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Dans La nation pluraliste. Repenser la diversité religieuse au Québec, Michel Seymour et Jérôme Gosselin-Tapp s’engagent sur le terrain de la philosophie politique appliquée dans l’objectif de « penser un modèle d’aménagement de la diversité qui convien[ne] véritablement au Québec » (p. 279). Ils proposent une interprétation particulière des travaux du philosophe John Rawls afin de développer un « libéralisme républicain ». Cette théorie politique appliquée se veut une voie médiane entre les perspectives « libérale individualiste » et « républicaine jacobine », soit les principaux pôles idéologiques à partir desquels on interpréta les débats sur la diversité au Québec. Avec ce livre, Seymour et Gosselin-Tapp contribuent à la littérature de plusieurs manières.

D’abord, les trois premiers chapitres offrent une analyse aussi minutieuse qu’audacieuse des travaux de Rawls. Mettant l’accent sur le contenu de Libéralisme politique (1993) et de Paix et démocratie (1993), Seymour et Gosselin-Tapp n’empruntent aucun raccourci et montrent habilement comment Rawls ne s’appuie pas simplement sur « une morale strictement individualiste » (p. 20). Ils défendent l’interprétation selon laquelle la finalité de la démarche rawlsienne vise la recherche de la « stabilité “pour les bonnes raisons” » (p. 70). Ainsi, pour Rawls, il importe d’instaurer « un système de droits et libertés égaux pour tous » (p. 70). Autrement dit, le philosophe américain propose un équilibre entre liberté des Anciens et liberté des Modernes, entre les conceptions positive et négative de la liberté. Bien que cette thèse ait déjà été défendue ailleurs (notamment par Catherine Audart, dans John Rawls, 2007, McGill-Queen’s University Press), cette interprétation des travaux d’un des philosophes libéraux les plus importants du XXe siècle ne fait pas consensus. Néanmoins, la thèse de Seymour et Gosselin-Tapp est suffisamment bien appuyée et fouillée pour être jugée légitime et cohérente, et ce, même par leurs plus féroces adversaires dans ce conflit d’exégèse.

Le chapitre 4 s’éloigne du terrain proprement philosophique et s’ouvre sur une contribution considérable dans l’interprétation des trajectoires sociohistoriques française, canadienne, et surtout québécoise en matière de laïcité et de gestion de la diversité. Proposant en quelque sorte une mise à jour de la cartographie qu’avait offerte Guillaume Lamy dans Laïcité et valeurs québécoises (2015, Québec Amérique), on retrouve cette même minutie et cette rigueur analytique lorsque les auteurs présentent les trajectoires de ces trois sociétés pour mieux comprendre leurs singularités et identifier les récits collectifs qui en émanent. Leur analyse tant jurisprudentielle, sociologique que politique est présentée dans un langage beaucoup moins complexe que dans les chapitres précédents, et figure parmi les brefs exposés les plus nuancés en la matière.

Ensuite, et c’est ici la principale contribution de l’ouvrage, Seymour et Gosselin-Tapp exposent leur édifice théorique d’inspiration rawlsienne : le libéralisme républicain. Fortement appuyé sur le libéralisme politique de Rawls, ce modèle leur permet d’éviter tant les écueils de la théorie libérale individualiste que ceux de la vision républicaine jacobine, tout en profitant de leurs vertus respectives. Mais avant de dévoiler leur propre proposition théorique, les auteurs procèdent à une interprétation généreuse mais sans complaisance des courants libéral et républicain.

Tout comme Rawls, Seymour et Gosselin-Tapp sont d’avis que la stabilité politique est à concrétiser en premier lieu – et non pas l’autonomie individuelle. Il demeure que « le meilleur moyen d’atteindre la stabilité politique est d’assurer la défense des droits fondamentaux, parmi lesquels figurent les droits et libertés individuels, mais également les droits collectifs des peuples […] Une quête de stabilité politique ainsi motivée est une stabilité recherchée pour de bonnes raisons. » (p. 214) Par ailleurs, on comprend qu’il est fondamental pour les auteurs de tenir compte des trajectoires nationales lorsqu’on réfléchit au vivre ensemble et aux moyens permettant d’atteindre la stabilité politique. Dans le contexte québécois – une communauté politique majoritaire à l’échelle de son territoire et une nation minoritaire au sein de la fédération canadienne –, l’impératif d’un traitement équitable entre les individus doit être pensé en tenant compte de la peur de disparaître ressentie par la communauté québécoise en contexte nord-américain. C’est dans cet esprit que les auteurs en viennent à privilégier l’interculturalisme plutôt que le multiculturalisme pour penser les conditions d’un sain vivre ensemble au Québec.

Or, tandis que les libéraux individualistes font primer l’autonomie individuelle sur toute considération communautaire, et que les républicains jacobins subordonnent l’autonomie individuelle au bien commun, le libéralisme républicain propose une conception mieux intégrée de ces différents principes et idéaux. L’originalité de la présente contribution théorique se comprend notamment par la manière dont le libéralisme républicain conçoit la neutralité religieuse de l’État et les mesures à prendre en matière de laïcité. En effet, les deux auteurs rejettent la définition retenue dans le rapport Bouchard-Taylor, reprise et étoffée ensuite par Micheline Milot et puis par Jocelyn Maclure et Charles Taylor. Cette définition conçoit la laïcité comme étant composée de deux modalités opératoires, soit la neutralité religieuse de l’État et la séparation de l’Église et de l’État, ainsi que deux finalités à partir desquelles il faut interpréter les deux principes précédents : la liberté de conscience et de religion, ainsi que l’égale considération morale de tous. Pour le libéralisme républicain, toutefois, ces quatre principes sont d’égale valeur et doivent dicter, ensemble, la recherche de la stabilité politique.

Cette synthèse est tout à la fois libérale « étant donné le caractère essentiel de la préservation des droits et libertés de la personne pour la réalisation de la stabilité, mais les finalités se trouvent quand même au niveau de l’État, et cela montre à quel point [leur] approche est en même temps républicaine en ce sens où elle reflète une préoccupation pour le bien commun » (p. 165). Selon leur formule, donc, les institutions doivent être neutres et laïques, les individus doivent être libres. Ainsi, pour trouver un équilibre entre les quatre principes identifiés plus haut, « les seules politiques publiques prohibitionnistes acceptables à l’égard des signes religieux sont celles qui engagent la sécurité, l’identification ou la communication » (p. 279). Il devient aussi légitime d’interdire le port de signes religieux pour les « autorités suprêmes qui incarnent symboliquement l’État » : les juges de dernière instance, les présidents de la Chambre des représentants et du Sénat, le président d’une république. Cela serait au coeur même du principe de la laïcité de l’État.

Cette proposition a certes ses mérites. Toutefois, il apparaît évident que tous n’interpréteront pas de la même manière la nature et l’étendue de ce groupe d’agents qui incarnent symboliquement l’État. Par exemple, il serait raisonnable pour le prisonnier d’argumenter que le gardien de prison peut lui apparaître comme faisant partie de ce groupe restreint d’agents publics – bien davantage que le président du Sénat.

Enfin, le dernier chapitre a pour vocation de proposer « une politique libérale et républicaine pour le Québec ». À cette étape, le lecteur ne devrait plus guère être surpris par le propos des auteurs, car il peut logiquement déduire de leur édifice théorique la manière dont ils répondront à l’affaire des souccah en copropriété à Montréal (Arrêt Amselem, 2004), à l’affaire du kirpan (Arrêt Multani, 2006), au Projet de loi no 60 du Parti québécois (2013-2014), à l’affaire de la prière au Conseil de ville de Saguenay (2015), etc. C’est également dans ce chapitre que les auteurs se prononcent en faveur de l’adoption, au Québec, d’une constitution interne qui comprendrait notamment la Charte québécoise des droits et libertés, la Charte de la langue française, ainsi qu’une Charte de la laïcité, laquelle viendrait aussi affirmer le modèle de l’interculturalisme. Si cette dernière proposition, notamment en ce qui concerne l’interculturalisme, est très intéressante sur le plan des idées, on aurait pu s’attendre à ce que les auteurs d’une philosophie politique appliquée tiennent davantage compte de la question de la (in)compatibilité avec la Loi constitutionnelle de 1982 – et en particulier en lien avec son article 27. Bien sûr, un Québec indépendant n’aurait pas à s’en soucier ; mais rappelons que leur démarche est bien inscrite dans le sillon de la théorie politique dite « non idéale ».

Bien que dans l’ensemble leur analyse soit empreinte de générosité herméneutique à l’endroit des diverses positions philosophiques, certaines conclusions hâtives sont tirées quant au multiculturalisme. Si leur interprétation des similitudes et des divergences entre les politiques interculturaliste au Québec et multiculturaliste au Canada est exempte de reproches, celle qui concerne leurs fondements théoriques respectifs apparaît davantage limitée. En critiquant notamment les travaux de Will Kymlicka, les auteurs suggèrent que « [l]e multiculturalisme traduit une politique de la reconnaissance à sens unique » (p. 208). Pourtant, dans Multicultural Citizenship (1995, Clarendon), Kymlicka défend lui-aussi l’idée selon laquelle l’intégration doit être vue comme un processus de reconnaissance réciproque. Par ailleurs, les travaux de Bhikhu Parekh (par exemple, Rethinking Multiculturalism : Cultural Diversity and Political Theory, 2000, Harvard University Press), qui auraient eu le bénéfice d’apporter d’importantes nuances, ne sont pas discutés par les auteurs.

En bref, La nation pluraliste de Michel Seymour et Jérôme Gosselin-Tapp propose une analyse minutieuse et nuancée des débats qui portent sur la laïcité et le vivre ensemble au Québec. L’ouvrage remplit fort bien son objectif premier, puisqu’il s’agit à n’en pas douter d’une contribution appréciable à l’avancement des connaissances dans le domaine de la philosophie politique. Il fait clairement honneur à la discipline.