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Face au pouvoir de réglementation des acteurs politiques dans de multiples domaines touchant le fonctionnement des entreprises et la vie des affaires, ces dernières adoptent des stratégies d’influence politique visant à orienter la décision publique dans un sens favorable à leurs intérêts (Epstein, 1969; Baron, 2000; Demil et Bensédrine, 2005; Attarçà et Chomienne, 2014, Rival et Chanut, 2015). Ces activités politiques sont généralement désignées par le terme de « lobbying » issu du mot anglais lobby qui signifie littéralement un couloir, un corridor ou une salle d’attente. Il provient de l’activité qui consistait au XIXe siècle à intercepter les parlementaires dans les couloirs du parlement anglais. Cependant, les professionnels du lobbying préfèrent parler de « communication institutionnelle », de fonction « Affaires Publiques » ou de « représentation d’intérêts » moins connotée péjorativement (McGrath, 2005; Rival, 2012). Notons que la délimitation de l’objet et du périmètre du lobbying ne fait pas consensus (Eugène, 2002). Certains privilégient une lecture procédurale pour s’intéresser au répertoire d’activités mises en oeuvre pour influencer les politiques (Mekki, 2011). Ces auteurs n’opèrent donc pas de distinction entre le lobbying exercé par le monde des affaires et les activités de plaidoyer de la société civile. D’autres s’intéressent au contraire aux finalités poursuivies en considérant la nature des intérêts défendus. Grossman et Saurruger (2006) distinguent pour leur part les groupes d’intérêts économiques représentant des intérêts particuliers de nature économique et financière des groupes d’intérêts sociaux, comme les ONG, défendant des intérêts plus généraux et sociétaux. Nous nous situerons dans cette deuxième approche, en appréhendant le lobbying comme stratégie d’influence politique des groupes d’intérêts économiques. Notre analyse sera par conséquent centrée sur les activités de lobbying exercées par les entreprises de façon internalisée, notamment au sein de fonctions dédiées type « Affaires publiques », ou externalisée vers des cabinets de lobbying ou fédérations professionnelles.

Dans la littérature en sciences de gestion, les recherches émergeant dans les années 80, qui ont porté sur les activités politiques des entreprises, se sont surtout focalisées sur leur dimension stratégique en éludant leurs implications éthiques (Oberman, 2004; Dahan et al., 2013; Bauer, 2014). Parallèlement, le thème du lobbying est resté étonnamment négligé par les chercheurs dans le domaine de l’éthique des affaires et celui de la RSE jusqu’au milieu des années 90, les standards éthiques demeurant essentiellement centrés sur la responsabilité des élus et non celle des entreprises exerçant l’influence politique (Weber, 1997; Silver, 2015; Néron, 2016). Or, au-delà de leur activité économique, les entreprises sont également des institutions sociopolitiques productrices de normes (Baron, 1995; Néron, 2010; Basso et Very, 2014) alors qu’elles n’ont pas été démocratiquement élues. L’intervention du monde des affaires dans le débat public soulève par conséquent la question de la légitimité des activités de lobbying, tant de par la nature des intérêts défendus que les méthodes employées. Elle conduit à s’interroger sur les conditions à réunir pour rendre l’exercice du lobbying compatible avec les exigences démocratiques et l’intérêt général (Lindblom, 1977; Lohro, 1994; Delacroix, 2005; Néron, 2016). Comme le suggère Vogel (2005, p.171), « la dimension la plus critique de la responsabilité sociale pourrait bien être l’impact d’une entreprise sur les politiques publiques ».

Il a fallu la pression croissante de la société civile, notamment d’ONG et de militants en faveur de plus de transparence et d’équité dans la vie politique pour que les enjeux éthiques et RSE du lobbying émergent dans les recherches académiques sur les stratégies politiques des firmes aux Etats-Unis (Cavanah et al., 1981; Hamilton et Hoche, 1997; Weber, 1997; Woodstock Theological Center, 2002; Oberman 2004, Ostas, 2007) et plus tardivement en Europe (Attarça, 2010; Sachet-Milliat, 2010; Bauer 2014, 2016; Rival et Major, 2016), même si elles restent relativement marginales.

Face au risque de dérives éthiques et légales des activités politiques des entreprises se pose tout particulièrement la question de leur régulation (Dahan et al., 2013). Plusieurs recherches en sciences politiques et en management public se sont intéressées à la réglementation par les pouvoirs publics du lobbying dans des contextes historiques, politiques et culturels spécifiques (Attarça, 2011; Murphy et al. 2011; Millar et Köppl, 2014; Lumi 2015…). D’autres travaux se sont centrés sur le rôle des acteurs privés dans la définition de standards éthiques (Cavanah et al., 1981; Hamilton et Hoche, 1997; Weber, 1997; Woodstock Theological Center, 2002; Oberman 2004, Ostas, 2007; Rival et Major, 2016). Ces recherches présentent l’intérêt de mettre en évidence les différents types de normes régulant le lobbying dans des contextes socio-institutionnels variés, mais elles ne permettent pas d’appréhender en profondeur la complémentarité de ces outils de régulation et le processus de co-construction de la régulation par les différents acteurs impliqués.

La majeure partie des travaux sur le lobbying éthique et responsable s’inscrit, en outre, dans des approches normatives et repose sur une conception classique de la RSE, d’origine anglo-saxonne qui cantonne les pratiques de RSE aux démarches volontaires au-delà du respect de la loi. Néanmoins, un nombre croissant de recherches tente de dépasser cette opposition entre droit et RSE pour appréhender de façon globale l’ensemble des responsabilités incombant aux entreprises, qu’elles soient de nature légale ou volontaire (cf. notamment Igalens et Mancy, 2006; Klarsfeld et Delpuech, 2008; Gendron, 2013; Pasquero, 2013). Parmi elles, certaines s’appuient sur le concept de corégulation pour proposer une approche novatrice de la régulation combinant mesures réglementaires et autorégulation et mettre l’accent sur les différents acteurs participant à la construction du processus régulatoire (Gunningham et Sinclair, 1999; Lekowicz et Hennebel, 2007; Igalens, 2013; Champion, 2016; Lequet, 2017…).

L’objectif de cet article est d’analyser comment se construit la régulation du lobbying en France. En mobilisant les travaux sur la corégulation, nous établirons plus spécifiquement comment ce cadre articule, de façon innovante, des obligations contraignantes à des initiatives volontaires. Nous nous intéresserons également au rôle des différents acteurs impliqués dans la co-construction de ce nouveau système de régulation. Nous chercherons enfin à anticiper les facteurs qui risquent de limiter son effectivité. Pour ce faire, nous proposons de réaliser une analyse critique des dispositifs prévus par la loi Sapin 2 adoptée en 2016 et des outils d’autorégulation actuels à partir des points de vue exprimés par la société civile et d’éléments identifiés dans littérature sur la corégulation.

La démarche de recherche a consisté à réaliser une revue de la littérature pluridisciplinaire à la fois francophone et anglophone sur la régulation du lobbying et puis spécifiquement sur la corégulation. Cette thématique est en effet un objet à la frontière de plusieurs disciplines en sciences humaines telles que les sciences de gestion, les sciences politiques, le droit et la sociologie. Des données secondaires ont également été collectées afin d’identifier les normes et les acteurs régulant le lobbying en France au moyen de diverses sources documentaires telles que les textes de lois, des rapports parlementaires, d’ONG ou d’institutions internationales et des chartes d’entreprises et de cabinets de lobbying[1]. Cette recherche ayant une visée conceptuelle, les données collectées ont seulement pour objectif d’illustrer le cadre d’analyse retenu et ne font donc pas l’objet d’une partie empirique dédiée.

Les différents mécanismes de la régulation du lobbying

Le lobbying est devenu un phénomène incontournable des démocraties occidentales, tout en étant une activité particulièrement à risque sur le plan éthique et légal. Les enjeux de la régulation du lobbying sont donc considérables que ce soit en matière de transparence du processus de lobbying, d’intégrité des méthodes d’influence utilisées ou encore d’équité d’accès des différents groupes d’intérêts à la décision publique (Lohro, 1994; Delacroix, 2005; Sachet-Milliat, 2010; Néron,2016).

L’objectif de cette partie est d’étudier les différents mécanismes de régulation du lobbying dans les pays occidentaux en nous intéressant successivement à la réglementation étatique et à l’autorégulation dans un contexte d’émergence de la notion de lobbying responsable. Nous verrons ensuite comment l’approche de la corégulation permet d’enrichir l’analyse de la régulation du lobbying et de répondre aux limites des mécanismes classiques de régulation en dépassant le clivage entre réglementation et autorégulation.

La réglementation par les pouvoirs publics

Les pouvoirs publics ont tenté de réguler le lobbying en adoptant des dispositifs plus ou moins contraignants selon les contextes politiques, historiques et culturels (Kanol, 2015). Selon Attarça (2011), la régulation du lobbying soulève plusieurs questionnements pratiques : la définition du périmètre des activités de lobbying (activités d’influence directes ou indirectes), celle des lobbyistes concernés (professionnels mandatés, experts, salariés des groupes d’intérêts ou des entreprises…), des cibles politiques visées (pouvoir législatif, exécutif, administration…) et enfin la façon de réglementer (registre obligatoire ou volontaire des représentants d’intérêts, publication d’informations sur les activités d’influence…).

Chari et al. (2010) ont comparé différents systèmes réglementaires en les classant en fonction de leur intensité. Les pays dans lesquels la profession de lobbying est établie de longue date comme les Etats-Unis ou le Canada ont un système réglementaire à intensité plus forte que la plupart des pays européens où cette pratique est encore faiblement institutionnalisée.

Les Etats-Unis sont les premiers à avoir mis en place une réglementation avec l’adoption en 1946 du Federal Regulation of Lobbying Act qui oblige les lobbyistes à s’enregistrer auprès des greffes des assemblées, à déclarer les sommes qu’ils reçoivent de leurs clients et à décrire les dépenses engagées dans leurs activités. Le Lobbying Disclosure Act de 1995 vient renforcer ce dispositif en étendant les obligations aux fonctionnaires du congrès et membres du pouvoir exécutif, outre les membres du congrès, et organise un contrôle plus efficace de toute la chaine d’activité du lobbying (Attarça, 2011; Sachet-Milliat, 2011; Rival et Major, 2016). La législation laisse néanmoins beaucoup de latitude aux lobbyistes et comporte de nombreuses failles, notamment l’absence d’encadrement des informations mensongères non commerciales et des activités de lobbying indirect (Ostas, 2007). Le cadre légal américain a fortement inspiré celui d’autres pays occidentaux, notamment le Canada à partir de 1989 et plusieurs pays européens sur la période récente.

La situation des pays européens en matière de régulation du lobbying est très contrastée (Transparency International, 2015). Selon une étude du parlement européen datant de décembre 2016[2], seuls sept Etats-membres (France, Irlande, Lituanie, Autriche, Pologne, Slovénie et Royaume-Unis) disposent d’une législation sur le lobbying avec un registre des lobbyistes obligatoire et pour quatre d’entre eux, un code de lobbying régi par la législation. Dans les autres pays, la régulation se limite à une autorégulation par les associations de lobbyistes, voire est inexistante. Au niveau de la communauté européenne, l’inscription sur le registre de transparence du parlement est volontaire mais devrait prochainement devenir obligatoire et commune aux trois institutions de l’Union Européenne (Parlement européen, Conseil de l’UE et Commission)[3]. En outre, depuis le 1er décembre 2014, seuls les représentants d’intérêts inscrits au registre peuvent rencontrer les commissaires, les membres de leurs cabinets et les directeurs généraux[4].

De manière générale se dessine donc une tendance vers une réglementation plus exigeante des activités de lobbying dans les pays occidentaux, mais avec des situations très inégales selon les pays. Néanmoins, même les pays ayant une législation ancienne et relativement stricte ne sont pas à l’abri de dérives et de scandales dans les activités de lobbying (Ostas, 2007; Dahan et al., 2013). En outre, la loi seule ne permet pas de modifier des pratiques d’influence informelles profondément ancrées dans certains contextes culturels et politiques comme en Europe de l’Est (Millar et Köppl, 2014). La définition de standards éthiques et le développement de pratiques responsables de lobbying par les lobbyistes apparaissent de ce fait nécessaires pour pallier les défaillances des réglementations encadrant le lobbying (Oberman, 2004;Ostas, 2007; Rival et Major, 2016).

Lobbying responsable, standards éthiques et autorégulation

Face aux préoccupations éthiques soulevées par les activités de lobbying et aux limites rencontrées par les réglementations en la matière, est apparu le concept de lobbying responsable simultanément dans la littérature académique (Vogel, 2008,;Attarça, 2010;Bauer, 2014, 2016) et au sein de rapports d’organisations internationales comme l’ONU ou l’OCDE, et d’ONG. Certains grands groupes et cabinets de lobbying, soucieux de préserver leur réputation, se sont également emparés de ce concept dans leur communication RSE ou leur charte éthique.[5]

La littérature scientifique concernant la RSE a jusqu’à présent principalement envisagé les relations entre l’entreprise et le monde politique sous l’angle du rôle « politique » de l’entreprise, notamment lorsqu’elle se substitue à des Etats défaillants ou lorsqu’elle prend à sa charge des défis qui étaient autrefois considérés comme « publics » (Scherer et Palazzo, 2007; Moon, Crane et Matten, 2006) et a peu étudié l’influence de l’entreprise sur la prise de décision publique (Bauer, 2016; Néron, 2016). Dans la mesure où la RSE est souvent associée à la reconnaissance des intérêts des parties prenantes, le lobbying constitue un véritable défi : doit-on considérer qu’il s’agit d’une modalité particulière d’exercice de cette reconnaissance ou bien doit-on, à l’inverse, tenir le lobbying en suspicion car contraire à certains principes de la RSE tels que la transparence, l’éthique ou l’équité ?

Plusieurs auteurs considèrent que le lobbying peut être une activité socialement responsable si les conditions suivantes sont réunies : l’instauration d’un dialogue avec les parties prenantes et la prise en compte de leurs besoins, la cohérence entre les engagements en matière de RSE et le lobbying, l’alignement avec les objectifs et les valeurs sociétales et enfin un processus éthique et démocratique (Hamilton et Hoche, 1997; Bauer, 2014, 2016). Néron (2016) précise que seules les activités politiques éclairant les choix des régulateurs pour les aider à mieux réglementer les marchés sont compatibles avec le cadre de la RSE. Les entreprises doivent par conséquent s’abstenir de toute activité politique ayant pour objectif de créer des failles dans le fonctionnement des marchés.

Un certain nombre de recherches mobilisent les philosophies éthiques - notamment utilitariste, kantienne, de la justice et des droits - pour définir des principes éthiques visant à moraliser la profession de lobbyiste (Cavanah et al., 1981; Hamilton et Hoche, 1997; Woodstock Theological Center, 2002; Oberman, 2004; Ostas, 2007; Néron, 2016). Ces principes reposent essentiellement sur les éléments suivants : la poursuite de l’intérêt général et non de celui du client, la transparence vis-à-vis des décideurs politiques et du public grâce à la divulgation d’informations fiables et pertinentes sur les dossiers défendus et les clients commanditaires, le recours à des tactiques intègres et l’absence de conflits d’intérêts. Ces standards éthiques sont très proches de ceux préconisés par les ONG et diverses organisations supranationales édictant des normes RSE au niveau international pour renforcer l’intégrité du lobbying.

L’ONU s’empare ainsi de ce sujet en 2005 dans un rapport intitulé Towards Responsible Lobbying. Leadership and Public Policy qui pose les bases du concept de lobbying responsable (Attarça, 2010), suivie par l’OCDE en 2009[6] et l’organisme de certification international ISO en 2010 dans sa norme ISO 26000 relative à la RSO[7]. La transparence des pratiques d’influence est également intégrée comme critère de performance par l’agence européenne de notation extra-financière Vigéo à partir de 2009 et dans les standards de reporting sociétal de la Global Reporting Initiative (GRI). A la même époque plusieurs ONG et associations comme Transparency International (TI), Corporate Europe Observatory, Anticor, exercent des activités de plaidoyer auprès des décideurs politiques afin de les inciter à mieux encadrer le lobbying, en rédigeant des rapports et en participant aux auditions parlementaires. Certaines d’entre elles, comme la section française de TI, mènent en parallèle des actions ciblées sur les entreprises pour les aider à développer des outils d’autorégulation.[8]

Ces différentes initiatives ont trouvé un écho favorable auprès d’entreprises qui y voient un moyen de légitimer leurs pratiques de lobbying face à une opinion publique de plus en plus hostile et en attente de transparence. Plusieurs entreprises ont rédigé des chartes de lobbying responsable[9] tandis que d’autres abordent ce thème dans leur charte éthique généraliste, leur rapport RSE[10] ou leur site internet (Attarça, 2010; Bauer, 2014). Autre acteur clé de l’influence politique exercée par le monde des affaires, les cabinets de lobbying et avocats conseils se sont regroupés en associations qui ont formalisé des règles de déontologie au sein de codes ou chartes (McGrath, 2005; TI, 2014; Rival et Major, 2016), que ce soit en Amérique du Nord (National Association of State Lobbyistes, Association des lobbyistes du Québec…) ou en Europe (Association of Accredited Public Policy…).[11]

Les recherches portant sur les enjeux éthiques et de RSE du lobbying, de même que les travaux s’intéressant à ses aspects réglementaires dans différents contextes socio-institutionnels présentent l’intérêt de mettre en lumière les différents types de mécanismes régulant cette activité sensible dans les pays occidentaux. Néanmoins, ils ne permettent pas d’appréhender en profondeur la complémentarité de ces outils de régulation et le processus de co-construction de la régulation par les différents acteurs impliqués. En effet, ils sont soit centrés sur le rôle des pouvoirs publics en matière de réglementation, soit sur celui des acteurs privés dans la production de normes d’autorégulation. Le concept de corégulation permet de dépasser cette opposition entre droit et autorégulation et de faire émerger de nouvelles formes de gouvernance hybrides qui rendent mieux compte de la réalité des évolutions actuelles relatives au lobbying. Il permet en outre d’apporter des pistes de solution face aux limites rencontrées par les réglementations classiques (Oberman, 2004; Ostas, 2007) et les démarches volontaires (Vogel, 2010).

Entre volontarisme et réglementation : l’apport du concept de corégulation

Au cours des dix dernières années, la position de la Commission européenne en matière de RSE est passée d’une conception classique de la RSE, comme initiatives volontaires des entreprises dans les domaines sociaux et environnementaux allant au-delà des exigences légales, à une approche combinant mesures réglementaires et autorégulation (Igalens, 2013).

La même logique semble prévaloir à l’heure actuelle en matière de régulation du lobbying, comme en témoigne la position de l’OCDE qui incite les pays de l’OCDE à se doter de législation en adéquation avec leur contexte socio-politique afin de mieux encadrer cette pratique, tout en faisant appel à la responsabilité des lobbyistes pour promouvoir une culture d’intégrité et se conformer à des principes de bonne gouvernance (8èmePrincipe de transparence et d’intégrité du lobbying, OCDE 2010).

Le concept de corégulation occupe une place originale au sein des théories néo-institutionnelles et de la régulation conjointe (Igalens et Mancy, 2006; Klarsfeld et Delpuech, 2008; Reynaud, 2003, Bréchet, 2008) qui permet d’aborder l’articulation entre droit et RSE ainsi que le rôle des différents acteurs dans la coproduction de normes. Ce concept est apparu dans le contexte de la mondialisation qui a posé de nouveaux défis aux Etats en matière de régulation des entreprises transnationales, les réglementations classiques s’avérant inopérantes face au pouvoir de ces puissants acteurs privés (Frydman, 2004; Champion, 2016; Micheaux et Aggeri, 2016).

La corégulation apparaît comme un mode de régulation intermédiaire entre régulation et autorégulation (Foegle, 2017) mais il n’existe pas à l’heure actuelle de définition généralement acceptée (Lekowicz et Hennebel, 2007). Pour certains, la corégulation consiste en une délégation de la régulation par l’Etat à des acteurs privés (Balleisen et Eisner, 2009), ou un partage de l’action régulatrice entre plusieurs acteurs issus de différentes sphères (publiques, monde des affaires et société civile) (Albareda, 2008; Steurer, 2013; Foegle, 2017), conception la plus proche de l’étymologie (réguler ensemble). Pour d’autres, il s’agit de transformer plus profondément la gouvernance en utilisant de nouveaux outils (Gunningham et Sinclair, 1999; Lequet, 2017).

Ainsi on peut envisager deux types de corégulation à l’état pur, la corégulation par les acteurs, la corégulation par les outils et un troisième type la corégulation hybride, combinant les deux premiers (Igalens, 2013).

D’après Igalens (2013, p.175), « la corégulation par les parties prenantes repose sur un découpage diachronique du processus régulatoire et l’intervention des acteurs privés peut théoriquement se situer en amont (analyse des enjeux), au coeur du dispositif (élaboration de la règle, des objectifs de résultats) ou en aval (contrôle et sanction). » Comme l’explique Demil (1998, p.4), en prenant appui sur les travaux en sociologie du droit, « le droit légiféré cède de plus en plus la place à un droit négocié » et il est nécessaire de saisir les jeux de pouvoirs, les objectifs et les ressources des acteurs qui participent au processus d’élaboration des réglementations.

L’idée de base de la corégulation par les outils consiste, quant à elle, à transformer l’attitude et le comportement d’un acteur en modifiant son environnement (Lascoumes et Le Galès, 2004). La corégulation par les outils est présentée dans plusieurs typologies de gouvernance, notamment celle de Gunningham et Sinclair (1999) qui identifie cinq mécanismes de gouvernance (tableau 1).

L’intérêt de cette typologie se révèle lorsqu’on envisage les différentes combinaisons possibles. « Ces combinaisons d’instruments peuvent se faire en parallèle ou en série » (Lewkowicz et Hennebel, 2007, p.154). Comme l’expliquent Lewkowicz et Hennebel, (2007, p.154) « un instrument de régulation est utilisé et, s’il ne produit pas d’effet il est remplacé par un autre instrument généralement plus contraignant ».

A la suite de l’étude des principales caractéristiques de la corégulation, le second volet de cette recherche permettra d’illustrer comment ce cadre conceptuel s’applique au cas de la régulation du lobbying en France.

Analyse de la régulation du lobbying en France à la lumière du concept de corégulation

Après avoir présenté l’histoire et le contexte socio-institutionnel qui caractérisent la construction progressive de l’encadrement du lobbying en France, nous montrerons comment le recours au concept de corégulation hybride permet d’éclairer et de mieux comprendre à la fois les particularités et les limites de cette construction.

Evolution du contexte socio-institutionnel du lobbying en France[12]

L’héritage de la révolution et du siècle des Lumières permet de comprendre l’absence de reconnaissance de la légitimité du lobbying en France qui s’est paradoxalement longtemps traduite par un véritable « trou noir juridique » en matière de réglementation des représentants d’intérêts (Boissavy, 2005), seules les dérives les plus flagrantes comme le trafic d’influence, la corruption et la prise illégale d’intérêt étant pénalement répréhensibles. La défiance envers les groupes d’intérêts qui remonte au décret d’Allarde et à la loi Le Chapelier (1791) n’a pourtant pas empêché leur influence grandissante, notamment celle de l’élite patronale, dans la définition des politiques publiques depuis l’avènement de la République (Attarça, 2011). En raison de l’appartenance des élites politiques et économiques aux mêmes réseaux sociaux issus des grandes écoles et des grands corps d’Etat, renforcés par le phénomène de pantouflage, le lobbying français s’est essentiellement caractérisé par l’activation discrète de réseaux informels (Debouzy, 2003). Néanmoins, la pratique du lobbying a évolué depuis une trentaine d’années en France sous les effets conjugués de l’intégration européenne et de la mondialisation (Grossman et Saurugger, 2004). Les groupes de pression, notamment économiques, se sont professionnalisés et ont convergé de plus en plus, en termes de stratégies d’influence, vers les lobbies anglo-saxons. Parallèlement se sont développés des contrepouvoirs face à la pression croissante de ces lobbies, via les actions de plaidoyer d’ONG ou associations qui militent en faveur de plus de transparence du lobbying (Attarça, 2011; TI, 2014).

Ces mutations ont entrainé, à leur tour, une évolution progressive dans la façon de réguler les activités d’influence politique en France en incitant le législateur à adopter en 2009 à l’Assemblée des règles « de transparence et d’éthique applicables à l’activité des représentants d’intérêts à l’Assemblée nationale »[13], suivie par le Sénat qui a instauré son propre dispositif en janvier 2010. Ces premières règles ont été considérées par les associations de la société civile comme une pâle copie des systèmes américains et canadiens, en se contentant d’instaurer un registre volontaire dans lequel les représentants d’intérêts souhaitant obtenir un badge d’accès aux locaux du parlement pouvaient s’inscrire en contrepartie de l’engagement à respecter un code de conduite. Malgré un renforcement du dispositif avec de nouvelles règles adoptées par le bureau de l’Assemblée en juin 2013 et une amélioration du registre en 2014 avec des informations plus précises sur les activités d’influence et les ressources mobilisées, ces règles de droit souple ont montré leurs limites en matière de transparence du lobbying et d’égalité d’accès à la décision publique (Nadal, 2015). La loi sur la transparence de la vie publique promulguée le 11 octobre 2013 en réaction au scandale Cahuzac, s’est quant à elle essentiellement centrée sur les déclarations d’intérêts et de patrimoine des élus en renouvelant les moyens de contrôle par la création d’une autorité administrative indépendante, la HATVP (Haute Autorité pour la transparence de la Vie Politique), sans se saisir de la question de la régulation des représentants d’intérêts.

Tableau 1

Les mécanismes de gouvernance selon Gunningham et Sinclair (1999)

Les mécanismes de gouvernance selon Gunningham et Sinclair (1999)

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Il a fallu attendre le 8 novembre 2016 avec l’adoption de la loi relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite loi Sapin 2, pour que la France se dote d’une véritable législation encadrant le lobbying. Cette nouvelle réglementation prévoit la création d’un registre unique obligatoire des représentants d’intérêts qui regroupe les registres de l’Assemblée et du Sénat et intègre à présent les activités d’influence visant l’exécutif. Le registre est rendu public et placé sous le contrôle de la HATVP qui dispose désormais d’un pouvoir d’enquête. En cas d’entrave à la communication des informations ou de non-respect des règles de déontologie, la loi instaure des sanctions pénales pouvant aller jusqu’à 15 000 euros d’amende et un an de prison. La loi donne également pour la première fois une définition légale du lobbying, dénommé représentation d’intérêts, en privilégiant le critère procédural puisqu’elle inclut les différentes organisations exerçant des activités d’influence de la décision publique, qu’elles soient issues du monde des affaires ou de la société civile. Elle exclut étonnamment certaines organisations répondant pourtant à ce critère comme les associations patronales et syndicales ou les associations représentant des élus.

Une corégulation hybride du lobbying

Notre étude de la régulation du lobbying en France s’appuiera principalement sur le cadre d’analyse de la corégulation développé par Igalens (2013) et sur la typologie de Gunnigham et Sinclair (1999) afin d’analyser le rôle des acteurs, la nature et l’efficacité des outils utilisés.

La régulation du lobbying en France nous semble correspondre à une corégulation hybride (Micheaux et Aggeri, 2016) dans la mesure où elle combine une corégulation par les acteurs et par les outils (Igalens, 2013).

Des acteurs très variés interviennent et s’influencent mutuellement aux différents stades du processus régulatoire du lobbying. L’adoption de l’instruction du bureau de l’assemblée en 2009 puis sa modification en 2013, en fournissent une illustration avec les mécanismes de consultation des parties prenantes impliquées, notamment les associations de la société civile et les représentants d’intérêts économiques, afin d’analyser en amont les enjeux de ces nouvelles normes (cf. les auditions conduites au Sénat en 2009 et 2013). Le même type de mécanismes se retrouve aussi en amont du vote de la loi Sapin 2, les représentants d’intérêts ayant publié leurs positions sur le texte afin d’en influencer le contenu. Les différentes étapes législatives précédant l’adoption du projet de loi Sapin 2, le 8 novembre 2016, avec des ambitions revues à la baisse du texte au fur et à mesure des allers-retours entre l’Assemblée et le Sénat, témoignent de ces jeux d’influence des lobbies sur le législateur. Le lobbying apparaît ainsi à la fois comme une stratégie d’influence politique par laquelle les différents représentants d’intérêts participent à la corégulation avec des objectifs divergents et l’objet même de cette corégulation.

Les différents acteurs privés (monde des affaires et société civile) interviennent également au coeur du dispositif en élaborant eux-mêmes des règles. Les entreprises et cabinets de lobbying trouvent en effet un intérêt à coopérer à la régulation de leur activité pour la légitimer auprès de l’opinion publique et des élus. Les diverses associations françaises de lobbyistes ont ainsi, à l’instar de leurs homologues étrangères, formalisé des règles de déontologie pour leurs membres, que ces derniers soient des consultants de cabinet de lobbying, des avocats ou responsables des affaires publiques de grands groupes (TI, 2014; Rival et Major, 2016)[14]. Le contenu de ces règles d’autorégulation a été fortement influencé, à partir de 2009, par le code de conduite destiné aux représentants d’intérêts adopté à l’Assemblée. Des ONG comme TI France ont également joué un rôle structurant auprès des entreprises en proposant un guide méthodologique pour la rédaction de chartes de lobbying responsable et une déclaration commune destinée à ses membres. Les entreprises sont, par ailleurs, incitées par les organisations internationales à intégrer le thème du lobbying dans leur reporting sociétal pour se mettre en conformité avec des normes telles que l’ISO 26000 et la GRI sur le lobbying responsable.

L’avaldu processus régulatoire est apparu, jusqu’à présent, comme le point faible du dispositif, tant du côté des acteurs publics que privés, en l’absence de mécanismes clairs de contrôle et de sanctions véritablement dissuasives. La nouvelle loi Sapin 2 devrait renforcer ces mécanismes en déléguant une partie du pouvoir de contrôle de l’Etat à une autorité administrative indépendante, la HATVP. Nous reviendrons dans la section suivante sur les limites de la corégulation, lors de l’analyse de l’efficacité de ses instruments.

Les différents acteurs publics et de la société civile produisent ainsi des outils variés ayant un caractère plus ou moins volontaire ou contraignant. Les cinq mécanismes de gouvernance mis en évidence par Gunningham et Sinclair (1999) se retrouvent dans la régulation des activités des représentants d’intérêts (tableau 2).

Si l’on examine les combinaisons de ces instruments (Lewkowicz et Hennebel, 2007), les cinq mécanismes de gouvernance précités sont utilisés en parallèle dans la régulation de la représentation d’intérêts en France. L’encadrement du lobbying peut également s’appréhender comme une combinaison en série, la loi Sapin 2 adoptée en novembre 2016 venant renforcer, avec des mécanismes de contrôle et de sanction, les règles de droit souples précédentes qui se sont révélées inefficaces. La même logique semble d’ailleurs prévaloir au niveau de la communauté européenne où le registre de transparence volontaire du parlement devrait très prochainement devenir obligatoire et être étendu au conseil de l’union européenne.[15]

Tableau 2

Les mécanismes de gouvernance du lobbying

Les mécanismes de gouvernance du lobbying
Adapté de Gunningham et Sinclair, 1999

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Une corégulation inachevée : limites et perspectives de la régulation du lobbying[16]

De manière générale, l’ONG TI attribue, dans son étude comparative des réglementations du lobbying au sein de 19 pays d’Europe (TI, 2015), une piètre notation de 27/100 à la France sur des critères relatifs à la transparence, l’intégrité et l’égalité d’accès, l’hexagone se situant en-dessous de la moyenne européenne à 31 %. Cette étude est néanmoins antérieure à l’adoption de la loi Sapin 2 et nécessite donc d’être réactualisée pour prendre en compte les nouvelles exigences de ce texte.

Nous proposons plusieurs pistes de réflexion sur l’efficacité des outils de la corégulation en France en structurant notre analyse autour des cinq mécanismes de gouvernance de Gunningham et Sinclair (1999) étudiés précédemment. Les éléments identifiés dans la littérature sur la régulation du lobbying et celle sur la corégulation, de même que les points de vue exprimés par des acteurs politiques ou issus de la société civile nous aideront à étayer notre analyse critique.

Concernant la réglementation, la loi Sapin 2 devrait être de nature à renforcer l’encadrement du lobbying en rendant obligatoire l’inscription sur le registre et en déléguant une partie du pouvoir de régulation de l’Etat à une autorité administrative indépendante, la HATVP dont le rôle est notamment de contrôler le respect des règles de déontologie et le fonctionnement du registre grâce à un pouvoir d’enquête. En cas de manquement à ces règles, cette autorité n’a néanmoins pas d’autres moyens de sanction que la mise en demeure, le législateur n’ayant pas prévu de sanctions administratives mais des sanctions pénales qui nécessitent l’intervention d’un juge. Reste à savoir si la HATVP sera dotée de moyens suffisants pour exercer réellement ses activités de contrôle. Cette nouvelle réglementation est, en outre, loin d’aborder l’ensemble des problèmes que pose le lobbying. Elle laisse notamment de côté d’importantes recommandations de Jean-Louis Nadal, président de la HATVP, qui figurent dans son rapport remis au président de la république en janvier 2015, telles que l’interdiction pour les élus de rencontrer les représentants d’intérêts non-inscrits sur le registre et le renforcement de l’empreinte normative[17] en l’étendant à tous les processus de décision politique, réglementaires et législatifs. Comme le regrette Claire Nouvian, présidente de l’association BLOOM, « […] le registre de transparence ne concerne que les activités passées des lobbyistes. Ce n’est en aucun cas un outil dynamique permettant de savoir qui influence la fabrication de la loi en temps utile. Les représentants d’intérêts ne sont aucunement tenus de rendre publiques les informations qu’ils transmettent aux décideurs publics et le texte est totalement dépourvu de modalités concrètes permettant de mettre en oeuvre la traçabilité des influences au niveau normatif. »[18]

Les mécanismes incitatifs mis en place lors de la modification des règles du bureau des Assemblées en 2013, pour encourager les représentants d’intérêts à s’inscrire sur le registre parlementaire, se sont révélés inefficaces au regard du faible nombre d’inscrits. Ils ne permettent pas de compenser les exigences de transparence liées à l’inscription dans le registre (Nadal, 2015).

Compte tenu de l’immaturité et de l’imperfection de l’encadrement du lobbying par les acteurs publics à l’heure actuelle en France, il semble que l’intégrité des pratiques de lobbying repose en grande partie sur l’éthique personnelle des représentants d’intérêts, outre celle des élus. Se pose dès lors la question de l’efficacité des initiatives volontaires (mécanismes d’autorégulation et volontarisme) émanant des organisations privées pour renforcer l’éthique de ces acteurs. Si l’on se tourne du côté des associations de lobbyistes, hormis quelques acteurs, comme le réseau BASE (Business, Affaires publiques, Stratégie et Ethique), qui semblent vouloir être proactifs en matière d’intégration de l’éthique dans la profession, les codes de déontologie se contentent, pour une large part, de reprendre les règlements des assemblées et le code pénal sur les aspects trafic d’influence, corruption ou prise illégale d’intérêt (Rival et Major, 2016).

En ce qui concerne les entreprises et leur fonction Affaires Publiques, les démarches volontaires les plus avancées ne concernent qu’une faible proportion de grands groupes du CAC 40. Là encore, les engagements formulés dans les chartes de lobbying responsables ou les chartes généralistes vont rarement plus loin que le code de déontologie de l’Assemblée.

La publication d’informations dans les rapports RSE reste lacunaire et le décalage entre les discours de RSE des grands groupes et la réalité de leurs pratiques d’influence est régulièrement pointé par les ONG (Sachet-Milliat, 2009; Attarça, 2010).

L’information, tant dans le cadre des initiatives publiques que privées, n’est par conséquent pas un mécanisme de gouvernance efficace du lobbying en France à l’heure actuelle.

La principale faille de ces différents engagements volontaires réside dans la faiblesse des mécanismes de contrôle et de sanction. Dans le cas des associations de lobbyistes, la sanction en cas de manquement au code de déontologie est la suspension d’adhésion ou la radiation (cf. article 15 code AFCL, préambule de l’AAL). Comme le souligne McGrath (2005), la portée de cette sanction est limitée car les cabinets de lobbying peuvent continuer à exercer après avoir été radiés, l’appartenance à une association professionnelle n’étant pas une condition nécessaire pour pratiquer le lobbying. Les cabinets les moins scrupuleux peuvent même choisir de ne pas adhérer à une association pour éviter de s’engager à respecter des règles de déontologie. En ce qui concerne les entreprises, il n’existe pas de sanction en cas de non-respect des chartes de lobbying responsable. C’est donc essentiellement le risque de réputation qui joue un rôle dissuasif pour les cabinets conseils et les entreprises qui ont rendu public leur engagement envers un lobbying responsable. L’intégration du thème du lobbying dans les normes RSE, telles qu’ISO 26000, GRI et les critères de notation sociale de Vigéo, est-elle en mesure de faire intervenir une sanction du marché ? Il est encore trop tôt pour se prononcer. Le principal contrepouvoir face aux failles de la régulation semble, à l’heure actuelle, être exercé par les associations de la société civile. Encore faudrait-il qu’elles puissent disposer de moyens financiers suffisants face aux lobbies financiers pour pouvoir exercer une véritable contre-expertise citoyenne (Sourice, 2014). Comme le précise Attarça (2011), l’élaboration d’une régulation efficace du lobbying est un processus long et incrémental, si l’on en croit l’expérience américaine qui a débuté dès les années 30 pour déboucher sur le Federal Lobbying Act adopté en 1946, dont les importantes lacunes ne seront comblées que près de 50 ans plus tard en 1995, avec le Lobbying Disclosure Act. Dans le cas français, la loi Sapin 2 pourrait n’être qu’une étape supplémentaire dans un processus tout aussi long.

Discussion

La régulation du lobbying en France donne lieu à une articulation originale entre droit souple (soft law) et droit contraignant (hard law) qui met en évidence les apports mais aussi les limites de la corégulation.

Sur le plan théorique, notre article contribue à enrichir deux domaines de recherche : les stratégies politiques des entreprises et la corégulation.

Premièrement, notre recherche prolonge les travaux qui s’intéressent aux enjeux éthiques et RSE des pratiques de lobbying et ceux sur la régulation de cette profession. La mobilisation du concept de corégulation permet de développer une approche intégrative des différentes formes de régulation du lobbying et s’inscrit dans une vision renouvelée de la RSE qui n’oppose pas autorégulation et réglementation mais s’intéresse à leur complémentarité pour inciter les entreprises à mieux prendre en compte les attentes sociétales.

L’approche de la corégulation permet ainsi d’articuler à la fois les niveaux d’analyse macro et micro de la gouvernance du lobbying (Dahan et al., 2013). Notre recherche s’inscrit également dans la lignée des travaux en management stratégique qui s’intéressent aux relations entre les organisations et le droit et appellent à une « nécessaire saisie des acteurs concrets qui prennent part à l’élaboration de la réglementation » (Demil, 1998, p. 5), en étendant la réflexion à l’ensemble des normes de nature volontaire ou contraignante.

Deuxièmement, en ce qui concerne les travaux sur la corégulation, ces derniers portent essentiellement sur des problématiques de régulation d’entreprises transnationales pour lesquelles le cadre légal classique hérité du fordisme se révèle inadapté (Albareda, 2008; Frydman, 2004; Champion, 2016; Micheaux et Aggeri, 2016; Lequet, 2017). L’application du cadre d’analyse de la corégulation au lobbying en France montre qu’il se révèle également pertinent pour appréhender la régulation d’une activité à une échelle nationale.

Jusqu’à présent seule la construction du cadre des relations sociales avait fait l’objet d’une analyse en termes de « régulation conjointe » entre les acteurs patronaux et syndicaux et ceci dans un contexte où la différentiation des niveaux de négociation (national, branche, entreprise) occupe, jusqu’à aujourd’hui, une place importante (Reynaud, 2003; Bréchet, 2008). Le cas du lobbying est de portée plus générale car il concerne (du moins potentiellement) toutes les parties prenantes suivant la nature des sujets concernés.

La mobilisation du concept de corégulation pour étudier le lobbying apporte aussi un éclairage intéressant en mettant en lumière le fait que le lobbying est à la fois l’objet de la corégulation mais aussi un moyen pour les différentes parties prenantes d’agir sur les instruments de la corégulation, en participant à la définition des enjeux et aussi à l’élaboration des normes, leur application et leur contrôle (Igalens, 2013). Cela fait également écho à un champ de recherche en sciences politiques qui s’intéresse au processus de coproduction des lois du législateur avec les représentants d’intérêts. Courty (2017) identifie ainsi trois principaux processus à l’oeuvre dans la coproduction législative : l’imitation par le législateur des positions et propositions d’amendements produites par les lobbies, la sous-traitance à certaines organisations (associations, organisations professionnelles, partenaires sociaux) de l’écriture de textes et enfin les effets d’homologie en raison de l’appartenance aux mêmes milieux sociaux des lobbyistes et des agents du pouvoir.

Sur le plan managérial, les implications concernent à la fois la gestion des acteurs privés du lobbying et le management public (Attarça et Chomienne, 2014).

Du point de vue des lobbyistes, une régulation plus efficace de leurs pratiques permet de mieux gérer leur risque réputationnel. Le capital politique d’une entreprise, à savoir sa capacité à influencer les politiques publiques, dépend en effet en grande partie de sa réputation et sa légitimité sociale, outre son pouvoir d’accès à la décision politique (Schaffer et Hillman, 2000; Oberman, 2004). La définition d’instruments de régulation performants répond aussi au besoin de structurer une profession émergente (Rival et Major, 2016). Selon Mc Grath (2005), même si le lobbying est une activité clairement établie, on ne peut parler véritablement de profession institutionnalisée tant que ne sont pas définies des règles de déontologie contraignantes, à l’image des professions constituées en ordre comme les experts comptables ou les médecins.

Attarça (2011, p.19) pointe néanmoins les contradictions liées à la notion de transparence et la position pour le moins ambigüe des lobbyistes par rapport à la régulation du lobbying :

« La transparence n’est pas toujours favorable à la capacité d’influence des lobbies. C’est souvent parce qu’un lobby -ou un lobbyiste- dispose d’une ressource politique différentielle (information, accès privilégié à des décideurs publics…) qu’il parviendra à influencer la décision publique. Une réglementation par trop contraignante -sur le plan de la transparence ou du pluralisme- nivellerait les capacités d’influence des lobbies. C’est pour cette raison que, quel que soit le contexte institutionnel, les processus de régulation du lobbying ont fait l’objet d’une opposition de la part des lobbies les mieux placés sur l’échiquier du pouvoir (Reich, 2008) ».

Enfin, du point de vue des politiques publiques, l’approche de la corégulation fournit une grille d’analyse utile aux décideurs publics pour référencer les instruments de la régulation du lobbying, évaluer leur efficacité et réfléchir aux combinaisons les plus pertinentes entre droit souple et droit contraignant (Lewkowicz et Hennebel, 2007). Mais là aussi se pose la question de la réelle volonté politique de ces acteurs de mieux encadrer cette activité car eux-aussi peuvent avoir une position ambivalente vis-à-vis du renforcement des règles, étant à la fois juge et partie de ces politiques[19].

L’une des limites de notre recherche consiste à avoir considéré l’entreprise comme une entité homogène alors qu’elle peut être, sur le sujet, constituée de groupes ou de personnes ayant des intérêts et des influences distinctes voire opposées. En étudiant les processus par lesquels les personnes, à l’intérieur des entreprises, déterminent leur position et leur rôle à l’égard de la RSE et du « bien commun » grâce à la théorie du « sensemaking », Basu et Palazzo fournissent un cadre qui permet certainement d’approfondir notre analyse si on l’applique au lobbying. En particulier le « processus linguistique » qui consiste à étudier les modes de justifications et la position de l’entreprise par rapport à l’exigence de transparence semble particulièrement pertinent (Basu et Palazzo, 2008, 127).

En revanche, l’analyse du cadre du lobbying par la corégulation ouvre des perspectives très riches et prometteuses concernant la collaboration entre science politique, juridique, sociologie et sciences de gestion car jusqu’à présent la fertilisation croisée s’est souvent limitée à deux de ces quatre disciplines. Concernant l’analyse de la construction du cadre du lobbying, la gestion est mobilisée dans la mesure où la politique générale de l’entreprise et sa réputation sont directement concernées, la science politique fournit à la fois un cadre d’analyse et des concepts (par exemple celui d’ « empreinte normative de la loi » ou de coproduction législative) indispensables, la sociologie et le droit ne sont pas uniquement des toiles de fond mais des disciplines qui abordent directement le sujet dans des termes voisins, pour la sociologie les travaux concernant la régulation conjointe, pour le droit les travaux concernant l’imbrication entre droit souple (soft law) et droit contraignant (hard law).