Corps de l’article

Introduction

Chercher, trouver et maintenant gérer : le métier de chercheur connait des bouleversements depuis deux décennies. Une pression croissante est mise sur la recherche et l’innovation comme facteur-clé de développement économique (Héraud et Lachmann, 2015), alors que les modes de financement et de gouvernance de la recherche publique se recomposent (Montlibert, 2004) et un changement de paradigme du lien entre science et société apparaît (Shapin, 2010). L’organisation de la recherche, son pilotage et ses métiers évoluent dans un environnement compétitif, ce qui nécessite de repenser son management (Gilbert et al., 2018) et ses politiques de Gestion des ressources humaines (GRH par la suite), comme en témoigne le label HRS4R (Human Resources Strategy for Researchers) développé par la Commission européenne[1].

En France, l’emploi scientifique se partage entre secteur public et secteur privé, ce dernier concentrant 60% des effectifs de Recherche et Développement[2](RetD). Chacun de ces secteurs doit faire face à des défis. La recherche publique est confrontée à une baisse des financements. De plus, la mise en place du « Nouveau Management Public » a introduit dans les organisations des exigences de performance et de rationalisation, entraînant notamment une « course à la publication » et aux classements (Gaulejac, 2012; Jouvenet, 2011; Montlibert, 2004). Le secteur privé est, quant à lui, confronté à la nécessité d’innovations plus nombreuses, plus rapides et plus radicales dans un environnement où les concurrents prennent des formes variées, telles que les PME et les jeunes entreprises en démarrage ou start-up (Galindo, 2017).

Les évolutions du travail scientifique ont entrainé une transformation de la GRH des chercheurs, tant dans le privé que dans le public. Ces changements semblent toutefois insuffisants et les systèmes actuels de reconnaissance du travail des chercheurs, en particulier, ne permettent ni de les valoriser ni de les stimuler (Bobadilla et Gilbert, 2015; Gastaldi et Gilbert, 2006). En France, la gronde des chercheurs face au changement de leurs conditions de travail s’exprime dans le mouvement « Sciences en marche », créé en 2014.

Les chercheurs étant un archétype de professionnels du savoir, dont le nombre et la place dans la société ont crû depuis plusieurs décennies (Drucker, 1994), s’intéresser à la reconnaissance de leurs métiers dans ce contexte de recomposition pourrait aider à comprendre le rapport au travail et à la société des personnes sans cesse plus nombreuses à s’engager dans l’économie de la connaissance (Drucker, 1999; Thévenet, 2006).

Afin d’ouvrir la voie à d’autres moyens de reconnaissance mieux adaptés au métier du chercheur et aux évolutions récentes de la recherche et de ses métiers, cet article mobilise le concept de reconnaissance au travail dans le cas de chercheurs en sciences de la nature et sciences formelles, sciences dites « dures ». La problématique à laquelle nous proposons de répondre dans cet article est la suivante : Quelles sont les attentes des professionnels du savoir en termes de reconnaissance ?

Dans un premier temps, cet article revient sur les particularités des chercheurs, leurs besoins spécifiques de reconnaissance et propose un cadre analytique de la reconnaissance au travail. Sont présentés, dans un deuxième temps, les résultats d’une recherche menée dans un centre de recherche publique et un centre de recherche privée. L’étude des différents niveaux et formes de reconnaissance permet, dans un troisième temps, d’en comprendre la complexité, mais également d’identifier les différents leviers d’action envisageables.

Revue de littérature

Être chercheur en France : un métier, des modalités d’exercice différentes

Le métier de chercheur s’exerce traditionnellement en France dans deux secteurs : le secteur public, en tant que chercheur ou enseignant-chercheur dans des organismes publics — centres de recherche type CNRS ou universités — , et le secteur privé, dans des centres de Recherche et Développement (RetD) de grandes entreprises, avec, depuis les années 1980, un accroissement des chercheurs dans des PME et, plus récemment, dans les jeunes entreprises en démarrage ou start-ups (Duhautois et Maublanc, 2005).

Ces deux secteurs ont globalement connu trois grandes phases de développement. La première, de l’Après Seconde Guerre mondiale à 1968, est une phase dite de « professionnalisation de la recherche ». Alors que l’État lance de grands programmes de recherche publique, la recherche industrielle se développe avec un poids croissant des ingénieurs dans les industries (Connan, Falcoz et Potocki Malicet, 2008, ch. 2). La deuxième phase a lieu au cours des années 1980 avec le retour d’une politique publique volontariste en termes de recherche, ainsi qu’un développement très important de la recherche privée (Héraud et Lachmann, 2015). Celles-ci lancent également des programmes et le « bureau des méthodes » laisse place à la RetD (Connan et al., 2008, ch. 2). La troisième phase est initiée vers la fin des années 1990 et au début des années 2000. Face aux attentes plus grandes en matière de recherche et d’innovation, les pouvoirs publics ont instauré de nombreux changements avec, notamment, la Loi sur la Recherche de 1999 et encouragé la mobilité entre les deux secteurs à travers divers dispositifs : des réglementations, afin de rapprocher le public et le privé à travers les pôles de compétitivité par exemple (Héraud et Lachmann, 2015); ou encore des aides financières pour accroitre les dépenses de la RetD privée (Dortet-Bernardet et Sicsic, 2017). Les frontières entre recherche publique et recherche privée seraient alors de plus en plus perméables (Pigeyre et Valette, 2006) même si la mobilité public-privée reste faible (Recio, 2011).

Le nombre de chercheurs en France a donc augmenté de façon continue pour atteindre le nombre de 400 000[3] environ en 2015, les deux-tiers d’entre eux travaillant dans le secteur privé. Mais, à ce stade, il faut se demander que signifie « être chercheur » ? Dans les statistiques précédemment citées, sont qualifiés de « chercheurs », les personnels titulaires a minima d’un diplôme d’ingénieur ou d’un doctorat. Environ 56% des chercheurs en entreprise sont des ingénieurs[4], tandis que les docteurs sont, quant à eux, majoritaires dans le public et les PME (Connan et al., 2008; Duhautois et Maublanc, 2005).

Cette répartition supporte l’idée que la recherche fondamentale se ferait dans le public alors que la recherche appliquée serait l’apanage du privé (Connan et al., 2008), ce qui structurerait ainsi le métier de chercheur. Il n’existerait non pas « un », mais « des » métiers de chercheur (Leclercq et Potocki Malicet, 2006). Ces études sur les identités professionnelles des chercheurs font écho à celles de Merton et Gouldner à travers la distinction cosmopolitan/local (Gouldner, 1957; Roger, 1991a; Bouchez, 2006). La sociologie des professions et des sciences s’est emparée de la question de ces « professionnels », chercheurs ayant le grade de docteur ou d’ingénieur, qui en intégrant les entreprises, amènent avec eux leurs caractéristiques professionnelles, des caractéristiques spécifiques qui peuvent entrer en conflit avec les logiques organisationnelles (Kornhauser, 1962). Il a été, toutefois, mis en évidence que le degré d’identification de ces professionnels à leur organisation ou à leur profession diverge selon les individus (Leclercq et Potocki Malicet, 2006; Roger, 1991a).

Les chercheurs ont donc un métier dont les modalités d’exercice diffèrent selon le secteur dans lequel ils travaillent. Ils sont tous des chercheurs, au sens de professionnels engagés dans une activité de recherche, ce qui implique souvent d’importantes compétences techniques (Jouvenet, 2007). Leurs missions semblent de plus en plus touchées par des activités administratives, liées à la recherche de financement dans le public (Jouvenet, 2011; Ottmann, 2015) et au pilotage de la recherche en mode projet en RetD (Charue-Duboc et Gastaldi, 2012; Goussard et Tiffon, 2013). Leur travail doit être valorisé — par la communication, les publications, la formation, notamment dans le public, ainsi que les brevets, les produits et le transfert de connaissance dans le privé — et évalué — par les pairs, dans le public, et le manager, dans le privé. Cette évaluation par les pairs est, parfois, qualifiée de « collège invisible » (Crane, 1969). Enfin, une dimension importante du métier de chercheur est celle du « plaisir à faire de la recherche » (Connan et al., 2008 : 123), voire d’une « passion » pour le métier (Sié et Yakhlef, 2009).

Les chercheurs semblent ainsi exercer un même métier dans des organisations possédant des fonctionnements diversifiés et des contraintes différentes, mais ils sont également des professionnels aux besoins spécifiques. Comment alors gérer les chercheurs ?

Être chercheur dans les organisations : une GRH (in)adaptée à des besoins spécifiques

L’étude des chercheurs dans les organisations nous positionne à l’intersection d’une quadruple littérature (Alves et Culié, 2016) : les travailleurs du savoir (knowledge workers en anglais), les professionnels, les experts (Lelebina et Gand, 2018) et la littérature gestionnaire sur les chercheurs.

Ceux-ci sont, en effet, des travailleurs du savoir (knowledge workers) puisqu’ils « pensent pour vivre » et « le but premier de leur travail implique la création, la distribution ou l’application du savoir » (Davenport, 2005 : 10)[5]. Les scientifiques sont, selon Davenport, un exemple de travailleurs du savoir dont le rapport au travail est spécifique, notamment en termes émotionnels (ibid. : 20). Mais ils sont également des « professionnels » au sens de la sociologie des professions (Kerr, Von Glinow et Schriesheim, 1977; Thévenet, 2006) et, plus particulièrement, des « professionnels du savoir » au sens de Bouchez (2005, 2006) puisque leur activité dominante se caractérise par la « manipulation de concepts et d’idées ». De plus, l’interaction avec le client est moindre chez les chercheurs que pour d’autres familles de professionnels.

Ces différentes littératures se rejoignent sur les principales caractéristiques et besoins des chercheurs en tant que professionnels du savoir : besoin d’autonomie, importance donnée aux caractéristiques du travail et à l’intérêt de son contenu, liberté de mise en oeuvre de leurs idées et choix dans la détermination de leur sujet, sécurité, motivation intrinsèque plutôt qu’extrinsèque, management accompagnant plutôt que directif, importance de la communauté (Bouchez, 2005; Davenport, 2005; Gastaldi et Gilbert, 2008; Hourquet et Roger, 2005; Leclair, 1991; Roger, 1991a; Tarondeau, 2003) et, enfin, un besoin de reconnaissance important (Guyon, 2014; Jobert, 2005; Leclair, 1991; Roger, 1991b).

Ainsi, du fait de ses spécificités, cette population semble nécessiter une gestion particulière, notamment une GRH spécifique (Chanal et al., 2003; Drucker, 1999; Horwitz, Heng et Quazi, 2003; Leclair, 1991). Des modes de gestion dédiés ont ainsi été développés. L’outil le plus connu est celui de la double échelle, mise en place dans les organisations, notamment privées, dès les années 1950. Cet outil doit permettre, d’un côté, la promotion des salariés encadrant une équipe et, de l’autre, l’obtention de privilèges spécifiques pour les salariés sans responsabilité managériale : plus grande autonomie, progression salariale équitable ou encore intitulé de poste particulier (Shepard, 1956, 1958; Allen et Katz, 1985). L’objectif est de renforcer la motivation de ces professionnels en les reconnaissant et en les protégeant (Kornhauser, 1962). Fortement critiquée, la double échelle ne semble pas avoir répondu entièrement aux problématiques des entreprises ni aux besoins des chercheurs (Allen et Katz, 1985; Cantrall et al., 1977; Gastaldi et Gilbert, 2016; Gunz, 1980), puisqu’elle n’amène pas toujours d’égalité en matière de rétribution, notamment, et parce que la reconnaissance peut paraître factice (Gastaldi et Gilbert, 2007). Elle reste, toutefois, l’outil principal de GRH des chercheurs utilisé à la fois dans le privé et dans le public (Lauzol et Jonquiere, 2015), universités mises à part.

Concernant les autres pratiques de reconnaissance des chercheurs existantes dans les organisations, ce sont les pratiques formelles et financières qui dominent, telles que l’attribution de titres, les politiques salariales formalisées ou, encore, les cérémonies officielles (Bobadilla et Gilbert, 2015; Hourquet et Roger, 2005). Toutefois, les recherches soulignent que les pratiques devraient être plutôt informelles en termes d’organisation du travail et de reconnaissance pour être effectives (Bobadilla et Gilbert, 2015). Il s’agirait alors de considérer le travail de recherche réellement effectué et d’agir sur celui-ci à travers son évaluation par le manager (Gritzo, Fusfeld et Carpenter, 2017; Katz, 2005). Les pratiques de reconnaissance devraient, également, porter sur l’évaluation des compétences en tant que telles (Bouchez, 2005) et favoriser le collectif (Lelebina et Gand, 2018; Ottmann, 2015), y compris en matière de rétributions financières.

L’organisation semble ainsi un acteur-clé dans la reconnaissance de ses chercheurs avec la mise en place de systèmes RH de rémunération et de gestion de carrière (Chanal et al., 2003; Gastaldi et Gilbert, 2007). De plus, l’évaluation des chercheurs dans le privé repose principalement sur le manager (Malleval et Falcoz, 2013) et les clients (Connan et al., 2008 : 172-173). Toutefois, le travail du chercheur en entreprise n’est pas un travail solitaire et la reconnaissance des pairs leur est nécessaire en interne (Bootz et Schenk, 2014; Dubois et al., 2005), voire en externe (Fablet et Lacaze, 2015). Les chercheurs du public, quant à eux, sont plus largement soumis à l’évaluation de leurs pairs et de leur communauté à l’intérieur mais, aussi, à l’extérieur de l’organisation, à travers le travail d’évaluation des publications (Flot, 2014) attendues par leurs institutions.

Ceci signifie donc, dans les deux cas, que la reconnaissance des chercheurs dépasse les frontières de l’organisation. Comment alors les organisations peuvent-elles gérer les attentes de reconnaissance des chercheurs ?

Ainsi, malgré les transformations du travail et des réponses RH à ces problématiques, la reconnaissance, individuelle ou collective, des chercheurs et de leur expertise est toujours en question (Bobadilla et Gilbert, 2015) puisque les pratiques de reconnaissance existantes ne permettent pas de répondre aux attentes des chercheurs. La littérature traitant de ces aspects s’avère disparate. La reconnaissance des chercheurs est, en effet, principalement abordée à travers les pratiques et outils, comme la double échelle (Gastaldi et Gilbert, 2016), dans le cadre global de gestion RH des chercheurs ou des professionnels du savoir (Bouchez, 2005; Leclair, 1991) ou dans le cadre d’études sur la motivation (Roger, 1991a), dont le concept de reconnaissance se distingue. La reconnaissance est, en effet, source de motivation (Bourcier et Palobart, 1997). La mobilisation d’un cadre analytique de reconnaissance au travail permettrait donc une compréhension plus fine des formes de reconnaissance attendues par les chercheurs, ainsi que des pratiques que les organisations pourraient développer.

La reconnaissance au travail : un concept polysémique, polymorphe et multidimensionnel

L’émergence de cadres conceptuels ou analytiques sur la recconnaisance au travail en sciences de gestion a été assez tardive puisque, d’une part, la reconnaissance au travail a longtemps été intégrée dans les études sur la motivation (Maslow, 1943) et, d’autre part, sa terminologie même n’est pas toujours fixée. Alors que nous utilisons le terme de « reconnaissance » ou « pratiques de reconnaissance », certains auteurs utilisent, par exemple, plus facilement le terme de « récompense » (Siegrist, 1996; St-Onge et al., 2005). Il s’agit, enfin, d’un concept présent dans de nombreuses disciplines qui viennent enrichir ce concept appliqué au travail. La philosophie et les travaux fondateurs d’Axel Honneth (2002) ou, encore, ceux de Ricoeur (2006) notamment sont mobilisés par les chercheurs en sciences de gestion (El Akremi, Sassi et Bouzidi, 2009; Terramorsi et Peretti, 2010).

La psychopathologie et la psychodynamique du travail offrent un premier cadre d’analyse pour l’étude de la reconnaissance au travail. Cette dernière est vue comme la rétribution morale ou symbolique que les salariés attendent pour leur contribution. Cette rétribution passe par un double jugement sur la qualité du travail : le « jugement d’utilité » prononcé plutôt par la hiérarchie et le « jugement de beauté », relevant plutôt des collègues (Dejours et Gernet, 2009). Pour la psychodynamique du travail, la reconnaissance est celle du travail — qualité, implication, contribution — et non de celle de l’être. C’est donc par la reconnaissance du travail qu’il y aura reconnaissance de l’identité (Dejours, 2007, 2009; Dejours et Gernet, 2009, 2012). Or, les modes actuels de gestion de la recherche et de reconnaissance tendent à valoriser le résultat du travail, plutôt que l’individu, ainsi qu’à négliger le collectif, rendant difficile la coopération nécessaire à la reconnaissance (Flot, 2014; Guyon, 2014).

D’autres conceptualisations de la reconnaissance sont développées. Par exemple, St-Onge et al. (2005) proposent sept formes de reconnaissance qui permettent de se détacher de la vision binaire de la reconnaissance monétaire et non monétaire. Une grille de lecture de la reconnaissance est également possible à partir de ses pratiques : 1-financière/non financière; 2-publique/privée; 3-individuelle/collective; 4-régulière/ponctuelle; 5-formelle/non formelle (Bourcier et Palobart, 1997; St-Onge et al., 2005).

Enfin, un cadre d’analyse de la reconnaissance au travail a été développé par Brun et Dugas (2005). Pour diverses raisons, il nous semble pertinent de le mobiliser afin de comprendre les attentes de reconnaissance des chercheurs. Tout d’abord, ce cadre d’analyse prend en compte à la fois les formes de reconnaissance, c’est-à-dire ce sur quoi porte la reconnaissance au travail, et à la fois les acteurs de la reconnaissance appelés ici niveaux d’interaction. Il est donc un cadre intégrateur du concept de reconnaissance qui permet de l’analyser, non plus uniquement à travers ses pratiques et leurs caractérisations, mais bien sur les fondements de la reconnaissance. Il intègre quatre approches théoriques, comme illustré dans le Tableau 1.

Tableau 1

Approches théoriques et formes de reconnaissance (adapté de Brun et Dugas, 2005)

Approches théoriques et formes de reconnaissance (adapté de Brun et Dugas, 2005)

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Par ailleurs, ce cadre d’analyse permet de croiser les formes de reconnaissance aux acteurs de celles-ci. Or nous avons pu voir ci-dessus que ces acteurs pouvaient être différents selon le privé et le public.

La reconnaissance est définie par Brun et Dugas (2005 : 85) comme :

[…] une réaction constructive; il s’agit aussi d’un jugement posé sur la contribution de la personne, tant en matière de pratique de travail qu’en matière d’investissement personnel et de mobilisation. Enfin, la reconnaissance se pratique sur une base régulière ou ponctuelle, avec des manifestations formelles ou informelles, individuelles ou collectives, privées ou publiques, pécuniaires ou non pécuniaires.

Les pratiques de reconnaissance sont caractérisées par quatre formes et cinq niveaux d’interaction.

Les quatre formes de reconnaissance sont :

  • La reconnaissance existentielle qui est la reconnaissance du salarié en tant qu’individu, digne de respect, ayant droit à la parole dans l’organisation et à l’influence sur les décisions;

  • La reconnaissance de la pratique du travail qui se concentre sur la façon dont le salarié effectue son travail, ses pratiques de travail, les processus mis en oeuvre pour l’exécuter. Cette forme de reconnaissance prend en compte les compétences acquises et déployées dans le travail; forme de reconnaissance d’autant plus importante dans notre cas qu’elle favorise l’innovation (Defelix et Klarsfeld, 2005);

  • La reconnaissance de l’investissement dans le travail qui porte sur la participation, la contribution et les efforts fournis par le salarié, en termes d’intensité et de qualité du travail;

  • La reconnaissance des résultats.

Deux formes de reconnaissance semblent majoritaires dans la littérature sur la gestion des chercheurs. D’une part, à travers les outils et pratiques de reconnaissance, tels que l’évaluation des chercheurs par leurs publications, les entretiens annuels, la « double échelle », c’est la reconnaissance des résultats qui est mise en oeuvre. D’autre part, certains travaux mettent en avant la nécessité d’équilibrer l’individuel et le collectif dans la rétribution, ainsi que la prise en compte du droit à l’erreur dans l’évaluation (Leclair, 1991; Tarondeau, 2003), ce qui porte à penser que la reconnaissance de l’investissement de l’individu dans son travail et de ses pratiques de travail est encore peu exprimée.

Le cadre d’analyse de Brun et Dugas (2005) intègre également cinq niveaux d’interaction :

  • Horizontal : la reconnaissance est établie entre les collègues et les membres d’équipe;

  • Vertical ou hiérarchique : elle s’établit entre le collaborateur et le manager;

  • Organisationnel : ce niveau met en avant l’intention de reconnaissance des organisations au moyen de politiques ou programmes;

  • Externe : la reconnaissance passe par personnes externes à l’entreprise liées à la prestation de service (clients, fournisseurs, consultants, partenaires);

  • Social : ce niveau concerne le rapport des salariés à la société.

Les acteurs de la reconnaissance des chercheurs semblent être principalement l’organisation et la hiérarchie. Toutefois, la littérature mentionne un niveau qui n’apparaît pas dans ce modèle, il s’agit des pairs, « les seuls dont le jugement au fond importe » (Leclair, 1991) en tant que communauté professionnelle présente à la fois dans l’organisation mais, également, à l’extérieur de celle-ci (Crane, 1969).

Ainsi, la mobilisation d’un cadre analytique de la reconnaissance au travail nous permet de remarquer que la littérature sur la gestion des chercheurs propose principalement trois formes de reconnaissance — pratique du travail, investissement et résultats —, ainsi que deux niveaux d’interaction — vertical et organisationnel. Quant aux niveaux d’interaction, bien que déjà mentionnés par Herzberg (1972), ils restent insuffisamment étudiés dans la littérature. En distinguant reconnaissance horizontale et verticale, Dejours notait de même, en 2007, qu’il était nécessaire d’examiner, non pas seulement la reconnaissance horizontale, « mais aussi les conditions de la coopération et de la reconnaissance verticales » (2007 : 68). Ce besoin d’examiner et de caractériser ce niveau d’interaction est repris plus largement par El Akremi, Sassi et Bouzidi (2009) qui soutiennent la nécessité d’ « impulser une réflexion quant aux critères ou caractéristiques indispensables en la source, en l’émetteur de ces marques de reconnaissance et dans le contexte de leur échange » (p. 678).

En analysant la question de la reconnaissance des chercheurs à l’aide du cadre analytique de Brun et Dugas (2005), dont la force repose sur le croisement des formes de reconnaissance et de leurs sources, nous souhaitons répondre à la problématique suivante : Quelles sont les attentes des professionnels du savoir en termes de reconnaissance ? Le cas des chercheurs français, comme archétype des professionnels du savoir, a été retenu.

Méthodologie

Deux organisations, une même problématique

Le « métier » de chercheur ne se résume pas à la recherche publique, même si cette dernière tend à structurer l’éthos de la profession (Merton, 1973). Les personnes oeuvrant dans les entreprises partagent avec les chercheurs du secteur public les mêmes formations et le même ethos, bien qu’ils soient inscrits dans des fonctionnements organisationnels différents (Kornhauser, 1962; Roger, 1991a; Tarondeau, 2003). De plus, la porosité des carrières dans les métiers scientifiques entre le secteur public et le secteur privé est réelle (Fixari et Fort, 2005) — elle peut même être systématique (Strauss, 1963). Nous considérons donc que le champ scientifique (Bourdieu, 1976) se compose de l’ensemble des professionnels de la recherche, car nous ne saurions étudier la gestion de la science et ses liens avec la société en s’attardant seulement le secteur public. Nous avons donc sélectionné deux cas afin de les comparer (Vigour, 2005) : l’un dans le secteur public, Energix, et l’autre dans le secteur privé, Optix. Ils regroupent les mêmes métiers — chercheurs, ingénieurs de recherche et techniciens — dans les mêmes domaines scientifiques inscrits en sciences « dures », par exemple mathématiques, physique ou, encore, chimie. Certains chercheurs du centre privé ont acquis une expérience dans une structure publique, voire même chez Energix, avant d’obtenir leur poste actuel. Certains laboratoires du centre public donnent une orientation appliquée à leurs recherches et sont investis dans des centaines de partenariats avec l’industrie, alors que, de son côté, le centre privé noue régulièrement des partenariats avec des organismes publics. En dernier lieu, précisons également qu’aucun des chercheurs rencontrés n’a de charge d’enseignement associée à son poste.

Une démarche de recherche qualitative

Ce travail a été réalisé grâce à un corpus de 50 entretiens semi-directifs : 26 chez Energix et 24 chez Optix, réalisés jusqu’à saturation des données. Dans les deux cas, des entretiens ont été menés avec des chercheurs et du personnel scientifique, des responsables d’unité, ainsi que des « observateurs » (RH ou médecins du travail) afin de disposer de regards croisés sur les pratiques, outils et situations. La diversité des fonctions dans chaque cas reflète les spécificités des organisations, notamment la part significative de « jeunes chercheurs » dans le secteur public (cf. Tableau 2).

Tableau 2

Répartition des entretiens par secteurs et fonctions

Répartition des entretiens par secteurs et fonctions

*Entretien réalisé en binôme

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Les données ont été retranscrites, puis codées à l’aide du logiciel NVivo 12 par le biais d’une analyse thématique de contenu basée sur les quatre formes et les cinq niveaux d’interaction au sens de Brun et Dugas (2005). L’application de la segmentation du cadre d’analyse de Brun et Dugas a permis de traiter et trier le matériau pour l’analyser. Cette segmentation et les croisements entre formes et sources de reconnaissance permettent d’aller au-delà d’un simple classement de la reconnaissance selon ses pratiques : ils mènent à une compréhension dynamique des dimensions de la reconnaissance attendues par les chercheurs, notamment par des productions intermédiaires de tableaux comparatifs (Vigour, 2005).

Analyse des données

La recherche publique : entre pratiques de reconnaissance subies et recherchées

Energix : des pratiques de reconnaissance classiques et formelles

Energix est un centre de recherche public français de grande taille qui, historiquement, devait répondre aux attentes de l’État et des politiques publiques en matière de recherche scientifique. Les salariés n’y ont pas le statut de fonctionnaire — les recrutements se font avec les méthodes du privé, pas par concours — , mais ils bénéficient, malgré cela, d’une sécurité de l’emploi — pour ceux en contrat à durée indéterminée (CDI) — , et d’une autonomie de recherche relative. L’organisme recourt de plus en plus à des formes de travail précaires — doctorats et postdoctorats, contrats de recherche — liées au financement par projet (Jouvenet, 2011).

Les chercheurs n’ont pas de charge d’enseignement. Les laboratoires se composent de chercheurs — docteurs et HDR —, d’ingénieurs de recherche pouvant ou non avoir des fonctions différentes des chercheurs, de techniciens de laboratoires et de jeunes chercheurs — doctorants, post-doctorants et stagiaires. Les proportions des différents statuts varient selon la nature de l’activité du laboratoire : la conduite d’expérimentations implique davantage d’ingénieurs et de techniciens dans les effectifs.

Les activités de recherche de l’organisme sont diversifiées : les données ont été recueillies au sein de quatre laboratoires de l’organisme positionnés sur autant de disciplines différentes, certains de recherche fondamentale et d’autres de recherche appliquée. Les sources de financements de l’organisme et des différents laboratoires étudiés sont diverses : subventions publiques, fonds de l’ANR, fonds de l’Europe (H2020, ERC, etc.), partenariats industriels (majoritaire pour un quart de l’organisme), etc. Les chercheurs expérimentés et directeurs de Laboratoire ont une importante mission de recherche de financements, en sus de la conduite de leurs recherches.

Au sein d’Energix, les services RH soutiennent et suivent régulièrement les politiques RH vectrices de reconnaissance des chercheurs : suivi et justification des rémunérations et des carrières (malgré une rigidité certaine de ces aspects, héritage de la dimension publique de l’organisme), entretiens annuels et entretiens d’objectifs, formations ou politique de GPEC, par exemple. Plus spécifiquement, depuis 2008, l’organisme a mis en place une politique structurée de valorisation de l’expertise — dossiers de candidature étoffés, double validation des candidatures, comités indépendants d’évaluation — pour l’ensemble de son personnel par un outil de type « double échelle ».

L’organisme est en cela relativement atypique : s’il est indéniablement inscrit dans la recherche publique, il a un fonctionnement plus structuré et plus structurant pour les équipes de recherche que ne peut l’être l’université française.

Une reconnaissance des pairs ambivalente

Le cas a montré que diverses sources de reconnaissances étaient décrites comme présentes par les chercheurs, avec une grande importance donnée à des sources « externes » à l’organisation. Les mécaniques de reconnaissance externes sont structurées chez Energix essentiellement par l’obtention de résultats. Cela n’est pas anodin, car, dans une large mesure, l’investissement personnel et technique dans la recherche ne garantit pas la production de résultats valorisables. La recherche scientifique, et notamment expérimentale, est par définition un processus d’essai/erreur et elle débouche fréquemment sur des impasses, obligeant à revoir les postulats.

Par ailleurs, le jugement des pairs externes est consubstantiel à l’évaluation des résultats et à l’obtention de financements dans le public. Si cette méthode d’affectation des ressources peut être critiquée par certains, le jugement des pairs semble être une source de reconnaissance considérée comme légitime malgré cette dimension subie, comme l’exprime ce chercheur : « c’est toujours très gratifiant d’avoir des publications en plus du fait, de l’importance que ça a pour sa carrière » (N°25).

Les pairs, qu’ils soient internes ou externes à l’organisation, apparaissent prégnants dans les discours à ce sujet. Ils sont non seulement un « système » scientifique en partie désincarné (et externe à l’organisation), mais aussi, plus classiquement, ils comprennent également les collègues, en interne de l’organisation, avec qui les chercheurs n’ont pas de lien hiérarchique et qui peuvent être porteurs de reconnaissance, comme l’indique ce chercheur :

Notre responsable hiérarchique va nous dire […] qu’il est content de notre travail […]. Je dirais notre responsable hiérarchique mais aussi dans notre entourage, les gens qui travaillent avec nous, les étudiants, les techniciens avec qui on travaille ont aussi ce type de reconnaissance là.

N°26

Il est alors intéressant de constater que la « structure » d’Energix, les dimensions organisationnelle et hiérarchique des sources de reconnaissance viennent compléter la reconnaissance de sources externes et des pairs. La reconnaissance de la qualité du travail et la notion de travail bien fait sont mises en avant à un niveau interne et organisationnel, à travers l’écoute et les échanges du manager direct, comme l’explique ce chef de Laboratoire : « Mon rôle, au fond, effectivement, c’est ‘d’échanger sur’, d’avoir un avis, de donner un avis, d’échanger avec eux, de faire passer cet avis. Et ça, c’est, je pense, apprécié » (N°27).

Par ailleurs, l’existence d’une filière de reconnaissance de l’expertise, proche d’un dispositif de double échelle, montre que, dans cette organisation, la fonction RH considère qu’elle doit être une actrice de la reconnaissance des chercheurs.

L’expression de manques de reconnaissance

Nous constatons néanmoins chez Energix l’expression de manques de reconnaissance de la part des chercheurs.

Ce manque s’exprime par des plaintes liées à l’aspect linéaire et peu personnalisé des carrières et des salaires, comme l’explique cette post-doctorante : « Par rapport à tous les efforts qu’on fournit, tout le temps qu’on y met, on n’est pas assez payé. Et c’est comme ça. Et c’est pour ça, d’ailleurs, qu’il y en a plein qui veulent partir, là où c’est plus difficile, mais où tu peux gagner beaucoup plus » (N°47). C’est l’investissement dans le travail qui semble, en particulier, peu pris en compte. Ainsi les dispositifs organisationnels existants ne semblent répondre que partiellement au besoin de reconnaissance. De même, le jugement des pairs qui valorise avant tout les publications et les résultats produits par les recherches ne reconnaît pas les efforts fournis pour y parvenir.

Nous constatons aussi que la reconnaissance de l’être humain est très peu mise en avant dans ces données, qu’elle disparait au profit du travail de la personne et, surtout, des résultats de celui-ci. Mécaniquement, un manque de reconnaissance vis-à-vis du travail — lorsque cela arrive — entraîne alors la perception d’un manque de reconnaissance de l’individu. Or, comme l’explique cet ingénieur de recherche : « Le fait de ne pas être récompensé pour mon travail, c’est une souffrance extraordinaire » (N°45).

Enfin, concernant la reconnaissance externe à l’organisation, il semble exister un rapport ambigu à la société. L’image du chercheur n’y est pas forcément valorisée, son investissement et ses efforts ne sont pas connus et reconnus par la société, car le métier même n’est pas connu ou compris, comme l’exprime cette chercheuse : « C’est plus une méconnaissance du travail, je pense, du métier en tant que tel, qui pousse certaines personnes à avoir une image pas très bonne de la recherche, […] une image un peu négative du chercheur, les gens sont là [et se disent] ‘Bon, il cherche, voilà’ » (N°32). Le métier de chercheur semble, en effet, faire l’effet d’une « boîte noire » pour la société. Toutefois, être visible auprès du grand public et communiquer peut être un facteur de reconnaissance, comme l’indique ce manager : « Très récemment, j’ai fait un papier pour un journal de vulgarisation scientifique. […] dans les auteurs, il y a des gens de mon équipe et je sais que ça va leur faire plaisir d’avoir leur nom dans un journal que le quidam pourra acheter dans les bureaux de tabac du coin » (N°48). Deux facteurs de reconnaissance « sociale » en particulier sont enfin avancés : faire avancer la science et être utile à la société, comme l’explique cet ingénieur de recherche : « Des fois, on se dit : ‘Tiens, ça sert à quelque chose’. Quand le gosse demande : ‘Qu’est-ce que tu fais Papa ?’, je peux expliquer » (N°45).

Optix : Les paradoxes d’une démarche organisationnelle volontariste de reconnaissance

Une RetD privée : une politique de reconnaissance à construire

Le second cas est constitué d’un centre de RetD français de 500 personnes, en CDI. Les cadres — ingénieurs et docteurs — représentent deux tiers de cette population. Certains docteurs ont effectué des postdoctorats en France et à l’étranger, tandis que quelques-uns ont été maîtres de conférence avant d’intégrer l’entreprise. Quelques doctorants complètent ces effectifs. Les départements de la RetD sont organisés par domaines scientifiques et les équipes possèdent une organisation hiérarchique classique, non pas une organisation de type laboratoire.

Plusieurs types de recherche y sont pratiqués : des recherches amont sont effectuées dans certains services et donnent lieu à des publications, communications scientifiques, brevets et communications grand public. Cette recherche s’appuie sur des partenariats avec des organismes de recherche publics et les universités. La recherche appliquée et le développement restent les activités majoritaires, alors que le développement de produits s’effectue en mode projet.

Depuis plusieurs années, la question de la reconnaissance des personnels de recherche est l’objet de réflexions entre les RH et les métiers. En 2005, une étude interne mettait en évidence des problématiques liées à la reconnaissance des experts. Quelques années plus tard, plusieurs outils RH ont été mis en place : notamment un outil de gestion de carrière dérivé du système de la double échelle, une définition de niveaux d’expertise, des communautés de pratiques initiées par l’organisation et une cérémonie de remise de prix. Bien que la démarche ayant mené à la création de l’outil de type double échelle ait été perçue initialement comme pertinente par l’ensemble des acteurs, cet outil, tout comme les niveaux d’expertise, ont été abandonnés deux ans plus tard : trop lourds, peu transparents, sans conséquence pour l’activité quotidienne et la carrière des experts.

Une reconnaissance auto-organisée et naturelle des compétences par les pairs

L’analyse de ce cas permet de mettre en évidence l’importance pour les chercheurs de la reconnaissance informelle accordée par les pairs sur les compétences. La reconnaissance du travail et la reconnaissance en tant qu’expert semblent se faire naturellement dans le réseau des pairs, des collègues internes et externes à la RetD comme l’exprime ce chercheur : « Si les gens viennent nous voir naturellement sans qu’on ait eu à faire quoi que ce soit, c’est la reconnaissance ultime. C’est-à-dire qu’on se dit : « ‘Tiens, je commence à être connu pour ce sujet’, donc, là, les gens viennent nous voir » (N°20). Cette reconnaissance est fondée sur l’appréciation de l’expertise, des compétences de la personne qui sait répondre aux questions qui lui sont posées et pour lesquelles elle est légitime : « On est reconnu quand on vient nous chercher, parce qu’on sait qu’on a des compétences dans un domaine qui peut aider à résoudre un certain problème » (N°24). Cette reconnaissance existe à travers le réseau des pairs, qui semble ainsi auto-organisé en interne mais, également, en externe, et qui a commencé à s’établir lors des études, en particulier durant la thèse de doctorat (N°21). La reconnaissance par les pairs externes, lors d’invitations à des conférences ou par la publication, existe et est source de reconnaissance pour les chercheurs, voire un « Graal » pour certains (N°20).

Avec les compétences, la reconnaissance, pour les chercheurs, doit porter sur le travail fait et bien fait. Et seul ce travail semble compter, comme l’exprime ce chercheur : « Il faut que le travail soit reconnu de manière factuelle, s’il est fait et bien fait, mais on parle que du travail et on ne parle pas de la personne » (N°11).

L’expertise qui a été durement acquise au travers d’un parcours long (N°16) implique un engagement important de la part du chercheur vis-à-vis de son travail. Plus encore, un rapport identitaire fort semble exister entre le chercheur et son expertise, ce qui explique le besoin de reconnaître le travail et les compétences de l’expert comme l’analyse ce manager :

S’il y a une réunion sur un sujet où ils estiment qu’ils sont experts techniques et qu’il y avait une décision qui devait être prise et qu’ils n’ont pas été invités, ça veut dire qu’on ne les a pas écoutés, qu’ils n’ont pas été consultés donc, quelque part, ils ne sont pas reconnus comme ayant un point de vue intéressant, donc, quelque part, ils sont niés. (N°17)

Des attentes de reconnaissance fortes vis-à-vis de l’organisation

Malgré une reconnaissance auto-organisée par le réseau des pairs, les chercheurs d’Optix sont en attente d’une reconnaissance de leurs compétences et de leur travail plus formelle émanant de l’organisation et, par extension, de leur manager.

L’expertise, les compétences, le savoir acquis doivent être utiles et pris en compte par l’organisation. Or, cet engagement et cet investissement des chercheurs ne semblent pas reconnus puisque, culturellement, la reconnaissance est accordée par l’organisation par le biais de la promotion managériale. Être manager signifie, en effet, avoir le pouvoir de décision, la gestion des hommes et des budgets et être visible et identifié dans l’organisation, comme l’analyse ce manager RH :

Ce qu’ils ressentent, c’est que la fonction transverse de management, hiérarchique ou fonctionnelle, est la seule qui est reconnue, et qu’aujourd’hui, ce qui est important pour être reconnu, c’est d’être visible, et la visibilité, elle passe par ces fonctions-là.

N°5

Les manques de reconnaissance sont exprimés par les chercheurs principalement dans le cadre des politiques d’évolution de carrière. Faute d’obtenir une reconnaissance de leurs compétences, les chercheurs ont tendance à attendre une reconnaissance formalisée de la part de l’organisation, sous la forme d’un intitulé de poste, une classification, une double échelle ou une augmentation de salaire. Pour autant, comme le montre l’abandon de l’outil du type double échelle ou, encore, l’accueil mitigé de la cérémonie de remise de prix, ces outils formalisés ne permettent pas de répondre aux attentes de reconnaissance des chercheurs. Les attentes de ceux-ci vis-à-vis d’outils formalisés sont à cet égard complexes, voire paradoxales, comme l’exprime ce chercheur placé devant la possibilité d’avoir un intitulé officiel d’expert : « C’est là où c’est complexe. En même temps, ça peut être assez flatteur d’être reconnu en tant qu’expert officiellement parce que ce n’est quand même pas rien, et c’est réducteur aussi donc, c’est là où le danger est » (N°16).

Comment l’organisation peut-elle alors répondre aux attentes de reconnaissance des chercheurs ?

Discussion

Les enjeux d’une profession qui dépassent la distinction public/privé

Il ressort des résultats une réelle similarité entre les chercheurs étudiés du public et du privé. En cela, nous pouvons dire que les mécaniques de reconnaissance sont avant tout liées à l’éthos de la profession (Merton, 1973) et à ses principes structurants — les deux étant intriqués —, ce qui rejoint également les études sur le décalage initial des chercheurs plongés dans un fonctionnement privé (Kornhauser, 1962).

Plus spécifiquement, nous constatons que la reconnaissance est auto-organisée par le réseau et la communauté des individus, qui y projettent une grande attente de reconnaissance. Le discours varie, néanmoins, subtilement entre le public, où elle semble plutôt considérée comme subie, tout en étant paradoxalement très valorisée, alors qu’elle est considérée comme évidente dans le privé.

Étudier la reconnaissance pour des travailleurs du savoir et des professionnels nécessite donc d’enrichir le modèle de Brun et Dugas (2005). En effet, concernant les sources de reconnaissance, un niveau non présent dans leur proposition a émergé des données : celui des pairs présents à l’intérieur de l’organisation et/ou à l’extérieur de celle-ci, sans lien hiérarchique. Ce niveau est la transition entre l’interne et l’externe, il est la prolongation, à l’extérieur de l’entreprise, des pairs et du niveau horizontal. Cette forme de communauté professionnelle qui dépasse les frontières de l’organisation, mais qui n’est ni liée à une relation de prestation de services ni entendue au sens anglo-saxon du terme, est nécessaire afin de mieux appréhender les mécanismes de reconnaissance au travail dans l’étude des professionnels du savoir. Ce niveau de reconnaissance serait à rapprocher du « collège invisible », en tant qu’organisation sociale, tel que développé par Crane (1969).

Par ailleurs, la littérature fait ressortir le rôle du client dans la reconnaissance dans le secteur privé (Connan et al., 2008). Les données de cette étude n’ont pas mis en évidence ce rôle. L’hypothèse pourrait, là encore, être la prédominance de l’éthos de la profession et plus largement des professions. Les définitions de la sociologie des professions semblent, en effet, insister sur leur définition interne ou leur autocentrage, et non sur une dimension de lien forte avec leurs clients — ou usagers, patients, etc.

Une autre similarité se dégage des deux cas : un important décalage entre la reconnaissance des résultats — publications, brevets, réussite des programmes — et les autres formes de reconnaissance. La valorisation des résultats se fait aux dépens de la reconnaissance de l’investissement et des efforts des chercheurs, voire même des pratiques professionnelles, malgré le fait que « la technique » soit centrale dans l’activité scientifique (Jouvenet, 2007). Nous apercevons donc une limite claire des sources de reconnaissance classiques du monde scientifique, centrées sur l’évaluation des pairs externes, qui ne trouve une nuance que par la présence de pairs internes, aptes à reconnaître un peu plus que les résultats.

Nous pouvons constater que dès que l’organisation tente d’organiser la reconnaissance des chercheurs pour faire face à leurs attentes, elle le fait au travers d’outils ou dispositifs de gestion formels. Or, ces réponses organisationnelles ne semblent pas satisfaire les attentes des personnels de recherche. Il se dégage des données une attitude paradoxale dans le privé, avec l’expression d’une attente et de défiance vis-vis des outils formalisés. Dans le public, la présence d’outils aptes à compléter ou suppléer aux mécanismes habituels de reconnaissance du système scientifique semble acceptée, si ce n’est appréciée, mais son manque de souplesse conduit in fine à sa critique comme source de reconnaissance.

Dans tous les cas, le manager, en tant que « représentant » de l’organisation, a un rôle à jouer entre reconnaissance formelle (via l’entretien annuel, par exemple) et informelle (par l’accompagnement de tous les jours). Cet élément est ressorti dans les deux cas, montrant en cela que contrairement à la doxa fréquente de la recherche publique (Gaulejac, 2012), une organisation structurée, managériale, peut être perçue positivement et devenir une ressource en matière de reconnaissance.

Enfin, les résultats invitent à distinguer plusieurs niveaux verticaux de reconnaissance : d’une part, le niveau hiérarchique direct, c’est-à-dire le manager, et, d’autre part, le « management » ou « la hiérarchie » dans son ensemble. Au regard de nos résultats, la reconnaissance, tant informelle que formelle, du supérieur hiérarchique direct apparaît essentielle dans le quotidien du travail, confirmant en cela des travaux précédents (Fall, 2014). Si la reconnaissance des pairs peut se rapprocher d’une reconnaissance professionnelle, mentionnée dans la littérature, il existe bien, également, une attente de reconnaissance organisationnelle qui ne soit pas uniquement financière ou en lien avec l’évolution de carrière. C’est donc l’ensemble de la ligne managériale qui peut être actrice de la reconnaissance des salariés. En l’espèce, les chercheurs étant un archétype de professionnel du savoir, nous pouvons faire l’hypothèse que, là encore, à l’encontre des affirmations concernant le management de ces populations (Drucker, 1994), une structure hiérarchique et des managers de proximité ont toute leur place dans les mécaniques de reconnaissance attendues ou voulues par les travailleurs.

Ces résultats ont, toutefois, comme limite de ne pas pleinement mesurer les ressemblances et différences entre chercheurs des secteurs privé et public. De même, notre démarche qualitative ne permet pas de mesurer l’importance relative apportée à chaque type et source de reconnaissance. Une mesure quantitative sur des échantillons plus larges qui intègre la distinction chercheurs du privé et du public — et potentiellement, de plusieurs pays — aurait un réel intérêt.

Organiser la reconnaissance des chercheurs à l’intérieur et en dehors de l’organisation

Nos résultats permettent de proposer des recommandations afin d’organiser la reconnaissance des chercheurs. Si certaines semblent évidentes et ont été mises en avant par ailleurs, il est possible de constater que les organisations ne les mettent en oeuvre ni dans le secteur privé (Clarke, 2002) ni dans le secteur public, particulièrement au sein des universités. De manière générale, l’analyse de nos résultats entre sources et pratiques de reconnaissance existantes et souhaitées permet de constater que les organisations peinent à s’approprier les attentes des chercheurs en proposant des outils et politiques formalisées. Par ailleurs, les sources de reconnaissance dépassant largement les frontières de l’organisation, celle-ci peut se retrouver démunie face à cette situation. Cette recherche nous permet d’avancer l’idée qu’il serait nécessaire d’aligner les attentes des chercheurs avec des pratiques organisationnelles permettant de rendre compte du travail réel de recherche et intégrant tous les acteurs de la reconnaissance.

Enfin, tout chercheur est inséré dans plusieurs cercles qui ont un rôle à jouer dans la reconnaissance. Le premier de ces cercles est l’équipe, le laboratoire ou le service au sein duquel le manager direct (s’il existe) peut être source de reconnaissance par l’échange et les actes quotidiens et informels qu’il effectue. Il semble nécessaire pour cela que les managers, tout comme les équipes, prennent conscience de ce rôle et soient accompagnés par l’organisation afin de favoriser une « culture de la reconnaissance ». La ligne hiérarchique (si elle existe) peut, également, être un levier important de reconnaissance par la prise en compte des compétences des chercheurs. Enfin, le cercle étendu des pairs doit pouvoir être créé et mobilisé, de manière formelle (Cabanes et al., 2016; Lelebina, 2014) ou informelle. Si le chercheur est acteur dans la constitution et l’entretien de son réseau, celui-ci peut être facilité par l’organisation en permettant aux chercheurs d’accéder à des conférences ou congrès. La société, enfin, semble être un acteur oublié dans la reconnaissance des chercheurs. Il s’agit alors de favoriser la connaissance de la réalité du métier de chercheur en faisant connaître ce travail de manière large, par la vulgarisation ou encore, dans la mesure du possible, en ouvrant les portes des laboratoires afin de démystifier l’image populaire du chercheur qui, enfermé dans sa « tour d’ivoire », « cherche mais ne trouve pas ».

Le métier même de chercheur, qu’il soit exercé dans le privé ou dans le public, implique des procédés similaires : essais, erreurs, investissement, etc. C’est principalement cette reconnaissance qui semble faire défaut dans les organisations aujourd’hui. Ceci pourrait expliquer les difficultés rencontrées par le système de double échelle. Il semble donc nécessaire pour les organisations de s’emparer de cette question et de mettre en place des politiques qui reconnaissent le travail en tant que tel, non pas uniquement les résultats, en mettant en place des systèmes d’évaluation qualitative, non pas uniquement quantitative. Rendre compte du processus de travail nécessite non seulement une évaluation portant sur le réel du travail, mais également un contexte favorisant le bon et beau travail. Ceci implique aussi que les organisations portent un regard différent sur l’échec — porteur d’apprentissage également.

Enfin, les systèmes d’évaluation demeurent strictement basés sur la performance de l’individu (Lelebina et Gand, 2018) et ne prennent pas en compte le travail d’équipe nécessaire à toute recherche. Il s’agit alors d’introduire le collectif dans les évaluations, mais, également, dans les rétributions, pour lesquelles un juste équilibre demeure à trouver, comme le préconise Leclair (1991).

En conclusion, les organisations sont confrontées aux attentes paradoxales des chercheurs en matière de reconnaissance. Un axe pertinent pour dépasser cette situation pourrait être, pour elles, de se concentrer sur les axes de reconnaissance que l’éthos scientifique ne valorise pas. Les axes valorisés par l’ethos sont, en effet, de facto nourris par l’organisation de la profession. Toutefois, aussi fort que l’ethos soit valorisé par la littérature, il semble que les chercheurs restent néanmoins des individus en attente de tous les niveaux de reconnaissance, et c’est là que les organisations et la GRH des chercheurs peuvent apporter leur contribution.