le vaux bien ») représente parfaitement la récupération par la publicité des idées féministes qui fera dire à Rosalind Gill (2008) que la publicité a vampirisé les idées féministes autour de l’empowerment pour proposer des figures tout aussi objectivables, mais en les plaçant dans une posture agentive. Gill parle alors d’agentivité néolibérale encore plus oppressive parce que la norme de beauté est internalisée et vue comme un plaisir choisi.

La troisième posture se rapproche beaucoup de la deuxième et en épouse même certaines considérations, mais en les nuançant avec une discussion approfondie de mécanismes d’oppression qui interviennent néanmoins dans le travail de la beauté que les femmes entreprennent. Plusieurs chercheuses féministes se sont notamment consacrées à produire des approches théoriques moins monolithiques par rapport à la beauté et à la capacité de séduction des femmes. Cette troisième posture illustre les contraintes normatives, les rapports de pouvoir, les inégalités qui entourent et orientent le travail pour hausser son pouvoir de séduction et sa beauté, et souligne la portion de souci de conformité et d’appartenance qui motive les femmes à entreprendre ce travail. Cependant, les approches féministes dans la troisième posture reconnaissent également que, pour rendre justice à la complexité de la beauté comme projet et système d’oppression, il faut dépasser l’opposition polarisée entre une conceptualisation de la beauté comme oppression et une conceptualisation de la beauté comme émancipation (Colebrook 2006; Leeds Craig 2006).

La beauté et la séduction comme ressources?

Dans tous ces travaux, cependant, on ne pense pas encore la beauté comme un pouvoir à utiliser, le désir qu’on suscite telle une opportunité de gain (en termes larges), à titre de ressource qui pourrait être exploitée. Que peut-on dire des avantages que les femmes retirent de l’affichage d’un potentiel de séduction, d’une apparence qui charme? Et quelle est la posture de la pensée féministe par rapport aux femmes qui sont conscientes de leur capacité de séduction et l’exploitent? La question des avantages liés à la beauté, qui vont bien au-delà du fait de s’assurer un partenaire pourvoyeur ou un père pour ses enfants (comme le voudrait la narration psychobiologisante), se pose pour la réflexion féministe, et oblige à sortir de la dichotomie entre domination et empowerment. L’aspect en cause, à vrai dire, n’est pas seulement un sentiment d’autonomie ou la réappropriation de l’autodétermination par rapport au travail de l’apparence : il est plutôt question de définir les caractéristiques d’une ressource qui ouvre aux femmes des occasions, des possibilités, l’accès à d’autres ressources et à la mobilité sociale. Suffit-il de réduire cette ressource à une arme de faibles, ou de la condamner a priori parce qu’elle présuppose une connivence avec les mécanismes de survalorisation de l’apparence des femmes, ou parce que c’est une ressource distribuée de façon inégale?

Catherine Hakim a été sans doute la première à problématiser directement la source, les caractéristiques et le fonctionnement de cette ressource qu’est le pouvoir de séduction, associée à la belle apparence, des femmes. L’expression qu’elle a forgée pour désigner cet ensemble d’outils est « capital érotique ». Ce dernier est constitué par l’appréciation sociale d’une série de qualités reliées : beauté, attractivité sexuelle, grâce et charme, capacités sociales dans l’interaction (entregent), énergie et forme physique, humour, présentation de soi, compétence sexuelle ou imagination érotique et, selon la culture de référence, fertilité (Hakim 2011). En ce sens, le capital érotique est un portfolio de ressources indépendantes de tout champ d’activité, et donc valables de manière transversale dans les contextes de la vie sociale. Le capital érotique, en d’autres termes, n’est pas seulement une ressource liée à l’offre et à la demande de partenaires sexuels, mais il se décline également comme désirabilité sociale, charme et capacité d’entregent. Si la théorie des champs sexuels (Levi Martin et Matt 2006; Green 2008a, 2008b et 2015) lie le capital érotique des personnes à des champs sexuels spécifiques, l’approche d’Hakim permet alors de le traiter comme un portfolio de ressources transversales. Ce glissement de perspective est particulièrement approprié pour analyser la capacité de séduction des femmes, étant donné, d’une part, que la beauté et le charme « féminin » des femmes fonctionnent comme mesure de la légitimité sociale de ces dernières et que, d’autre part, la sexualisation des corps des femmes est mise au service d’autres formes de désir que le désir sexuel (par exemple, par l’association entre corps de femmes sexualisés et produits de consommation dans la publicité).

Les qualités qui constituent le capital érotique sont en partie attribuées à la naissance, en partie apprises par un travail d’entraînement. Le capital érotique n’est pas une exclusivité des femmes (Sarpila 2014) mais, lorsqu’il est rattaché à ces dernières, il est plus prisé et vaut plus que celui des hommes (Hakim 2011). La raison de cette évaluation différente est à chercher dans ce que la sociologue Hakim (2011) appelle le « male sex deficit » : les femmes désirent le sexe moins que les hommes, ce qui fait que leur capital érotique vaut plus cher. La valeur du capital érotique des femmes, alors, est basée sur une différence physiologique, naturelle, et donc transculturelle. L’universalité de l’appréciation du capital érotique des femmes, d’après Hakim, le rend relativement déconnecté de l’origine sociale de la personne qui l’exprime. En plus d’une description du capital érotique des femmes, l’ouvrage d’Hakim incite aussi les femmes à exploiter cette ressource, à profiter du pouvoir que leur capital érotique leur confère dans des contextes qui vont de l’intimité conjugale au monde des affaires. Les domaines scientifiques, politiques et sociaux dominés par les hommes, ajoute Hakim, ont systématiquement invisibilisé la ressource qu’est le capital érotique (des femmes), parce que ce dernier ne peut pas être monopolisé par les hommes en raison du déficit sexuel mentionné plus haut. En outre, les femmes sont éduquées à contenir l’expression de leur capital érotique et à le dévaloriser – ce à quoi contribue aussi le féminisme « antisexe », selon Hakim.

Plusieurs critiques peuvent être adressées à la théorisation proposée par Hakim. Érik Neveu (2013) souligne certaines incohérences terminologiques et théoriques, qui concernent d’après lui non seulement Hakim, mais tous ceux et celles qui se sont approprié l’idée bourdieusienne de « capital » pour la qualifier de manière contextuelle et par rapport à des ressources particulières. Neveu déplore notamment la multiplication, en sciences sociales, des « capitaux » qui dépassent la distinction bourdieusienne des quatre capitaux fondamentaux (économique, culturel, social, symbolique). Le terme « capital », associé à des adjectifs divers (érotique, ethnique, militant, émotionnel, etc.), ne fait que remplir, d’après ce chercheur, un vide de théorisation des ressources examinées. En particulier, Neveu (2013 : 350) considère que le capital érotique n’est qu’une « variété » du capital culturel, une « dimension incarnée du capital culturel ». On pourrait objecter que la composante économique du capital à disposition pour la personne joue aussi un rôle très important dans l’accumulation de ressources liées à l’apparence, à la beauté et à la capacité de séduction. D’un point de vue féministe, cependant, les soucis principaux soulevés par Hakim dépassent largement ces questions et sont liés aux implications politiques de la définition qu’elle donne du capital érotique.

Commençons par la thèse du « male sex deficit » : Hakim rend invisibles les dynamiques de constitution historique de la différence de genre comme différence de légitimité, qui se reflète dans la valorisation du capital érotique des femmes. En d’autres termes, elle rend invisible le fait que l’insistance des femmes sur des ressources personnelles sexualisées se situe dans des relations de domination matérielle et symbolique axées sur le genre, sur l’ethnie, sur la classe sociale et sur les habiletés, comme le souligne Sioban Brooks (2010). L’exploitation du capital érotique, alors, est compliquée par deux aspects de ces relations de domination.

Il y a d’abord le fait que les femmes sont « clouées » à leur apparence : dans la majorité des situations où elles se trouvent, les femmes n’ont pas de pouvoir sur les regards qui les réduisent à leur apparence et à leur capacité d’être désirables. Comme le souligne Ann J. Cahill (2003 : 54), « the significance of beautification in a patriarchal society, the very danger that feminist theory has emphasized, resides in the necessity of that process to women’s social existence and appearance ». L’entêtement des médias américains à l’égard de l’apparence, de l’esthétique et de la féminité d’Hillary Clinton lors de son mandat comme secrétaire d’État aux États-Unis (Moore 2012), ainsi qu’au cours de la campagne pour l’élection présidentielle de 2016 (Izadi 2016), n’a aucun équivalent par rapport à ses compétiteurs, et offre un exemple d’une remise en question hautement sexiste de la légitimité des femmes dans l’espace public. Si la légitimité d’une femme dans celui-ci dépend de sa capacité de séduction, cette dernière cesse d’être un pouvoir pour devenir une condition de possibilité de l’acceptation sociale. Elle n’est pas un atout, mais un préalable à l’action compétente d’une femme (Cahill 2003 : 54). Cela implique alors que la marge de manoeuvre pour l’exploitation de sa beauté et de sa capacité de séduction serait beaucoup plus réduite par rapport à ce que Hakim présuppose. Le pouvoir érotique est alors « prison », s’il est vrai que la légitimité sociale des femmes est conditionnelle par rapport à une désirabilité généralement définie par des critères normatifs stéréotypés et contraignants, qu’une mince proportion de femmes généralement privilégiées remplissent.

Ensuite, il y a la question de l’intersectionnalité des rapports de domination, et donc du fait que les mêmes ressources ne sont pas valorisées et appréciées de façon identique quand elles sont portées par des personnes qui n’appartiennent pas au groupe social hégémonique. La « performance » du capital érotique est certainement liée, en partie, à des qualités naturelles mais aussi, et en grande partie, à l’adhésion à la culture de la consommation qui contribue à définir les standards d’appréciation de la beauté, de la sexualisation, de la présentation de soi. En ce sens, cette performance dépend des possibilités économiques des personnes qui s’y adonnent, dans la mesure où ces dernières doivent acheter des biens et des services pour correspondre aux idéaux de beauté et de séduction en vigueur dans les sociétés de consommation (Sarpila 2014). Contrairement à ce que prétend Hakim, ce n’est pas l’entièreté du capital érotique qui se trouve indépendante de l’origine sociale de la personne qui l’exprime. De plus, l’étude de Brooks (2010) sur les danseuses érotiques montre que, lorsque celles-ci appartiennent à un groupe ethnique minoritaire, la valeur d’échange de leurs ressources érotiques se révèle moindre sur tous les plans, y compris celui de la rémunération en salaire de leur travail. Le capital érotique des danseuses noires et latino-américaines (latinas), alors, est dévalorisé par rapport à celui des autres travailleuses blanches, mais aussi dans la relation avec les clients (blancs) qui récompensent moins (en termes financiers, tout comme par des avantages et des ressources autres que l’argent) et demandent et même exigent plus des travailleuses racisées. Le capital érotique, alors, n’a pas une valeur universelle : son appréciation subit l’influence des rapports de domination et des inégalités entre groupes ethniques (Cvajner 2011). La catégorisation racisée des corps des femmes pose des limites à la valeur de leurs ressources érotiques comparativement à celles du groupe dominant (dans ce cas, les femmes blanches occidentales). Cela veut dire aussi qu’il y a une compétition entre les femmes pour les occasions et les ressources avec lesquelles le capital érotique peut être échangé, et que dans cette compétition les femmes racisées sont systématiquement désavantagées. Peu importe ce qu’une femme racisée peut faire pour hausser son capital érotique, ses ressources seront toujours celles d’une femme racisée. Les imbrications entre capital érotique, catégorisation raciale et légitimité sociale deviennent encore plus complexes lorsqu’on prend en considération la sexualisation imposée aux femmes racisées, c’est-à-dire l’obligation pour les femmes à la beauté et à la sensualité dont nous avons parlé plus haut. L’ethnographie d’Elena Zambelli (2017) sur les femmes racisées en Italie montre bien les effets de la sexualisation des corps et des apparences des femmes racisées de la part des hommes. Dans un pays comme l’Italie, qui a un passé colonial et postcolonial, la sexualisation des femmes racisées est imbriquée avec la constitution de « l’autre » racialisé : elle croise le processus de renforcement d’une identité nationale hégémonique (blanche) qui a passé par l’appropriation symbolique et sexuelle des corps des femmes racisées (ibid. : 7). De plus, comme l’observe encore Zambelli (ibid. : 8), autant pour les femmes non racisées que, en une mesure plus importante et problématique, pour les femmes racisées, la sexualisation du corps de la femme attire à cette dernière du désir et de l’admiration, mais l’expose aussi au risque constant du stigmate de la pute.

De même, le capital érotique, indépendamment des ressources liées à la naissance, s’étiole avec le temps dans une société âgiste comme nous la connaissons. La notion de l’âge constitue effectivement un facteur important ayant une incidence sur plusieurs éléments du capital érotique : beauté, attractivité sexuelle, énergie et forme physique, présentation de soi, compétence sexuelle et fertilité. Or, Hakim considère qu’avec du travail sur soi le capital érotique est accessible à toutes les femmes. Le caractère volontariste semble aveugle à l’impact de l’âgisme sur ce capital. Les recherches montrent, contrairement aux préjugés tenaces selon lesquels les femmes âgées sont asexuelles (Lagrave 2009 et 2011), que la sexualité s’avère une dimension importante de vie (Fileborn et autres 2015; Watson, Stelle et Bell 2017; Delamater 2012). Plusieurs femmes âgées rapportent souffrir d’insatisfaction et éprouver parfois de la honte par rapport à leur apparence (Hurd Clarke 2011). Dans une récente étude, Isabelle Wallach et autres (2019) montrent que le portrait de l’impact de l’apparence sur la sexualité des femmes âgées, hétérosexuelles comme lesbiennes, est plutôt nuancé. Certaines femmes sont effectivement très touchées par les normes âgistes de beauté, normes qu’un bon nombre d’entre elles intériorisent, mais l’âge leur apporte aussi les outils pour « remettre en question les normes de beauté prédominantes, […] mieux accepter leur corps ou bien […] accepter d’être en relation avec des partenaires ne correspondant pas à leurs idéaux physiques » (Wallach et autres 2019 : 34). Il appert crucial d’intégrer la question de l’âge dans l’étude et la théorisation du capital érotique.

L’idée de consacrer un numéro de la revue Recherches féministes au pouvoir érotique des femmes est née de nos réflexions sur la complexité des croisements entre normes, représentations, relations de domination, identités qui entourent, définissent, circonscrivent ce pouvoir. Il nous faut un travail pour définir dans quelle mesure ce pouvoir en est un, pour mettre en évidence ces caractéristiques, pour décrire ses conditions de possibilité, pour analyser ses représentations (qu’elles soient normatives, résistantes ou émancipatrices), pour comprendre les différentes luttes qui le traversent et qui le constituent, pour en distinguer les avantages et les pièges dans le cas des femmes qui l’expriment. À partir de corpus différents, et par des cadres conceptuels féministes, les textes réunis dans ce numéro discutent les enjeux et les défis posés par la conception de la désirabilité et de la beauté comme ressources.

Les textes du numéro

La première contribution à ce numéro se trouve en fait en couverture. La tradition d’illustrer chaque numéro de la revue Recherches féministes par une image en rapport avec la thématique a été utilisée ici, non pas à des fins décoratives, mais bien pour interroger le coeur même de la thématique. Nous avons volontairement subverti la fonction sémiologique phatique (décorative) de la couverture en fonction poétique (artistique) et politique (Joly 2009) afin d’enrichir la thématique du pouvoir érotique des femmes. Ainsi, nous avons demandé à l’artiste interdisciplinaire montréalaise Nadège Grebmeier Forget, qui interroge de manière aiguë la question de la beauté et du corps des femmes dans son travail, de nous soumettre des images issues de sa production que lui inspirait notre appel de textes. L’image retenue est issue d’une exposition/performance intitulée — Hier est aujourd’hui. produit et présenté à VU, centre de diffusion et de production de la photographie de Québec, à l’occasion du Mois Multi 2016. L’oeuvre d’une durée approximative de 120 heures (suivant les heures d’ouverture du centre, soit de 12 h à 17 h, du mercredi au samedi, du 11 février au 13 mars 2016) consistait en une performance de longue durée transmise en direct et continue par vidéo (accessible pour visionnement en direct (live) en galerie), à partir de son appartement/studio montréalais. La vidéo était visible uniquement à l’intérieur d’une installation cubique dans l’espace d’exposition de la galerie. À cette vidéo s’ajoutait un journal de bord d’images généré et partagé en temps réel sur Instagram (@mirrorspapillon). Les pratiques plus typiquement artistiques comme la performance et l’autoportrait photographique sont ici médiées par des plateformes plus commerciales comme Instagram et la diffusion en continu (streaming). La transition de la performance à la vidéo et à Instagram témoigne certainement de la démocratisation d’une présentation de soi idéalisée et aussi très souvent sexualisée. En effet, la performance proposée par Grebmeier Forget s’inscrit à la fois dans une longue tradition de la performance féministe qui éprouve les corps comme celle de Carolee Schneemann (malheureusement décédée cette année), de Yoko Ono ou de Marina Abramović. Parallèlement, la diffusion de la performance par la vidéo en direct où l’artiste regarde la caméra n’est pas sans rappeler le travail moins valorisé des femmes qui s’exposent physiquement par l’entremise d’une webcaméra (camgirls). Cependant, l’image en couverture se réfère plus à l’aspect photographique de la performance. Le montage photographique réalisé en direct durant la performance par Grebmeier Forget fonctionne comme un diptyque. On voit à droite une photographie en plan serré de Marilyn Monroe, épaules dénudées, tête sur le côté et légèrement penchée vers l’arrière. Sur sa tête, un chapeau et un voile de résille blanc largement ajourée opacifie à peine le visage de l’icône dans une pose séductrice légendaire. La pose montre les yeux et la bouche légèrement entrouverts à mi-chemin entre l’extase et la promesse de celle-ci. L’image où le blanc domine ne laisse voir que son visage dans une pose classique de l’actrice qui transpire l’attrait sexuel (sex appeal) et où le capital érotique est à son comble. À gauche, on voit l’image de Grebmeier Forget qui tente de reproduire cette pose si distinctive. L’artiste porte aussi une voilette, cette fois-ci rouge, qui ne cache qu’une partie du visage et un vêtement bleu qui dénude l’épaule gauche. En bas de l’image, on aperçoit une série de photographies reprenant le même cadrage avec de légères variations dans la pose. Alors que l’image de Marilyn est abstraite de tout contexte magnifiant et fétichisant, par le fait même, la vedette, l’image de gauche regorge de détails liés à l’intimité créatrice de Grebmeier Forget. De plus, on assiste à une transgression de la position traditionnelle modèle et photographe : ici, l’artiste prend la place du photographe afin de reproduire la pose de la vedette construite, voire imposée, par un regard masculin (male gaze) traditionnel. Par la juxtaposition des deux images, l’artiste enjoint au public de les comparer et de voir les similitudes ainsi que les failles de l’artiste à reproduire cet étalon de la beauté féminine créé par et pour le regard masculin. Il est difficile de ne pas y voir une référence directe à la performance du genre proposée par Judith Butler dans Trouble dans le genre (2006), d’autant plus que la proposition a définitivement quelque chose de camp. Les images montrées au bas constituent autant de tentatives ratées de « performer » cette norme de la féminité glamour et symbole même du capital érotique. Or, c’est justement dans ces failles à répéter cette norme de la féminité que se loge l’agentivité des personnes pour Butler (2006 : 271) :

[Le] sujet n’est pas déterminé par les règles qui le créent, parce que la signification n’est pas un acte fondateur, mais un processus régulé de répétition […] En un sens, toute signification se fait dans l’orbite d’une compulsion à la répétition; il faut donc voir dans [la] « capacité d’agir » la possibilité d’une variation sur cette répétition.

La norme de féminité et de beauté à laquelle Grebmeier Forget tente de se conformer dans cette oeuvre offre ainsi paradoxalement une occasion de la subvertir et d’exposer son agentivité personnelle comme artistique. Cependant, tout écart par rapport à la norme est rapidement jugé dans la société. Dans — Hier est aujourd’hui., Grebmeier Forget subvertit volontaire cette norme, et le jugement négatif devient une part de son individualité artistique. C’est d’ailleurs cet écart par rapport à la norme féminine que remet en question une grande part du travail de cette artiste et, en creux, la diminution du capital érotique qui l’accompagne (pour une analyse plus approfondie du travail de Grebmeier Forget, voir Thérèse St-Gelais (2017)).

Le texte d’Audrey Laurin pose de manière encore plus frontale la question de la beauté féminine et du capital érotique en art visuel. Dans la première partie, Laurin développe, à partir de la tradition du savoir situé et de la phénoménologie féministe, ce qu’elle appelle une « esthétique de la proximité ». Ce très prometteur concept lui permet de proposer une conception féministe de l’expérience esthétique. Cette dernière étant largement dominée par les propositions kantiennes désincarnées, Laurin remet au centre l’aspect subjectif de la perception de la beauté provenant du propre « rapport à soi et [de] notre rapport aux autres ». Chaque femme fait ainsi une expérience située et incorporée de l’expérience de la beauté et du capital érotique. À partir de ce concept, l’auteure analyse la réception de nus de la peintre britannique Jenny Saville. Selon Laurin, le fait que les nus de femmes corpulentes ont été largement analysés sous l’angle du grotesque, de l’abject et du monstrueux témoigne d’une stigmatisation du gras corporel (fat-shaming) sans gêne, signe de la « grossophobie » de la société euro-américaine. Alors que les spectatrices corpulentes anonymes ont apprécié que l’artiste ait su voir et révéler la beauté de ces corps, ces discours ont été balayés du revers de la main par les critiques, gommant en plus la voix de ces femmes. L’effacement de la parole des personnes grosses montre à quel point la minceur du corps est une condition majeure au capital érotique qui devient, par le fait même, un puissant vecteur d’oppression.

Plutôt que d’insister sur l’effacement de la parole des femmes qui sont en déficit de capital érotique, Isabelle Boisclair analyse dans son texte la prise de parole de celles pour qui le capital érotique fait peur : les travailleuses du sexe. Son texte plonge ainsi au coeur même du caractère complexe du pouvoir érotique des femmes. L’auteure analyse, à partir du concept féministe d’agentivité sexuelle, trois romans écrits au « je » par des femmes ayant pratiqué le travail du sexe : Putain, de Nelly Arcan (2001), Pute de rue, de Roxane Nadeau (2003), et Bordel, de Camille Fortin (2008). L’analyse des trois romans montre à quel point la prise de parole de ces femmes remet en question la figure de la prostituée construite dans l’imaginaire des hommes. Boisclair insiste sur le caractère agentif de cette prise de parole, bien que celle-ci soit modulée par des contraintes externes. Son analyse des trois romans amène nécessairement à nuancer les visions du travail du sexe et à reconnaître la voix trop souvent effacée de ces créatrices.

La recherche de Milaine Alarie auprès des femmes qui entretiennent des relations intimes avec des hommes plus jeunes qu’elles vise un objectif analogue à celui de Boisclair, soit donner la voix à des femmes dont le capital érotique alimente négativement l’imaginaire populaire. Alarie propose donc d’interroger les perceptions de ces femmes qui ont un capital érotique suffisant pour entretenir une relation intime avec de jeunes hommes, mais qui dérogent des scripts sexuels sexistes dominants au point de se voir attribuer l’étiquette de « cougar ». Plutôt que d’analyser le discours de ces femmes à l’aune du concept du capital érotique ou de l’agentivité sexuelle, Alarie choisit le contexte théorique des scripts sexuels genrés. La chercheuse traite de la question des standards de beauté âgistes et des stratégies mises au point par ces femmes pour accroître leur capital érotique. Elle aborde également la perception que celles-ci ont de l’étiquette de la « cougar » et de l’image de la femme sexuellement entreprenante contraire aux scripts sexuels genrés traditionnels.

C’est à une analyse critique du concept de capital érotique dans sa portée théorique que se consacre Adèle Levayer, dont le corpus empirique est constitué par les sites de rencontres comme observatoire des rapports sociaux. Son texte est fortement critique à l’égard de la définition du capital érotique donnée par Hakim, qui opère, selon Levayer, une dépolitisation et une naturalisation des rapports de genre. Pour répondre aux limites épistémologiques et politiques de la conception d’Hakim, Levayer recommande de replacer le capital érotique dans le contexte de l’intersection des rapports de genre, de race, de classe et de sexualité (nous pourrions y ajouter l’âge aussi, variable cruciale dans la sexualisation des femmes et dans le choix du ou de la partenaire). C’est seulement en le concevant comme une ressource traversée par ces rapports sociaux qu’on peut intégrer le capital érotique dans une analyse féministe des processus sociaux.

Bien qu’il soit moins explicitement critique de la notion même de capital érotique, le texte de Vanessa Blais-Tremblay s’inscrit dans un contexte intersectionnel, où des inégalités du point de vue ethnique, du genre et de la classe sociale se combinent pour articuler un contexte social très particulier. Plus précisément, Blais-Tremblay analyse les modalités de la mobilisation du capital érotique dans des spectacles de variétés des années 30 à 50, spectacles qui représentaient la porte d’entrée pour les femmes racisées qui voulaient une carrière dans le jazz. La condition de cette entrée, cependant, est leur assujettissement au processus d’érotisation et d’exotisation qui doit satisfaire les attentes du public venu assister à leurs performances. Blais-Tremblay poursuit la lignée des études qui ont approfondi les stratégies et les tactiques de résistance mises en oeuvre par les femmes travaillant dans cette industrie du loisir par rapport à ce cadre imposé. Fondé sur des entretiens vidéo réalisés en 1993 et en 1994 avec des danseuses ayant travaillé à Montréal au cours des années 30 à 50, le texte de Blais-Tremblay discute les pressions sexistes et racistes qui pèsent alors sur le parcours professionnel de ces femmes, tout en valorisant leurs expériences et le sens qu’elles donnent à leurs pratiques. Blais-Tremblay fait ressortir l’agentivité de ces femmes, en montrant les signes de leur résistance à l’érotisation qui constitue une composante de leur insertion professionnelle. C’est surtout par la parodie et par une désarticulation entre la mise en scène du capital érotique et la sexualisation de leurs corps hors scène que la résistance de ces danseuses se réalise.

Le texte d’Anne MartineParent est également une critique de certains angles morts de la théorie de Hakim. Dans ce cas, le matériau utilisé pour les illustrer est tiré de l’univers des séries télévisées : l’auteure examine la série étasunienne Girls (diffusée par la chaîne HBO, de 2012 à 2017), et analyse de façon détaillée l’épisode 5 de la deuxième saison (« One Man’s Trash »). Dans cet épisode, Parent observe une remise en question des normes dominantes dans la définition du capital érotique des femmes, que l’épisode réalise par les modalités de la mise en scène du corps de la comédienne et auteure de la série, Lena Dunham. Ce corps « imparfait » ne correspond pas aux stéréotypes de la beauté hollywoodienne, pas plus qu’il ne possède les caractéristiques considérées par Hakim comme les composantes du capital érotique. C’est par le jeu avec la nudité du corps de Dunham, son exposition extrême, ainsi que par la mise en scène de l’agentivité sexuelle de son personnage, Hannah, que la série dénonce les normes qui régissent l’attribution et la distribution du capital érotique. Par ce biais, Parent discute des enjeux féministes du concept et de son application à l’univers des représentations.

Pour leur part, Fatia Terfous, Ludovic Falaix et Jean Corneloup analysent l’érotisation des femmes dans les campagnes publicitaires de la marque de surf Roxy en France. Leur texte présente les résultats d’une étude sémiologique de l’iconographie de ces campagnes en ce qui concerne la représentation des surfeuses. Leur étude est couplée avec l’analyse lexicale des réponses données par un échantillon de Françaises et de Français à un questionnaire qui portait sur la réception des images publicitaires Roxy. La chercheuse et les deux chercheurs s’interrogent sur la contribution de la marque Roxy à la normalisation d’une certaine apparence érotisée pour les femmes comme synonyme de beauté. À leur avis, l’érotisation des corps des surfeuses occupe décidemment l’avant-plan, même par rapport à la symbolisation de la performance sportive.

Articles hors thème

Trois articles hors thème s’ajoutent aux textes de ce numéro thématique. Le premier est de Linda Briskin, traduit de l’anglais par Eve-Marie Lampron. Dans ce texte majeur pour son apport théorique aux pédagogies féministes, l’auteure propose un modèle d’analyse du pouvoir dans la classe; reconnaissant les inégalités systémiques, ce modèle ouvre des possibilités d’agentivité et d’intervention. La description d’un processus de négociation de règles de base dans les salles de classe rend opérationnelle cette compréhension du pouvoir. L’auteure, qui explore le silence, la parole et le pouvoir, présente une typologie nuancée des silences en classe, ce qui souligne leur nature progressive, résistante et régressive. Elle conclut en remettant en question certaines conceptions féministes sur la sécurité et le dialogue en classe, et en présentant le potentiel conceptuel et pratique de la négociation en tant que paradigme alternatif. Briskin propose donc des stratégies novatrices pour aborder les problèmes, répandus, relatifs au pouvoir et au silence dans les salles de classe.

Signé par Sophie Brière, Antoine Pellerin, Anne-Marie Laflamme et Julie-Maude Laflamme, le deuxième article décrit une recherche menée auprès de services de police municipaux au Québec : elle découle d’un projet d’action concertée mené de 2015 à 2018 relativement à la situation des femmes dans plusieurs secteurs d’activité traditionnellement masculins. L’objectif était d’avoir une meilleure compréhension du parcours des policières dans leur contexte organisationnel, de répertorier les résistances au changement et de dégager des pistes de solution pour favoriser la progression et la rétention des policières. Sur la base des théories féministes, de la théorie institutionnelle et d’une méthodologie qualitative inspirée de la théorie ancrée et de la connaissance située, les résultats montrent que la faible progression des policières s’explique par plusieurs obstacles, tant au plan organisationnel qu’en raison de la culture masculine du milieu policier.

Dans le troisième et dernier article hors thème, Ariane Couture place les oeuvres musicales de femmes sous le feu des projecteurs, en examinant le répertoire contemporain québécois à la lumière du féminisme. En effet, les oeuvres des compositrices demeurent encore trop peu jouées dans les concerts de musique contemporaine au Québec, que l’on tienne compte de la quantité de pièces ou de leurs modalités de diffusion. Considérant l’importance de l’environnement socioculturel qui teinte les perceptions sur les capacités créatrices des femmes, l’auteure propose une analyse des concerts produits de 1966 à 2006 par quatre organismes : la Société de musique contemporaine du Québec (SMCQ), les Événements du neuf (E9), l’Ensemble contemporain de Montréal (ECM+) et le Nouvel Ensemble moderne (NEM). Elle fait ressortir les pratiques de ces organismes relativement à la participation des compositrices et à la présence de leurs oeuvres en concert. Analysant le rôle des organismes de musique contemporaine dans la production de concerts thématiques, Couture explique l’offre de commande d’oeuvres et l’organisation de concours, et discute également des limites de l’intégration des femmes. Elle offre ainsi une contribution inédite aux études féministes en musique.