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Si la région du « Grand Témiscamingue » n’a jamais vraiment existé d’un point de vue administratif, le livre de Guillaume Marcotte nous invite pourtant à découvrir ce territoire qui, prenant forme à travers un vaste réseau de postes de traite, s’étendait au-delà du district de Témiscamingue et intégrait le Népissingue et Mataouane. Retraçant le parcours des francophones engagés dans la traite des pelleteries de 1760 à 1870, l’auteur nous permet de découvrir une période historique qui, marquée par la Conquête et le début du Régime britannique, se terminera avec le déclin du commerce des fourrures et l’achat de la Terre de Rupert par le Canada. Soucieux de réunir un « maximum d’informations sur les francophones et leurs descendants en pays indien » et de faire découvrir une population locale jusque-là assez méconnue (p. 30), l’auteur présente d’emblée l’objet de son dictionnaire bibliographique comme « doublement marginal » avec « une classe de travailleurs francophones assez peu étudiée, ayant fréquenté un territoire dont l’histoire de la traite des fourrures a suscité peu de passions » (p. 26).

En effet, comme le souligne Guillaume Marcotte dans son introduction, la chute de la Huronie en 1650 contraint les Français et les Canadiens, désormais privés d’un intermédiaire commercial précieux, à s’aventurer au plus profond du Grand Témiscamingue pour collecter eux-mêmes les pelleteries à partir de 1670. Malgré cet épisode précédant le contrôle des anglophones sur la traite en 1761, la Conquête marque un tournant pour ces voyageurs francophones qui, bien que nombreux, laissent peu de traces historiographiques au sein de la nouvelle administration. En effet, si la main-d’oeuvre mobilisée compte encore de nombreux locuteurs en réunissant notamment des chasseurs aux origines autochtones (et plus particulièrement des personnes métissées dans le cas de ce dictionnaire), des trappeurs libres issus des colonies locales et des hommes libres vivant en « pays indien », le français reste surtout la langue des salariés illettrés qui sont au service de la Hudson’s Bay Company (HBC) et de la North West Company (NWC).

Ainsi, tout en exploitant les multiples témoignages laissés par les bourgeois de l’époque (correspondances, listes de comptes, archives des grandes compagnies…) mais aussi les journaux de poste, les rapports de district et les archives religieuses (regroupant, entre autres, les rapports des missionnaires, les actes de baptêmes, de mariages ou de sépultures), l’auteur met en lumière les « petits travailleurs » de la traite jusque-là principalement présents de manière indirecte dans la documentation historique. Ce faisant, il interroge les patronymes de la population locale et retrace des liens de parenté qui nous amènent également à considérer la place prépondérante des personnes métissées parmi les francophones du Grand Témiscamingue. S’il est vrai que Guillaume Marcotte ne s’aventure pas à parler ici de communauté métisse dans le sens juridique défini par le jugement Powley de la Cour suprême du Canada (c’est-à-dire une communauté historique dont les membres partagent une identité collective en plus d’un bagage génétique mixte), ce dictionnaire biographique apporte tout de même des éléments intéressants pour d’éventuelles réflexions ultérieures sur le sujet. D’ailleurs, et c’est là l’une de ses grandes qualités, cet ouvrage nous permet aussi de mieux comprendre la rencontre franco-amérindienne et de mesurer l’importance de la place qu’occupaient les personnes métissées dans la traite des pelleteries.

Bien que la plupart des noms recensés dans ce dictionnaire laissent place à une courte description des intéressés stipulant notamment leur statut (« bourgeois », « hivernant », « mangeur de lard »…) ainsi que les postes qu’ils occupent (guide, interprète, commis, chef de poste, équipier et artisans de toutes sortes…) et leurs origines supposées ou encore la compagnie au service de laquelle ils travaillent, l’auteur propose aussi de découvrir des individus originaux au passé plus étoffé. En fonction de leur réputation et des informations trouvées, Guillaume Marcotte, en deux ou trois pages, parfois moins, nous dévoile ainsi des témoignages et des anecdotes riches d’enseignements sur les usages de l’époque. Avec quelques photographies et de nombreux extraits de documents historiques, il éveille la curiosité du lecteur qui, à travers les paroles d’un curé, les plaintes d’un commis ou encore quelques lignes autobiographiques écrites modestement en fin de vie, prend connaissance de ces « oubliés » qui ont pourtant marqué le Grand Témiscamingue – tel, par exemple, Édouard Piché qui a donné son nom au lieu qu’il habitait. Les fugaces moments de joie et de solidarité qui succèdent aux drames et aux actes de violence relatés (désertions, maladies, meurtres, représailles…) tracent ainsi une trame le long de laquelle des destins parfois hors du commun s’esquisseront. Si on découvrira avec plaisir l’existence de Jean-Baptiste Aubichon, de Louis Bastien et de Sévère St-Denis, dont les noms sont déjà mentionnés sur la quatrième de couverture, on se prendra aussi de curiosité pour bien d’autres parcours comme celui de Michel Daigle, un indépendant aux idéaux précurseurs qui a créé son propre poste de traite et est devenu le chef fondateur de la communauté autochtone des Dokis, aujourd’hui l’une des plus prospères du Canada.

Au final, c’est notamment en prenant connaissance du portrait de James King, individu mystérieux dont les origines incertaines ont réveillé la passion généalogique des historiens et des recenseurs, que le lecteur mesurera et appréciera à sa juste valeur l’immense travail d’enquête accompli pendant dix ans par Guillaume Marcotte. En effet, si la rareté des témoignages historiographiques disponibles condamne ce dictionnaire biographique à d’irrémédiables manques (on pensera notamment à la place des femmes), l’auteur utilise pleinement toutes les sources dont il dispose pour faire la lumière sur un obscur volet de l’histoire locale du « Grand Témiscamingue ».

Les Francophones et la traite des fourrures du Grand Témiscamingue, Un dictionnaire biographique 1760-1870 est un bon outil de recherche qui arrivera en complément d’autres ouvrages plus généraux sur la traite des fourrures en Amérique du Nord. Ainsi, ce livre s’adresse principalement à un public de chercheurs spécialisés (parmi lesquels des historiens et des ethnohistoriens) qui voudront s’appuyer sur ces nouvelles données pour aborder certains questionnements plus complexes relatifs à la rencontre et au métissage franco-amérindien au Québec et en Ontario.