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Dans la cinquième édition de cet ouvrage, Margaret Maruani, sociologue aguerrie en matière d’égalité des sexes, examine l’évolution du travail et de l’emploi des femmes depuis les années 1960, en France et ailleurs en Europe, ainsi que leur situation actuelle. Tout au long de son écrit, la trame de fond est abordée à partir de ce paradoxe : le mouvement d’envergure de féminisation du salariat des dernières décennies ne s’est pas accompagné d’une régression conséquente des inégalités de sexe. L’auteure s’interroge alors sur l’issue des recompositions sans précédent du marché du travail — dont bien souvent le travail féminin constitue l’avant-scène — et ses conséquences sur la redéfinition du statut des femmes et des hommes dans la société. Elle traite de cette reconfiguration des rapports sociaux de sexe à partir de quatre thèmes, qui constituent autant de chapitres de l’ouvrage : soit l’activité, le travail, le chômage, ainsi que le travail à temps partiel et le sous-emploi.

Le premier chapitre s’intéresse aux principales transformations de l’activité féminine survenues depuis le début des années 1960. La progression prégnante de la féminisation du marché du travail partout en Europe, et ce, en dépit de la crise de l’emploi, constitue un phénomène marquant des dernières décennies. Soucieuse de dépasser les seules statistiques de l’emploi portant sur l’augmentation du taux d’activité féminine à l’échelle européenne au fil du temps, l’auteure répertorie trois tendances pouvant expliquer l’essor de la féminisation de la population active : 1- la progression de l’emploi salarié et tertiaire profitable aux femmes; 2- la mutation du rapport à l’emploi marquée par la continuité des trajectoires professionnelles des femmes de 25 à 49 ans, qu’elles aient ou non des enfants; 3- la percée et la réussite des femmes dans le système scolaire et universitaire en dépit de la persistance d’une forte ségrégation dans les filières d’enseignement. Autrement dit, ce sont les salariées du tertiaire, les mères de famille, de même que les femmes diplômées et qualifiées qui ont afflué sur le marché du travail européen depuis les années 1960.

Malgré ces avancées incontestables, et en dépit de l’adoption de législations sur le droit à l’égalité professionnelle, notamment en France, le deuxième chapitre permet de constater avec force la persistance, voire la recomposition des inégalités professionnelles. Même si les femmes représentent dorénavant la moitié des effectifs de la population active, les écarts de salaire entre les femmes et les hommes, la non-mixité et la ségrégation perdurent. La plupart des emplois féminins sont concentrés dans un nombre limité de secteurs d’activité et regroupés sur un nombre succinct de professions déjà fortement féminisées (ségrégation horizontale). Une multitude de femmes peinent encore à accéder à des postes élevés dans la hiérarchie (ségrégation verticale). À cet effet, l’auteure constate un phénomène de bipolarisation entre les femmes qualifiées qui parviennent parfois à atteindre des fonctions et des professions autrefois dévolues aux hommes (avocates, journalistes, médecins, etc.) et celles, souvent peu ou pas qualifiées, cantonnées dans un salariat d’exécution. Malgré le renforcement des inégalités entre les femmes et leurs homologues masculins et entre les femmes elles-mêmes, ce n’est que durant les années 1960 que la question de la construction sociale des différences entre travail féminin et travail masculin investit le champ sociologique en France avec les travaux de Madeleine Guilbert qui lèvent le voile sur la déqualification et sur la dévalorisation sociale du travail féminin. Grâce au concept de division sexuelle du travail abordé dans l’ouvrage, nous comprenons que la division du travail et les rapports sociaux de sexe dans la famille génèrent d’importantes inégalités professionnelles. Cependant, les disparités entre les femmes et les hommes sont aussi façonnées par le marché du travail et l’entreprise, la qualification étant une construction sociale sexuée.

Le troisième chapitre porte sur les inégalités de sexe en situation de chômage, un fléau affectant la plupart des pays de l’Union européenne. L’auteure déplore l’invisibilité du « surchômage féminin » qui survient, non par méconnaissance, mais en raison d’une plus grande acceptation du chômage féminin par la société, alors que le droit à l’emploi de leurs homologues masculins est perçu, quant à lui, comme une évidence. Comme les femmes en situation de chômage font partie de la population active, le surchômage divulgue, par le fait même, la partialité du marché du travail et des discriminations à l’endroit des femmes. Ce problème de surchômage féminin porte préjudice à la place des femmes dans la société toute entière puisque l’occupation d’un emploi est garant de l’obtention d’un salaire, d’un statut et d’une identité sociale. En plus du chômage, saisir l’ampleur des inégalités dans l’accès à l’emploi requiert aussi de s’attarder à l’inactivité des femmes. L’inactivité — loin de référer à l’oisiveté nous met en garde l’auteure — définit une position par rapport au marché du travail qui n’est pas comprise dans les statistiques du marché du travail. L’exemple rapporté est celui d’une mère de famille de cinq enfants considérée comme inactive, alors qu’elle travaille dans la sphère domestique, en comparaison avec une personne au chômage, sans travail, ni emploi, mais qui est définie comme active. L’inactivité, provenant notamment d’un désistement au chômage, de sous-emploi ou d’inactivité subie, touche en premier lieu les femmes. Hormis les politiques familiales (par exemple, les mesures d’allocations et de congés parentaux) s’adressant aux parents, Margareth Maruani désapprouve l’absence de politique d’emploi spécifique aux femmes en France pour lutter contre le surchômage féminin ou pour favoriser l’employabilité des femmes.

L’apparition, depuis les années 1980, de nouvelles différences entre emplois féminins et masculins par la propagation du travail à temps partiel et du sous-emploi est au coeur du dernier chapitre. Le chômage, qui déferle sur le monde du travail lui-même, exerce des pressions à la baisse sur les conditions de travail, ce qui aboutit à la précarité des emplois. Le travail à temps partiel, en touchant massivement les femmes dans les pays de l’Union européenne, est devenu la forme d’emploi par excellence de la division sexuelle du marché du travail. Si la réduction du temps de travail peut relever d’un choix individuel, l’auteure soutient que les femmes sont nombreuses à occuper des emplois à temps partiel faute de mieux. Sans évincer les femmes de l’emploi, le chômage et la crise ont ainsi lourdement ébranlé leurs conditions de travail. En France, la propagation du temps partiel, profondément ancrée dans les professions et les secteurs déjà fortement féminisés, ne fait qu’amplifier le phénomène de ségrégation. Au-delà d’une seule réduction d’heures de travail, le travail à temps partiel se définit, bien souvent, par une reconnaissance et une valeur sociale moindres qu’un emploi à temps plein, des postes peu ou pas qualifiés et des horaires atypiques qui ne favorisent pas toujours la conciliation entre le travail et la vie familiale. La carrière et les qualifications de ces femmes s’en trouvent aussi dévalorisées.

En conclusion, même si les progrès en matière d’accès à l’emploi et à l’éducation des femmes sont incontestables, les transformations de l’activité féminine font écho au mouvement de recompositions du marché du travail marqué par la tertiarisation du salariat, le chômage, l’inactivité contrainte, le sous-emploi, le travail à temps partiel et la précarité. Si ces mutations renforcent la division sexuelle du travail, force est de reconnaître aussi, à la lecture de cet ouvrage, que les femmes ne constituent pas une catégorie spécifique en soi, certaines, surtout les plus qualifiées, parvenant à mieux tirer leur épingle du jeu que d’autres. Se démarquant du caractère inéluctable de la reproduction des inégalités, l’auteure passe en revue, à la fois, les avancées et les reculs du travail féminin, et fait ressortir que les mécanismes à l’oeuvre au fil du temps relèvent d’une construction sociale. Elle fait aussi valoir que l’étude du travail féminin, au-delà de saisir la seule position professionnelle des femmes, permet d’offrir un regard critique sur la place des femmes dans la société. Aux dires de l’auteure, l’issue actuelle de la féminisation du salariat est celle de la liberté des femmes, notamment par l’autonomie financière, plutôt que l’égalité des sexes.

Cet ouvrage, rédigé dans un langage clair et agréable à lire, est facilement accessible à tout type de public, femmes et hommes, intéressé à la dynamique du travail et de l’emploi des femmes. De nombreux tableaux et données statistiques illustrent les propos étayés. À l’heure où la dénonciation et la conscientisation du phénomène du harcèlement et des violences au travail des femmes engendrent un regain d’intérêt à l’endroit des enjeux féministes, cette cinquième édition arrive à point nommé et saura intéresser quiconque souhaite cerner les réelles avancées, mais aussi le chemin qui reste à parcourir en matière d’égalité entre les femmes et les hommes.