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La vie des anciens était bien différente […] Lorsque j’étais jeune, on chauffait les tentes avec un feu de roche. Autrefois, ici à Mingan sur le bord de la mer, il y avait de nombreux vestiges de ces feux. On voyait les roches dont on se servait quand on campait ici. Je ne sais pas si vous en avez jamais vu une…

Il y en avait partout dans le bois, surtout dans les endroits faciles d’accès en canot où on campait fréquemment. Oui, dans les anciens campements, on trouve toujours la trace d’un feu de roche.

Mathieu Mestokosho, chasseur innu, cité dans Bouchard 1977 : 129-130

Depuis quelques années maintenant, la communauté innue d’Ekuanitshit et moi-même avons développé conjointement le Programme de recherches archéologiques d’Ekuanitshit. Ce programme a permis de réaliser différents projets de recherche visant à maximiser la participation de la communauté dans cette démarche archéologique et à assurer des retombées pertinentes pour les Innus d’Ekuanitshit.

Ce texte présente le processus de mise en place du Programme de recherches archéologiques d’Ekuanitshit (PRAE) et le cadre théorique qui a guidé son élaboration. À travers le récit de son développement, cette étude de cas documente les différentes étapes de ce processus collaboratif en faisant émerger les points forts et les écueils qui en ont émergé.

Sont notamment examinées les motivations qui peuvent pousser les archéologues à rechercher une association plus fructueuse avec les communautés autochtones ou avec d’autres partenaires. Si ce document ne constitue pas une marche à suivre en soi, il présente de façon détaillée l’expérience de l’auteur dans ce contexte. Il est à espérer qu’il contribuera à montrer la pertinence de ce type d’approche en archéologie et à promouvoir leur développement.

Archéologie communautaire

Le Programme de recherches archéologiques d’Ekuanitshit (PRAE) s’inscrit dans un vaste ensemble d’approches dites « communautaires ». En archéologie, les démarches associées à ce champ de recherche se sont multipliées et sont caractérisées par des méthodologies et des objectifs sensiblement différents : archéologie communautaire, archéologie collaborative, archéologie autochtone, archéologie publique, etc. Malgré les distinctions présentes et une confusion potentielle, d’importantes zones de chevauchements existent (Nicholas 2008 : 1661 ; Atalay et al. 2014 : 48).

La pratique d’une archéologie communautaire, c’est-à-dire la volonté d’intégrer plus directement les communautés locales (autochtones ou allochtones) dans la démarche archéologique, n’est pas, à proprement parler, nouvelle (Nicholas 1997 ; Robinson 1996), mais elle est relativement récente au Québec. Une telle démarche n’est pas limitée à la recherche archéologique, et un engouement se fait aussi sentir chez les chercheurs d’autres disciplines (Tondu et al. 2014).

Ces approches collaboratives ne s’appliquent pas qu’au milieu autochtone, et le concept de communauté, central en ce domaine, est de plus une conception fluide dont la définition n’est pas toujours aussi aisée qu’il n’y paraît (Gould 2014 : 24-25). Hormis les différents types de communautés qui peuvent exister, les thèmes suivants englobent l’essentiel des objectifs poursuivis par les méthodes dites communautaires en archéologie : la participation accrue de la communauté, le choix de problématiques ou d’enjeux locaux et la présence de retombées ou de bénéfices autant pour le groupe étudié que pour l’archéologue (Connaughton et al. 2014 : 542). Le centre de notre attention se porte cependant sur les démarches collaboratives menées en milieu autochtone.

La pratique de la recherche archéologique a parfois, voire souvent, été perçue négativement par des membres de Premières Nations au Québec et au Canada. Cette perception tient en partie au fait que la recherche a souvent été effectuée « à sens unique », sans que les intérêts spécifiques de ces communautés ne soient considérés avec suffisamment d’attention (Atalay 2012 : 78-79 ; Lippert 2007 : 120 ; Robinson 1996 : 126) ou encore parce que les juridictions leur ont souvent été défavorables en matière de protection et de conservation de leur patrimoine (Martijn 1998 : 176 ; Gastmeier 2015). Pour les autochtones, le contexte politique, mais aussi l’attitude des chercheurs, a parfois contribué à mettre en place un contexte inégalitaire dans lequel ils se sentent désavantagés. Pour plusieurs, ce contexte d’inégalité de pouvoir perpétue le caractère colonial de la recherche en milieu autochtone (Smith 2012) et plus spécifiquement en archéologie (Hutchings et Lasalle 2016 : S12 ; Atalay 2006 : 280). En archéologie, ce sentiment est de plus renforcé par le fait que les archéologues quittent les communautés en emportant les collections archéologiques récoltées (Atalay et al. 2014 : 9 ; Jemison 1997).

En contrepartie, l’archéologie constitue une thématique de recherche importante aux yeux de plusieurs communautés autochtones (André-Grégoire 2017 ; Zachary-Deom 2017 ; Armitage et Ashini 1998 : 37 ; Connaughton et al. 2014 : 522). Le contexte de revendication territoriale croissante de ces groupes ne fera vraisemblablement qu’exacerber cette importance et leur désir de participer aux recherches (Robinson 1996 : 130).

Plus globalement, pas seulement au Canada et en Amérique du Nord (Connaughton et al. 2014 : 543 ; Silliman 2008), les peuples autochtones recherchent de plus en plus à reprendre le contrôle sur le déroulement de la recherche archéologique ayant lieu sur leurs territoires (Murray 2011 ; Watkins et Ferguson 2005). Cette affirmation de plus en plus fréquente s’appuie également sur l’article 31 de la déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones qui reconnaît leur droit « de préserver, de contrôler, de protéger et de développer leur patrimoine culturel » (Nations unies 2007 : 12), donc, évidemment, les biens archéologiques.

L’approche communautaire préconisée, en reconnaissant ce nécessaire décloisonnement de l’archéologie, vise à mettre en place un ensemble de changements dans la pratique de la recherche archéologique menée auprès des communautés autochtones (Atalay et al. 2014 : 14 ; Atalay 2014 : 52). Ces changements concernent spécialement l’engagement des archéologues envers les communautés (Angleberk et Grier 2014 : 521). Cet engagement devrait ainsi aller au-delà de l’obligation d’informer et de consulter, et se situer dans une réelle collaboration réunissant ses partenaires à tous les stades de la recherche (ibid. ; Connaughton et al. 2014 : 546-547), ce que Nicholas (1997) et Atalay (2012 : 274-275) définissent comme une archéologie « avec, par et pour » les communautés étudiées. Dans cette perspective, l’archéologue devrait toujours chercher à développer les connaissances, faire son travail de scientifique, mais son attention devrait aussi se porter sur les enjeux locaux et le contexte dans lequel il effectue ses recherches (Atalay et al. 2014 : 14).

En cherchant à établir une collaboration plus équitable, l’archéologue peut être appelé à faire preuve de plus d’humilité (Barker 2017) et à accepter de partager ce statut « d’expert » qui lui confère une autorité sur la construction des connaissances et des discours sur le passé (Nicholas 2008 : 1665 ; Lyons 2013 : 10 ; Jemison 1997 : 59). Ce partage accru des responsabilités, et des pouvoirs, et cette plus grande réciprocité (Angleberk et Grier 2014 : 522-523 ; Atalay et al. 2014 : 17) visent à bonifier la participation de la communauté aux différents stades de la recherche archéologique. Cependant, la mise en place de ce type de relation, plus horizontale et caractérisée par la collaboration, la coopération et la négociation (Angleberk et Grier 2014 : 523), peut difficilement s’opérer sans un partenariat à long terme (Ly 2010 : 27) et le développement d’une relation de confiance. Ce rapprochement n’est pas seulement nécessaire à une meilleure compréhension et à une véritable acceptation de la recherche archéologique chez les communautés autochtones, mais il permet aussi d’enrichir un projet par l’intégration de savoirs traditionnels autochtones à l’interprétation du matériel archéologique (Denton 1997 : 120).

L’accès à ces connaissances permet d’obtenir une grande quantité d’informations sur les schèmes d’établissements, les axes de circulation et l’utilisation du territoire, les paysages culturels ou encore l’identification de différents types de campements et l’interprétation des collections archéologiques (Armitage et Ashini 1998 : 38 ; Loring et Ashini 2000 ; Denton 1997 ; Vincent 2013).

Ces différents aspects de la recherche archéologique en mode communautaire, notamment son caractère plus humaniste et réciproque, sont susceptibles de la rendre plus pertinente aux yeux des communautés autochtones (Nicholas 2008 : 294 ; Atalay 2012 : 58, 2006 ; Ly 2010 : 27 ; Loring et Ashini 2000 : 179 ; Loring 2001 : 192 ; Silliman 2008 ; Sabloff 2008). Dans ce cadre, l’archéologie peut tenir un rôle social positif en permettant aux communautés autochtones de s’affirmer, de revendiquer leur longue occupation du territoire et de mettre en valeur leur patrimoine culturel millénaire par le biais de l’archéologie.

L’archéologie communautaire chez les Innus

Si l’archéologie communautaire ne constitue pas une nouveauté en soi, elle ne s’installe que progressivement au Québec. Les associations professionnelles en archéologie tentent néanmoins d’en faire la promotion depuis les années 1990 (Moreau 1994 ; Denton 1996 ; Inksetter 2000). Au-delà de l’énoncé de principes, les manifestations concrètes demeurent cependant peu répandues. Quelques exemples récents de recherches menées en collaboration avec les Abénaquis d’Odanak (Treyvaud et al., dans ce numéro ; Treyvaud et Plourde 2012), ainsi qu’avec les Mohawks de Kahnawake (Burke et Treyvaud 2017) et les Hurons-Wendat de Wendake (Plourde 2017), et la mise en place de l’organisme à but non lucratif Archéo-Mamu sur la Côte-Nord depuis 2015 (François Guindon, comm. pers. 2016) témoignent cependant d’un dynamisme émergent.

Un exemple plus longitudinal d’approche collaborative ou d’association d’un archéologue et d’une nation autochtone au Québec peut être trouvé dans la collaboration de David Denton, et d’autres archéologues, avec la nation crie. Cette association, qui remonte au début des années 1980 (Martijn 1998 : 177 ; Denton 2003 ; Denton et Izaguirre, dans ce numéro), verra une intégration progressive de l’archéologie au sein de la structure administrative de la nation crie et le développement d’une capacité d’action enviable au regard des autres nations autochtones.

Les Innus, dont ceux d’Ekuanitshit, n’en sont pas non plus à leurs premiers pas en matière de collaboration avec un archéologue professionnel. À ce titre, M. Pablo Somcynsky occupe une place incontournable – qui mériterait d’être mieux connue. Pendant la décennie de 1980 et le début des années 1990, de nombreuses recherches ont d’ailleurs été effectuées « sous gestion innue » alors qu’il occupait un poste permanent au Conseil attikamek-montagnais (Martijn 1998 : 178). À force de travail et de persuasion, plusieurs mandats de recherche, émis par de grandes institutions comme Hydro-Québec (Somcynsky 1990a, 1992a, 1992b, 1993a, 1993b, 1994a, 1994b) et par des ministères provinciaux (Somcynsky 1984, 1986, 1987, 1989, 1990b) ainsi que par l’Agence Parcs Canada (Somcynsky 1986, 1991), avaient alors été confiés directement aux communautés innues de la Côte-Nord et à M. Somcynsky, avec l’assentiment du CAM.

Les nombreuses campagnes de Pablo Somcynsky avec les Innus de la Côte-Nord ont permis de constituer un corpus de connaissances inestimable et ont laissé chez eux un vif souvenir, fruit d’un engagement s’échelonnant sur plus d’une dizaine d’années. Les travaux de Pablo Somcynsky pour le CAM posaient ainsi, bien avant l’heure, plusieurs paramètres d’une archéologie communautaire en instituant une participation sans précédent des Innus de la Côte-Nord dans la gestion et le déroulement de la recherche archéologique.

Les Innus du Labrador terre-neuvien ne sont pas en reste avec la mise en place de plusieurs campagnes de recherche menées sous l’égide de l’organisme Innu Nation et de la fondation Tshikapisk[1]. Le projet Pathways, mené en collaboration avec Stephen Loring dès 1993 (Loring 1998 ; Loring et Ashini 2000), montre bien l’expérience développée avec les Innus du Labrador. Plus récemment, une nouvelle génération de chercheurs, composée notamment de Scott Neilsen, Anthony Jenkinson et Chelsee Arbour, assure la poursuite de cette initiative (Arbour et al., dans ce numéro ; Arbour et al. 2013 ; Neilsen 2013 ; Jenkinson et Ashini 2014). Il apparaît aussi important de souligner que depuis maintenant vingt-cinq ans l’organisme Innu Nation délivre ses propres permis de recherche aux chercheurs qui travaillent sur son territoire (Loring et Ashini 2000 : 180 ; Armitage et Ashini 1998 : 39). Ces permis sont complémentaires aux permis officiels émis par la province, mais ce geste des gestionnaires innus montre aux gouvernements et aux scientifiques leur détermination à se voir reconnaître comme acteurs politiques incontournables dans le cadre d’ententes et de recherches visant leur territoire (Loring et Ashini 2000 : 180). Selon leurs représentants, les Innus du Labrador souhaitent voir davantage de recherches archéologiques se dérouler sur leur territoire (Armitage et Ashini 1998 : 37). Ils invitent cependant les archéologues à concevoir le contexte de leur présence dans le Nitassinan comme celui d’un partenariat plus réciproque (ibid. : 39 ; Barker 2017). L’Association des Premières Nations du Québec-Labrador (APNQL), avec l’implantation d’un protocole de recherche auprès des communautés autochtones (APNQL 2014), vise un objectif similaire.

Les Innus, le territoire et l’identité

Les Innus, autrefois connus sous les noms de Montagnais, occupent le territoire de la péninsule du Québec-Labrador. Anciennement semi-nomades, ils sont devenus, à la suite de l’occupation eurocanadienne et des règles imposées par les gouvernements (Vincent 2016 : 98 ; Mailhot 1993 : 61), des résidents regroupés dans douze communautés disséminées le long des côtes de la rive-nord de l’estuaire du Saint-Laurent, des côtes du Labrador et à l’intérieur des terres (Lacasse 2004). Avant la mise en place de ces établissements permanents, les Innus occupaient un territoire beaucoup plus grand, qu’ils nomment le Nitassinan, « notre terre » (fig. 1) [Vincent 2016 : 92 ; Comtois 1983 ; Lacasse 2004 ; Armitage 1992 ; Parent 1985].

Les recherches archéologiques menées dans le Nitassinan montrent une présence amérindienne remontant à 8000 ans avant aujourd’hui dans certaines régions de la Côte-Nord (Ouellet et Richard 2017 ; Pintal 1998, 2000 ; Plourde 2003). Si ces occupations initiales sont le fait d’un nombre de sites plus limité, la présence de sites y est bien attestée depuis au moins 3500 ans et révèle une occupation de tout le territoire (Holly 2013 ; Chevrier 1996). L’occupation du Nitassinan par les ancêtres des Innus actuels fait consensus tant en ce qui concerne la tradition orale que les vestiges archéologiques. Les archéologues oeuvrant dans la région admettent généralement que les groupes qui fréquentaient ce territoire au cours des deux mille dernières années sont bel et bien les ancêtres des groupes innus décrits par les Européens au moment de leur arrivée dans le Golfe (Holly 2013 : 89 ; Loring 2002 : 174 ; Pintal 1998 : 208 ; Chevrier 1996 : 109).

Figure 1

Localisation approximative du Nitassinan innu

Localisation approximative du Nitassinan innu

-> Voir la liste des figures

Au Nitassinan, ce vaste territoire caractérisé par une composante côtière et un hinterland traversé de multiples cours d’eau, les Innus poursuivaient un mode de vie de chasseurs-pêcheurs-cueilleurs. Formant un groupe très mobile, ils se déplaçaient sur le territoire selon un cycle annuel d’activité bien défini (Bouchard 1977 ; Dominique 1989 ; Frenette 1986). Ce calendrier traditionnel d’activités voit principalement ces groupes se rassembler sur la côte à la période estivale pour ensuite se scinder en unités plus petites réparties sur différents bassins hydrographiques pour une montée vers l’intérieur des terres durant l’automne et l’hiver. Ce territoire est notamment parsemé de toponymes et de récits qui témoignent de la longue présence de la présence innue et de leur identité (Comtois 1983 ; Bouchard 1977 ; Dominique 1989 ; Clément 2007 ; Savard 2004). Chez les Innus d’Ekuanitshit, les principaux cours d’eau qui forment l’assise de leur territoire patrimonial sont les rivières Patamiu Shipu (Saint-Jean), Ekuantshiu Shipu (Mingan) et Uanaman Shipu (Romaine). Ce territoire ne leur est cependant pas exclusif dans son ensemble car il y a certains chevauchements entre les territoires des différentes communautés (Vincent 2016).

Les Innus accordent une grande importance au mode de vie de leurs ancêtres et à leur longue occupation du territoire (Lacasse 2004 : 37). Cependant, cette conception de l’identité innue, basée sur une connaissance intime du territoire et sur le partage d’un système économique reposant sur la chasse et la pêche ainsi que celui d’une même langue et de mêmes croyances, s’est graduellement butée à la nouvelle réalité d’une vie villageoise (Ross-Tremblay 2016 : 12 ; Savard 1975 ; Armitage 1992 : 64). Cette sédentarisation a notamment réduit l’accès au territoire et à la pratique d’activités ancestrales (Bouchard 1977 ; Comtois 1983). Dans cette situation changeante, où la pratique d’activités traditionnelles devient de plus en plus difficile et où les territoires sont de plus en plus convoités par différents développements (aménagements hydroélectriques, exploitation forestière et minière), les Innus craignent l’effritement de leur territoire et de leur culture (Vincent 2008 ; Desmeules et al. 2015 : 39). Différentes communautés innues en sont ainsi venues à reconnaître davantage les contributions potentielles de l’archéologie (Loring 2001 : 172 ; Armitage et Ashini 1998 : 36).

Pour les Innus d’Ekuanitshit, les menaces qui pèsent sur leur territoire patrimonial sont bien réelles. Les exemples des aménagements hydroélectriques (Vincent 2008) et du Plan Nord (Asselin 2011) devraient suffire à illustrer leurs inquiétudes. Le projet de la rivière Romaine met en lumière certains enjeux criants de la recherche en milieux autochtones. En matière d’archéologie, certaines réserves ont été émises par les Innus, dont un manque de concertation avec la communauté mais aussi le désir que les interventions ultérieures soient planifiées conjointement (Nishipiminan 2008 : 15). Il faut cependant mentionner que le climat politique tendu paraît ne pas avoir à ce moment-là été propice à la réalisation d’études sur le milieu innu (Deturche 2014 : 95 ; Fortin 2014). Pour les Innus d’Ekuanitshit, cette opposition aux travaux d’Hydro-Québec à la rivière Romaine découle en partie du fait que ce projet leur est imposé alors qu’ils sont encore en phase de négociations territoriales (Vincent 2008 : 150-151). Ces exemples montrent bien les enjeux territoriaux auxquels font face les Innus. Certains de leurs commentaires laissent néanmoins entrevoir un intérêt toujours présent pour l’archéologie et une volonté de s’engager lorsque les conditions de collaboration sont réunies :

Nous recommandons que, lors des prochaines missions de fouilles, l’archéologue responsable rencontre les aînés de la communauté pour procéder à l’inventaire de tous les sites potentiels qu’ils auront identifiés [...]

Nishipiminan 2008 : 15

Le Programme de recherches archéologiques d’Ekuanitshit

Le Programme de recherches archéologiques d’Ekuanitshit s’est développé graduellement depuis l’hiver 2010. À l’origine du projet réside essentiellement une volonté conjointe de l’auteur et des décideurs de la communauté de développer et de mettre en valeur le patrimoine archéologique et culturel de la région d’Ekuanitshit.

Pour l’auteur, cet intérêt pour la recherche archéologique en Minganie s’est développé à travers un parcours académique universitaire en anthropologie et en archéologie (Ouellet 2010). Dans le cadre de ma pratique professionnelle, j’ai aussi eu l’occasion de participer à plusieurs campagnes de recherches archéologiques dans la région. À un certain point de ma carrière d’archéologue, j’ai cherché à développer davantage de liens avec la communauté d’Ekuanitshit. Certainement pour y poursuivre des activités de recherche qui correspondent à mes intérêts, mais pas uniquement. Un aspect important de cette démarche était la recherche d’une manière plus significative d’exercer la profession, plus longitudinale peut-être, en cherchant à développer la dimension sociale de mon travail en archéologie et auprès des communautés autochtones. Il ne s’agit pas ici d’une critique du modèle plus général de la pratique professionnelle de l’archéologie ni d’une forme de missionnariat désintéressé, mais plutôt de la recherche d’un engagement social plus important comme archéologue. Il s’agit d’un aspect bien documenté de la pratique archéologique (Atalay 2014 ; Sabloff 2008) et auquel plusieurs, de toutes disciplines confondues, peuvent certainement se rattacher.

C’est donc dans ce contexte, et sans doute avec une certaine naïveté au départ, que je suis d’abord entré en contact avec certains membres de la communauté d’Ekuanitshit, notamment en sollicitant une rencontre avec ses élus pour mesurer leur intérêt envers cette démarche. La patience et l’humilité sont évidemment recommandées dans ce contexte (Barker 2017 ; Tondu et al. 2014), mais un autre impératif, selon mon expérience, est de se rendre disponible et de ne pas hésiter à se rendre sur place si cette possibilité est offerte. En effet, en tant que chercheur il ne faut pas hésiter à se rendre disponible et montrer qu’on est disposé à faire un effort supplémentaire pour se déplacer et passer du temps dans la communauté (voir aussi Tondu et al. 2014 : 421). Dans ce cas, c’est donc l’archéologue qui a d’abord sollicité ce partenariat avec la communauté, mais l’inverse aurait pu être tout aussi possible. Cette étape venant à l’aval de tout projet demande un investissement de temps et de ressources de la part du chercheur. Bien que sans garantie, ce processus est incontournable et sert à développer une meilleure connaissance de la communauté, de ses individus, de ses enjeux et intérêts, mais, surtout, cette étape de familiarisation permet de développer des liens et de graduellement mettre en place une relation de confiance.

Si cette étape de départ peut prendre du temps et constituer pour le chercheur une nouvelle réalité, parfois plus exigeante, et entraîner des délais absents de certains autres contextes de recherche (Atalay 2012 : 87), elle permet cependant d’obtenir une relation plus authentique avec nos partenaires et de tendre vers une relation plus égalitaire. Dans le cadre du PRAE et des autres projets communautaires, cette recherche d’équilibre passe notamment par l’écoute (Tondu et al. 2014 : 421) : l’écoute des besoins, des enjeux et des aspirations de nos partenaires en matière d’archéologie. Ici encore il n’y a pas de place pour l’empressement. Cette écoute attentive ne peut se réaliser hors contexte et de nouveau elle montre l’importance de passer du temps sur place, dans un contexte face à face. Les distances importantes qui séparent les communautés des grands centres urbains peuvent ainsi constituer un défi et un investissement supplémentaires.

Le PRAE pour les Innus d’Ekuanitshit

Avec ces dernières lignes, c’est surtout la position de l’archéologue et les ajustements nécessaires qui ont été abordés au cours de sa pratique dans ce contexte de recherche. Il est toutefois vraisemblable qu’une communauté ne s’engagera dans un processus de recherche commun que si elle juge pouvoir en tirer des bénéfices : « … en général, l’appréciation des bénéfices sert d’assise à la prise de décision d’une Première Nation/communauté à l’égard de sa participation à la recherche » (APNQL 2014 : 24).

Pour Pauline Napess[2], directrice de la société Ishpitenitamun, les communautés autochtones, dont celle d’Ekuanitshit, ont souvent été sollicitées dans le cadre de différentes études ou programmes de recherche :

Ici, on a souvent été sollicités pour participer à différents projets […] souvent l’impact pour la communauté était minime, puis on n’en entendait plus reparler. Les chercheurs quittaient sans regarder derrière. On pourrait dire que maintenant les chercheurs… on les voit venir de loin [rires].

La critique que fait ici Mme Napess soulève le caractère à sens unique que prennent parfois les projets menés dans les communautés par des chercheurs de l’extérieur (Gentelet 2009). Les bénéfices qui peuvent être escomptés par une communauté sont multiples. Dans le cadre du PRAE, les principales retombées recherchées ont été de deux ordres : définir, participer et influencer les recherches réalisées et développer le leadership local en matière de patrimoine culturel et d’archéologie. Tout au long du processus de mise en place du PRAE, l’une des priorités pour les décideurs de la communauté a été orientée vers une reconnaissance accrue de l’occupation ancestrale du territoire par les Innus. Cette reconnaissance se tourne d’abord vers l’intérieur et prend la forme d’une valorisation culturelle et identitaire alors que, tournée vers l’extérieur, elle tient surtout à une forme d’affirmation, un rappel historique.

Avec l’archéologie, la recherche des traces de nos ancêtres, c’est une façon de montrer que les Innus occupent le territoire depuis longtemps, qu’ils y chassaient, pêchaient, qu’ils étaient un peuple autonome, bien organisé, et qu’ils y vivaient bien.

Jean-Charles Piétacho, chef de la communauté d’Ekuanitshit

Pour les Innus cette reconnaissance de leurs traditions et de leur longue occupation du territoire tarde encore aujourd’hui à se concrétiser. Rita Mestokosho, conseillère et coordonnatrice de la MCI, rappelle ceci :

Avec l’archéologie on retrouve l’écho d’un murmure ancien, le lien entre notre histoire et le territoire, les endroits où se trouvent les sites […] c’est une façon de montrer qu’on était là… et qu’on l’est encore. En faisant ces recherches par nous-mêmes ça montre aussi notre détermination, le désir de s’affirmer et de se faire entendre.

Pour le chef Jean-Charles Piétacho, la mise en place du PRAE est aussi un moyen de « reprendre le contrôle, une forme d’équilibre de ce qui se passe chez nous […] surtout quand ça nous concerne directement comme lorsqu’il est question de notre histoire et de notre identité ». Ces extraits de discussions montrent bien le rôle et les impératifs qui sont à la base du PRAE pour la communauté.

En plus de cette volonté de prise en charge, dont la MCI et la détermination des élus sont de bons exemples, un autre élément qui a sans doute contribué à la mise en place du PRAE est la présence à Ekuanitshit d’un historique de recherches archéologiques relativement ancien, riche et soutenu (Lévesque 1965 ; Chevrier 1978 ; Chism 1980 : 155 ; Somcynsky 1984, 1986, 1987). Les travaux de Somcynsky en tant qu’archéologue du CAM sont remarquablement importants et plusieurs se souviennent toujours de son passage dans la communauté. Cette proximité avec la recherche archéologique a permis de développer une certaine familiarité pour le sujet chez certains décideurs, notamment chez M. Piétacho, le chef actuel, ainsi que chez plusieurs aînés qui ont alors fait partie des équipes de recherche.

Le développement du PRAE

S’il est normal et même attendu que, lorsqu’un chercheur approche une communauté, il ait déjà une idée préliminaire du projet de recherche (APNQL 2014 : 47), il est important de mettre en place un processus de consultation et d’échanges permettant au chercheur et à la Première Nation de mettre en commun leurs perspectives (ibid. : 16-17). Avant même les premières étapes de la recherche « à proprement parler », c’est donc tout un ensemble de discussions qui doivent avoir lieu.

En lien avec cette démarche de consultation, la première activité réalisée dans le cadre du PRAE a été la production d’une synthèse des connaissances archéologiques de la région d’Ekuanitshit (Ouellet 2012). La production de ce document avait deux objectifs principaux : informer les membres du Conseil des élus et de la communauté sur l’état des connaissances archéologiques et définir conjointement des questions et thématiques de recherche pertinentes et stimulantes aux yeux des élus et de la communauté. Si la synthèse produite est principalement le fruit de l’expérience et de la personnalité du chercheur principal, les avenues qu’elle propose ont pu être soupesées, sélectionnées, bonifiées ou éliminées par les intervenants participant à la sélection des projets.

Voici quelques exemples qui montrent la pertinence des thèmes retenus par les Innus d’Ekuanitshit. Bien qu’anecdotiques ils montrent néanmoins le caractère général des discussions. Pour Vincent Napish, engagé dans plusieurs comités au sein de la communauté, la rivière Mingan fait partie de la cour arrière des Innus : depuis toujours elle leur fournit une ressource importante à leur subsistance, le saumon atlantique :

La rivière Mingan, aujourd’hui on en assure la gestion avec la pourvoirie[3], mais on l’a toujours utilisée et on s’en est toujours occupés. Le saumon c’est un poisson important. Avant, les Innus en prenaient presque tout l’été, et avec la chasse aux oiseaux et aux phoques c’était ce qui permettait aux gens de rester ici. Ce serait important de raconter cette histoire-là [...] l’utilisation ancienne de la rivière.

Pour Noëlla Mestokosho, une personne proche du projet et membre des équipes de terrain depuis 2013, c’est l’intérieur des terres qui occupe la plus vaste part de son imaginaire lorsqu’il est question de recherches archéologiques. Mme Mestokosho connaît bien le secteur des lacs à la source des grands cours d’eau comme les rivières Romaine et Saint-Jean puisqu’elle s’y rend régulièrement :

On a entendu parler des recherches sur la rivière Romaine […] certains sites sur la Romaine (Unaman-shipu) sont proches de territoires très fréquentés comme les lacs Brûlé, Attikonak et aux Sauterelles, mais il n’y aura pas de recherches là… Les lieux de chasse sont plus par là… mon père aussi il chassait dans ce coin-là.

Pour Patrick Michel, ce territoire est important non seulement pour les chasses d’automne et d’hiver, mais parce que c’était ici qu’avaient lieu des rassemblements qui permettaient de rencontrer des connaissances ou membres de familles habitant d’autres portions du territoire. Le secteur dont il est ici question correspond aux grands lacs du plateau intérieur. C’est ce territoire qui était traditionnellement le lieu des grandes chasses au caribou (Bouchard 1977 : 59).

Bien que la concertation soit un élément important de l’approche communautaire privilégiée, il faut néanmoins admettre qu’en début de parcours il peut y avoir un déficit de connaissances que l’archéologue doit tenter de pallier par le biais de la communication et de la formation. Il est évidemment difficile de prendre des décisions sur des questions dont on maîtrise mal les données de base. Le constat est aussi qu’il s’agit parfois d’une situation nouvelle pour ces communautés qui ont plutôt l’habitude de se faire imposer les thématiques de recherche.

C’est ainsi que, même placés devant un choix qui leur revenait entièrement, les décideurs de la communauté, dans les phases initiales du projet, s’en remettaient souvent à l’opinion de l’archéologue pour le développement et la sélection des projets, considérant parfois ce dernier comme « mieux placé » pour prendre ces décisions. Ce genre de situation est récurrent dans les premiers balbutiements de tout projet communautaire (Supernant et Warrick 2014 : 567-568). La prise de contrôle par une communauté nécessite une bonne connaissance préalable et une certaine expérience de l’archéologie. Ce constat rejoint la proposition d’Atalay (2012 : 88) qui rappelle que, malgré les bonnes intentions, la participation à une pratique communautaire ne garantit pas que les inégalités en matière de gouvernance seront automatiquement corrigées ou réduites. Un long rattrapage est parfois nécessaire.

Figure 4

Localisation des sites fouillés dans le cadre du PRAE

Localisation des sites fouillés dans le cadre du PRAE

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Tableau 1

Interventions réalisées dans le cadre du PRAE

Interventions réalisées dans le cadre du PRAE

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Dans le cas qui nous concerne, cette situation a par moments eu pour effet que l’engagement concret des élus dans des orientations de recherche n’a pas atteint le niveau escompté pendant la phase initiale. Pour la communauté d’Ekuanitshit cette expertise s’établit graduellement et ses décideurs participent de plus en plus au processus de sélection des projets et à leur évaluation. Ainsi, en cours de route, de nouvelles questions et problématiques de recherche ont pu être ajoutées à la demande des partenaires, comme nous le verrons plus loin. Ce bilan des connaissances et ce processus de consultation constituent néanmoins la base sur laquelle s’est développée l’entente de recherche collaborative (APNQL 2014 : 35) qui chapeaute le déroulement des activités réalisées dans le cadre du PRAE depuis les six dernières années.

Tableau 2

Âges des participants aux campagnes du PRAE

Âges des participants aux campagnes du PRAE

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Depuis l’élaboration du PRAE en 2011, un total de sept interventions archéologiques, réparties entre 2012 et 2017 a été mené (voir Ouellet 2013, 2014, 2015, 2016 et 2017). Ces campagnes ont porté jusqu’ici sur une quinzaine de sites dont six ont fait l’objet de fouilles (fig. 4).

La participation de membres de la communauté aux travaux sur le terrain est un élément central du PRAE. Comme le montre le tableau 1, les équipes du programme ont toujours été composées majoritairement par des travailleurs innus, et ces travailleurs appartiennent pour la plupart à la tranche d’âge comprise entre 40 et 60 ans (tab. 1 et 2). La présence des jeunes de moins de 30 ans constitue encore aujourd’hui un élément minoritaire du PRAE malgré la mise en place d’incitatifs. Bien qu’il s’agisse d’un sujet cher aux élus, ce volet demeure un défi constant[4]. La composition des équipes de recherche montre cependant une grande stabilité. Cet aspect du projet permet aux travailleurs de cumuler de nouvelles connaissances et de développer leurs compétences. Quelques participants au PRAE ont maintenant un minimum de quatre, voire cinq ou six campagnes d’expérience et sont aujourd’hui des fouilleurs compétents qui ont appris à reconnaître le matériel archéologique. Ces fouilleurs plus expérimentés tiennent maintenant le rôle de mentors qui assistent régulièrement les nouveaux venus. Le déroulement du travail sur le terrain est ajusté à la composition de l’équipe de même qu’au besoin de formation continue des participants et à leur supervision. En ce sens, il y a plusieurs ressemblances avec une école de fouille où l’avancement des connaissances se combine à un contexte de formation.

Figure 5

Site EbCx-69, fouilles archéologiques en cours

Site EbCx-69, fouilles archéologiques en cours

Fouilleurs : Patrick Michel, Priscille Mestokosho, Johanne Michel, Noëlla Mestokosho et Johnny Napish

Photo Jean-Christophe Ouellet, 2013

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Les projets

La rivière Mingan

Le premier projet réalisé dans le cadre du PRAE portait sur l’inventaire archéologique d’une portion de la rivière Mingan. Il portait notamment sur l’exploitation du saumon par les groupes amérindiens à la période paléohistorique. Ce volet du programme de recherche s’est déroulé sur trois années entre 2012 et 2014 (Ouellet 2013, 2014, 2015a).

La première phase de ce projet consistait en l’inventaire d’un secteur choisi de la rivière Mingan (Ouellet 2013). Ce secteur est associé à une importante fosse à saumons et correspond à l’emplacement de la première chute sur la rivière Mingan depuis son embouchure. Cet emplacement combine avantageusement la présence du saumon et d’une entrave majeure à la circulation qui oblige à effectuer un arrêt et un portage lors de circulation sur la rivière.

Parmi les sites mis au jour, EbCx-69 semblait le plus prometteur et a été sélectionné pour une fouille (fig. 5) [Ouellet 2014]. Les résultats des fouilles réalisées sur le site attestent la présence d’au moins deux occupations – dont l’ancienneté se situe entre 1800 et 2000 ans AA (Ouellet 2015 : 55). Les objectifs de recherche sur le site visaient à documenter l’exploitation potentielle du saumon, mais les fouilles n’allaient livrer aucun reste osseux documentant directement cette pratique. Cependant, le contexte géographique du site et la présence de possibles fumoirs appuient néanmoins cette hypothèse.

Figure 6

Johnny Napish au site EbCx-69

Johnny Napish au site EbCx-69
Photo Jean-Christophe Ouellet, 2013

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Pour Johnny Napish qui travaille comme gardien sur la rivière Mingan depuis une bonne vingtaine d’années, c’est ce secteur de la rivière qui est le plus propice à la capture des saumons. D’importantes fosses à saumon occupent l’amont et l’aval de la chute. Toujours selon M. Napish, il est obligatoire d’effectuer un portage pour franchir la chute. La configuration de l’espace a sensiblement changé, avec l’aménagement de chemins et d’un stationnement, mais le parcours du sentier est toujours perceptible en rive gauche.

Pour Johnny Napish et Patrick Michel (fig. 6 et 7), le site EbCx-69 occupe une position stratégique pour la capture du saumon. M. Napish, très familier avec ce secteur, explique que cet emplacement en bordure de la chute donne un accès direct à des petits bassins où se reposent les saumons au moment de leur montée de la chute. Ceux-ci pourraient alors être facilement capturés à l’aide d’un uashuakanasuku (une foëne ou un harpon à mâchoire). Pour M. Napish, la pointe qui abrite le site est d’ailleurs le meilleur endroit pour s’installer avec ses prises à proximité et en faire la transformation. Pour les Innus, l’emplacement de EbCx-69 était donc en soi très révélateur de sa fonction.

Figure 7

Patrick Michel au site EbCx-69

Patrick Michel au site EbCx-69
Photo Jean-Christophe Ouellet, 2013

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La présence de grands foyers sur le site pouvait aussi fournir une indication supplémentaire. Patrick Michel, avec sa longue expérience en archéologie, a reconnu rapidement dans ces concentrations de pierres des structures de combustion spécialisées. En observant leurs dimensions, ainsi que leurs configurations et même le type de pierres sélectionnées, M. Michel explique l’effet recherché. Selon son expérience ce type de structure pourrait correspondre à un fumoir. Ces fumoirs sont composés d’une couche de pierre sur laquelle on réalise une combustion qui vise à produire une fumée qui asséchera la chair du poisson sans la brûler. Cette stratégie de transformation nécessite une combustion lente et prolongée. Les filets de poisson devaient être installés sur une structure de bois, et l’ensemble, recouvert d’une peau ou d’une toile à la période plus récente, pour y concentrer l’effet de la fumée produite.

La présence abondante de charbon de bois associé à ces structures sur EbCx-69 tend à indiquer une utilisation prolongée ou soutenue alors que l’absence de sols rubéfiés sous les pierres indique que le dégagement de chaleur produit n’était pas particulièrement intense (Ouellet 2015 : 52). Ces indices indirects s’ajoutent aux observations de M. Michel et tendent aussi à renforcer l’interprétation de la structure comme un fumoir. Pour lui, l’absence d’os de saumon parmi l’assemblage archéologique n’est pas problématique en soi. D’une part, il soutient n’avoir jamais trouvé ou observé de vertèbre de poisson sur les divers sites où il a travaillé, bien que la capture de poissons y ait sûrement été une activité importante. D’autre part, il rappelle que certaines pratiques ont pu impliquer le rejet des carcasses de saumon dans la rivière. Ces comportements peuvent être d’ordre idéologique ou simplement pratique (Savard 2004 : 155).

Figure 8

Déplacements en canot sur la rivière Mingan

Déplacements en canot sur la rivière Mingan
Photo Jean-Christophe Ouellet, 2013

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Cet exemple ne révèle qu’une partie des résultats et interprétations tirés du site EbCx-69. Ils illustrent cependant comment les Innus ont pu participer à l’interprétation du site et mettent en lumière l’aspect complémentaire des savoirs traditionnels et des données archéologiques.

Les travaux d’inventaire archéologique réalisés dans le secteur de la première chute de la rivière Mingan ont également permis la participation d’une équipe de six jeunes canoteurs de l’école secondaire Teueikan de la communauté (Ouellet 2014 : 149). Ces étudiants étaient alors accompagnés d’un enseignant, M. Mathieu Bourdon, qui a pu assurer un transfert de connaissances avec l’école. Leurs habiletés de canoteurs ont été mises à contribution pour réaliser les déplacements sur la rivière (fig. 8) et ils ont été appelés « à se mettre dans la peau de leurs ancêtres » qui ont circulé sur ce même plan d’eau. Ils ont ainsi été amenés à faire une nouvelle lecture du paysage en cherchant à y identifier les endroits propices à l’établissement de campements, la présence de ressources et les modes de circulation traditionnels (en canots ou à pied). Ces habiletés, cruciales pour un groupe de chasseurs se déplaçant sur le territoire, demeurent importantes pour ces Innus et témoignent d’une continuité dans la réalisation de leurs activités traditionnelles. L’établissement de parallèles avec les temps anciens et la recherche de traces concrètes de ces passages par ces jeunes constituent sans doute des éléments puissants de valorisation culturelle tout en mettant en valeur leur aptitude pour ces mêmes activités.

Sauvetage au site EbCx-064

En 2014 et 2015, une intervention de sauvetage archéologique a été menée sur un site à proximité du village d’Ekuanitshit. Les interventions de sauvetage ne faisaient pas initialement partie des activités archéologiques définies dans le cadre du PRAE puisque les grandes orientations visaient plutôt des questions de recherches choisies. Cet exemple montre cependant comment un cadre flexible peut être mieux adapté aux besoins généraux, mais aussi ponctuels, d’une communauté en matière d’archéologie.

Le secteur du site EbCx-064 à l’embouchure de la rivière Mingan est particulièrement touché par l’érosion côtière. Il a été le lieu de différentes découvertes fortuites d’artéfacts par des membres de la communauté à travers le temps. Une inspection de ce secteur en 2013 par l’équipe du PRAE (Ouellet 2014 : 119) a permis de constater que EbCx-64 était en proie à l’érosion et qu’une partie du site s’était déjà effondrée.

Interpellé par certains citoyens et informé du constat offert par l’inspection de l’équipe du PRAE, le Conseil des élus a pris la résolution de consacrer une partie des ressources accordées au PRAE afin de réaliser une intervention de sauvetage sur la station 2 de EbCx-64. Deux brèves campagnes de fouilles ont ainsi été consacrées à ce travail et ont permis de documenter complètement ses surfaces productives résiduelles avant qu’elles ne disparaissent (fig. 9) [Ouellet 2015a].

La dynamique d’érosion des berges et le recul anticipé des traits côtiers auront un impact important sur les ressources archéologiques à moyen terme (Bernatchez et al. 2012) et témoignent de la nécessité de mettre en place un programme de sauvetage avant que plusieurs sites ne soient détruits. La problématique de l’érosion des berges et de la vulnérabilité de nombreux sites archéologiques nord-côtiers est soulevée par différents intervenants locaux (Dubreuil 2007 ; MRCN et CRE 2008 ; Pintal 2010 : 83). Un mémoire déposé conjointement par le Musée régional de la Côte-Nord et la Conférence régionale des élus (MRCN et CRE 2008) souligne l’urgence d’adopter de nouvelles façons de faire et propose une stratégie d’intervention axée sur la prévention et le sauvetage (ibid. : 11). Malgré les nombreuses recommandations présentées, le ministère de la Culture (MCCQ) et sa direction régionale tardent à développer des outils qui permettraient une gestion efficace et la protection des sites archéologiques menacés.

La grande majorité des municipalités et des conseils de bande de la région n’a ni la connaissance appropriée, ni les outils pour participer de manière éclairée aux inventaires archéologiques régionaux, à la protection des sites et à l’inscription des données au Répertoire du patrimoine culturel.

MRCN et CRE 2008 : 12

Les fouilles de sauvetages menées sur EbCx-64 dans le cadre du PRAE montrent bien que les élus d’Ekuanitshit reconnaissent l’importance de protéger les ressources archéologiques de son territoire et la nécessité de développer une capacité accrue en matière de gestion et d’intervention. La mise en place du PRAE apporte ici le début d’une piste de solution.

Secteur des paléorivages (EbCx-65 et EbCx-66)

Les travaux du PRAE nous ont également menés dans un secteur que nous appelons maintenant le secteur des paléorivages. Ce secteur, compris entre les rivières Mingan et Romaine, est composé d’une succession de terrasses marines mises en place par la mer de Goldthwait. Cette région avait fait l’objet de recherches intensives par une équipe locale dirigée par Pablo Somcynsky au début des années 1990, et plusieurs sites y avaient alors été repérés puis fouillés partiellement (Somcynsky 1991, 1994). Il est intéressant aussi de souligner que c’est un certain Patrick Michel qui avait initialement mis l’archéologue Somcynsky sur la piste (Somcynsky 2009 : 11).

Figure 9

Fouilles de sauvetage sur la station 2 du site EbCx-64

Fouilles de sauvetage sur la station 2 du site EbCx-64

Fouilleurs : Priscille Mestokosho, Johanne Michel, Noëlla Mestokosho et Johnny Napish

Photo Jean-Christophe Ouellet, 2014

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L’intérêt particulier de ces sites archéologiques tient en grande partie à leur contexte environnemental, associé aux rivages de la mer de Goldthwait et suggérant un contexte chronologique très ancien. Malgré les recherches menées sur ces sites, aucune datation directe ne permettait d’appuyer une occupation aussi ancienne. La reprise des recherches sur place par le PRAE avait pour objectif de préciser l’ancienneté de leurs occupations et leur association avec des rivages de la mer de Goldthwait (Ouellet 2016). Ce retour était non seulement motivé par notre curiosité scientifique pour ces sites, mais aussi parce que leur documentation fournissait une occasion peu courante d’apporter des éléments de réponse là où les savoirs traditionnels étaient en partie confrontés à un manque de repères.

Ce manque de correspondances entre les schèmes d’établissements traditionnels des Innus et le contexte géographique de ces sites archéologiques a été illustré à de nombreuses reprises lors de discussions et au moment des visites sur le terrain. Cette incompatibilité apparente tenait fondamentalement à l’absence de motifs valables aux yeux des Innus, comme la présence actuelle de ressources animales ou d’axes de circulation, pour s’y installer. L’éloignement de la côte était aussi un aspect déconcertant puisque les sites sont aujourd’hui bien en retrait, à plus de 2 km de la côte (voir fig. 4). Cette distance de la côte pouvait d’abord laisser croire à des occupations ayant eu cours à la saison froide, mais les commentaires des Innus semblent aussi discréditer cette proposition.

Pour l’Innu, ce n’est pas une place où on s’installerait quand on est sur la côte à l’été. Parfois quelqu’un pouvait mettre son campement plus profond dans le bois pour s’abriter des vents et du froid quand il restait au bord de la mer à l’automne ou l’hiver [...], mais ici c’est exposé de tous les côtés, il n’y a pas de zone abritée. En plus, il n’y a pas de lac pour prendre de l’eau ou du poisson.

Patrick Michel, comm. pers., été 2015

Figure 10

Aperçu général du site archéologique EbCx-65, station 10

Aperçu général du site archéologique EbCx-65, station 10
Photo Jean-Christophe Ouellet, 2015

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Il ajoutait aussi : « Un Innu ne s’installerait pas non plus dans un milieu pareil [une zone bordée de marécages] pendant l’été. » Ce avec quoi plusieurs étaient d’accord.

Ces campements étaient pourtant bien là, relativement nombreux, et témoignaient d’une présence humaine ancienne dans le secteur. Il fallait donc tenter d’expliquer leur présence. L’archéologie, avec ses méthodes spécifiques, allait offrir des pistes de réponse. Pour les archéologues, notamment ceux qui s’intéressent aux occupations les plus anciennes du territoire, l’évolution de l’environnement et sa mise en place progressive après la dernière déglaciation sont des conceptions bien intégrées. L’intérêt archéologique des sites du secteur des paléorivages découlait d’ailleurs de cette lecture de l’environnement et de leur lien avec la présence ancienne de la mer de Goldthwait.

Ces aspects de l’évolution du paysage et du dernier épisode glaciaire, moins familiers à nos informateurs, ne leur donnaient pas accès, a priori, à une telle appréciation du paysage et donc du contexte dans lequel s’étaient déroulées ces occupations remontant à une période reculée. Si certains éléments de la tradition orale innue font écho à des périodes lointaines et font parfois référence à une faune glaciaire ou à des environnements anciens (Nuna 2015), les mécanismes de mise en place du paysage et leur cartographie sont des éléments peu communs pour les membres de la communauté. Une fois les concepts de la mer de Goldthwait et du rehaussement des terres (isostasie) partagés avec nos informateurs – verbalement, mais aussi à l’aide de cartes et de reconstitutions –, l’attrait de ce paysage leur apparaissait dorénavant bien plus clair avec un proto-archipel et de larges baies bordant le site se dessinant sous leurs yeux.

Les fouilles réalisées sur les sites EbCx-65 et EbCx-66 (fig. 10), qui permettent de situer l’occupation de certains de ces campements à un peu plus 8000 ans AA (Ouellet 2016 : 130 ; Ouellet et Richard 2017), sont venues confirmer leur grande ancienneté et leur association avec les rivages d’une mer glaciaire aujourd’hui disparue. La présence de phocidés et d’oiseaux de rivage parmi l’assemblage zooarchéologique découvert sur ces sites montrait avec encore plus d’éloquence la proximité de ces occupations avec un milieu marin (Ostéothèque de Montréal 2016, dans Ouellet 2016). Le résultat de ces chasses anciennes s’est d’ailleurs montré particulièrement révélateur pour les Innus. La recherche archéologique, et l’accès qu’elle permet aux périodes anciennes, peut ainsi agir comme vecteur de redécouverte d’un passé oublié en révélant de nouvelles informations sur l’environnement local, sur son utilisation et son évolution à travers le temps.

Ekuantshiu ministukua

Le projet Ekuantshiu ministukua est le plus ambitieux entrepris jusqu’ici par le PRAE. Sur plusieurs aspects, il constitue aussi le projet le plus complet en ce qui a trait à l’application du concept d’archéologie communautaire. Avec ce projet, la communauté vise à documenter et à mettre en valeur l’utilisation du territoire de l’archipel de Mingan (Ekuantshiu ministukua) par les Innus à travers le temps.

L’archipel de Mingan fait partie intégrante du territoire traditionnellement fréquenté par les Innus (Comtois 2003, 1988 ; Frenette 1986). Ils exploitaient ses ressources abondantes et variées principalement pendant la période estivale. Après avoir été classé site patrimonial par le gouvernement provincial en 1978, l’archipel est ensuite venu constituer une part importante de la Réserve de parc national du Canada de l’Archipel-de-Mingan en 1984 (RPNCAM, Parcs Canada).

La longue présence des Innus sur ce territoire est incontestable et appuyée par la présence de plusieurs sites archéologiques (Somcynsky 1984, 1986, 1991), de toponymes innus (Gauthier-Larouche 1981 ; McNulty 1978) et d’études sur l’utilisation du territoire (Comtois 1988 ; Frenette 1986), ainsi que par la tradition orale[5]. Les Innus d’Ekuanitshit expriment néanmoins le désir que leur présence et leurs traditions en lien avec ce territoire soient mieux documentées, mais surtout qu’elles soient davantage diffusées et mises en valeur. Ce besoin découle de leur sentiment d’occuper un rôle minoritaire, ou mal compris, dans le paysage culturel de l’archipel de Mingan.

Avec la MCI, on présente notre vision de l’archipel, ce qu’il représente pour nous, ce que l’Innu y faisait et y fait encore aujourd’hui. C’est important que les gens qui visitent les îles sachent qu’ils sont sur un territoire occupé depuis longtemps par les Innus. Pour les visiteurs il n’y avait pas beaucoup d’informations sur la présence de sites archéologiques sur les îles, qui en était à l’origine et quelles étaient les activités qui y avaient lieu. Nous, les Innus, on sait quelle est notre relation avec ce territoire.

Rita Mestokosho, de la MCI

Pour Parcs Canada, qui assure actuellement la gestion de ce territoire au nom du gouvernement fédéral, il pouvait cependant être difficile de faire la promotion de ce patrimoine archéologique puisque trop peu de fouilles avaient été réalisées sur les sites amérindiens.

Une autre préoccupation pour les Innus était la nécessité de s’approprier le processus de diffusion et de mise en valeur. « Ce sont les Innus qui sont à la base de ce projet. C’est nous qui avons approché Parcs Canada pour qu’ils nous permettent de faire ces recherches », souligne la coordonnatrice de la MCI. Les Innus d’Ekuanitshit et leurs élus viennent de nouveau bousculer les choses et faire preuve d’une grande détermination en prenant eux-mêmes en charge la documentation de ce patrimoine dans cette réserve de parc national[6]. L’agence Parcs Canada et son unité de gestion de Mingan accompagnent le PRAE dans ce projet en mettant certaines ressources à sa disposition. Par le biais de ces ententes, Parcs Canada assure principalement un soutien logistique avec le transport des équipes vers les lieux de travail et contribue au financement de certaines analyses spécialisées.

Pour les Innus d’Ekuanitshit, ce projet est significatif, car, non seulement il vise à accumuler des connaissances sur la fréquentation du territoire de l’archipel par les Innus et leurs ancêtres mais aussi, par la méthode archéologique, il permet d’attester leur présence millénaire sur ce territoire et de mettre en valeur cet héritage et de le diffuser par le biais de travaux entrepris par la communauté elle-même. Ce projet vise donc à faire connaître leur patrimoine tout en permettant à la communauté de contribuer à la composition du message en participant à la recherche de terrain et à la production du matériel de diffusion et de mise en valeur. La Maison de la culture innue d’Ekuanitshit tient ici un rôle clé.

Ce projet intègre une composante ethnohistorique importante qui vise à recenser les connaissances traditionnelles, les récits, toponymes et tous les autres éléments qui témoignent de l’utilisation et de l’attachement des Innus à ce lieu. Ce volet de la recherche est présentement en cours et s’appuie sur des entrevues menées chez les Innus d’Ekuanitshit et sur le dépouillement des données de l’importante étude d’utilisation du territoire réalisée dans le cadre de la « Grande recherche » du défunt Conseil attikamek-montagnais dans les années 1980 (Comtois 1983).

La composante archéologique de ce projet vise quant à elle à approfondir les connaissances sur l’occupation ancienne de ce territoire. L’analyse des indices archéologiques devrait contribuer à identifier les activités représentées, à dresser un inventaire des ressources qui y ont attiré les Amérindiens et documenter l’importance des ressources littorales dans l’adaptation de ces groupes à travers le temps.

Le volet archéologique tire profit du corpus de données issu des travaux antérieurs réalisés sur ce territoire (Somcynsky 1984, 1986, 1991 ; Gaïa 2015 ; Ouellet 2016b). Ces travaux ont permis de documenter la présence d’un ensemble de treize sites archéologiques de la période pré-contact (entre 2000 ans AA et le contact avec les Européens) de même que de nombreux campements associés aux périodes modernes et contemporaines (Ouellet 2016b : 31). Si les sites archéologiques anciens sur les îles témoignent bien de la fréquentation de ces lieux par les Innus et leurs ancêtres, les données disponibles demeurent trop partielles pour réaliser une mise en valeur plus élaborée du patrimoine. Un programme de fouilles visant certains sites sélectionnés a ainsi été proposé par la communauté et développé en partenariat avec l’agence Parcs Canada (ibid.).

Une première campagne de recherches dans l’archipel a été entreprise à l’été 2016. Les résultats des fouilles menées au site 62G de l’île Nue de Mingan (Etuantnakau) y indiquent la présence d’une vaste station de chasse au phoque. Différentes occupations y sont signalées et leur ancienneté se situe entre 850 et 1200 ans AA (Ouellet 2017). Ces résultats contribuent déjà à situer l’importance des ressources marines dans les stratégies adaptatives des Innus et de groupes amérindiens de cette époque en Minganie.

Les données tirées de la tradition orale et de l’ethnohistoire concernant l’utilisation traditionnelle de ce territoire par les Innus sont susceptibles de fournir des informations complémentaires au registre archéologique. Par exemple, dans le cas du site 62G, les données zooarchéologiques montrent que les occupants y ont principalement chassé le phoque et les oiseaux marins. Les données d’utilisation du territoire et la tradition orale nous informent cependant que les Innus utilisaient traditionnellement cet endroit non seulement pour ces chasses, mais également pour la collecte de fruits sauvages et d’oeufs d’oiseau (PRAE, enquête en cours ; Comtois 2003 : 78-79).

Ces informations viennent offrir une appréciation plus large des ressources qui ont incité les Innus et leurs ancêtres à fréquenter l’île Nue de Mingan. Bien que ces propositions ne puissent être documentées directement par les méthodes archéologiques, de telles données d’utilisation du territoire constituent un riche complément d’informations. Avec le projet Ekuantshiu ministukua, les Innus font aussi preuve de beaucoup de leadership et d’une grande ouverture susceptible de favoriser des rapprochements avec son partenaire Parcs Canada (fig. 11).

Figure 11

Visite au site 62G de l’île Nue par les représentants de la communauté innue d’Ekuanitshit et de l’Unité de gestion de Mingan (Parcs Canada)

Visite au site 62G de l’île Nue par les représentants de la communauté innue d’Ekuanitshit et de l’Unité de gestion de Mingan (Parcs Canada)
Photo Yvon Méthot, Parcs Canada

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La diffusion et la mise en valeur

Le PRAE vise à maximiser les retombées de ses projets dans la communauté, et l’une des principales préoccupations est de rendre plus accessibles les données archéologiques et les résultats de nos recherches. La diffusion des résultats dans la communauté a été notamment composée d’un ensemble de présentations et d’activités qui ont été réalisées à la MCI, à l’école de la communauté et aux bureaux du Conseil des élus. La présentation de photos de terrain et d’artéfacts est généralement l’élément qui sollicite le plus de réactions et d’interactions. L’un des facteurs qui favorise particulièrement cette proximité est que les participants innus présentent eux-mêmes le résultat de leurs travaux. Ces activités visent notamment à générer une familiarité avec le projet et ses objectifs.

Certains sites ont aussi fait l’objet d’une mise en valeur in situ. Au site EbCx-69 sur la rivière Mingan, par exemple, la marque au sol de l’aire de fouilles a été conservée et un panneau d’interprétation installé (fig. 12). Ce panneau documente la recherche sur le site et sa réalisation par la communauté. Cette stratégie paraît justifiée par son importance culturelle (Bournival 2008 : 7), et son emplacement se prête bien à ce type d’exercice, l’endroit étant abondamment fréquenté pendant la période estivale par les Innus et les visiteurs qui viennent contempler le panorama de la première chute de la rivière Mingan.

Une autre stratégie mise de l’avant pour la diffusion des résultats a été l’utilisation de reconstitutions artistiques qui présentent de façon synthétique le résultat des travaux. Ces reconstitutions ont été produites en collaboration avec François Girard. Les scènes de vie qui ont ainsi été dressées s’appuient sur les données archéologiques et sur des éléments bien documentés de l’occupation ancienne de la région. Ils intègrent notamment des éléments des pratiques ancestrales innues pour combler certaines zones que l’archéologie ne parvient à combler que partiellement. Ces tableaux, actuellement au nombre de trois, sont exposés à la MCI et sont accompagnés de notes explicatives qui fournissent des compléments d’information. Ces reconstitutions ne peuvent pas remplacer la production d’un rapport de recherche détaillé, mais elles synthétisent efficacement nos données dans un support accessible.

Les deux exemples suivants illustrent bien ce procédé. Au site EbCx-69, sur la rivière Mingan, Patrick Michel, un aîné de la communauté, partageait son expérience avec les membres de l’équipe en fournissant une interprétation de certaines structures de combustion. En étudiant les composantes de ces structures, il établissait un parallèle avec les fumoirs utilisés pour faire sécher le poisson. L’archéologie ne permettait de dresser qu’un aperçu de cette structure complexe, mais le mode de représentation sélectionné (voir fig. 12) permet quant à lui de la représenter dans son ensemble et d’en montrer l’utilisation.

Un autre exemple est lié à la composition et à la taille des groupes qui ont occupé un site. Ce type de données peut être difficile à documenter par l’archéologie. Dans le cas de 62G par exemple, les Innus soutiennent que les expéditions dans les îles, malgré les risques inhérents à la traversée, étaient régulièrement l’affaire de familles entières. Chacun pouvait alors y ajouter sa contribution, les hommes s’occupant par exemple de la chasse aux phoques alors que les femmes, enfants et aînés pouvaient s’adonner à la cueillette de fruits, d’oeufs d’oiseaux ou de plantes. La figure 13 permet ainsi de représenter une panoplie d’activités plus vaste que ce que laissent entrevoir les indices archéologiques récoltés sur le site.

Si les stratégies de diffusion ont été orientées en priorité vers la communauté innue, elles ont aussi été destinées en partie à la communauté scientifique. Cette stratégie vise à partager la démarche communautaire du PRAE, comme dans le cas du présent article, et potentiellement à inciter d’autres chercheurs à s’y engager ou en faire la critique. Cette forme de diffusion n’est pas sans intérêt pour les partenaires innus du PRAE puisque, d’une certaine façon, elle vient contribuer à une communication plus large des résultats de la recherche.

Discussion

Le PRAE, maintenant en place depuis six années, fait tranquillement son petit bout de chemin, et ses retombées dans la communauté se font plus apparentes. La principale contribution du projet peut certainement se résumer à une plus grande participation des Innus d’Ekuanitshit aux recherches archéologiques qui se déroulent sur le territoire qu’ils occupent. Cette collaboration de la communauté aux divers projets passe notamment par leur vaste participation aux équipes de terrain et par la sélection préalable de questions de recherche qui s’alignent sur les intérêts et préoccupations de ses membres et de ses élus.

Les travaux réalisés jusqu’ici dans le cadre du PRAE ont certes permis de développer les connaissances scientifiques liées à l’occupation ancienne de la région d’Ekuanitshit : ils peuvent désormais contribuer à une mise en valeur de leur héritage culturel par et pour les Innus. Une valorisation qui passe notamment par l’identification de parallèles avec les pratiques traditionnelles des Innus d’aujourd’hui.

Si les principaux aspects du PRAE concernent la vie communautaire, certains développements pourraient avoir une incidence sur la sphère politique. Les Innus ont notamment exprimé le désir d’être consultés et de prendre part au développement de projets archéologiques visant leur territoire. Cette exigence de consultation n’est pas nouvelle et prend source dans une compréhension accrue de la mécanique de la recherche archéologique et le développement des capacités de gestion des communautés. Pour les Innus d’Ekuanitshit et les représentants de l’Association des Premières Nations du Québec-Labrador (APNQL), cette exigence de consultation pourrait éventuellement se concrétiser par l’émission de permis de recherche :

[…] les communautés exigent que toute recherche menée auprès de leur population par toute entité soit autorisée par les autorités locales des Premières Nations par l’entremise d’une résolution, de l’émission d’une licence ou d’un permis.

APNQL 2014 : 110

À travers cette reconnaissance accrue, les Innus d’Ekuanitshit souhaitent occuper un rôle plus important dans le déroulement des activités archéologiques visant leur territoire. Le PRAE constitue en ce sens un levier de développement important. Avec ce programme, ils ont notamment appris à développer davantage leurs compétences en matière de planification et de réalisation de travaux ainsi que de gestion et de participation au processus de validation des résultats.

À court et moyen termes, le PRAE est appelé à se poursuivre dans sa forme actuelle, et plusieurs thématiques de recherches sont toujours au programme. Cependant, en lien avec cette capacité d’intervention et de gestion accrue, les Innus d’Ekuanitshit aimeraient bien voir leurs équipes archéologiques obtenir des mandats de la part de partenaires externes (agences gouvernementales, ministères, etc.). Ces mandats ne viseraient pas à remplacer le travail des firmes de recherche en archéologie, mais plutôt à réaliser un travail complémentaire. Cette stratégie s’inspire par exemple de programmes mis en place chez les Cris de la Baie-James (Denton 2003 ; Martijn 1998 : 177), mais aussi de l’expérience passée avec le CAM et l’archéologue Somcynsky.

Figure 12

Reconstitution artistique de l’occupation du site EbCx-69

Reconstitution artistique de l’occupation du site EbCx-69
Aquarelle de François Girard © Maison de la Culture innue

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Figure 13

Reconstitution artistique de l’occupation du site 62G

Reconstitution artistique de l’occupation du site 62G
Aquarelle de François Girard © Maison de la Culture innue

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Si certains défis sont très spécifiquement reliés à ce type d’approche, comme celui de développer une relation de confiance ou de faire preuve d’un certain lâcher-prise sur le contrôle d’un projet, l’expérience positive du PRAE contribue néanmoins à démontrer la pertinence de ces démarches. Nous soutenons ainsi que la multiplication des approches communautaires contribue à augmenter la diversité et la qualité des recherches archéologiques effectuées. Sans amoindrir leur rigueur, ces méthodes peuvent rendre la pratique archéologique plus pertinente aux yeux des communautés étudiées et lui assurer un côté plus humaniste, en visant un impact social plus important. Sans trop bousculer le portrait actuel de la recherche archéologique au Québec, il est à souhaiter que ce domaine florissant témoigne d’un changement graduel d’attitude et d’une reconnaissance accrue du rôle des autochtones dans la recherche touchant leur identité et leurs territoires.