Corps de l’article

Il est maintenant ici avec le caribou. Le chef des caribous.

Sa demeure s’appelle la Maison du caribou. Et il est là, le chef dans la montagne blanche. C’est lui qui offre le caribou aux chasseurs

Speck 1935a : 83

Cet article porte sur la question de savoir si l’archéologie constitue un système approprié pour « raconter » le passé innu, spécifiquement dans le contexte de l’histoire lointaine des Innus et du travail archéologique communautaire du Caribou House Project. En principe à tout le moins, la théorie, la pratique et l’interprétation archéologiques peuvent permettre de raconter l’histoire de ce peuple oublié (ou négligé). L’archéologie peut contester le récit historique dominant basé sur les thèmes de l’exploration et de l’exploitation dans un esprit de « colonisation ». Souvent, ce dernier élément marginalise ou éclipse des visions opposées du monde fondées sur des pratiques sociales, spirituelles et philosophiques fondamentalement en désaccord avec les paradigmes occidentaux du « progrès ». Le Caribou House Project ne veut pas tant contribuer à l’histoire culturelle de la région, ce qu’il fait bien sûr tout de même, que valoriser l’accès des Innus au « temps profond » et célébrer, encourager et respecter le récit unique du monde dont sont héritiers les Innus et leurs voisins du Nord partout dans la forêt boréale et la toundra du Canada.

Depuis les années 1980, on a assisté à une évolution graduelle mais constante de la pratique de l’archéologie, les milieux universitaires se rapprochant d’une construction communautaire inclusive du passé (Croes 2010 ; Lyons 2013, 2016 ; Nicholas et Andrews 1997 ; Nicholas 2010 ; Atalay 2008 ; Oland et al. 2012 ; Piccini et Schaepe 2014 ; Rossen 2015). Au premier plan de ce mouvement : la reconnaissance que le produit de l’archéologie doit être davantage participatif surtout dans le travail avec les groupes et communautés de descendants. La montée de l’archéologie communautaire ou autochtone peut être perçue en partie comme une réaction à la méfiance des groupes autochtones envers les systèmes de connaissance et les archéologues « occidentaux ». Cette méfiance est liée au mécontentement quant au manque de contrôle sur la création de leur passé selon leurs « traditions » culturelles[1] et leurs cadres ontologiques, passé qui sépare inévitablement leur identité en tant que groupe de ce qu’ils ressentent comme leur place dans la conception « occidentale » de l’histoire (Atalay 2006 ; Blaser 2014 ; Murray 1993 ; Nicholas 2006 ; Smith 2004). Cela découle aussi du rejet de la notion douteuse que l’histoire, cousine germaine de l’archéologie, et les données qu’elle produit sont sous certains aspects à l’abri de la subjectivité culturelle et que, entre les mains des praticiens de la discipline, ces données sont par définition objectives, factuelles et valides (Colwell-Chanthaphonh et al. 2010 ; Martindale et Lyons 2014).

Responsabilité et respect

Le processus de remise en question du monopole colonial sur le passé repose en partie sur une tentative active et consciente de faire participer les autochtones aux investigations archéologiques. Pour ce faire, des membres des communautés de descendants ont été embauchés pour des fouilles et du travail de laboratoire, ainsi que pour le processus de sensibilisation du public et, plus rarement, la production, l’interprétation et la dissémination des résultats de recherche (Martindale et Lyons 2014 ; Hutchings et La Salle 2016 ; Martindale et al. 2016). Même en reconnaissant que les individus (tant autochtones que non autochtones) négocient la façon d’aborder et de reconstruire le passé, un antagonisme demeure entre la connaissance du passé provenant de l’investigation archéologique et de la mémoire collective de leur passé profond par les peuples autochtones. Pour qu’elle soit significative pour les Innus, la pratique archéologique doit adopter un discours qui trouve ses résonances auprès des besoins et des intérêts de la communauté (y compris les considérations sociétales et économiques), un discours qui accorde la priorité aux connaissances des paysages, de l’environnement et de la mémoire et qui reconnaît la sagesse (et les traditions orales) des aînés de la communauté ayant l’expérience de leur territoire ancestral.

Histoire et archéologie innues et construction du passé

L’histoire des Innus dans la péninsule du Québec-Labrador remonte à au moins 8000 ans, comme en témoignent les atanukana innues et l’archéologie.

Les atanukana sont bien plus que des contes populaires ou des légendes : elles sont presque historiques ; elles rattachent les gens à leur passé, contiennent la philosophie des Innus, transmettent la morale de leur culture de chasse, relaient des leçons sur les relations humaines et animales qui la gouvernent et aident les individus à développer une force, une endurance et une éthique d’autonomie à l’intérieur d’un réseau d’obligations envers les autres. Même si elles sont censées être enseignées aux jeunes enfants, leur importance et leur sens profond augmentent plus qu’elles ne diminuent avec l’âge.

Napes Ashini

Même anémiées par des millénaires, certaines histoires qu’on nous raconte, comme Kautuasukuaniskuanast (Kautauassikunishkueunishit, selon l’orthographe standardisée) [histoire du petit garçon qui a ramené l’été et qui est devenu le Bruant à couronne blanche], sont des paraboles de l’histoire innue qui documentent l’arrivée des ancêtres innus dans l’univers préglaciaire du Nitassinan (la terre ancestrale du peuple innu/iyiyu, qui englobe la péninsule du Québec-Labrador). Là où les deux systèmes se chevauchent, il y a peu de controverses puisqu’ils ne se contredisent pas de façon flagrante. Cependant, dans les cas où les allégations archéologiques ne trouvent pas d’écho dans les histoires et les traditions orales innues, ils ne sont plus en harmonie et la vision archéologique peut supplanter le récit innu dans l’imagination du public en raison de l’écart dans la visibilité médiatique et la hiérarchie des connaissances occidentales. On en trouve un exemple dans la « tradition » orale innue, qui comprend des noms pour les animaux, comme katshituask ou mammouths/mastodontes (Speck 1935b) et paresseux géants, associés à la mégafaune nord-américaine disparue avec la dernière ère glaciaire continentale. Dans ce cas, les systèmes s’entendent, utilisant des moyens différents de connaissance – l’un fondé sur les sites et artéfacts datés, l’autre sur les traditions orales – que la version amérindienne fait remonter aussi loin que le Pléistocène. Ici, « l’incrédulité » tient dans la séquence évolutive d’une succession de peuples distincts qui occupent la région, et non dans la continuité que décrit la version innue de l’histoire (Echo-Hawk 2000), particulièrement la relation entre les anciens groupes paléo-indiens et les peuples archaïques ultérieurs de la région des Maritimes et du Labrador au Québec-Labrador et l’interprétation des liens archéologiques entre les peuples archaïques de cette région et les Innus d’aujourd’hui (Arbour et al. 2013 ; Duggan et al. 2017). Les récits traditionnels (européens) du passé profond confinent donc de telles références innues à la catégorie d’une « mythologie confuse » (Loring et Ashini 2000 ; Arbour et al. 2013). Il en résulte un dilemme où l’histoire innue est largement écrite selon une perspective et des critères jugés importants par les archéologues.

Il faut admettre qu’il y a une dimension sociale, raciale et politique à ce qui est « jugé important » et cela ne sous-entend pas simplement un conflit de systèmes culturels quand vient le temps de concevoir, d’explorer et de célébrer le passé (Nicholas 2006 ; Silberman 1995). Les versions innues de la tapisserie des millénaires passés sont souvent écartées comme étant des contes populaires sans fondement qui, bien qu’intéressants sur le plan de la littérature d’imagination, ne sont nullement basés sur des preuves matérielles (Vincent 2004).

Les paraboles innues que l’on nous a enseignées étaient et demeurent véridiques : nous avons écouté, nous avons mémorisé ces histoires et nous ne les avons jamais oubliées, les gardant dans notre esprit et notre coeur pour le reste de nos jours. Elles avaient trouvé le moyen de nous apprendre qui nous sommes comme peuple. Elles renferment notre philosophie et notre morale de même que nos plus anciens souvenirs comme peuple. Mais les scientifiques rejettent tout cela ainsi que notre histoire culturelle et nos récits comme étant des fantaisies semblables à celles de Peter Pan et de la Fée Clochette. Ils rejettent nos récits même si leur recherche scientifique donne fortement à penser que nous vivons dans tout ce territoire depuis plusieurs milliers d’années.

Napes Ashini

Cela produit inévitablement pour les non-Innus un récit acceptable, mais qui ultimement lisse leur passé lointain, créant un récit propret qui se présente comme la vérité absolue – et y parvient sans tenir compte de leur façon de décrire leur histoire profonde (De la Cadena 2010 ; Witmore 2007). Fait important à noter : nous convenons qu’il n’existe pas une unique perspective ou un unique récit homogène, archéologique ou innu. Il existe plutôt une multitude de récits composés par des individus qui ont des liens (culturels, politiques et sociaux) avec tout un éventail de différentes pratiques ontologiques qui gouvernent « ce qu’est vraiment la réalité » (Barad 2007 ; Blaser 2013). Cependant, il y a, dans les versions narratives archéologiques et innues, de grands thèmes qui se distinguent suffisamment les uns des autres pour nous permettre d’en discuter et de mettre en lumière certaines tensions entre les deux systèmes de connaissance.

Dans ses travaux, Vincent (2004) note que la connaissance du passé dans les communautés innues de la Moyenne et Basse-Côte-Nord du Québec se fait selon une perspective à la fois innue et non innue. Elle soutient que ces moyens concurrents de connaissance sont ultimement, non pas deux moyens différents et comparables d’accéder au passé, mais deux systèmes irréconciliables qui ont de très différentes motivations et relations quant à l’importance du passé, son comment et son pourquoi. Elle affirme que l’archéologie, focalisée sur une cohérence chronologique linéaire, démontrable et écrite, ainsi que sur des preuves fondées sur des données probantes d’évolution dans le temps, ne laisse pas de place à une version autochtone tout aussi valide du passé (2004 : 148-150), même s’il ne s’agit pas là d’une position universellement reconnue par les chercheurs et les groupes autochtones engagés dans des projets d’archéologie autochtones (Haggan et al. 2004 ; VanPool et VanPool 2009 ; TallBear 2013 ; Wylie 2015).

Par conséquent, l’insouciance des Innus envers l’archéologie n’est pas bien difficile à comprendre, surtout chez les jeunes qui trouvent assez peu pertinent le genre d’information (et d’histoires !) que procure cette science. Le dilemme sur la façon d’encourager les Innus à une participation significative soulève la question corollaire de la façon et de la raison pour lesquelles le peuple innu pourrait interroger son passé par le biais de l’archéologie, et comment stimuler la chose pour permettre, tant au récit archéologique qu’au récit innu, de contribuer au processus. Le dilemme est alors double. De quelle façon ces systèmes entrent-ils en conflit et comment nous, participants innus et non innus, pouvons-nous concilier les versions de manière à encourager la version narrative archéologique et la version narrative innue pour contribuer au processus d’accès et de discussion sur le passé ?

Le Nitassinan dans le contexte de l’histoire

La version narrative non innue – en gros, la version euro-américaine – décrit les Innus du Nitassinan comme faisant partie d’un groupe plus large de langue à base algonquienne ayant des liens étroits de descendance avec leurs voisins les Iyiyuts et avec d’autres populations apparentées plus à l’ouest, en Ontario et au Manitoba (Rogers et Leacock 1981), qui parlent des versions ou des dialectes de la langue parlée au Québec-Labrador. Il y a cependant d’importantes différences entre cette description des choses et la vision du monde qu’entretiennent les Innus/Iyiyuts/Ilnus/Irnus qui voient tous ces groupes comme un seul et même peuple. L’abandon graduel d’un mode de vie de subsistance chasse-pêche-cueillette au profit d’une vie sédentaire dans des villages, jumelé à la scolarisation obligatoire, a contribué à éroder chez les Innus le sens d’appartenance à un grand tout en créant des barrières conceptuelles coloniales fondées sur des divergences de religion, de compétence et d’éducation et en insistant sur ces divergences narratives (Innu Nation 1993, 1995 ; C. Samson 2003). Dans ce contexte, l’histoire n’est pas le récit du peuple autochtone, mais un outil de propagande de l’idéologie qui coopte les immigrants européens : trappeurs, pêcheurs, colons, gestionnaires et missionnaires. Dans cette version, les Innus n’existent que dans la mesure où ils sont appelés à jouer des rôles de figurants dans l’épopée des premiers colonisateurs. Même en leur qualité d’acteurs de troisième zone, ils sont admis en scène seulement à l’intérieur des contraintes du scénario établi par les colonisateurs et selon l’identité inventée par ces derniers.

Quand les Européens sont arrivés il y a cinq cents ans, les deux cultures sont entrées en collision. Les Européens nous percevaient comme primitifs et « sauvages » ; ils disaient avoir découvert une « terre neuve », mais ils n’ont tenu aucun compte de ses propriétaires. Ils ne savaient pas que le rapport à la terre des Innus était absolument intact. Les Innus voyageaient d’un bout à l’autre de ce territoire entre la baie d’Hudson, le littoral atlantique, la baie d’Ungava et le golfe du Saint-Laurent : on y trouve partout des milliers de lieux portant des noms innus.

Napes Ashini

Dans le cas des deux villages innus enclavés dans le territoire accordé en 1927 à Terre-Neuve par le Comité judiciaire du Conseil privé de Londres, l’idée imposée avec insistance a été que cette fraction du grand tout innu a) soit un territoire « labradorien », et donc que le seul peuple ayant des droits dans la portion du Nitassinan attribué à Terre-Neuve soit une fraction de toute la population innue qui s’était dispersée dans l’ensemble de la péninsule du Québec-Labrador, et que b) la solidarité avec les Innus de l’autre côté des limites Québec-Labrador soit annihilée par l’identité labradorienne inventée par les colonisateurs. De plus, comme la plupart des lieux de rassemblement estivaux des Innus se situaient à l’embouchure des grands affluents du golfe du Saint-Laurent, ces populations se trouvaient la majeure partie de l’année, non pas sur la côte, mais à l’intérieur. Par conséquent, une vaste proportion de ces familles ont vu leurs lieux familiers partitionnés par les limites imposées par le Conseil privé ou entièrement situés à l’intérieur de la partie attribuée soit à Terre-Neuve, soit au Québec (Innu Nation 1993). Les implications dans le récit de l’histoire des Innus sont claires et dramatiques puisqu’à maintes reprises les colonisateurs ont proposé un cadre de l’histoire régionale du Labrador (ou du Québec) qui récuse la validité de l’existence et de l’expérience collective du peuple innu dans l’ensemble de la péninsule[2].

Nous entrons maintenant dans le territoire conceptuel dans lequel l’archéologie et l’anthropologie ont joué des rôles importants. Le mot « Innu » est utilisé aujourd’hui par les Eurocanadiens pour désigner ceux que l’on appelait autrefois les Montagnais ou Montagnais-Naskapis du Québec et du Labrador, tandis que les Innus eux-mêmes se reconnaissent des affinités culturelles et linguistiques avec des groupes voisins dans la majeure partie de la forêt boréale de l’est du Canada et au-delà (Mailhot 1997 ; Tanner 2004). Historiquement, les Innus ont fait des distinctions entre leurs groupes régionaux constituants mais n’ont pas accepté celles que leur appliquaient les étrangers, et leur caractère des noms régionaux voulait seulement marquer une affiliation régionale. Cela dit, ces distinctions ont toujours été fluides et non nettement contrastées.

Les relations entre les groupes régionaux innus ont été perturbées et balayées par le processus de colonialisme et d’acculturation imposé par l’État-nation, y compris les efforts des négociants, et principalement ceux de la Compagnie de la Baie d’Hudson, pour « attacher » les chasseurs innus à un poste de traite donné (Cooke 1969, 1979 ; Henriksen 1973). Chez les Innus du Nord, la compétition entre anglicans anglophones (akaneshau/kakeshau) [et plus récemment d’autres groupes évangéliques protestants] et catholiques majoritairement francophones (Mastukushut) est à la base d’autres désaccords (C. Samson 2004). La scolarisation obligatoire des enfants innus, propre à la péninsule Québec-Labrador, rejoint ce qui s’est passé ailleurs dans les pensionnats (CVR 2015) – et qui adviendra aussi plus tard quand les modèles occidentaux d’instruction publique auront commencé à encadrer l’éducation primaire et secondaire (Innu Nation 1995). Cette scolarisation, qui visait intentionnellement à couper les enfants innus de l’influence, de la formation culturelle et de l’enseignement de leur famille, a privé les jeunes générations de la compréhension de l’histoire de leur peuple ainsi que des connexions sociales et familiales qui relient les populations innues nomades éloignées les unes des autres. Souvent, sinon toujours, les manuels scolaires sont écrits en détail seulement à partir du point de contact avec les Européens – et surtout pas du point de vue des colonisés. Au mieux, ils relatent avec force détails l’histoire de la « découverte » et de la colonisation par les Européens au cours des cinq cents dernières années et ne réservent qu’une page ou deux à la présence des peuples autochtones avant l’arrivée des premiers colonisateurs européens.

Nous connaissons tous notre histoire à partir des biographies que nous avons entendues de nos grands-parents et des histoires des vieux chasseurs et de leurs femmes. Ces personnes nous ont appris qui nous sommes en tant que peuple innu, nous avons été éduqués en les écoutant et en utilisant notre esprit et notre coeur pour percevoir et expérimenter par nous-mêmes. Les Innus utilisaient constamment leur esprit, leurs émotions ou leur coeur pour raconter de nombreuses histoires sur notre monde. Ce que nous entendions, nous en faisions l’expérience tous les jours. Pour prédire la météo, par exemple, nous regardions le ciel et le comportement d’animaux, d’oiseaux, de poissons et d’insectes. Nous n’avons pas appris à partir du tableau noir dans une école. Notre tableau noir, c’était la terre où nous vivions et où nous circulions. Tout était là pour faire l’expérience de ce que les vieux nous avaient raconté. Désormais, notre tableau noir se réduit à presque rien. Notre terre a été confisquée sous nos yeux. Désormais, ce sont les organismes publics qui éduquent nos enfants et ce qu’ils enseignent n’est pas notre histoire, mais la leur. Nous vivons maintenant dans des réserves gouvernementales régies par leurs modalités et leurs conditions. J’estime que c’est une forme d’ethnocide ou de génocide. C’est ainsi que les Innus ont été dominés par les non-Innus, et cela s’est fait en partie en mettant l’accent sur la « science occidentale ». Les non-Innus croient tout savoir grâce à leurs milliers de recherches et d’études sur les Innus et sur leur lieu d’origine, mais ils ne font qu’effleurer la question.

Napes Ashini

Dans le contexte du Nitassinan, le refus de reconnaître l’histoire innue avant les contacts avec les Européens et le fait de la reconnaître du bout de lèvres depuis l’arrivée des Français et des Britanniques ajoutent à la présomption que le recours au français et à l’anglais écrits est la seule manière valable de documenter l’histoire, ce qui sous-entend que les Innus seraient un peuple sans histoire. En outre, cela laisse croire que l’histoire des Innus après l’arrivée des Européens n’est digne de mention que dans la mesure où elle a un impact sur la version européenne de « l’exploration » et de la traite des fourrures. Cela a entraîné une dissonance cognitive traumatique chez les enfants innus, car leur expérience vécue, ainsi que les mots et les souvenirs de leur peuple, ne trouve aucune résonance dans la version du passé proposée par les médias, la littérature, les écoles, l’État et les populations colonisatrices locales (C. Samson 2003 ; Innu Nation 1995). Le phénomène de dissonance cognitive dépasse l’univers innu du Nitassinan et englobe les « autres » colonisés, les effets étant particulièrement pernicieux pour les pratiques et la reconnaissance de l’auto-identité (Donohue 2009). Dans ce contexte, la version des colonisateurs sape la connaissance culturelle, mais elle ne remplace pas entièrement le système originel attaqué, ce qui entraîne un autre dilemme qui laisse « l’autre » colonisé entre deux chaises : il n’est plus connecté à sa pratique et à son identité culturelle, mais il n’est pas non plus entièrement intégré à la société imposée (C. Samson 2003).

Cela peut se voir aussi dans les exigences imposées aux Innus par le système scolaire structuré de façon à entrer en conflit direct avec les mouvements saisonniers vers les camps de l’intérieur des terres (nutshimit), siège de toutes les connaissances et de toutes les transmissions culturelles innues, et cela contribue à aliéner les jeunes Innus des histoires de leur famille et de leur peuple. Les enfants innus sont de moins en moins exposés et, dans un nombre croissant de cas, de plus en plus coupés du moindre accès aux expériences dans l’arrière-pays qui leur fournit le contexte essentiel pour bien comprendre ce que leur racontent les aînés.

Jusqu’à notre adolescence ou jusqu’à ce que nous devenions indépendants et autonomes, nous avons été formés par nos parents et nos grands-parents par l’écoute, l’observation et l’expérience. De génération en génération, c’est comme ça que nous avons été éduqués. Cette pratique était essentielle à bien des points de vue. Même s’ils n’avaient ni diplômes ni certificats, nos parents et grands-parents ont été nos éducateurs. Ils n’avaient rien à prouver à personne. Nous savions déjà qui nous étions et nous savions que nous sommes les premiers habitants de ce territoire. La science et l’archéologie des Occidentaux ont « découvert » des outils utilisés par le peuple innu il y a des milliers d’années. Ce sont les mêmes outils que nous utilisons encore de nos jours, même s’ils sont parfois fabriqués sous une forme ou l’autre de métal ou de fer.

Napes Ashini

Comme l’histoire innue est largement celle d’un peuple dans un territoire plutôt qu’une série d’événements à des endroits déterminés reliés les uns aux autres, l’aliénation des territoires innus (nutshimit) peuplés comme le rapportent les histoires des grands-parents et la présence distante, mais néanmoins tangible des ancêtres, constituent une troisième obstruction à l’accès au monde des Innus. En outre, le peuple innu, dans les histoires que racontent les aînés – autonomie totale, capacité de prospérer dans l’arrière-pays avec à peine plus qu’une hache et connaissance approfondie du Nitassinan et des êtres vivants qui partagent leur territoire –, ne se retrouve pas dans le système éducatif canadien ni dans la plupart des médias même si cela est en train de changer avec la production de plusieurs films créés et produits par les Innus et qui relatent leurs légendes (Poker 2006, 2012) et documentent leur mode de vie (voir <http://www.wapikoni.ca/films/> pour une liste exhaustive de films d’origine innue).

Pas étonnant que les jeunes aient du mal à se sentir concernés par l’histoire et les pratiques de leur peuple puisque l’histoire et le cadre dans lequel se déroule cette histoire épique sont largement absents dans les villages, et vu le vide du système éducatif auquel ils sont tenus de participer (fig. 1). Pour les Innus, la fracture sociale et la rupture avec les autres Innus dues au partitionnement et à l’imposition de limites provinciales, la séparation de l’immense territoire dans lequel s’écrit leur histoire (conséquence de la dépendance économique, de la sédentarité dans les réserves et du système éducatif étatique), l’aliénation historique de leur passé (perpétuée par les organismes non innus qui agissent et parlent comme si les Innus n’avaient aucun passé[3]) et l’interruption dans la transmission des mythes et légendes (atanukana) dans lesquels est encodée leur histoire ancienne, tout cela contribue au peu d’enthousiasme qui caractérise l’interaction du peuple innu avec le matériel archéologique relatif à son passé ancien.

Dans les sections qui suivent, nous soutenons que l’éloignement intellectuel de la pratique archéologique vient en partie a) des protocoles de respect envers les vieux campements innus du passé lointain[4] ; b) des questions plus récentes de propriété et d’intendance de matériel archéologique dans des établissements éloignés du Sud ; c) des questions de droits de propriété foncière[5] ; d) de la perception de la recherche archéologique ; e) des pratiques de dénomination dans la rhétorique archéologique. Tout cela, toutefois, intentionnellement, a servi à déconnecter les Innus contemporains de la formulation de leur passé et à réduire leur capacité à se reconnaître dans ce récit.

Identité, passé lointain et connaissance archéologique

Jusqu’à tout récemment, l’archéologie était un concept inconnu des Innus, ce qui ne veut pas dire qu’ils ne reconnaissent pas les objets et campements comme des produits anciens de leur peuple, guidant même des voyageurs curieux vers des campements anciens (Cabot 1920 : 285 ; Strong 1930). La rencontre de vieux restes culturels rappelle aux Innus l’habileté de leurs ancêtres à vivre de façon prospère et indépendante, comptant sur leur inventivité, leurs aptitudes, leur persévérance et leurs pouvoirs spirituels. Par contraste, même de nos jours, un nombre relativement restreint d’Innus sont conscients que l’archéologie est une pratique contrôlée dont l’objet spécifique est d’en réunir une version surtout chronologique et une version narrative. C’est le cas, même si certains Innus ont travaillé à des recherches historiques dans le cadre de grands projets industriels comme la mine de nickel de Voisey’s Bay (Dakers 1996) au nord de Natuashish et le projet hydroélectrique de Muskrat Falls (Schwartz 2017) sur la Mistashipu. C’est aussi le cas même lorsque des Innus vivent à proximité de fouilles archéologiques s’étalant sur plusieurs années – comme le projet archéologique Sheshatshiu dirigé par Dr Scott Neilsen. Cette recherche a permis de faire de la sensibilisation et de la formation et a largement contribué à démystifier la pratique archéologique (Neilsen 2012), au moins parmi certains Innus vivant à ces endroits.

Figure 1

Uniam Pinette suit le canot de son grand-père à la décharge de la Kamestastin

Uniam Pinette suit le canot de son grand-père à la décharge de la Kamestastin

Les traces de pas dans le sable sont une puissante métaphore de l’utilisation et des droits du territoire des Innus. Même s’ils disparaissent avec la prochaine tempête, les souvenirs de l’expérience demeurent et créent un attachement à la terre et à son identité

Photo Matnen Benuen, 2011

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Les conséquences négatives de la perturbation des campements innus très anciens (tshiash-matukuapa) [voir tableau] et la crainte de déplaire aux ancêtres ainsi qu’aux autres êtres non humains qui vivent dans l’intérieur des terres ont été décrites à Chelsee Arbour par un certain nombre d’aînés de Natuashish et de Sheshatshiu comme l’avaient enseigné des chamanes, des parents et des grands-parents avant les années 1960. Interrogés sur les protocoles relatifs aux vieux campements et au matériel ancien trouvé un peu partout dans le Nitassinan, les vieux leur ont dit de ne pas trop s’approcher, de ne pas en dire ni en penser du mal non plus que de ressentir de la convoitise au sujet des restes archéologiques, et aussi de ne jamais perturber les campements proprement dits. On raconte des histoires d’individus qui se sont aventurés dans des endroits où il y avait des preuves d’occupation antérieure (du débitage lithique jonchant le sol) et qui sont devenus mystérieusement malades. Les enfants des Innus de l’arrière-pays sont souvent mis en garde contre les vieux campements par des aînés et ils sont réprimandés si, par curiosité, ils ramassent des artéfacts qu’ils peuvent y trouver en surface à proximité. Malgré tout, les gens ont été curieux – quoique prudents et légèrement méfiants – à l’égard du matériel archéologique découvert par le Caribou House Project. Interrogés, les aînés innus qui ont grandi sur leur territoire ancestral et ont continué la pratique de ne pas déranger ces anciens lieux sont intéressés et intrigués par le travail archéologique même si ce travail a souvent entraîné le retrait d’objets (fig. 2). On ne sait pas pourquoi les non-Innus seraient parfois exemptés des protocoles régissant l’interaction avec les sites archéologiques précoces du Nitassinan ni pourquoi l’archéologie en tant que pratique destructrice serait occasionnellement considérée de façon positive par les Innus, mais cela reflète une relation nutshimit particulière entre les Innus et les artéfacts/campements ancestraux du Nitassinan.

Par une nuit froide et glaciale, à Amatshuatant, nous nous étions tous réunis pour le thé de début de soirée et pour écouter Nui et Maniaten Penashue parler de leur vie sur leur territoire ancestral et de leurs souvenirs d’enfance au campement que nous étions en train d’excaver. À un moment donné, j’ai, par inadvertance, orienté la conversation vers un célèbre ancêtre qui était connu pour pratiquer le rite de la tente tremblante. Il y eut une longue pause, un long silence. Puis Nui et Maniaten ont eu un conciliabule en innu-aimun [langue innue] dont l’essentiel m’a été traduit : « Il y a des choses que nous savons et dont il ne faut pas parler, surtout en pleine nature, car elles pourraient causer des problèmes, mais comme vous êtes Akaneshau – un Anglais – il n’y aurait peut-être pas de problèmes. Mais je me sentais mal à l’aise à cause de mon intrusion et de mon ignorance et j’ai ramené la conversation vers des questions banales. Quelque temps plus tard, je me suis préparé à partir. Debout et soulevant le rabat de la tente, j’ai fait un pas au-dessus du rondin qui servait de seuil et je suis parti les quatre fers en l’air ! Juste devant la porte, il y avait un grand contreplaqué sur lequel la truite du soir avait été préparée pour le dîner. Un film de boue et d’humidité avait gelé et formait une mince plaque glissante. Par miracle, je suis retombé sur mes pieds, mais on pouvait m’entendre souffler et sentir mon agitation. À peine avais-je atterri, étonné d’être debout, que le rabat de la tente avait été jeté sur le côté, révélant des visages étonnés, et je pense qu’on s’attendait à moitié à ce que je subisse les conséquences auxquelles il avait été fait allusion.

Stephen Loring

Figure 2

Stephen Loring en conversation avec Uneam Katshinak, Tshenish Pasteen et Etienne Pastiwet qui regardent des artéfacts de pierre taillée

Stephen Loring en conversation avec Uneam Katshinak, Tshenish Pasteen et Etienne Pastiwet qui regardent des artéfacts de pierre taillée
Photo Stephen Loring, septembre 1999

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La relation entre les Innus et les traces archéologiques de leurs ancêtres se fait en des termes et selon des protocoles similaires à ceux qu’ils entretiennent avec des êtres non humains, y compris les animaux-maîtres (Armitage 1992 ; Castro et al. 2016), les échanges étant fondés sur des protocoles et du respect mutuel. En cas de perturbation de restes matériels, il peut s’ensuivre une maladie ou un autre malheur. S’il n’y a pas de perturbation, le souvenir en sera transmis et perpétué par les générations innues futures, assurant ainsi des liens forts entre les vivants, les défunts et la terre. Ces mêmes enseignements ne sont qu’éphémèrement exprimés dans les villages, souvent par des aînés innus ou plus rarement par des personnes d’âge moyen qui ont passé beaucoup de temps en nutshimit. Ces croyances sont rarement exprimées par les jeunes. Les Innus éloignés en nutshimit hésitent moins à perturber ou à collectionner du vieux matériel archéologique comme souvenirs et comme curiosités. Quand on les interroge sur ce relâchement, les aînés l’associent à l’abandon des pratiques innues de respect du monde animé et des forces de vie en nutshimit. Les collectionneurs de ces objets se sentent libres de parler et de décrire leurs trouvailles, mais ils hésitent souvent à les montrer à des chercheurs non innus. Cette hésitation découle en partie de la crainte des répercussions de l’autorité d’Akaneshau qui pourrait conduire (comme cela s’est fait dans le passé) à ce que des objets du patrimoine innu soient envoyés dans des musées lointains ou « empruntés » et jamais retournés aux villages nordiques.

Le sort du matériel culturel attestant l’histoire et le patrimoine innus est une pomme de discorde importante. La question la plus fréquemment posée aux archéologues est « où vont tous ces artéfacts ? » Cette interrogation sous-entend de nombreuses questions d’intendance, de droits de propriété culturelle, d’accès physique au patrimoine culturel innu et d’appropriation de l’histoire autochtone par les colonisateurs eurocanadiens.

Quand ils déterrent les vestiges laissés par nos ancêtres innus, les outils et les armes en pierre qu’ils utilisaient alors et qu’ils utilisent encore aujourd’hui, les archéologues essaient de comprendre qui étaient ces gens et d’où ils venaient. Ces outils en pierre et les autres objets qu’ils trouvent sont ceux de nos ancêtres. Comme le sont les cheminées ou les âtres, et les structures de campement comme les tastueikantshuapa et les shaputuana que nous voyons sur les lieux anciens, dont certains sont vieux de milliers d’années, nous sont reconnaissables comme des tentes qui sont encore utilisées aujourd’hui dans certaines communautés par les Innus. Les vêtements que les Innus utilisaient se trouvent maintenant dans des musées gouvernementaux non innus. Les cultures autochtones sont maintenant dominées et définies par la « connaissance scientifique » non innue. Les personnes qui contrôlent ces choses sont celles qui ont des certificats et des diplômes. Les anciens chasseurs innus et nos grands-parents n’avaient pas de diplômes scientifiques. L’éducation que nous avons reçue d’eux lorsqu’ils nous ont enseigné l’histoire innue correspond bien à notre expérience vécue. Leurs histoires et leur connaissance de la terre, qui nous ont été enseignées, trouvent écho et confirmation dans tout ce que nous vivons dans la vie innue et dans tout ce que nous apprenons.

Napes Ashini

Dans la province de Terre-Neuve–et–Labrador, la législation sur le patrimoine culturel pour le stockage archéologique et historique exige que tous les restes matériels récupérés dans la province soient conservés à long terme par le Bureau provincial de l’archéologie au musée provincial The ROOMS, à St. John’s. La loi présume que la propriété de tous les objets ancestraux innus (et ceux des autres peuples autochtones) revient à la Couronne du chef de Terre-Neuve. Dans la partie du Nitassinan gouvernée par le Québec, des présomptions juridiques similaires de propriété de la Couronne concluent à des dispositions obligeant les archéologues à envoyer des objets historiques innus/iyiyus au LRAQ, soit le Laboratoire et la Réserve d’archéologie du Québec à Québec. Ce n’est que depuis 2005, avec la création du gouvernement du Nunatsiavut, qu’une autorisation explicite et formelle des autorités de la communauté est requise pour que les chercheurs effectuent des recherches sur les terres inuites reconnues par le gouvernement fédéral au Nunatsiavut. Cependant, l’État n’exige aucun arrangement officiel de la part des autorités innues pour travailler sur les terres innues, quoique le projet de recherche du Caribou House Project ainsi que les recherches archéologiques menées à Sheshatshiu aient été reconnus et autorisés par les officiels de la Nation innue.

Il n’y a pas, actuellement au Labrador, de dépôts de collections sanctionnés par la province et, en raison de cette absence, les organismes autonomes de la « Nation innue » et du Nunatsiavut n’ont pas le droit reconnu par le gouvernement de garder ni de demander le retour d’objets ancestraux. L’explication donnée par le gouvernement serait le manque de stockage sanctionné, mais cela est largement considéré par les Innus comme une appropriation du patrimoine et de l’histoire innus par des autorités étrangères. Les inquiétudes innues sur le sort du matériel archéologique recueilli au Nitassinan témoignent de la connaissance – ou de la crainte – que d’autres s’approprieront leur matériel culturel et que celui-ci sera envoyé dans des institutions lointaines du Sud pour y être stocké et utilisé par des peuples non autochtones alors que leur propre peuple, les enfants en particulier, sont privés du bénéfice de l’interaction, de l’apprentissage, du développement de la fierté et de la compréhension de leur histoire. Ces processus sont responsables d’une partie de la colère, de la frustration et de la méfiance envers l’archéologie en tant que pratique pouvant « appartenir » aux Innus ou même leur être bénéfique.

Figure 3

Mistashashin prépare une tête de caribou pour le repas

Mistashashin prépare une tête de caribou pour le repas
Photo Nirgun Films, 2010

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L’hésitation à participer au processus de réflexion et d’interprétation de la construction narrative archéologique se manifeste également dans les villages et en classe. Dans ce contexte, il semble que les Innus et les non-Innus s’attendent à ce que l’information archéologique produite par les fouilles et les travaux connexes repose entre les mains d’experts (formés par la « tradition » européenne ou eurocanadienne) qui clarifient les « faits » sur « ce qui s’est vraiment passé » dans le passé lointain. Une telle « connaissance experte » est souvent incompréhensible pour les Innus, tout comme la connaissance experte innue est souvent incompréhensible pour les non-Innus ou incomprise par eux (au sujet des Inuvialuits, voir Lyons 2013). En tant que tel, le processus peu familier de fouille archéologique ainsi que la formation dans un système occidental pour produire de la connaissance (coloniale) servent à intimider les gens à les dissuader d’interpréter le matériel archéologique dans une perspective innue. Les experts innus sur le passé, particulièrement les personnes âgées de la génération précoloniale qui sont les gardiens et les transmetteurs de la connaissance culturelle et des légendes (atanukana), ont une meilleure capacité d’interprétation (fig. 3). Cependant, leur connaissance semble n’être discutée activement en contextes universitaires et industriels que par des chercheurs non innus quand et si elle s’accorde avec des preuves matérielles.

Cet affrontement entre des visions et des circonstances opposées se reflète dans l’entente sur les revendications territoriales entre le gouvernement fédéral du Canada, le gouvernement provincial de Terre-Neuve–et–Labrador et la « Nation innue » du Labrador (Affaires autochtones et du Nord Canada 2012). Au cours du processus de négociation, de nombreux aînés qui ont grandi dans les territoires de l’intérieur (nutshimit) et qui connaissaient en long et en large les anciens campements et les pratiques de subsistance du Nitassinan ont été interviewés pour définir les zones « traditionnelles » d’utilisation et de territoire innus. Ce processus a été mené en partie dans le but de définir les limites des revendications territoriales, une notion étrangère aux informateurs, mais sur laquelle insistent généralement les consultants non innus et les avocats, et qui est toléré par les représentants officiels innus. Pour ces aînés, ces lieux et objets témoignent de leurs liens anciens avec le Nitassinan. Pourtant, en ce qui les concerne, leurs « histoires », leurs connaissances, n’étaient pas écoutées, ce qui leur donnait l’impression que le gouvernement discréditait leur histoire orale et refusait de l’accepter comme valide.

Figure 4

Kamestastin, mai 2012

Kamestastin, mai 2012

Le lac Kamestastin, au carrefour des routes de voyage entre la George et la côte du Labrador, joue un rôle important dans l’imagination des Innus et dans les migrations du troupeau de caribous de la rivière George

Photo Stephen Loring, 2012

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La manière dont les archéologues (et ceux qui utilisent les classifications archéologiques) qualifient les caractéristiques culturelles et définissent des chronologies culturelles contribue également au manque d’engagement innu en archéologie. Les classifications culturelles utilisées par les archéologues au Labrador et au Québec, par ex. « archaïque maritime » et « indien intermédiaire », ne font pas partie d’une nomenclature autochtone ni d’un cadre historique et elles sont considérées par les Innus comme des dispositifs employés pour les empêcher de se connecter à leur propre histoire.

Quand les archéologues découvrent des objets dans notre pays, des outils en pierre, des pointes de flèches, des lances, etc., ils essaient de trouver à qui ils appartiennent et qui étaient les premiers occupants de cette terre. Ils en discutent encore aujourd’hui. Alors que du point de vue des Innus, ce sont des restes laissés par d’anciens ancêtres innus il y a des milliers d’années.

Napes Ashini

Ces fossés physiques et conceptuels imposés constituent des entraves considérables à la façon dont la connaissance du passé est produite et entretenue par les Innus et les non-Innus, et il faut reconnaître explicitement que ces questions largement systémiques s’imposent pour faire de la recherche archéologique dans le Nitassinan. Admettre ces défis et en aborder les incidences sur la recherche archéologique est au coeur du travail mené par le Caribou House Project à divers degrés de réussite. Nous reconnaissons qu’il existe encore de nombreux obstacles conceptuels et pragmatiques à aborder, mais nous proposons ce qui suit à la fois comme une reconnaissance du travail effectué jusqu’ici et un besoin urgent de changements significatifs dans la façon dont, dans cette partie du monde, l’archéologie doit être pratiquée à l’avenir.

Le Caribou House Project et quelques idées pour l’avenir…

Le Caribou House Project a été lancé comme initiative patrimoniale culturelle innue du Lac-Kamestastin (fig. 4) de la Fondation Tshikapisk, en association avec l’Arctic Studies Center de la Smithsonian Institution, sous les auspices de la « Nation » et avec le soutien des communautés de Sheshatshiu et Natuashish. L’initiative Tshikapisk a comme principe central d’offrir des possibilités et des expériences d’apprentissage aux élèves et aux jeunes Innus qui vivent sur leur territoire ancestral en compagnie d’aînés innus qui connaissent la langue, le paysage, la météo, les animaux et les compétences propres à la vie en pleine nature (Loring 2001, 2005 ; Jenkinson 2011 ; voir <http://www.tshikapisk.org/home/mission.htm>). L’archéologie à Kamestastin a débuté en 1998 en partie pour se conformer aux lois provinciales exigeant une évaluation du patrimoine culturel avant l’aménagement du territoire. Tshikapisk était engagé dans la construction d’un centre de ressources pour promouvoir et célébrer la langue, les compétences et les valeurs innues et créer des occasions pour les élèves et les jeunes Innus de passer du temps en nutshitmit, loin des conséquences néfastes de la vie dans les villages avec leur structure éducative inappropriée et leur environnement socialement et culturellement corrosif.

Pour les Innus qui vivent dans leur territoire ancestral, l’apprentissage a toujours reposé sur la participation et l’observation acquises en vivant et en voyageant en nutshimit en compagnie d’individus bien au fait de l’univers des Innus. À cet égard, l’initiative Tshikapisk a tenté, dès sa création, de construire une version archéologique et historique du Nitassinan visant à incorporer et à faciliter la participation innue dans la construction de leur histoire, l’étude des sites et la documentation étant une partie importante du travail sur le terrain (fig. 5). Elle représente aussi la première enquête archéologique systématique de l’histoire innue depuis le travail pionnier de Gilles Samson à Mushuaunipi, 1976-1984 (G. Samson 1975, 1978, 1983) et de Loring sur la côte centrale du Labrador, 1979-1986 (Loring 1992).

Par la suite, l’initiative Tshikapisk a entrepris à Kamestastin des recherches historiques et archéologiques qui se poursuivent de nos jours (Jenkinson 2011 ; Jenkinson et Loring 2012 ; Loring 2002) et qui ont produit des données étayant les interprétations innues sur l’utilisation du territoire (Arbour et al. 2013 ; Jenkinson et Arbour 2014 ; Loring 2008, 2009 ; Loring et Ashini 2000 ; Loring et Jenkinson 2009 ; Loring, Jenkinson et Pastiwet 2009). Sous l’appellation de Caribou House Project, les études archéologiques et les fouilles, bien que concentrées à Kamestastin, se sont étendues aux régions adjacentes (notamment Ashuapun, Kanahaskuanakanist, Ushpuakanish, Napeu Kainiut, Mistanipi, et les itinéraires de déplacement innus entre Mushuaunipi [la George] et la côte du Labrador), identifiant deux cent soixante sites qui couvrent toute l’histoire des occupations innues au Nitassinan depuis la disparition de la glace des glaciers jusqu’à nos jours. Il y a eu des fouilles limitées dans vingt-trois sites innu-matukapa (anciens sites de campements innus) et dans douze tshiash-matukuapa (très anciens camps innus) qui ont fourni un aperçu de la saisonnalité, des stratégies de chasse et des réseaux sociaux qui ont caractérisé la vie d’ancêtres plus récents et plus éloignés, soit les Shashish Innuts (ceux qui sont partis avant) et les Tshiash Innuts (anciens, vieux Innus d’autrefois) [voir tableau]. En plus du travail de terrain, des efforts pour créer une conscience et une appréciation de l’archéologie ont également été faits lors des visites aux communautés de Natuashish et de Sheshatshiu pour discuter des résultats de recherche et mettre les enfants innus en contact avec ces manifestations de leur histoire lointaine.

Figure 5

Étude du site en cours

Photo Stephen Loring, 2005
Photo Stephen Loring, 2005
Photo Stephen Loring, 2005

La recherche de preuves d’utilisation et d’occupation antérieures du territoire donne aux jeunes l’occasion d’acquérir des expériences sur le territoire et de renforcer les valeurs communautaires. Les activités de subsistance (chasse au caribou et la pêche) occupent une place plus importante que l’archéologie, et la majeure partie du gibier capturé est envoyé aux membres des familles qui vivent en ville

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Terminologie archéologique et Tshikapisk du passé lointain des Innus*

Terminologie archéologique et Tshikapisk du passé lointain des Innus*

* Au Québec-Labrador, la date la plus ancienne pour l’Archaïque maritime provient de la communauté Pinware au site de Pinware Hill dans le sud du Labrador. On présume que Pinware Hill est le même site que celui qu’a d’abord découvert Elmer Harp en 1949 et qui a été redécouvert en 1973 par Jim Tuck et Bob McGhee. Lors de leurs fouilles, ces derniers ont trouvé assez de charbon pour plusieurs dates, la plus ancienne étant 8850 ± 100 (SI-2309). Il y a une date semblable au site Cowpath situé à proximité à West St. Modeste, soit 8600 ± 325 (SI-2606). Comme pour Pinware Hill, on croit que ce site a d’abord été découvert par Harp en 1949 et sondé de nouveau par Tuck et McGhee en 1973, et ils ont alors récupéré le charbon pour cette date. (Blogue de Steve Hull : « Inside Nfld and Labrador Archaeology » The Dating Game: Labrador, 18 nov. 2011.

** The Smithsonian Institution et le professeur Vaughan Grimes (Memorial) ont apporté leur aide pour les échantillons au radiocarbone. Tous les échantillons envoyés à l’UCIAMS ont été préparés avec le concours du professeur Vaughan Grimes de l’Université Memorial et traités par le professeur Ben Fuller du département des sciences du système de la Terre, Université de Californie, Irvine, groupe Keck CCAMS.

*** Les dates ont été calibrées à l’aide de calpal à www.calpal-online.de/index.html

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Au cours des vingt dernières années du travail archéologique et culturel sur le patrimoine des nutshimit, le Caribou House Project a tenté de répondre de plusieurs manières aux questions abordées dans le présent document – à savoir, en particulier, comment l’archéologie est pratiquée et comment elle est perçue comme une collaboratrice dans le grand projet colonial qui maintient le contrôle sur les histoires et les objets et, donc, sur la façon dont l’histoire est racontée, par qui et à quelles fins. Les connotations négatives de la perturbation du matériel archéologique innu ont imposé une responsabilité éthique aux archéologues travaillant sur les terres innues, ce qui exige une certaine sélectivité dans les pratiques de fouilles et une flexibilité dans les types de méthodes utilisées. À ce sujet, nous maintenons que l’arrière-pays (nutshimit) est le meilleur musée » et nous essayons de limiter la quantité d’études invasives à moins que cela ne soit dicté par des initiatives innues. La question des collectes est actuellement considérée par l’État comme étant de compétence provinciale, même si elle est ancrée dans un cadre de gouvernance colonial. Nous avons pris une (petite) part à la discussion sur la législation, sur les implications pour le travail archéologique et sur la façon de s’orienter vers la conservation du matériel archéologique recueilli sur le territoire innu au sein du Nitassinan et, donc, accessible aux Innus.

En ce qui concerne l’utilisation de la langue, le Caribou House Project a adopté une terminologie qui vise à rendre moins aliénante la version archéologique de l’histoire ancienne innue en évitant, à tout le moins, les divisions de l’histoire innue postulées par les historiens et archéologues non innus (voir tableau). À ce titre, nous évitons la division tripartite des cultures innues ancestrales (Fitzhugh 1972) qui présente l’histoire innue comme une série d’extinctions de population distinctes (« disparitions ») et de migrations successives. Nous estimons qu’il y a une continuité dans la population, ainsi qu’une adaptation culturelle rapide et du changement, et cette interprétation, selon nous, étaye l’archéologie et les croyances innues. Quant à la démystification et à l’interprétation de la pratique archéologique, il y a eu des projets d’archéologie axés sur les jeunes ainsi qu’un projet de film par des jeunes Innus (http://www.kamestastin.com/) dans le but précis d’inciter de jeunes Innus à découvrir, interpréter et diffuser une histoire innue. De tels programmes ont été « centrés sur les terres intérieures », en ce sens que l’archéologie est intimement liée aux territoires de l’arrière-pays, à la connaissance complexe associée à la vie sur le territoire innu ancestral et aux histoires qui façonnent la façon dont la vie est vécue dans ce décor.

Malgré les succès mitigés du Caribou House Project pour interpréter efficacement et raconter l’histoire innue, nous y voyons un rôle essentiel pour intégrer l’expérience vécue des aînés qui ont grandi avant que l’État et les missionnaires ne fassent la promotion de la sédentarisation et de la scolarité obligatoire. C’est ce groupe important mais de plus en plus restreint qui peut donner vie, avec le plus de vivacité et de précision, aux traces des Innus qui les ont précédés. Leurs voix et leurs histoires proviennent de l’intensité de leur expérience personnelle et de l’ancrage de leur peuple dans les mythes (atanukanas) qui représentent l’essence même de l’expérience collective dans le paysage où est écrite leur histoire.

Il est temps que nous commencions tous à reconnaître et à célébrer l’histoire de notre peuple et de ses ancêtres dans les territoires innus/iyus. La seule fois où notre histoire est reconnue, c’est quand les colonisateurs français et anglais veulent l’utiliser à leurs propres fins. Nous ne devrions pas avoir à nous battre pour notre propre histoire.

Napes Ashini

Outre les autres facteurs qui rendent l’archéologie étrangère et aliénante et qui empêchent et découragent les Innus de se l’approprier comme outil pour proclamer leur attachement au territoire et leur identité en tant que personnes « issues de la terre », il y a le contexte global d’un ensemble grossièrement déformé de relations dans les domaines de la culture, du social et du pouvoir. Il serait vain de prétendre que les effets de plus de cent cinquante ans de colonialisme n’ont pas perturbé, endommagé et même mutilé la société innue. Le lien avec son passé lointain est manifestement touché par la scolarité obligatoire imposée par une autorité étrangère qui, par omission, a enseigné que les Innus n’ont pas d’histoire (Innu Nation 1993, C. Samson 2003). Et que sont sans répercussions la brisure ou le délitage de l’association intime entre les Innus et les territoires intérieurs qui constituent l’immense toile sur laquelle s’écrit l’histoire innue et dans laquelle elle résonne.

Les Innus sont les descendants de ces anciens peuples, les premiers habitants de cette terre. Ils avaient leur identité, leur connaissance généalogique, leur histoire, leur culture, leur religion, leurs croyances, leurs valeurs, leur géographie, leur biologie, leur météo, leurs façons d’éduquer leurs enfants, leurs pratiques médicales et leurs outils en os, en pierre et en bois. Ils étaient indépendants dans leur propre pays.

Napes Ashini

Même dans les meilleures circonstances, l’archéologie émerge ici non pas dans une claire lueur d’espoir mais dans le brouillard cauchemardesque d’un cataclysme social et culturel d’invasion, de dépossession et d’aliénation coloniale.

Tant que les Innus ne sentiront pas qu’ils peuvent reprendre le contrôle de leur propre histoire, de leur vie et de leur terre, les techniques de recherche historique (dont celle que l’on nomme l’archéologie) risquent de continuer à être perçues comme des façons détachées, froides et fades de voir le passé et comme des outils pour ceux qui ont procédé comme si les Innus étaient divorcés de leurs ancêtres, de ceux qui sont venus avant eux (Menzies 2013). En contraste avec l’archéologie, il y a ce que l’on pourrait appeler le réalisme magique des légendes (atanukana) innues dans lesquelles un récit du passé se dégage de l’expérience collective d’un peuple attaché à un territoire depuis des millénaires. Procéder à cet examen du rôle de l’archéologie à l’égard des populations descendantes sans reconnaître le statut colonisé de ces populations et la relation problématique de l’État colonisateur avec ceux dont il a usurpé – et usurpe encore – l’histoire, l’identité et les terres, ne permet ni d’espérer aller de l’avant ni de comprendre et surmonter la méfiance provoquée par la discipline et ses praticiens non autochtones. Le katshituashku (le mastodonte) est dans la maison, mais, si sa présence est si troublante que les nouveaux arrivants refusent d’admettre ce qu’ils ont sous les yeux, l’archéologie aura du mal à être pertinente ou même à être acceptée et elle demeurera à l’extérieur de la tente innue. Il y a une raison à la méfiance et à la froideur, et il ne s’agit pas seulement de détails de la pratique ou de l’éloignement par rapport aux événements anciens. Kautauassikunishkueunishit ramènera-t-il l’été ? Peut-être, mais pour lui, le monde dont fait partie l’archéologie devra s’adapter, mûrir et s’ouvrir davantage aux réalités politiques et sociales des Innus et des autres peuples dans la même position. Il devra également se rapprocher des perspectives que génèrent leur histoire et leur actualité.

Comme nous l’avons vu plus haut, la pratique de l’archéologie innue se situe à une croisée des chemins. Pour avoir du succès, pour être significative et durable, elle doit s’appuyer autant que possible sur la sagesse et la connaissance d’une source toujours déclinante – les napeut (hommes) et iskueut[6] (femmes), survivants de la génération innue qui a grandi à l’intérieur des terres. Avec leur disparition graduelle, il appartient aux futurs chercheurs de s’inspirer de leurs protocoles de base sur les façons de penser la terre, les animaux et le réseau de relations sociales et spirituelles qui ont depuis toujours ancré les Innus dans le Nitassinan.

Nos professeurs étaient de vieux chasseurs innus. Ces chasseurs étaient aussi nos philosophes. Ils n’avaient pas de certificats ni de diplômes accrochés aux murs. Leur connaissance et leur savoir-faire provenaient de leurs coeurs, de leurs esprits et de leur expérience de vie.

Napes Ashini

L’initiative du Caribou House Project a d’abord et avant tout été perçue comme un moyen d’inciter les Innus, jeunes et moins jeunes, à prendre part à une discussion – sur les lieux même du territoire ancestral – sur leur patrimoine et leur histoire. Nous espérons que l’archéologie peut fournir un exemple, une inspiration, un encouragement pour d’autres explorations (et appréciations) des mondes extraordinaires que les Innus actuels et leurs ancêtres ont connus et où ils ont vécu. Quant aux archéologues non innus, nous avons appris très tôt qu’un axiome de vie dans les campements (« ne soyez pas directif, ne soyez pas cupide ») est un avertissement pertinent pour ceux qui parleraient de l’histoire innue. Nous pensons, nous espérons, qu’il y a un rôle pour l’archéologie dans cette transition et cette interprétation de la connaissance en tant que chemin d’accès vers la responsabilité et le respect. Mais nous reconnaissons qu’il n’y aura pas vraiment d’archéologie innue tant que les Innus eux-mêmes ne contrôleront pas l’ensemble du processus, depuis la perception du problème, depuis le travail sur le terrain, jusqu’à l’interprétation.

Quand les Européens sont venus ici, ils ne savaient pas qui nous étions. Ils nous appelaient « Sauvages » ou « Indiens ». Les Innus appelaient les Européens Uemistukushut. Puis ils ont essayé de comprendre d’où nous venions. Entre-temps, la recherche scientifique non innue et les théories se poursuivent, menant à leurs propres conclusions alors que les Innus savent déjà qui ils sont.

Napes Ashini