Corps de l’article

Lorsque la démocratie est prise comme sujet de réflexion, notamment quant à ses modes de fonctionnement, tensions et évolutions possibles, c’est souvent sous un angle principalement politique. Comme elle est couramment abordée comme la forme de gouvernement où le « peuple » dispose d’un pouvoir de se donner ses propres règles (Held, 2006), la réflexion tend alors en effet à viser plutôt la nature et la qualité des arrangements institutionnels et des pratiques qu’est susceptible de se donner une communauté politique sur son territoire. Mais d’autres facteurs peuvent intervenir, car toute démocratie s’inscrit également dans un système économique. Une collectivité fonctionne à partir de ressources (biens) et d’activités (services) qui assurent l’existence de ses membres. De plus en plus, c’est la « croissance économique » qui a servi d’objectif collectif, voire de norme institutionnelle structurante, avec notamment l’argument que cette « augmentation du volume de la production de biens et de services » (Hairault, 2003) permettrait d’accéder à davantage de « richesses »[1] et donc d’améliorer continûment le bien-être collectif.

Mais que se passe-t-il pour des institutions démocratiques quand il ne faut plus compter sur cette croissance à laquelle elles semblent avoir été accoutumées ? Peuvent-elles fonctionner (et comment) en dehors de cette visée ? Non seulement cette croissance n’est jamais garantie, mais, à cause d’effets potentiellement problématiques (écologiques et sociaux), elle a aussi subi une quantité grandissante de critiques qui ont contribué à la faire paraître moins désirable, jusqu’au point de laisser envisager la possibilité ou la nécessité de sa disparition. Dans des sociétés habituées à la croissance, l’organisation collective en son absence est un genre d’interrogation qui n’apparaît en fait posé que dans une littérature très réduite (par exemple Victor, 2008) et, lorsqu’il l’est, de manière souvent marginale.

Quel cadre politique et institutionnel peut être pensé pour une société post-croissance, que cette dernière soit le résultat d’une évolution souhaitée ou subie ? Comment la démocratie peut-elle s’adapter ? Dans quelle mesure les institutions politiques seraient-elles alors susceptibles de prendre des formes et des logiques de fonctionnement différentes de celles connues aujourd’hui ? Dans quelle mesure les rapports de pouvoir seraient-ils susceptibles de se réorganiser ? Le cadre politique approprié ressemblerait-il encore à celui d’un « gouvernement représentatif » (Manin, 1995) associé à un cadre parlementaire[2] ? Ou, en activant d’une autre manière la montée d’aspirations participatives, serait-il plus favorable à d’autres formes d’expression de la citoyenneté ? Ce type de questionnement reste rare en sciences sociales ou en théorie politique, alors qu’il est probable que, dans les années ou les décennies qui viennent, les collectivités humaines entrent dans des situations où elles vont devoir repenser l’accès aux ressources physiques, leur répartition et donc, potentiellement, les délibérations et les fonctionnements collectifs autour de ces enjeux. Les implications, notamment par l’obligation de revoir la hiérarchie des préférences, et spécialement quant à la place ou au rôle de la « croissance », ne seront évidemment pas sans susciter conflits et jeux de pouvoir, susceptibles eux-mêmes de se réfracter dans les compromis institutionnalisés.

Sur un tel sujet, la réflexion est forcément exploratoire. Toutefois, son intérêt est d’aider à construire des fondations pour des discussions qui ont une portée théorique, mais pas seulement. L’enjeu est d’appréhender les modèles institutionnels disponibles et leurs conditions possibles de fonctionnement[3]. Peuvent en effet être repérés des courants d’idées ayant en commun de considérer que la croissance n’est pas forcément une condition à la démocratie et que cette dernière peut être appuyée sur d’autres logiques économiques et institutionnelles que les logiques d’accumulation. L’objectif de cette contribution est d’inventorier les propositions présentes dans ces différentes formes d’explorations (principalement celles de l’« écologie sociale », du « transhumanisme », de la « décroissance », de l’« écosocialisme », comme on le verra) qui se sont développées à plus ou moins grande distance de la réflexion universitaire et avec un degré de structuration variable en tant que forces sociales. Il est aussi de spécifier ces conceptions en distinguant leurs fondations et les lignes politiques qui les orientent. Avec en effet des différences et des intentions variées, ces constructions intellectuelles font l’hypothèse (positive) qu’un approfondissement démocratique est conjointement possible (même si des évolutions récentes ne semblent pas aller dans ce sens [Sintomer, 2016]), ou que les rationalités politiques dominantes et les cadres institutionnels peuvent évoluer.

Il est alors intéressant d’étudier dans cette variété d’explorations dans quels termes la mise à distance des préoccupations de croissance économique finit par trouver des affinités avec des modèles réélaborés et souvent plus directs de démocratie. Ou, plus précisément, comment sont envisagés les échelles et les réaménagements des espaces de discussion pour les choix collectifs, dans quelle mesure ces cadres problématisent les systèmes représentatifs et incitent à leur dépassement ; quels sont les modes de fonctionnement proposés et pour quels espaces ; comment articulent-ils discussions collectives et participation des populations ? De même, si des reconfigurations institutionnelles sont ébauchées ou souhaitées, il peut être éclairant de repérer lesquelles et, par exemple, quel rôle est encore réservé à des instances de gouvernement ou, sinon, envisagé pour des formes plus inclusives et participatives d’élaboration des choix collectifs.

La méthode proposée ici, empruntant certaines orientations de la réflexion de Michel Foucault, est de considérer ces explorations comme des productions discursives, socio-historiquement situées, contenant à la fois des formes de problématisations et de reconstructions qui permettent d’énoncer de nouvelles propositions. Ce que Foucault vise dans ces problématisations, c’est en effet « la manière dont les choses font problème » (1988 : 18)[4], ce qui peut valoir pour des systèmes sociaux et politiques dans leur ensemble. Par rapport à un ordre politique, l’importance de l’activité de problématisation tient à ce qu’elle va permettre à des individus ou à des collectifs non seulement de repérer des situations à corriger, mais aussi de rechercher des potentialités d’adaptation. À la manière de Foucault (1994), ces problématisations peuvent être étudiées comme des façons pour la pensée de s’emparer d’objets plus ou moins stabilisés. Plus précisément, elles peuvent se présenter comme des manières d’interroger des conditions de possibilité et fonctionner de telle sorte qu’entre l’entrée et la sortie d’une construction intellectuelle, la représentation d’une question se trouve modifiée. C’est aussi à partir de ces problématisations que, dans des prolongements plus ou moins directs, peuvent être énoncées et se déployer des propositions de changement, ou, au moins, des ouvertures du champ des possibles.

L’analyse, dans une démarche qui a donc aussi des proximités avec les efforts de « modélisations » de David Held (2006), s’appuiera ainsi sur la cartographie intellectuelle et l’exploration raisonnée d’agencements discursifs et de trajectoires de pensée repérés pour leurs tentatives d’élaboration de modèles politiques et institutionnels situés en dehors d’un imaginaire de la croissance. Une revue de la littérature a permis de baliser le champ des réflexions et d’établir un corpus de travail, sans enfermer les textes sur eux-mêmes, mais en les envisageant aussi dans leur contexte socio-historique, de même que pour les idées qu’ils portent (Skornicki et Tournadre, 2015). L’importance de ces textes, indiquant leur statut de référence, pouvait être appréciée par la quantité de citations qu’ils ont recueillies[5] et leur contribution aux débats et échanges touchant aux thématiques qui nous intéressent.

Nous avons fait démarrer notre période d’étude à la fin des années 1960, en remarquant, comme Barbara Muraca et Matthias Schmelzer (2017), que c’est notamment à partir de cette période que peut être constaté un développement notable des critiques de la croissance. Nous considérons que, plus ou moins explicitement, les propositions formulées valent surtout pour des situations correspondant aux économies capitalistes (donc orientées vers l’accumulation) des pays dits « industrialisés » ou « développés » (et où l’affirmation d’un besoin de croissance paraît plus historiquement ancré) et aux démocraties pluralistes qui, par la force de l’habitude, sont qualifiées d’« occidentales ». À l’instar de Philippe Braud (1997 : 121, 186), nous estimons que ces dernières peuvent être distinguées du fait de « traits caractéristiques » qu’elles partagent et des liens qu’elles entretiennent avec « l’économie de marché », tant en termes d’« homologies de structures » que de « rapports de soutien réciproques ».

À partir de ces bases, la réflexion s’organisera en trois étapes devant permettre d’explorer les perspectives d’une démocratie sans croissance et les conditions (politiques et institutionnelles notamment) dans lesquelles elle pourrait fonctionner. Nous verrons d’abord que problématiser les relations entre démocratie et croissance économique revient à problématiser un modèle institutionnel dominant qui tend à les verrouiller dans une même vision politico-économique. Nous proposerons ensuite un cadre d’analyse permettant de sérier les voies possibles pour penser une organisation des collectivités humaines hors croissance économique. Celui-ci sera appliqué dans une troisième partie pour distinguer quatre courants de propositions (écologie sociale, transhumanisme, décroissance, écosocialisme) dont nous analyserons les lignes de structuration, notamment en termes d’arrangements institutionnels envisagés.

Croissance et démocratie : du couplage au verrouillage économico-politique

Le processus par lequel la « croissance économique » a été pensée comme phénomène censé assurer le développement des sociétés s’inscrit dans une généalogie que l’on peut faire remonter au moins aux Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations d’Adam Smith (1776)[6]. Mais c’est encore davantage depuis la deuxième partie du XXe siècle qu’elle a eu tendance à être présentée comme un point de passage obligé et un facteur déterminant pour la continuité d’autres processus sociaux (Schmelzer, 2015 ; 2016). Point de passage obligé, parce que, si nous reprenons cette notion utilisée en sociologie des sciences et de l’innovation (Latour, 1995), cette idée ou représentation, par un travail plus ou moins important de traduction, a agrégé et associé autour d’elle un large ensemble d’intérêts. Facteur déterminant, et même structurant, parce que les conceptions ainsi portées ont transformé la perpétuation de la croissance en condition de base, du fonctionnement des institutions politiques jusqu’aux systèmes de protection sociale, en passant évidemment par l’accès à un travail et à un revenu pour la population.

Même si les recherches paraissent encore limitées et parcellaires, un ensemble est quand même disponible pour pouvoir comprendre cette focalisation institutionnelle. Matthias Schmelzer (2015) le rappelle, la croissance est un produit discursif qui a une histoire et qui, notamment depuis les années 1950, a pu se déployer dans des situations concrètes grâce au soutien d’acteurs repérables (dans la sphère politico-administrative, dans le monde des affaires, dans les milieux universitaires…). Il repère plus précisément quatre discours qui ont ensemble légitimé, universalisé et naturalisé le « paradigme de la croissance ». Le premier est lié à la mesure de l’activité économique, qui s’est focalisée sur le niveau du « produit national », transformé en indicateur à part entière. Le deuxième a fait de la croissance une panacée, un remède universel pour les défis sociaux jugés les plus pressants (qui ont pu d’ailleurs varier selon les périodes : reconstruction, inégalités, chômage…). Le troisième la prend comme référent également universel à l’aune duquel il devient possible d’avoir une appréciation du progrès, voire de la puissance nationale, quels que soient les types de pays concernés. Le dernier suppose enfin que la croissance peut continuer sans limites dans le temps, notamment si les gouvernements la soutiennent par des politiques appropriées.

Dans les pays qui ont paru en profiter, la croissance a connu des épisodes variés (Gaffard, 2011 ; Boyer, 2015). Néanmoins, dans les représentations dominantes a ainsi fini par prévaloir la conviction générale selon laquelle l’augmentation de la taille des économies permettrait de réaliser un large éventail d’objectifs collectifs. Cette même conviction a fait de cette augmentation un facteur fondamental associé à une autre croyance forte promouvant le « développement » (Rist, 2013). Dans les pays engagés sur ce modèle, les idées ont pu être partagées dans un milieu commun où se retrouvaient élites administratives, politiques et économiques, dont les parcours pouvaient contribuer à construire un accord autour des mêmes impératifs[7]. Le champ des économistes y a également joué un rôle important comme appui intellectuel (Yarrow, 2010), en assurant la construction et la promotion d’une forme de paradigme (Schmelzer, 2015). Le contexte de la guerre froide a même nourri une forme de compétition entre les États-Unis et l’URSS pour pouvoir afficher les taux de croissance les plus élevés (Schwarzer, 2014). À l’échelle internationale, avec le soutien actif de grands organismes comme l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) (Schmelzer, 2016), la croissance économique est devenue un engagement collectif et commun aux principaux acteurs des institutions publiques, porteur autant d’une aspiration libératrice (par le postulat d’une amélioration des conditions de vie) que de la réalisation d’une forme de pouvoir hégémonique (par l’enfermement dans un projet collectif particulier) (Purdey, 2010).

Dans les démocraties des pays développés, la quête de la croissance, souvent traduite par la focalisation sur les chiffres du PIB (produit intérieur brut), est devenue et reste une antienne dans le discours des responsables politiques ayant des prétentions gouvernementales[8]. Il est ainsi fréquemment répété que le manque de croissance aurait des effets négatifs sur l’emploi et permettrait difficilement de réduire le chômage. La croissance est aussi couramment présentée comme une condition nécessaire à la réduction de la pauvreté. Elle paraît donner accès à des « richesses » supplémentaires tout en offrant une manière d’éviter ou de contourner les enjeux de répartition, susceptibles de générer des tensions entre catégories sociales. Braud (1997 : 189) voit dans ce type de possibilité le « principal effet de consolidation politique dû à la croissance économique » : « Pour les gouvernants, l’avantage majeur de l’expansion est d’autoriser la mise en oeuvre d’une stratégie incrémentaliste dans le traitement des conflits […] Si l’économie ne dégage aucun surplus, il n’est pas possible de satisfaire les revendications des uns sans demander des sacrifices aux autres. » L’image de la période révolue des « Trente Glorieuses » est encore largement présente, notamment pour ce qu’elle a paru apporter en termes d’accès accru à des biens de consommation et au confort matériel pour une part étendue des populations.

Peter Ferguson (2013 : 406-407) pour sa part rappelle deux raisons pouvant expliquer la dépendance des États à l’égard de la croissance. La première est une dépendance fiscale envers l’accumulation réalisée par le secteur privé, puisqu’il s’agit d’assurer par la taxation les prélèvements suffisants pour financer les fonctions étatiques de base, entre autres la défense et l’éducation. La seconde renvoie au besoin de conserver une légitimité démocratique, qui apparaît liée à la capacité à tempérer les excès du système capitaliste en fournissant biens publics et possibilités d’emploi. La croissance semble permettre de concilier ces objectifs qui peuvent paraître contradictoires. Ajoutons que pour des États fortement endettés, il peut de surcroît paraître difficile de rembourser une lourde dette publique sans croissance. Le niveau des ressources budgétaires des États et la capacité à juguler des déficits sont en effet aussi calés sur les prévisions de croissance et les performances attendues de leur économie nationale : ces données, utilisées dans chaque budget, jouent de fait un rôle important, pour les recettes comme pour les dépenses, dans les phases d’élaboration par les instances gouvernementales et de vote par les assemblées parlementaires.

Au total, le XXe siècle, notamment sa deuxième partie, a donc été marqué historiquement par la constitution d’un système de gouvernement où la croissance a fini par devenir une condition quasiment non négociable. Pour les pays qui sont entrés dans une logique de développement, la croissance économique semble alors fonctionner comme une addiction, pour reprendre le terme et l’analyse de Jérôme Batout et Emmanuel Constantin (2014 : 154) : « Les démocraties d’après-guerre ont été configurées pour se gouverner politiquement par la croissance. » De manière également structurante pour un large ensemble de processus socioéconomiques, le recours massif aux énergies fossiles (notamment le pétrole au XXe siècle) a été la voie conjointement privilégiée sous l’impulsion des pays industriels, non sans contribuer aussi dans ces pays à façonner en retour les régimes politiques démocratiques et leurs orientations, comme l’a montré Timothy Mitchell (2011 : 253) : « Democratic politics developed, thanks to oil, with a peculiar orientation towards the future : the future was a limitless horizon of growth. This horizon was not some natural reflection of a time of plenty. It was the result of a particular way of organizing expert knowledge and its objects, in terms of a novel world called “the economy”. »

Pivot des rationalités gouvernementales (Miller et Rose, 1990), la croissance est devenue un registre de légitimation à part entière, spécialement avec la part que les États ont été amenés à prendre dans les processus économiques[9]. Autrement dit, les performances économiques imputables à l’action gouvernementale, ou du moins la perception dont elles sont l’objet, sont un output dont le système politique a besoin pour assurer et conserver sa légitimité[10]. Justification de dispositifs publics qui peuvent être massifs, la croissance est installée comme un élément presque évident des catalogues de promesses électorales et gouvernementales. De fait, derrière l’idée générale de démocratie, il faut préciser que ce sont des systèmes politiques médiés par la représentation qui se sont imposés (Held, 2006). Dans ce type de régime, ce sont notamment les représentants qui reprennent, portent cette idéologie de la croissance et en font un élément de légitimation. Et, comme l’a confirmé la période qui a suivi la fin des « Trente Glorieuses », la pression est accentuée quand cette croissance paraît s’affaiblir.

Le paradoxe est que cette concentration des attentes sur la croissance économique est devenue problématique en raison des pressions écologiques et des inconvénients sociaux qui ont pu lui être imputés[11]. D’où les nombreuses tentatives, sur des bases et des problématisations intellectuelles et/ou militantes, pour proposer d’autres visions ou d’autres cadres économiques, parfois en essayant de changer les termes du débat. C’est le cas dans le courant de ceux qui, plutôt qu’un découplage illusoire[12], visent la « prospérité », précisément en sortant de la seule accumulation matérielle et financière et en incitant donc à repenser les finalités collectives (Jackson, 2009 ; Cassiers, 2011). Certes, la garantie d’une qualité de vie, plutôt que l’enfermement dans une accumulation sans fin, pourrait fournir une autre source de légitimation aux institutions et aux procédures démocratiques. Toutefois la dimension politique, notamment s’agissant de l’adaptation des processus démocratiques, peut paraître encore insuffisamment développée dans ce courant. Des explorations supplémentaires peuvent être justifiées et c’est ce que nous proposons maintenant.

Un cadre analytique pour explorer et classer les voies alternatives

Ce verrouillage dans un schéma politico-économique particulier n’a toutefois pas totalement effacé la recherche d’autres possibilités ou d’alternatives (au sens anglophone du terme). L’arrêt ou l’absence de la croissance économique sont présents en arrière-plan de différents courants intellectuels qui s’affirment aussi porteurs de projets de société aux retombées bénéfiques malgré cet élément manquant.

Dans la mesure où il touche les conditions d’existence d’une collectivité, un tel état n’est évidemment pas sans lien avec l’espace politique dans lequel il tend à être inscrit (même si cela apparaît de manière plus ou moins problématisée et thématisée dans les conceptions développées). Si ces courants qui ont pu être identifiés par notre revue de littérature (et qui seront analysés dans la partie suivante) continuent à se situer dans un cadre démocratique (maintien des libertés individuelles, espace public ouvert, etc.)[13], des différences apparaissent néanmoins et peuvent être spécifiées à partir de deux séries de critères analytiques, permettant ainsi de dessiner deux axes.

Le premier axe est construit en reprenant la distinction que Marius de Geus (1999 ; 2007 : 29) fait entre utopies de l’abondant (utopias of abundance) et utopies du suffisant (utopias of sufficiency). Dans ces dernières, l’idéal serait celui de la satisfaction des besoins humains, mais qui resteraient modérés, permettant de préserver une qualité de vie et une harmonie dans les relations sociales et écologiques. À l’inverse, les premières seraient davantage fondées sur des performances technologiques (et de Geus a tendance à considérer que les effets écologiques de telles sociétés seraient moins bénins). Cette spécification mérite toutefois d’être nuancée, car on peut considérer, contrairement à de Geus, que l’abondance peut passer par d’autres voies que la voie technologique[14]. Avec ce léger correctif, cette première distinction, qui accorde une place notable aux valeurs, permet de mettre l’accent sur les variations possibles dans le rapport collectif aux ressources et sur l’influence que ce rapport peut avoir dans les formes de relations et de coopérations entre acteurs. L’abondance est ainsi une manière de ne plus poser la question de la croissance : elle tend à rendre cette question hors de propos.

Le deuxième axe proposé, profitant des efforts de modélisation disponibles (Held, 2006 ; Dahl, 2015), vise à spécifier les arrangements sociopolitiques et institutionnels envisageables en fonction des modes de coordination (et donc des espaces de discussion et formes de participation) et des échelles de fonctionnement (et donc des types de processus et modalités d’organisation) eux-mêmes possibles pour une démocratie. Les options dégagées peuvent être effectivement différenciées selon le degré plus ou moins élevé de coordination qu’elles peuvent laisser entrevoir comme nécessaire. Dans des collectifs, il est ainsi possible de laisser complètement jouer des processus décentralisés sans intervention surplombante, avec normalement autant d’espaces de discussion et de participation. Une ambition globalisante et planificatrice conduit en revanche à suggérer qu’il est possible, pour peu que des institutions politiques soient organisées pour cela, d’intervenir de manière consciente pour orienter des processus sociaux, même à une large échelle. En croisant ces deux axes, on peut alors distinguer et répartir différentes options politiques.

forme: 2105982n.jpg

Cette grille n’a pas simplement une vocation descriptive : elle est conçue pour aider à ordonner les discussions, comme nous allons le faire dans l’analyse qui suit.

Quatre voies contrastées

Nous avons maintenant un cadre pour faciliter l’exploration d’« alternatives » marquant la recherche de directions nouvelles. Il est possible de parler d’alternatives, parce qu’elles constituent des assemblages cohérents (sans être forcément homogènes[15]) de propositions ayant des prétentions transformatrices à l’égard de l’ordre social, qui se retrouve de fait problématisé. Ces agencements d’idées opèrent un décentrement par rapport aux logiques de croissance. Avec des arguments plus ou moins développés, elles énoncent et décrivent chacune des possibilités de transformation des cadres et des processus politiques.

L’écologie sociale comme sortie de la rareté et décentralisation radicale

Dans l’« écologie sociale », notamment telle qu’elle a commencé à être théorisée par le penseur américain Murray Bookchin, les situations de rareté ne sont pas considérées comme une fatalité. Leur dépassement est envisagé comme une possibilité (presque à saisir, même). La vision de Bookchin, qui commence à s’ébaucher dès les années 1950, est à la fois écologique et sociale parce qu’elle affirme que le tarissement des occasions de domination entre humains pourrait et devrait se combiner avec la disparition des prétentions humaines à dominer la nature (cette deuxième domination résultant même selon lui essentiellement de la première). Sous le titre Post-scarcity Anarchism, le recueil de textes que Bookchin publie en 1971 (en reprenant des publications antérieures) théorise cette possibilité d’entrer dans une époque « post-rareté » où, grâce aux conditions ainsi créées, les communautés formant la société pourraient concomitamment s’administrer elles-mêmes. Son projet est associé à une forme de confiance en la possibilité de s’appuyer sur un potentiel libérateur des avancées technologiques et de parvenir à une société fondamentalement réorganisée (Bookchin, 1986).

Si l’on voulait résumer l’idéal politique de Bookchin, ce serait une société radicalement décentralisée et démocratisée, précisément sous une forme plus directe et participative. Dans cette vision refusant les fonctionnements hiérarchiques, la définition des choix politiques n’est pas réservée à des politiciens professionnels opérant dans le cadre d’une représentation parlementaire et d’un appareil étatique. Elle doit être davantage le résultat du travail d’assemblées citoyennes capables à la fois de conserver un ancrage local et de s’organiser sous une forme fédérative. Les relations y seraient plus directes et chacun pourrait apporter sa contribution. Bookchin (1986 : 101) croit que la direction à suivre est celle d’une réduction de la taille des collectifs : « The Greeks, we are often reminded, would have been horrified by a city whose size and population precluded face-to-face, familiar relationships among citizens. Today there is plainly a need to reduce the dimensions of the human community—partly to solve our pollution and transportation problems, partly also to create real communities. » Il s’agit ainsi de faire en sorte que des processus collectifs puissent fonctionner en restant proches de l’échelle humaine, celle d’individus pouvant continuer à les comprendre et à s’y insérer.

Pour Bookchin, un tel projet est loin d’être incompatible avec les perfectionnements technologiques accumulés dans l’histoire humaine : il pourrait même, selon lui, tirer parti de ces avancées et y trouver des éléments facilitateurs (White, 2008 : 75-76). La position de Bookchin devant la dynamique d’industrialisation, telle qu’elle avait pu se dérouler, était critique, mais il percevait dans les évolutions technologiques, par exemple l’informatisation, un potentiel permettant d’amener vers une société plus décentralisée et où la part de labeur individuel pourrait être largement diminuée[16]. À le suivre, les avancées en matière d’ingénierie et d’informatique, la tendance à la miniaturisation, permettraient de faire évoluer la production industrielle en la faisant passer à une échelle plus réduite, autrement dit sans avoir besoin de recourir à de grosses unités. L’enjeu ne serait plus tellement de libérer l’humanité du besoin, puisque la technologie le permettrait, mais d’utiliser ce potentiel pour aider à améliorer les relations entre humains et avec la nature. Les conditions dans lesquelles se trouve l’humanité pourraient ainsi être changées positivement grâce à des développements technologiques, même ceux de l’automatisation.

Ces développements technologiques contiendraient une nouvelle promesse, plus qualitative que quantitative, ouvrant vers une réalisation de la liberté humaine, pouvant elle-même être désormais inscrite dans une « écocommunauté » (Bookchin, 1986 : 116). Le système qui s’était développé sur un modèle hiérarchique et centralisateur pourrait ainsi être remplacé (au moins dans une très large partie) par un autre, plus coopératif, nourri des liens locaux directs, et au total plus favorable à une réalisation équilibrée des besoins humains :

I do not claim that all of man’s economic activities can be completely decentralized, but the majority can surely be scaled to human and communitarian dimensions. This much is certain : we can shift the center of economic power from national to local scale and from centralized bureaucratic forms to local, popular assemblies. This shift would be a revolutionary change of vast proportions, for it would create powerful economic foundations for the sovereignty and autonomy of the local community.

Bookchin, 1986 : 134

On a néanmoins reproché à cet auteur de rester trop vague dans sa description de l’organisation et du fonctionnement d’une économie ainsi municipalisée, notamment dans les discussions animées qui l’ont opposé à John Clark (1998) (lequel, face à des positions également considérées comme devenant trop dogmatiques, a lui-même proposé sa propre version sous la forme d’une « deep (social) ecology ».

Proche collaboratrice et intime de Murray Bookchin, Janet Biehl (1998) a prolongé dans son sillage l’élaboration théorique d’un « municipalisme libertaire ». Dans cette continuité et en opposition au pouvoir centralisé de l’État, l’ambition est également de reconstruire les relations collectives dans le cadre de municipalités, où des assemblées pourraient fonctionner sur les principes d’une démocratie directe. Ces instances pourraient elles-mêmes travailler dans une confédération à un niveau plus régional. Au lieu d’échapper à la communauté, l’économie pourrait alors être réappropriée par elle et, sans forcément perdre en rationalité (notamment par rapport au respect de préoccupations écologiques), trouver de manière plus autonome des logiques autres que l’accumulation.

L’abondance et ses promesses dans la version transhumaniste

Le discours et la vision du monde développés dans la « nébuleuse » transhumaniste (comme la qualifie Hottois [2017], du fait de ses racines et influences plurielles) comportent aussi une tendance à promettre une forme d’abondance, mais dans une perspective très différente. Largement construit autour d’un optimisme technophile, cet agglomérat d’individus provenant d’horizons divers (philosophes, chercheurs, écrivains, entrepreneurs, etc.) met cette conception de l’abondance en relation avec une transformation radicale (ontologique même) de la manière de concevoir l’humain et ce qui fait sa vie. Ce mouvement, qui a continué à étendre ses ramifications internationales depuis les dernières décennies du XXe siècle, est assis sur la conviction que les avancées scientifiques et techniques peuvent être un moyen et une occasion de transcender les contraintes et les limites subies par l’humanité, spécialement celles qui pouvaient jusque-là être considérées comme « naturelles »[17]. Autrement dit, dans cet esprit, c’est la condition humaine qui pourrait, voire devrait, être améliorée grâce à la libération des potentialités de la technologie. Pour les tenants de ce mouvement, la production de connaissances est en train d’accélérer et cette accélération doit se poursuivre, ce qui permettrait ainsi de tirer parti des retombées des recherches dans les domaines couramment regroupés derrière l’étiquette NBIC (c’est-à-dire les nanotechnologies, les biotechnologies, les technologies de l’information et celles touchant la cognition), mais aussi en robotique, en médecine, etc.

Comme le fait remarquer Gilbert Hottois (2013 : 153),

Les transhumanistes ne nient pas qu’en un premier temps les techniques d’enhancement pourront creuser des inégalités, car elles seront d’abord accessibles seulement aux riches, aux initiés, aux audacieux… Mais il en a toujours été ainsi avec les innovations technologiques : accessibles d’abord à un nombre limité de particuliers, elles se sont propagées, généralisées, devenant moins chères et plus sûres. Bien sûr, il faut pour cela que l’économie (le marché) et la politique (la démocratie) encouragent le progrès en ce sens.

Dans le souci d’alimenter la réflexion collective, c’est ce type de position que l’on retrouve chez James Hughes (2004 : 79), enseignant américain de bioéthique et ancien directeur exécutif de la World Transhumanist Association, position qui doit amener selon lui à repenser la citoyenneté : « To create a transhuman democracy we will have to establish a new definition of citizenship, a “cyborg citizenship,” based on personhood rather than humanness. »

Pour esquisser les avantages matériels envisageables, les inspirations se sont largement nourries de spéculations sur des technologies émergentes. K. Eric Drexler (1986 ; 2013), ingénieur américain dont la notoriété s’est construite sur la popularisation et la promotion des nanotechnologies (allant jusqu’à imaginer des « assembleurs » capables d’intervenir au niveau moléculaire), a développé ses réflexions en faisant aussi de ces dernières un vecteur d’une abondance à venir. Dans ce futur anticipé, elles auraient un effet transformateur profond en changeant la manière de concevoir les ressources et de produire les biens dont auraient besoin les humains.

Cette thématique de l’abondance est reprise et défendue par Peter H. Diamandis, dirigeant de plusieurs entreprises technologiques, cofondateur et dirigeant de la Singularity University dans la Silicon Valley[18], dans sa définition : « Abundance is not about providing everyone on this planet with a life of luxury—rather it’s about providing all with a life of possibility. To be able to live such a life requires having the basics covered and then some. » (Diamandis et Kotler, 2014 : 13) Diamandis fonde ses espoirs sur quatre tendances dont les effets s’avéreraient selon lui complémentaires : des technologies qui progresseraient de manière « exponentielle » dans les secteurs informatique, énergétique, etc. ; des innovateurs capables de travailler sur un mode do-it-yourself, sans avoir besoin de passer par des grosses structures, et pour partie grâce à ces technologies ; l’arrivée d’une génération de techno-philanthropes prêts à investir leurs gains dans des grands problèmes de l’humanité ; la possibilité pour des millions de pauvres de se connecter à l’économie globale, par les transports, Internet, la microfinance, etc. L’utilisation des technologies de l’information et de la communication (TIC) contiendrait ainsi un potentiel de démocratisation, notamment en élargissant les possibilités d’expression et de coopération. Diamandis (voir par exemple Diamandis et Kotler, 2012) fait aussi référence à des initiatives comme celle du fondateur d’eBay (site de vente aux enchères), Pierre Omidyar, dont une partie, par l’intermédiaire des activités philanthropiques d’Omidyar Network, vise à renforcer l’accès à l’information et l’engagement citoyen. Déjà dans les années 1970, l’imaginaire transhumaniste en construction portait le souhait d’une communauté politique et d’une citoyenneté globales par une démocratie électronique directe (Hughes, 2012 : 762).

Dans ces visions et les récits qui les prolongent, l’abondance entrevue résulte d’une confiance dans les possibilités de trajectoires technologiques qui sont prolongées dans un registre futurologique. La question des besoins humains fondamentaux paraît alors résolue puisque ces derniers paraissent satisfaits par une disponibilité presque immédiate des biens souhaités. L’abondance rendrait moins aigus les problèmes d’allocation des ressources (il y aurait moins de concurrence en effet pour y accéder) et la technologie contribuerait à transformer profondément la politique (ce qui amène certains, dans la mouvance transhumaniste, à défendre comme guide décisionnel un « principe de proaction » plutôt qu’un « principe de précaution »[19]). Par cette dynamique, il ne semble plus alors y avoir de limites dans la capacité à satisfaire les besoins humains. Diamandis est d’ailleurs aussi le cofondateur de Planetary Resources, une société qui prévoit d’aller exploiter des matériaux contenus dans des astéroïdes grâce à des appareils d’exploration robotisés.

L’hypothèse est faite (le plus souvent de manière implicite) que ces options technologiques seront largement acceptées par les populations. Diamandis semble penser que les solutions et les options qu’il soutient feront consensus. Outre des polémiques plus visibles, comme sur les nanotechnologies, on peut constater que certains projets ne vont pas cependant sans susciter critiques et controverses, par exemple les « fermes verticales » en matière de production alimentaire[20]. Mais l’enthousiasme ne paraît pas réduit pour autant et des initiatives nombreuses sont conduites pour essayer d’intéresser de larges pans de la société. Chez la plupart des partisans du transhumanisme, le système capitaliste reste au demeurant largement accepté et, loin d’une remise en cause, apparaît même plus ou moins implicitement le souhait (notamment dans la partie la plus proche du monde de l’entreprise et des affaires) de pouvoir profiter de certains de ses succès et potentialités.

Décroissance et reconfigurations localistes

Historiquement, d’abord comme slogan critique et militant, puis progressivement comme mouvement social (Demaria et al., 2013), la perspective de la « décroissance » a été construite et portée autour du projet explicite de sortie d’une « société de croissance », notamment en partant de l’argument, posé comme contrainte indépassable, que les ressources de la planète ne peuvent être infinies et sont nécessairement limitées[21]. Dans ce mouvement parti d’Europe (France et Europe du Sud notamment) pour se propager ensuite dans d’autres pays développés, la croissance est vue à la fois comme un contenu idéologique et l’origine de pressions écologiques de plus en plus difficilement supportables, obligeant donc à une série de transformations sociales radicales et notamment à une « diminution régulière de la consommation matérielle et énergétique, dans les pays et pour les populations qui consomment plus que leur empreinte écologique admissible » (Ridoux, 2006 : 91).

Pour amener ce type de changement, les inspirateurs de cette « galaxie décroissante » (Flipo, 2007) ont aussi été conduits à développer leurs réflexions sur le cadre politique nécessaire. Dans les propositions, s’il s’agit de réduire fortement les niveaux de production et de consommation tout en garantissant une soutenabilité écologique et une justice sociale, l’ensemble du processus doit rester démocratique. Comme le rappelle Valérie Fournier (2008 : 535-536), la décroissance tend même à être présentée comme l’occasion d’enclencher discussions et débats sur l’organisation des activités économiques et sociales et de les faire revenir dans un espace de décisions collectives. La décroissance n’est pas censée être imposée comme une nécessité (même si elle est perçue comme telle), mais doit être un choix, à faire dans un cadre démocratique et ouvert publiquement. Le niveau local tend pour cela à être privilégié : il constituerait un espace favorable pour adapter les processus de décision à une plus grande participation et à un contrôle direct, leur donnant ainsi une plus forte légitimité (Cattaneo et al., 2012 : 521).

Cette conception, tirant une part de ses inspirations d’auteurs comme Ivan Illich, Jacques Ellul et Cornelius Castoriadis (respectivement, mais aussi de manière interreliée, sur les enjeux liés aux effets d’échelle, le rôle de la technique, la préservation de l’autonomie), est structurante chez les théoriciens les plus influents de ce courant (Flipo, 2007 ; Cattaneo et al., 2012 : 516-517). Dans cette logique, l’économiste Serge Latouche (2006) privilégie par exemple le « localisme » et s’oriente vers la voie de la « revitalisation de la démocratie locale ». L’un des éléments qu’il articule dans son cadre programmatique pousse même explicitement à « relocaliser », à la fois sur les plans économique (celui de la production) et politique : « Relocaliser s’entend aussi au niveau politique : cela signifie alors s’occuper des affaires publiques à l’échelle de son quartier, organisé en “petite république” » (ibid. : 207). Ce lien territorial pourrait alors contribuer à un sentiment d’appartenance autour de la préservation d’un bien commun. Cependant, même si une forme de protectionnisme est esquissée, il ne s’agit pas de transformer les relations locales en un microcosme fermé (Latouche, 2007).

Cet attrait pour la proximité est largement présent dans le mouvement et chez beaucoup d’auteurs de ce courant. Les formes d’organisation sociale fonctionnant sur des échelles réduites sont ainsi préférées parce qu’elles restent plus directement maîtrisables par leurs participants et qu’elles évitent la prétention de certains acteurs à représenter une masse d’autres rendus silencieux ou passifs par des ensembles trop complexes. L’agencement collectif ainsi souhaité rejoint et prolonge aussi une inclination à privilégier la décentralisation des processus de décision, présente de longue date dans le mouvement écologiste (Paehlke, 2001).

Les théoriciens de la décroissance, comme pour d’autres projets politiques ayant une ambition large, peuvent se voir reprocher, s’agissant du leur, de ne pas assez développer les conditions pour le rendre viable et les voies pour le rendre réalisable. Pour ce qui concerne les processus envisagés, Latouche (2006 : 109) peut sembler en effet escompter trop facilement des effets d’entraînement : « Dans la mesure où des cercles vertueux ont été enclenchés, où une sphère alternative est bien vivante et se développe, la logique systémique du productivisme trouve pour se déployer un espace toujours plus restreint. » Reste toujours la question de l’articulation entre les initiatives locales, avec leur part d’autonomie, et la capacité à assurer et à maintenir des transformations plus larges et plus générales. La décroissance étant surtout une manière de qualifier une phase transitionnelle ou un processus, l’hypothèse plus ou moins implicite est souvent que ces actions locales, si elles se multiplient, peuvent avoir des effets cumulés, jusqu’à amener au changement global souhaité. Cela supposerait que toutes les populations, quelles que soient leur situation géographique et leur organisation, gardent un haut niveau de sobriété et marquent globalement une forme d’altruisme à l’égard d’autres pouvant être moins favorisées[22]. Si les difficultés à généraliser la démarche sont effectivement bien ressenties, les présupposés localistes restent fortement présents dans les expérimentations et les pratiques portées par les militants de la décroissance pour essayer d’incarner leurs idées et faire fonctionner les solidarités collaboratives recherchées (Semal, 2012).

L’écosocialisme et la planification comme instrument démocratique

Par rapport aux perspectives de l’« écologie sociale » et de la « décroissance », le modèle « écosocialiste » s’inscrit dans une tradition plus ancienne de critique systémique, dont il apparaît comme un prolongement ou un approfondissement (Jahan et Lamy, 2016) et qu’il faut aussi garder en tête pour comprendre les arrangements institutionnels envisagés. Dans la mesure où elle est une critique du productivisme (y compris celui qui a sévi en URSS), la défense d’un « écosocialisme » peut aussi être interprétée comme une prise de distance par rapport aux logiques d’accumulation et de croissance économique. Dans les orientations défendues par les auteurs de ce courant, il s’agit pour cela, et donc contre le système capitaliste, de pouvoir associer principes socialistes et préoccupations écologiques[23]. Selon les programmes écosocialistes qu’avaient repérés et analysés Robyn Eckersley (1992b : 321-331), la meilleure voie pour atteindre l’objectif d’une économie écologiquement soutenable serait la création d’entreprises publiques contrôlées démocratiquement, qui permettraient de reprendre les activités des secteurs les plus importants, qu’ils soient industriels ou non. Même si les approches peuvent varier, tous ces programmes promeuvent une combinaison de planifications étatique et locale, d’entreprises publiques contrôlées démocratiquement, de régulation étatique du secteur financier, de coopératives autogérées de travailleurs, et d’une part d’activités pour un secteur plus informel (Eckersley, 1992b). Cette recherche d’une alternative politique permettant d’opposer au capitalisme un socialisme soucieux des enjeux écologiques a d’ailleurs nourri un activisme qui a pu se développer en Europe et en Amérique latine[24].

En France, une forme de théorisation de la perspective écosocialiste a été fournie par Michael Löwy (dans le prolongement d’une carrière, comme chercheur au Centre national de la recherche scientifique / CNRS, marquée par une relation forte avec la pensée marxiste et au croisement de la philosophie et de la sociologie). Dans le schéma qu’il envisage (Löwy, 2011), la possibilité d’intégration des aspects écologiques doit pouvoir être coordonnée grâce à une « planification démocratique globale ».

Löwy donne en fait à la démocratie une orientation extensive, incluant ainsi la sphère économique. Il l’explique d’ailleurs dans un article de 2008, où il aborde plus spécifiquement la dimension planificatrice de l’écosocialisme tel qu’il le conçoit : « La conception socialiste de la planification n’est rien d’autre que la démocratisation radicale de l’économie : s’il est certain que les décisions politiques ne doivent pas revenir à une petite élite de dirigeants, pourquoi ne pas appliquer le même principe aux décisions d’ordre économique ? » (Löwy, 2008 : 169-170) Il fait même de la « planification démocratique » une des conditions du socialisme écologique, pour « permettre à la société de définir ses objectifs concernant l’investissement et la production » (ibid. : 169-166).

Le cadre ne serait donc plus celui de la recherche de profit et du libre jeu du « marché » :

Dans ce sens, l’ensemble de la société sera libre de choisir démocratiquement les lignes productives à privilégier et le niveau des ressources qui doivent être investies dans l’éducation, la santé ou la culture. Les prix des biens eux-mêmes ne répondraient plus aux lois de l’offre et de la demande mais seraient déterminés autant que possible selon des critères sociaux, politiques et écologiques.

Löwy, 2008 : 169

Loin d’être assimilée à une contrainte, la planification est associée chez Löwy (s’appuyant sur le théoricien marxiste Ernest Mandel) à une autre forme de liberté, rendue possible par la réduction du temps de travail :

Loin d’être « despotique » en soi, la planification démocratique est l’exercice de la liberté de décision de l’ensemble de la société ; un exercice nécessaire pour se libérer des « lois économiques » et des « cages de fer » aliénantes et réifiées au sein des structures capitaliste et bureaucratique. La planification démocratique associée à la réduction du temps de travail serait un progrès considérable de l’humanité vers ce que Marx appelait « le royaume de la liberté » : l’augmentation du temps libre est en fait une condition de la participation des travailleurs à la discussion démocratique et à la gestion de l’économie comme de la société.

Löwy, 2008 : 169

Avant Löwy, la pensée écosocialiste s’était d’ailleurs construite dans un souci de ne pas réinstaller des formes de bureaucratisation, de centralisation et d’autoritarisme[25].

Dans le modèle politique ainsi conçu, il n’est pas censé y avoir d’organisation centralisatrice, mais plutôt une articulation (plus postulée que véritablement explicitée dans son fonctionnement) entre les niveaux de décision, sans contradiction avec « l’autogestion des travailleurs dans leurs unités de production » :

Alors que la décision de transformer, par exemple, une usine de voitures en unité de production de bus ou de tramways reviendrait à l’ensemble de la société, l’organisation et le fonctionnement internes de l’usine seraient gérés démocratiquement par les travailleurs eux-mêmes. On a débattu longuement sur le caractère « centralisé » ou « décentralisé » de la planification, mais l’important reste le contrôle démocratique du plan à tous les niveaux, local, régional, national, continental – et, espérons-le, planétaire, puisque les thèmes de l’écologie tels que le réchauffement climatique sont mondiaux et ne peuvent être traités qu’à ce niveau. Cette proposition pourrait être appelée « planification démocratique globale ». Même à un tel niveau, il s’agit d’une planification qui s’oppose à ce qui est souvent décrit comme « planification centrale », car les décisions économiques et sociales ne sont pas prises par un « centre » quelconque mais déterminées démocratiquement par les populations concernées.

Ibid. : 170-171

Pour Löwy, il ne s’agit pas d’éliminer la démocratie représentative, mais plutôt de la perfectionner en la complétant :

La planification socialiste doit être fondée sur un débat démocratique et pluraliste, à chaque niveau de décision. Organisés sous la forme de partis, de plates-formes ou de tout autre mouvement politique, les délégués des organismes de planification sont élus et les diverses propositions sont présentées à tous ceux qu’elles concernent. Autrement dit, la démocratie représentative doit être enrichie – et améliorée – par la démocratie directe qui permet aux gens de choisir directement – au niveau local, national et, en dernier lieu, international – entre différentes propositions.

Ibid. : 171

Comme pour d’autres conceptions, les efforts de réflexion deviennent plus lourds dès qu’il s’agit de ne pas laisser les pistes proposées à un niveau trop général. De fait, Löwy ne descend guère, par exemple, jusqu’aux fonctionnements et aux dispositifs concrets de cette planification. Il reste un flou autour des acteurs qui feraient ce travail. Mais ce ne semble plus être des institutions étatiques, comme chez Dominique Méda, où, dans le prolongement d’une critique de la croissance, il est également proposé de « planifier la transition vers un monde désirable et juste » en conservant une part de confiance dans l’État pour assumer ce type de tâche[26].

Si la perspective écosocialiste a pu susciter du scepticisme, c’est aussi parce qu’on sait que la planification suppose des dispositifs compliqués à mettre en place et, de fait, ce genre de projet a historiquement rencontré de nombreuses difficultés pratiques, que son association avec l’ambition d’un « développement durable » a d’ailleurs contribué à réveiller[27]. Subsiste ainsi la vieille question de la disponibilité des informations nécessaires pour réaliser cette planification, a fortiori dans des contextes marqués par l’incertitude. La coordination entre acteurs et les manières dont peuvent s’organiser les pratiques de communication jouent également un rôle important dans le déroulement de ce genre de processus[28]. Même si se développent les puissances computationnelles, les capacités à faire rentrer les évolutions sociales dans des trajectoires programmées apparaissent encore sujettes à de lourdes limitations et elles continuent, de fait, à être mises en doute sous des angles variés. Dans la veine écosocialiste d’ailleurs, toute la pensée d’André Gorz est une incitation à se prémunir contre le risque technocratique et les empiètements sur les possibilités émancipatrices des préoccupations écologiques et sociales (Gollain, 2014).

Conclusion

Les liens entre démocratie et croissance doivent être questionnés. Pas tellement pour prolonger les réflexions afin de savoir dans quelle mesure l’une peut favoriser l’autre (ce qui, dans les deux sens de la relation, est presque devenu un champ d’étude à part entière, spécialement dans la science économique récente). Avant tout, ils doivent être questionnés parce que les fondements des systèmes politique et économique se trouvent déstabilisés dans ce qui passait pour des évidences, et ce trouble change les conditions de fonctionnement des sociétés industrialisées. Les arguments annonçant l’arrêt de la « croissance économique » comme un phénomène probable, voire difficilement évitable, semblent quitter la marginalité. Ils peuvent être justifiés par des raisons écologiques ou techno-économiques, dans le registre du souhait (voir par exemple Gadrey, 2010 et Heinberg, 2011) ou de l’inquiétude (voir par exemple Artus et Virard, 2015 et, dans un registre plus neutre, Cohen, 2015). Mais leur présence dans les débats publics est elle-même un signe.

Du côté des grandes institutions ou dans leur prolongement, cette possibilité d’une absence prolongée de croissance suscite des craintes quant à ses effets dans la sphère politique. Comme si l’absence de croissance mettait en danger le système démocratique… Les options et les lignes de réflexion que nous avons étudiées ne se situent pas dans ce registre. Dans les courants repérés, la croissance n’est plus vue ni comme une fin, ni comme un moyen. Les propositions (même si c’est de manière plus ambiguë dans celles proches du transhumanisme) paraissent davantage chercher à construire des collectifs qui ne sont plus dans des schémas et des rationalités productivistes ou consuméristes, en y voyant une source d’espérances plutôt que de craintes.

Les options présentées tendent à envisager une évolution post-représentative et post-gouvernementale des systèmes politiques, au-delà de leur fonctionnement formellement démocratique. Ces options confortent des valeurs démocratiques ou, pour être plus précis, susceptibles de produire des avancées en termes de démocratisation : inclusion, égalité des citoyens, participation, etc. Elles ne se réduisent pas à apporter des correctifs institutionnels et procéduraux pour pallier les limites de la démocratie représentative (comme ont tenté de le faire Bourg et Whiteside, 2010 ; 2011). Leur portée apparaît plus profonde. Dans ces visions, il n’est guère question de partis et de candidats politiques en quête de suffrages lors de moments électoraux relativement ritualisés. Ces options ne passent pas non plus par l’État comme instance primordiale supposée pouvoir assurer la médiation des intérêts et la traduction des préférences collectives. Elles tendent davantage à se situer dans une perspective immanente aux collectifs humains, à la manière de ce que Simon Tormey (2006 : 145, 153) entrevoit dans des expérimentations radicales comme celles du mouvement zapatiste, qui parviennent à fonctionner sans avoir besoin de références mythiques extérieures. En l’occurrence, pour les courants que nous avons analysés, la « croissance économique » n’intervient plus comme une espèce de mythe structurant, de norme persistante ou de valeur à invoquer.

Ces courants se différencient néanmoins dans les formes démocratiques qu’ils espèrent voir avancer. Que ce soit pour les ressources à gérer ou d’autres enjeux, le communalisme de Murray Bookchin s’appuie sur une démocratie d’assemblée (assembly democracy), principalement à l’échelon municipal, et dans une forme de confédération destinée à remplacer l’État par agencement de ces petites unités autogérées. Par rapport à ces conceptions de l’« écologie sociale », l’écosocialisme paraît lui davantage préserver des hiérarchies d’échelle, dans une perspective d’organisation volontariste d’une économie qui n’est plus de marché. Le schéma écosocialiste met fortement l’accent sur les processus d’allocation des ressources, qui doivent pouvoir être traités démocratiquement par des dispositifs de planification adaptés et en tout cas non autoritaires. Le dépassement de la rareté permet à Bookchin de dépasser cette question et de ne pas donner à la planification une place aussi centrale (voire surplombante) que dans l’écosocialisme. Tel qu’il est construit, le projet de décroissance a pu être interprété comme l’expression d’un paradigme de l’horizontalisme (Romano, 2016). Sa réalisation, pour dégonfler les volumes de production et de consommation, est censée pouvoir être ancrée dans l’organisation autonome de la société civile, ce qui est aussi une manière d’envisager un approfondissement démocratique. L’étude des articles universitaires dans ce courant laisse cependant apparaître une part importante des propositions restant dans une approche descendante (top-down), notamment pour les actions et les mesures qui dépendent pour leur mise en oeuvre d’impulsions étatiques (Cosme et al., 2017). Le rapport à la technique induit aussi des positionnements politiques différents. Plutôt confiant dans des possibilités de maîtrise dans le cas de l’« écologie sociale », ce rapport est marqué par la méfiance dans le courant de la décroissance, qui souhaite donc aussi une extension et une application des logiques démocratiques aux choix techniques. Par contraste, le progrès technologique est clairement le pivot autour duquel s’organisent les constructions intellectuelles du transhumanisme et c’est presque le cadre politique qui doit s’y adapter, ou au moins dégager des capacités de gestion des différents effets. Au surplus, le transhumanisme est moins dans une position de questionnement du système économique capitaliste, comme peuvent l’être les autres courants, notamment le courant écosocialiste qui vise franchement la rupture avec ce système et les institutions qui le soutiennent.

Au-delà des nuances dans les schémas envisagés, ces conceptions tendent à partager l’hypothèse implicite que la raison, à un niveau collectif, permettra de cadrer les échanges politiques. La disponibilité d’espaces de débat devrait donc être un élément important[29]. La difficulté est de trouver des espaces politiques où peuvent être hiérarchisées les préférences collectives, sans reproduire les anciens schémas critiqués et sans produire de nouvelles formes de domination. Au stade actuel des systèmes politiques, les espaces de discussion institutionnalisés ne laissent cependant guère de place à l’expression d’autres préférences que celles liées à la croissance économique.

Dans ces visions alternatives, le citoyen tend au surplus à être considéré comme pouvant se situer dans une position presque constamment active, avec une implication vigoureuse dans les affaires collectives (ce qui se rapproche de ce que Barber [1984] appellerait une « démocratie forte »). Une condition serait toutefois que ce citoyen dispose de plus de temps libre (pour pouvoir en consacrer aux affaires collectives) et soit moins absorbé par le travail. Jacques Ellul (2004 : 312-313) le soulignait déjà il y a quelques décennies : « Tant que celui-ci n’est préoccupé que de sa sécurité, de la stabilité de sa vie, de l’accroissement de son bien-être, nous ne devrons avoir aucune illusion, il ne trouvera nulle part la vertu nécessaire pour faire vivre la démocratie. Dans une société de consommateurs, le citoyen réagira en consommateur. »

Même si leurs lignes de proposition paraissent souvent au stade de l’esquisse, les explorations étudiées précédemment peuvent gagner un espace, parce que la démocratie représentative donne déjà de sérieux signes de « crise », ou au moins d’épuisement (sur ce diagnostic, voir Tormey, 2015). Il est difficile de ne pas noter que l’érosion de la « croissance économique » (voire, derrière elle, les difficultés du système économique lui-même) et la « crise » du système politique représentatif interviennent au même moment. En réactualisant les réflexions de Jürgen Habermas (2002 : chap. II, p. 49 et suiv.) sur les « tendances à la crise dans le capitalisme avancé », on peut considérer que cette concomitance n’est pas fortuite, mais c’est aussi une incitation à réfléchir davantage aux implications de cette situation, a fortiori si rien n’indique qu’elle puisse disparaître à plus ou moins court terme. Comme on l’a vu auparavant, la réflexion ne part pas de zéro.