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Les organisations non-gouvernementales (ONG) sont toujours plus nombreuses et influentes (Harangozó et Zilahy, 2015). Elles sont considérées comme de véritables instances de régulation (Dahan et al., 2010; Teegen et al., 2004) et représentent un marché extrêmement vaste (Yaziji et Doh, 2009). Dans ce contexte, un champ de recherche dynamique (Pedersen et Pedersen, 2013; Laasonen et al., 2012) s’est structuré autour des relations entre ONG et entreprises.

Les relations entre ONG et entreprises sont historiquement marquées par la défiance ou le conflit (London et al., 2004; Lewis, 1998). Ces acteurs sont néanmoins incités à coopérer à travers différentes formes de partenariats ONG-entreprises (POE). En effet, les entreprises s’inscrivent dans un cadre légal et normatif contraignant et subissent le renforcement des pressions exercées par la société civile (Yaziji et Doh, 2009). Les POE sont pour elles un levier d’adaptation (Austin, 2000a). De leur côté, les ONG sont soumises à une compétition accrue pour l’obtention de dons et de subventions (Weerawardena et Mort, 2006). Au regard des moyens matériels et financiers des entreprises, les POE apparaissent comme une solution de diversification de leurs revenus.

Les POE sont des formes organisationnelles innovantes réputées efficaces pour répondre aux problématiques du développement durable (Austin, 2000b; Murphy et al., 2015). La complémentarité des ressources et des compétences des partenaires (Rondinelli et London, 2003; Brugmann et Prahalad, 2007) ou de leurs modèles d’affaires (Dahan et al., 2010) sont un atout pour concilier les enjeux économiques, sociaux et environnementaux (Rein et Scott, 2009). Ils sont généralement présentés comme un substitut pour répondre à l’inefficacité des formes traditionnelles de régulation comme le marché ou l’État.

Toutefois, les recherches qui apprécient la contribution des POE à la stratégie ne tiennent pas compte de la diversité des partenariats au sein des entreprises, alors même qu’ils recouvrent une réalité plurielle et font l’objet de nombreuses typologies (Pedersen et Pedersen, 2013). Elles n’opèrent pas de distinction entre les diverses contributions associées aux différents types de POE, tant au niveau de la stratégie business que de la stratégie corporate (Andrews, 1971). Les POE sont traités de façon isolée et leur complémentarité n’est pas envisagée.

Pour dépasser ces limites et apprécier la diversité des contributions stratégiques attachées à leurs différentes formes, nous mobilisons une approche globale des POE. Nous nous appuyons sur une typologie intégrative (Austin et Seitanidi, 2012a, 2012b) qui couvre l’ensemble des pratiques en termes de POE. De plus, nous mobilisons le concept de modèle d’affaires (Maucuer et Renaud, 2019) comme un outil d’opérationnalisation de la stratégie business (Demil et Lecocq, 2010) et corporate (Aspara et al., 2013). Ce concept offre un niveau de granularité fin (Casadesus-Masanell et Ricart, 2010) nécessaire pour appréhender la contribution des partenariats ou des alliances aux activités stratégiques de l’entreprise (Bouncken et Fredrich, 2016).

A partir d’une étude de cas en profondeur menée dans un grand groupe international, nous mettons en lumière la variété et l’importance des apports des POE à la stratégie de l’entreprise. Au niveau corporatif, les POE contribuent à la redéfinition du périmètre d’activité de l’entreprise structuré autour de trois nouveaux segments. Au niveau business, ils participent activement à la définition et au déploiement des trois modèles d’affaires issus de la nouvelle segmentation stratégique.

Cet article vient enrichir la littérature sur les POE en précisant le rôle du portefeuille de POE dans le renouvellement stratégique d’une entreprise. Nous identifions les différents types de concours par lesquels les POE contribuent aux modèles d’affaires de l’entreprise et mettons en évidence leur complémentarité. Les POE peuvent servir d’instance de pilotage, mais également de leviers variés de mise en oeuvre pour adapter les activités stratégiques de l’entreprise au contexte. D’un point de vue managérial, nous soulignons l’intérêt d’une gestion stratégique du portefeuille de POE. Cette approche novatrice encourage toutes les initiatives partenariales avec les ONG et suggère aux dirigeants de penser leur articulation avec la stratégie de l’entreprise.

Notre article suit une structure classique. Dans un premier temps nous réalisons un examen critique de la littérature sur les POE. Ensuite, nous présentons et justifions nos choix méthodologiques basés sur une étude de cas approfondie, avant d’exposer et de discuter les résultats issus de notre travail empirique.

Partenariats ONG-entreprise et stratégie de l’entreprise

Après avoir présenté la diversité des POE, nous abordons la question de leur contribution stratégique aux activités de l’entreprise en défendant le besoin d’une approche par le modèle d’affaires.

Diversité des partenariats ONG-entreprise

La notion de POE recouvre une réalité plurielle matérialisée par différentes modalités de partenariats (Austin, 2000b; Rondinelli et London, 2003). Nous pouvons distinguer les POE orientés vers les activités des ONG de ceux qui servent les activités de l’entreprise (Mach, 2002). La seconde approche, dans laquelle nous nous inscrivons, renvoie à une grande variété de typologies (Dahan et al., 2010; Schwesinger-Berlie, 2010; Baddache, 2004; Elkington et Fennell, 2000; Austin, 1998; Stafford et Hartman, 1996; Waddock, 1991). Un modèle intégré de ces typologies est proposé par Austin et Seitanidi (2012a, 2012b) à partir du concept de continuum de collaboration (Austin, 2000a, 2000b). Ils distinguent les POE selon le niveau d’engagement de l’entreprise : les partenariats philanthropiques; transactionnels; intégratifs; et transformationnels.

Le partenariat philanthropique correspond à un niveau d’engagement faible et se définit par des opérations de mécénat financier ou de compétences déployées par les fondations d’entreprises (Stafford et Hartman, 1996; Elkington et Fennell, 2000; Baddache, 2004). Des ressources peu spécifiques sont transférées unilatéralement de l’entreprise vers l’ONG pour l’aider à remplir sa mission. En contrepartie, l’entreprise retire un bénéfice appelé valeur associative (Austin et Seitanidi, 2012b) qui se concrétise par un gain en termes de crédibilité, de réputation, de légitimité, ou par une utilisation élargie de ses produits, services ou ressources, etc.

Le partenariat transactionnel repose sur un niveau d’engagement intermédiaire. Il renvoie à des activités formelles inscrites dans le champ de la responsabilité sociale (Baddache, 2004; Schwesinger-Berlie, 2010) telles que des démarches de certification, des programmes de bénévolat, la rédaction de chartes, ou la co-organisation d’évènements. Dans ce cadre, Stafford et Hartman (1996) distinguent les accords de licence, les parrainages, les labellisations de produits, les groupes de travail, les alliances pour développer une législation ou des procédés « verts ». Elkington et Fennel (2000) identifient aussi les démarches de dialogue thématique organisées sous la forme de processus formels d’échange d’informations. Les flux de ressources sont bilatéraux, les partenaires partageant des ressources complémentaires. Ils poursuivent des intérêts convergents, comme l’illustre l’un des projets de la fondation Ashoka (Dahan et al., 2010) : des agriculteurs locaux augmentent leurs revenus grâce à l’installation d’une entreprise distribuant des services d’eau et d’assainissement.

Le partenariat intégratif implique un niveau d’engagement fort et inscrit les partenaires dans un processus de co-création de valeur. Il renvoie au déploiement d’activités stratégiques dont l’impact sociétal intéresse la mission de l’ONG. Les partenaires combinent des actifs et des compétences clés dans le cadre d’un processus commun (Dahan et al., 2010; Brugmann et Prahalad, 2007; Baddache, 2004; Elkington et Fennel, 2010), notamment lors d’un projet d’implantation nécessitant un fort ancrage local (Doh et Teegen, 2002; Oetzel et Doh, 2009; Vachani et al., 2009). Ces projets sont générateurs d’actifs immatériels pour les partenaires – apprentissage, confiance, capital social, sensibilité aux problématiques sociétales, capacité à nouer de futures relations, etc. – et peuvent entraîner des externalités positives pour la société (Austin et Seitanidi, 2012a). Toutefois, l’engagement réciproque nécessite des formes adaptées de gouvernance pour atteindre les objectifs (Quélin et al., 2017) et appréhender l’ambiguïté de la relation (Sharma et Bansal, 2017).

Enfin, le partenariat transformationnel constitue le niveau d’engagement le plus avancé en reposant sur une collaboration de long terme. Il implique un ensemble de parties prenantes à travers des collaborations multisectorielles (Dahan et al., 2010) et des formes contractuelles variées (Elkington et Fennel, 2010). Ils peuvent prendre la forme d’un dialogue stratégique autour de problématiques industrielles et commerciales (Elkington et Fennel, 2010; Baddache, 2004), avec la mise en place d’un agenda de travail et de recherche conjoints, d’un processus formel d’échange d’informations et de diffusion des résultats. Les effets de la transformation sont autant sociétaux qu’organisationnels (Austin et Seitanidi, 2012a).

L’analyse de la littérature révèle la grande diversité des POE. Nous considérons qu’il est possible de les combiner au sein d’une même entreprise, il est donc légitime de s’interroger sur la façon dont les contributions de leurs différents types s’articulent à la stratégie de l’entreprise.

Contribution stratégique des partenariats ONG-entreprise

Le potentiel stratégique des POE est reconnu par la littérature en management (Murphy et al., 2015; Kourula et Laasonen, 2010). Ils contribuent aux politiques de responsabilité sociétale des entreprises (Doh et Guay, 2004; Seitanidi et Crane, 2009; Arya et Salk, 2006) ou favorisent l’installation d’entreprises dans des pays en développement (Doh et Teegen, 2003). Dans ce cadre, des projets opérationnels communs (Dahan et al., 2010; Yunus et al., 2010; Stafford et al., 2000) donnent accès à des ressources spécifiques telles que des connaissances et des réseaux, pour bénéficier d’un meilleur ancrage local (Brugmann et Prahalad, 2007; Oetzel et Doh, 2009) et répondre efficacement aux attentes des parties prenantes (Pedersen et Pedersen, 2013).

Si ces recherches permettent d’appréhender des enjeux stratégiques associés aux POE, elles comportent néanmoins deux limites importantes. D’une part, la diversité des POE au sein d’une entreprise donnée n’est pas prise en compte pour apprécier leur contribution spécifique à la stratégie de l’entreprise. Ainsi, l’impact stratégique global de leur combinaison au sein d’un portefeuille n’est pas appréhendé. Pour dépasser cette limite, nous mobilisons la typologie intégrative d’Austin et Seitanidi (2012a, 2012b) qui permet d’étudier à la fois l’articulation et l’impact stratégique de différents types de POE.

D’autre part, leur vision agrégée et parfois abstraite de l’apport stratégique des ONG ne permet pas d’aborder la contribution des POE aux processus de création et de captation de valeur de l’entreprise. Nous comblons ce manque en mobilisant le concept de modèle d’affaires (Maucuer et Renaud, 2019). En se positionnant à l’interface entre la stratégie et l’opérationnel (Lecocq et al., 2018), le modèle d’affaires offre un niveau de granularité pertinent (Zott et al., 2011) pour appréhender finement le processus de création et de captation de valeur (Teece, 2010) qu’elle soit économique (Demil et Lecocq, 2010), sociale (Thompson et MacMillan, 2010; Yunus et al., 2010) ou immatérielle (Maucuer, 2013).

Considéré comme les attributs d’une entreprise réelle (Massa et al., 2017), le modèle d’affaires est généralement représenté par quatre principales composantes : la proposition de valeur, le système de ressources et de compétences, l’organisation et le modèle de revenus. Ces composantes permettent d’appréhender la cohérence interne d’un modèle d’affaires unique (Demil et Lecocq, 2010) ou d’un portefeuille de modèle d’affaires (Sabatier et al., 2010; Casadesus-Masanell et Tarjizán, 2012). Une entreprise diversifiée peut également se caractériser par un modèle d’affaires corporatif (Aspara et al., 2013) qui synthétise la logique globale de son portefeuille. Cette approche offre ainsi une grille d’analyse pertinente pour comprendre le rôle stratégique des différents types de POE et la façon dont ils irriguent l’ensemble des activités de l’entreprise. Notre objectif est donc de répondre à la problématique suivante : « Comment le portefeuille de POE contribue-t-il aux modèles d’affaires de l’entreprise ? ».

Méthodologie

Une étude de cas en profondeur 

Notre étude de cas s’inscrit dans une démarche enracinée (Glaser et Strauss, 1967; Strauss et Corbin, 1994). En cohérence avec le caractère novateur de notre recherche, cette démarche permet la construction de théories à partir d’allers-retours permanents entre le terrain et la littérature, assurant une grande proximité du développement théorique avec les pratiques (Sousa et Hendricks, 2006). Nous nous inscrivons plus spécifiquement dans l’approche de Strauss et Corbin (1994) qui accorde un poids important à la « sensibilité théorique » (Glaser, 1978). Celle-ci reconnait la subjectivité et les biais théoriques du chercheur, l’objectivité de l’analyse provenant alors des outils mobilisés pour traiter les données à travers une méthode de codage standardisée.

Notre recherche se fonde sur une étude de cas unique pour développer une compréhension fine de phénomènes inhabituels (Miles et Huberman, 2003) et complexes (Yin, 2014). Nous ne poursuivons pas un objectif de généralisation statistique, mais plutôt de généralisation analytique visant à dégager une construction théorique à partir d’observations empiriques (Gibbert et al., 2008). Il s’agit pour nous d’identifier des tendances émergentes telles que la contribution stratégique des POE à la stratégie et aux business models de l’entreprise. Nous cherchons à développer une compréhension fine des relations entre les différents types de POE et les composantes des modèles d’affaires de l’entreprise. Aussi, notre étude de cas couvre une période longue nécessaire à l’observation de l’ensemble des partenariats mis en place à travers le temps. Un volet rétrospectif de l’étude permet de comprendre le contexte.

Le cas Watercorp

Le cas Watercorp répond parfaitement aux besoins de notre problématique. Il s’agit d’une multinationale spécialisée dans la gestion des services d’eau et d’assainissement. Elle oeuvre dans un secteur particulièrement soumis aux attentes et à la surveillance des ONG. Ses activités reposent sur des partenariats public-privé qui lient contractuellement et sur plusieurs années une collectivité locale et un opérateur privé dans le cadre d’une délégation de services publics. Les clients de Watercorp sont donc des représentants élus par les usagers du service, et la pérennisation des contrats dépend grandement de leur acceptabilité.

Un audit interne portant sur une série de contrats nationaux et internationaux révèle que le modèle d’affaires traditionnel n’est plus en mesure d’assurer la rentabilité future du groupe sur ses marchés historiques, et qu’il est peu adapté aux marchés émergents. Selon cet audit, les contextes d’intervention sont hétérogènes et nécessitent une meilleure prise en compte des attentes de la société civile qui doit se traduire dans les activités du groupe.

Pour répondre à cet enjeu, Watercorp crée une direction dédiée à la professionnalisation des relations avec les acteurs de la société civile afin de les associer à son renouvellement stratégique. Rattachée à la direction de la stratégie, la direction de l’ingénierie sociétale est pilotée par un ancien directeur d’ONG ayant plus de 20 ans d’expérience dans le secteur de l’humanitaire à l’international. A partir de 2007, le groupe développe une diversité de POE, dont un dispositif de dialogue institutionnel qui servira de plateforme au développement de nombreux autres types de partenariats. Ces POE seront progressivement articulés aux différentes activités stratégiques de l’entreprise pour répondre aux problématiques liées à son modèle d’affaires traditionnel.

Collecte et analyse des données

Une observation participante d’une durée de cinq ans (2007-2012) a été menée par un des auteurs. Elle s’inscrit dans la démarche de concertation mise en place par l’entreprise à partir de 2005 pour développer et professionnaliser ses relations avec les acteurs de la société civile : ONG, bailleurs de fonds institutionnels, représentants de collectivités territoriales, influenceurs, et chercheurs. Il a été intégré à ce processus en tant que chercheur. Le cadre de l’observation a été défini d’un commun accord avec la direction de l’ingénierie sociétale : objectifs, temporalité, collecte des données, règles de confidentialité, livrables, etc.

La distanciation que suppose ce type d’observation est assurée par deux éléments. D’une part, la posture critique attendue par l’entreprise dans le cadre de sa démarche de concertation. Elle réclame d’être mise à l’épreuve par ses parties prenantes pour anticiper les risques associés à son renouvellement stratégique. D’autre part, nos réflexions ont été soumises à l’appréciation de la communauté académique internationale à travers des communications de recherche régulières. D’une manière générale, nous nous inscrivons dans une posture éthique de la recherche centrée sur le bien commun (Carton et Mouricou, 2017).

A l’occasion de cette observation, un corpus de données primaires (voir Tableau 1) a été collecté : réunions et leurs comptes-rendus (voir Annexe 1.1), entretiens semi-directifs centrés (voir Annexe 1.2) et entretiens informels formalisés à partir de prises de note systématiques.

Tableau 1

Données primaires

Données primaires

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Les réunions constituent l’une de nos principales sources de données. Elles sont constitutives d’un dispositif partenarial qui rassemble des représentants de l’entreprise et d’ONG dans l’optique d’associer les acteurs de la société civile au renouvellement stratégique. A travers ces réunions et leurs comptes-rendus, nous obtenons une vision complète depuis les premières concertations jusqu’aux solutions retenues et intégrées pour la conception et le déploiement des modèles d’affaires de l’entreprise.

Les entretiens ont apporté une compréhension approfondie de la structure et du contenu de la politique de POE, et de son articulation avec la stratégie et les modèles d’affaires. Ils ont été réalisés auprès de la direction de l’ingénierie sociétale et des partenaires ONG. Plusieurs entretiens de cadrage ont été menés dans d’autres entreprises pour évaluer la spécificité des pratiques de Watercorp. Ces entretiens semi-directifs ont été pilotés à l’aide d’un guide d’entretien construit à la suite d’une première année d’observation, puis régulièrement alimenté sur la base d’allers-retours entre la théorie et le terrain. Les éléments structurants de notre guide étaient les types de POE et les composantes du modèle d’affaires.

Des entretiens informels ont permis d’affiner notre compréhension du cas, de lever certaines ambiguïtés et d’obtenir des informations sensibles. Ces rencontres ont été menées auprès de membres de la direction de la stratégie, de la direction de l’ingénierie sociétale, et de la Fondation d’entreprise. Elles ont permis de mieux comprendre les enjeux stratégiques de la politique de POE et d’évoquer certains enjeux informels et difficultés internes.

Des données secondaires ont été collectées pour reconstruire le contexte stratégique des POE : publications et rapports produits par la direction de l’ingénierie sociétale (voir Annexe 2.1); articles de presse (voir Annexe 2.2); rapports financiers et de développement durable; supports de communication interne et externe; etc. La diversité et la complémentarité des données primaires et secondaires assure leur triangulation (voir Annexe 3) et permet une analyse fine du cas par leur mise en synergie (Leonard-Barton, 1990).

En cohérence avec notre ancrage dans la théorie enracinée au sens de Strauss et Corbin (1994), les données ont été codées avec le logiciel Nvivo suivant une démarche en trois étapes : codage ouvert, codage axial et codage sélectif. Le codage ouvert permet d’identifier les variables clés, à savoir les éléments relatifs aux activités stratégiques de l’entreprise et à ses relations avec les ONG. Ce codage a mis en évidence des thèmes récurrents (concepts de premier ordre) organisés autour de trois segments d’activités comportant des caractéristiques spécifiques.

Ensuite, le codage axial a permis d’associer ces concepts de premier ordre à des catégories conceptuelles plus larges (thèmes de second ordre). Les caractéristiques préalablement identifiées ont été regroupées selon les grandes composantes du modèle d’affaires. Nous nous sommes inspirés du modèle de Demil et Lecocq (2010) considérant trois composantes : les ressources et compétences, l’organisation, et la proposition de valeur. Nous y avons intégré une quatrième composante, le modèle de revenus, pour rendre compte des différentes logiques de captation de valeur. Au sein de la composante « organisation », nous avons cherché à identifier les types de POE développés en nous appuyant sur la typologie d’Austin et Seitanidi (2012a, 2012b). Nous avons retrouvé trois des quatre types de POE – transactionnel, philanthropique et intégratif – s’inscrivant respectivement dans chacun des trois segments d’activité.

Enfin, le codage sélectif, qui relie les catégories pour former le modèle théorique (dimensions agrégées), nous a permis d’identifier un portefeuille de trois modèles d’affaires, chacun caractérisé par une modalité de POE spécifique. Ainsi, les modèles d’affaires « traditionnel », « philanthropique » et « composite » intègrent respectivement des POE transactionnels, philanthropiques et intégratifs. La réflexion au niveau du portefeuille de modèles d’affaires nous permet d’identifier la quatrième modalité partenariale proposée par Austin et Seitanidi (2012a, 2012b) à laquelle est adossé l’ensemble des activités de l’entreprise, à savoir le POE transformationnel.

A travers cette modélisation, nous introduisons le concept de portefeuille de POE et soulignons l’intérêt pour les managers d’une gestion stratégique de ce portefeuille. La « data structure » (voir Figure 1) produite selon la méthode de Gioia (Gioia et al., 2012) restitue de façon rigoureuse le processus inductif de théorisation.

FIGURE 1

Data structure selon la méthode de Gioia

Data structure selon la méthode de Gioia
Gioia et al., 2012

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Résultats

Notre étude de cas met en lumière les contributions spécifiques des différents types de POE aux modèles d’affaires de l’entreprise. Au niveau corporate, nous identifions un partenariat transformationnel qui contribue à la réflexion stratégique de l’entreprise en définissant les différents segments d’activités autour des métiers de l’eau et de l’assainissement : les segments « business as usual »; « mécénat »; et « intermédiaire ». Au niveau business, nous distinguons trois types de POE qui participent activement et de façon spécifique aux modèles d’affaires issus de la nouvelle segmentation : un partenariat transactionnel relatif au modèle d’affaires traditionnel et dédié à la structuration de la stratégie de responsabilité sociétale; un partenariat philanthropique rattaché à un modèle d’affaires philanthropique et lié au soutien de projets d’ONG; et un partenariat intégratif associé à un modèle d’affaires composite et consacré au développement de nouveaux marchés.

Stratégie corporative et partenariat transformationnel

Au niveau corporate, Watercorp développe un partenariat transformationnel visant à associer les ONG à sa réflexion stratégique dans un contexte post-crise. Il prend la forme d’un dispositif de dialogue institutionnel avec les ONG, qui se décline en une série de réunions pérennes appelées « Stakeholders Sessions ». Confrontée à des problèmes menaçant son activité, Watercorp questionne sa stratégie corporate et cherche, à travers ce partenariat, à développer une plus grande sensibilité à son environnement :

« Les Stakeholders Sessions ont été lancées pour nourrir la stratégie de développement durable des métiers de l’entreprise liés à la gestion de l’eau, grâce à l’écoute et la prise en compte des analyses des parties prenantes sur les impacts économiques, environnementaux, sociétaux des activités de l’entreprise. »

ONG

Ce dispositif de dialogue institutionnel réunit des représentants de la direction générale de Watercorp avec des représentants de nombreuses organisations issues de la société civile :

« Ces concertations ont réuni une centaine de participants, représentants du groupe Watercorp et des parties prenantes externes. Celles-ci sont issues du monde associatif, de la recherche, des milieux professionnels et institutionnels telles que les collectivités. »

ONG

Chaque réunion fait l’objet d’un compte-rendu exhaustif diffusé à l’ensemble des participants. Ces compte-rendus jouent un rôle essentiel dans le dispositif de concertation en informant les futurs participants du contenu des échanges précédemment menés et en posant les bases de réflexion des réunions suivantes. Ils sont à la fois un outil de contrôle du contenu des échanges par les parties prenantes externes et une garantie de l’engagement de l’entreprise. Enfin, ils sont une source de connaissances nécessaires à Watercorp pour proposer de nouveaux plans d’action :

« Nous attendons d’une telle instance de concertation qu’elle nous permette de ‘sauver’ l’entreprise, dont les métiers sont très pragmatiques, en l’aidant à redéfinir un modèle économique qui ne tient plus aujourd’hui. Nous attendons vos suggestions en ce sens. »

Direction de la stratégie de Watercorp

En cohérence avec l’objectif de ce partenariat transformationnel, la première phase du processus de concertation avec les ONG a débouché sur la re-segmentation des activités de Watercorp :

« Les échanges de la première session ont conduit à redéfinir la segmentation des marchés de distribution de l’eau potable et d’assainissement sur lesquels Watercorp travaille en tant qu’entreprise à vocation internationale. Cette réflexion a abouti à la division des marchés de l’eau et de l’assainissement en trois grandes zones distinctes. »

Direction de la stratégie de Watercorp

A travers un processus de concertation se déployant dans le temps, le partenariat transformationnel contribue de façon régulière et systématique à l’enrichissement de la réflexion stratégique et de sa mise en oeuvre. Il constitue un dispositif clé du modèle d’affaires corporatif en étant à l’origine de l’émergence de trois segments d’activités nommés respectivement « business as usual », « mécénat » et « segment intermédiaire » qui seront déclinés en autant de modèles d’affaires.

Nous allons désormais nous focaliser sur chacun de ces segments pour comprendre la contribution spécifique des POE aux modèles d’affaires de l’entreprise.

Stratégie business : des partenariats spécifiques

Modèle d’affaires traditionnel et partenariat transactionnel

Dans le segment « business as usual », l’entreprise s’engage sur ses situations « de commerce habituel » (Direction de l’ingénierie sociétale), à savoir les marchés des villes des pays développés qui représentent environ 80 % de son chiffre d’affaires :

« Le segment business as usual regroupe les pays où la délégation de service public est le mode de gestion de ces services essentiels, avec des partenariats entre secteur public et secteur privé sous leurs différentes formes (…). Ces organisations sont mises en place dans de nombreux pays à travers le monde, essentiellement en Europe, en Amérique du Nord, en Australie ou même en Chine. »

Direction de la stratégie de Watercorp

Dans ce cadre, l’organisation met en oeuvre un modèle d’affaires spécifique que nous qualifions de « traditionnel », dans lequel elle joue son rôle d’opérateur privé marchand sur le principe des partenariats public-privé classiques. L’offre est standardisée, répond aux normes de qualité des grands pays industrialisés et suit une logique de volume.

Ces dernières années, plusieurs facteurs affectent la pérennité de ce modèle d’affaires. La saturation du marché, combinée à des coûts fixes élevés, érodent le taux de marge et menacent la rentabilité de l’entreprise. De plus, certaines collectivités abandonnent la gestion déléguée, dont la performance est régulièrement remise en question par les ONG et les populations, pour privilégier la régie publique. L’évolution du modèle d’affaires traditionnel de l’entreprise devient donc une question de survie :

« Si nous ne changeons pas rapidement nos habitudes, certains pans de l’industrie disparaîtront. Notre actionnaire de référence comprend bien cette dimension. Je crois qu’avec une bonne communication, les autres actionnaires comprendront aussi. L’actionnaire sera bien obligé d’accepter les changements sinon l’entreprise disparaîtra. »

Direction Générale de Watercorp

Dans ce contexte, Watercorp prend pleinement conscience de la nécessité de faire évoluer son modèle d’affaires traditionnel :

« Nous réfléchissons à l’évolution de nos offres, il faut aujourd’hui passer du volume à la valeur. »

Direction de la Stratégie de Watercorp

Il s’agit de développer de nouveaux flux de revenus associés à la valorisation de la gestion de la ressource en eau, et plus globalement de l’environnement :

« C’est tout ce que la direction générale entreprend depuis quelques années, c’est d’instaurer d’autres critères, d’introduire des critères de performance environnementale pour que notre rémunération ne soit plus uniquement fonction des volumes. »

Directeur des relations institutionnelles, filiale de Watercorp

Pour assurer cette évolution, Watercorp décide de développer une politique de responsabilité sociale avec l’appui des ONG. Par leur implication historique et leur expertise dans tous les secteurs du développement durable, elles sont devenues des parties prenantes incontournables. La direction de la stratégie de l’entreprise crée une structure dédiée à la professionnalisation des relations avec les organisations de la société civile, dont les ONG : la direction de l’ingénierie sociétale.

La construction de la politique de responsabilité sociétale vient en support à la diversification des sources de revenus de l’entreprise et se structure autour de thématiques clés. Elles couvrent une large gamme de problématiques du secteur de l’eau, telle que la transparence, la lutte contre la corruption, le respect de la biodiversité ou encore de la préservation de la ressource. Toutes donnent lieu à la mise en place de partenariats transactionnels. Par exemple, Watercorp s’est associée à Transparency International pour la mise en place d’une charte de lutte contre la corruption. Elle a également créé un partenariat avec la Ligue de Protection des Oiseaux pour la préservation des écosystèmes. Un autre concerne la protection du littoral, des mers et des océans avec Surfrider Foundation.

A travers ces expériences, l’entreprise cultive sa capacité d’innovation et enrichit ses réponses aux appels d’offre. Elle assure une meilleure prise en compte des problématiques sociales en transférant des compétences ou en initiant des dispositifs de concertation au niveau local. Elle met également en avant des solutions technologiques pour préserver les écosystèmes environnementaux. Dans cette logique, certains contrats ont pu être pérennisés ou remportés, comme en Australie par exemple avec la construction d’une usine de dessalement d’eau de mer :

« Par exemple en Australie, on fait ce que demande le client. C’est dans les documents contractuels. C’est dans l’enveloppe et tout est fluide et tout se fait : état et pourcentage de participation des populations autochtones, respect de l’environnement, association avec des organisations des surfeurs pour préserver le littoral, etc. »

Direction de l’ingénierie sociétale de Watercorp

Modèle d’affaires philanthropique et partenariats philanthropiques

La création du modèle d’affaires philanthropique répond à deux exigences portées par les ONG : la revendication du droit d’accès à l’eau défini par le Comité des droits économiques, sociaux et culturels[1], et le souhait qu’une partie des revenus de l’entreprise soit redistribuée aux populations peu ou pas desservies. Il s’inscrit donc dans le segment « mécénat », c’est-à-dire dans des zones où l’entreprise n’a a priori pas d’intérêt commercial à exercer son activité :

« A l’autre extrême, il y a tout un segment de situations, où l’activité commerciale n’est absolument pas envisageable, c’est vraiment de l’assistanat dans le sens où ce sont des populations qui ont besoin d’un coup de main. »

Direction de l’ingénierie sociétale de Watercorp

Dans ce cadre, le marché est insolvable ou manque d’infrastructures pour déployer des réseaux standardisés. Il s’agit par exemple des zones rurales des pays sous-développés :

« Le segment de mécénat et d’action humanitaire concerne des zones trop pauvres, et dont l’habitat est trop dispersé pour qu’aucun service marchand ne puisse y être déployé. Ainsi seules des démarches humanitaires permettent d’enclencher un service minimum d’eau et d’assainissement. Il s’agit donc de zones non commerciales où l’entreprise ne peut déployer ses services selon ses modalités contractuelles. »

Direction de la stratégie de Watercorp

L’entreprise joue un rôle de bailleur de fonds et de formateur à travers des partenariats philanthropiques. Elle met à la disposition d’ONG spécialisées des ressources financières, techniques et humaines pour le déploiement de projets de développement ou d’urgence liés à l’eau :

« Je voudrais citer deux projets du GRET [ONG partenaire] : un appui aux structures communautaires de gestion de l’eau dans les bidonvilles de Port-au-Prince et un projet d’accès à l’eau en milieu rural sur Madagascar. Nous travaillons également avec Eau Vive sur un programme de sécurité alimentaire et de nutrition au Sénégal dans lequel nous finançons le volet eau et assainissement. »

Direction de l’ingénierie sociétale de Watercorp

L’offre de service se décline en trois principaux volets : le mécénat financier et de compétences, l’assistance dans des zones sinistrées, et le transfert de savoir-faire. Les opérations de mécénat financier et de compétences reposent sur une ONG interne dans laquelle des collaborateurs et des retraités de l’entreprise sont engagés. Cette ONG est adossée à une fondation permettant de diversifier les projets : mise en place de plate-forme d’urgence d’accès à l’eau, extension de service d’eau au bénéfice des habitants des quartiers périphériques, programme de sécurité alimentaire et de nutrition comportant un volet « eau et assainissement », réparation d’installations de production d’eau, etc. Le Tableau 2 décrit différents exemples de ces actions de mécénat.

Le service est adapté aux besoins des populations locales qui participent activement à sa conception par un dispositif de « demande informée ». Il permet de recueillir et d’évaluer les attentes via des systèmes de représentation locale. Ces opérations ne génèrent pas de revenus mais sont sources d’apprentissage, élargissent les réseaux de l’entreprise, et lui offrent une image positive en interne comme en externe. Enfin, l’entreprise dispose systématiquement des co-financements d’organisations internationales, permettant d’accroitre l’efficacité et l’impact des projets.

Tableau 2

Projets de mécénat

Projets de mécénat
Document interne, Watercorp

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Modèle d’affaires composite et partenariats intégratifs

Watercorp est confrontée à des marchés dits « intermédiaires » qui se situent à l’intersection des segments « business as usual » et « mécénat ». Nous parlons ici de modèle d’affaires composite :

« Et puis au milieu, il y a tout un univers entre ces deux franges (…), là où les gens n’ont pas accès à l’eau ni à l’assainissement, et dans lequel il faut développer de nouvelles approches et de nouvelles méthodologies. »

Direction de l’ingénierie sociétale de Watercorp

Ce modèle est déployé là où les conditions d’exercice et de pérennisation des activités sont partiellement réunies. Le marché est solvable et offre une potentialité de croissance et de rentabilité à long terme :

« Il existe un certain nombre de situations intermédiaires dans lesquelles les populations n’ont pas les moyens de financer les grandes infrastructures mais ont la capacité, avec des tarifications adaptées, de participer au financement. »

Direction de l’ingénierie sociétale de Watercorp

Les expériences de Watercorp sur les marchés émergents ont révélé les limites liées à la transposition de schémas contractuels classiques. En effet, les partenariats public-privé ne sont pas adaptés pour assurer les conditions d’exercice efficace du métier et gérer les risques associés à ces marchés :

« Nous sommes convaincus qu’il est impossible de mettre en place ce type de dispositif [le modèle d’affaires traditionnel] dans certains endroits. Le métier tel que nous le pratiquons avec des ingénieurs qualifiés, des technologies sophistiquées et des investissements lourds n’est pas applicable partout. »

Direction de la stratégie de Watercorp

La simple transposition des contrats traditionnels a provoqué des campagnes de dénonciation de la part de la société civile. Par exemple, la campagne « Stop [Watercorp] » menée en 2015 par une coalition d’ONG dans le cadre des activités du groupe en Amérique latine dénonçait la qualité de l’intervention de l’entreprise et remettait en cause la légitimité du modèle de gestion privé :

« (…) la campagne « Stop [Watercorp] » qui avait quand même créé un choc dans l’entreprise, de remise en question à l’époque de la qualité de notre intervention à l’international. Donc, ça c’était le premier choc, et deuxièmement avec une conséquence qui était même de remettre en cause la légitimité de notre présence dans des métiers contraires au service public. »

Direction de l’ingénierie sociétale de Watercorp

Il est alors devenu indispensable pour Watercorp d’adapter son modèle d’affaires à la complexité des contextes institutionnels locaux pour y pérenniser ses activités :

« Nous souhaitons trouver des modèles économiques capables de répondre aux problèmes de ces pays où les concessions ont connu des difficultés. »

Direction de la stratégie de Watercorp

Le directeur de l’ingénierie sociétale, en collaboration avec une chercheuse, analyse plus avant les raisons de cette situation dégradée à l’international, et propose un cadre pour l’invention de nouvelles logiques d’intervention :

« Le cas de cette intervention [en Amérique latine] nous amène directement à poser la question de l’adaptation des architectures contractuelles, dont chacun des modèles (contrat de gestion, affermage, concession…) proposés apparaît comme figé dans le temps, face à une réalité économique et sociale mouvante et évolutive. »

Direction de l’ingénierie sociétale et chercheuse

Watercorp développe sur cette base un modèle d’affaires fondé sur « un processus de montée en puissance progressive des services » où elle joue son rôle d’opérateur privé marchand dans la cadre de partenariats public-privés participatifs (ou « modèles 4P »). Les ONG sont étroitement associées à la conception et au déploiement de l’activité. Elles apportent leur connaissance des populations et des contextes locaux, ainsi que leur créativité et leur agilité dans la définition des solutions à apporter sur le plan technique, managérial et commercial. Elles offrent également à l’entreprise leur capacité d’influence dans les négociations avec les autorités locales et leur légitimité auprès des populations et des institutions.

Le modèle d’affaires composite est évolutif et comporte trois phases couvrant une période d’environ 15 ans : la phase de diagnostic dont l’objectif est de créer les conditions d’exercice et de pérennisation des activités (contrat de type assistance technique), la phase de réhabilitation dont l’objectif est de tendre vers l’autonomisation du service (contrat de management), et la phase d’autonomie qui se traduit par un contrat d’affermage classique. Ce processus comprend des phases de transition où les partenaires se concertent dans le cadre de comités stratégiques pour évaluer la pérennisation du projet en fonction des résultats obtenus. Cette modalité de dialogue local associe tous les partenaires, dont les rôles et les responsabilités sont définis en amont : autorités locales, ONG, bailleurs de fonds institutionnels, populations locales via des systèmes de représentation.

Le projet Indonesia illustre bien ce type de modèle d’affaires. Ce partenariat intégratif associe la filiale de Watercorp en Indonésie et une ONG internationale d’aide humanitaire. L’objectif de ce projet initié par la Banque Mondiale est d’assurer l’accès à l’eau potable aux populations isolées de Jakarta. Le modèle repose sur un principe permettant de corréler la performance économique et la performance sociale : les investissements consentis par l’entreprise sont remboursés en fonction du nombre de connexions réalisées. Le remboursement est effectué par un pool de bailleurs de fonds placés sous l’égide de la Banque Mondiale. L’ONG accompagne l’entreprise dans ses phases de diagnostic et de réhabilitation par l’identification des besoins des populations, la résolution des problèmes sanitaires, la détection des réseaux informels, et la négociation avec les autorités locales.

La Figure 2 synthétise nos résultats en illustrant l’articulation entre les POE et la stratégie de l’entreprise.

FIGURE 2

Modèle d’alignement stratégique des partenariats ONG-entreprise

Modèle d’alignement stratégique des partenariats ONG-entreprise

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Discussion

Si la littérature reconnaît le potentiel stratégique des POE pour l’entreprise (Kourula et Laasonen, 2010; Pedersen et Pedersen, 2013), les cas étudiés ne permettent pas d’appréhender ces relations comme un levier de transformation adossé aux principaux processus stratégiques de l’entreprise. Nos résultats révèlent le rôle central que peuvent jouer les POE à différents niveaux de la stratégie, de la définition du périmètre d’activités à leur mise en oeuvre sur le terrain.

A travers une logique de partenariats diversifiés, les ONG contribuent à l’hybridation de la stratégie de l’entreprise en combinant des logiques institutionnelles différentes au sein des activités (Paché et Santos, 2013). Nous observons que l’entreprise élargit le spectre de ses responsabilités en complétant ses activités marchandes traditionnelles par des activités non marchandes et socialement responsables. Ainsi, les ONG contribuent à déplacer le centre de gravité des activités de l’entreprise et à infléchir son intention stratégique (Prahalad et Hamel, 1994). En effet, Watercorp souhaite passer du statut de simple distributeur d’eau potable à celui de gestionnaire de l’environnement.

A l’aide de son dispositif de concertation pérennisé au niveau du siège (appelé « stakeholders sessions »), Watercorp a redéfini son modèle d’affaires corporatif (Aspara et al., 2013) en déclinant un portefeuille de business models (Sabatier et al., 2010) adaptés à la diversité des marchés visés. Au-delà de cette réorientation stratégique, la dynamique interne des modèles d’affaires (Demil et Lecocq, 2010) qui en découle repose sur une logique partenariale. Cette double contribution de « conception / mise en oeuvre » correspond à la logique inclusive qui caractérise la stratégie ouverte (open strategy – Whittington et al., 2011). Elle vise à impliquer les parties prenantes aux processus stratégiques de l’entreprise (Regner, 2003; Rouleau, 2005) voire à sa gouvernance (Luedicke et al., 2016).

Cette ouverture de la stratégie s’appuie sur le déploiement d’un POE transformationnel (Austin et Seintanidi, 2012), prenant la forme d’une instance de pilotage qui fixe les orientations stratégiques au niveau corporate et leurs déclinaisons en termes d’activités. Les interactions régulières et formalisées avec les ONG ont permis de redéfinir le modèle d’affaires corporatif et de considérer des zones d’activité exclues du périmètre traditionnel de l’entreprise. Ainsi, le POE transformationnel contribue à la conception incrémentale et itérative (Demil et Lecocq, 2010) de trois modèles d’affaires génériques adaptés aux nouvelles situations de marchés de l’entreprise : le modèle d’affaires traditionnel pour les marchés matures, le modèle d’affaires philanthropique pour les marchés à potentiel, et le modèle d’affaires composite pour les marchés en développement.

La gestion de ces modèles d’affaires différenciés implique une logique de portefeuille visant à garantir à la fois la pérennité de l’organisation et la promesse de développements futurs (Sabatier et al., 2010). Elle repose sur un principe de complémentarité et d’interdépendance des activités (Casadesus-Masanell et Tarjizán, 2012), ainsi que sur un principe de viabilité durable, qui se distingue de la stricte logique actionnariale (Jensen et Meckling, 1976). Par conséquent, le POE transformationnel constitue un mécanisme de gouvernance au niveau du siège contribuant à l’intégration des attentes de la société civile dans ses activités, permettant ainsi de développer la valeur partenariale de l’entreprise (Charreaux et Desbrières, 1998).

Cette ouverture se décline au niveau business à travers la logique partenariale qui caractérise les modèles d’affaires issus de la re-segmentation stratégique. En effet, le POE transformationnel concourt à la définition de trois formes de partenariats génériques alignés à trois modèles d’affaires. Chaque modèle d’affaires repose sur un type de partenariats particulier témoignant d’une articulation fine entre les POE et les axes stratégiques de l’entreprise. Le type de POE choisi doit être aligné aux contingences locales du marché dans lequel il se déploie. Dès lors, les différents POE constituent un support organisationnel et un mécanisme de gouvernance spécifiques pour la gestion de chacune des activités de l’entreprise. Dans une logique bottom-up, les POE au niveau business contribuent à la réflexion stratégique globale à travers des retours d’expérience, ce qui permet de réaligner la stratégie globale de l’entreprise en fonction des apprentissages sur le terrain.

La redéfinition du processus de réflexion stratégique engage l’ensemble de l’organisation dans une mutation profonde de ses pratiques et crée de nouvelles ressources pour aligner la structure organisationnelle à la stratégie (Garreau et al., 2015). Cet alignement suit un processus d’apprentissage en double boucle (Argyris et Schön, 1978) : le POE transformationnel implique la mise en place de nouvelles pratiques pour la réflexion, la prise de décision et la communication stratégiques. Ces nouvelles pratiques infusent progressivement dans les différentes strates de l’organisation. Au-delà des résultats à court-terme, la logique partenariale permet à l’entreprise d’améliorer ses processus internes, de gagner en agilité, et de développer son capital immatériel : image, réseau, compétences ou encore capacités d’innovation (Hall, 1992, 1993).

D’un point de vue managérial, nous suggérons le concept de gestion stratégique du portefeuille de POE. La gestion d’un portefeuille de POE diversifié permet aux organisations de couvrir efficacement plusieurs marchés complémentaires reposant sur des caractéristiques et des enjeux différents, tout en intégrant la logique d’évolution des marchés dans la mise en oeuvre stratégique. Les POE ne doivent pas être appréhendés de façon isolée et hiérarchique en considérant que certains seraient plus stratégiques que d’autres (Austin et Seitanidi, 2012). Justement, la gestion d’un portefeuille de POE diversifié permet de structurer et de développer différents modèles d’affaires, et d’accompagner les transformations stratégiques au sein des entreprises. Pour livrer son plein potentiel, les managers devront toutefois appréhender le portefeuille de façon rationnelle et créative, en jouant sur la complémentarité des POE afin de construire des synergies et une cohérence d’ensemble.

Conclusion

Notre recherche avait pour objectif de mieux comprendre la contribution stratégique des POE aux activités de l’entreprise. A partir d’une étude de cas approfondie, nous montrons que ces POE, selon leur type, participent de façon complémentaire aux différents modèles d’affaires de l’entreprise, à la fois sur la conception et la mise en oeuvre. Appréhendés dans leur diversité et sur une durée suffisante, nous observons que ces partenariats constituent un véritable levier de transformation stratégique. Nos résultats permettent de compléter la littérature en démontrant la fertilité d’une approche globale des POE sur l’ensemble des activités de l’entreprise. Notre étude comporte néanmoins une limite quant à la généralisation statistique des résultats, le cas étant très spécifique. En effet, Watercorp est une entreprise de gestion déléguée qui prend en charge la gestion d’un service public et se trouve soumise à la surveillance de nombreuses organisations de la société civile. Ainsi, dans une optique de gestion des risques, elle noue des relations poussées avec ses parties prenantes et se montre particulièrement active dans la recherche de solutions sociétales innovantes en collaboration avec des ONG. Il est donc légitime de penser que cette entreprise s’inscrit dans une politique de partenariats particulièrement volontariste. Nous proposons le lancement de nouvelles recherches sur des terrains présentant des enjeux sectoriels différents afin d’apprécier les conditions de généralisation de nos résultats. Enfin, face aux immenses défis sociétaux qui se présentent aux entreprises, il nous semble crucial d’analyser plus avant l’influence des POE sur la place de la valeur sociale dans leurs activités stratégiques.