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Ce n’est pas par oubli que nous nous tournons avec un intérêt passionné, avec une volonté illimitée d’apprendre, vers la pensée politique de l’Antiquité classique ; ni l’oubli et l’amour des choses difficiles qui caractérisent l’amateur d’antiquités, ni l’oubli du romantique emporté par ses chimères. Nous y sommes contraints par la crise de notre temps, la crise de l’Occident.

Strauss, 2005 [1964] : 63

Bref, la philosophie contemporaine du droit est-elle vouée à être antimoderne ?

Renaut, 1991 : 88 [en italique dans l’original]

Dès la seconde moitié des années 1970, le philosophe français Alain Renaut commence à prendre ses distances avec la pensée de Martin Heidegger pour s’engager progressivement dans le chantier du renouveau contemporain de la philosophie politique[2]. On attribue généralement ce renouveau de la philosophie politique – et de facto le constat d’un déclin de la discipline qui rendait nécessaire une telle résurgence – aux efforts pionniers du philosophe germano-américain Leo Strauss (Couture, 2007 : 2[3]). Dès lors, il n’était pas surprenant que Renaut cherche à définir l’originalité de sa démarche par rapport à la voie proprement straussienne[4]. En effet, de 1984 jusqu’au terme des années 1990, la référence à Strauss persiste dans l’oeuvre de Renaut. Cette confrontation occupe une place si considérable au cours de ces années que l’élaboration, sous la direction de Renaut, d’une Histoire de la philosophie politique (1999) se veut une sorte de réplique à l’ouvrage du même titre de l’école straussienne[5].

Cette réponse est facilitée par le fait que Strauss et Renaut partagent tous deux un même problème et une même méthode. Ce problème, celui de l’objectivité pratique, trouve en effet deux expressions similaires en amont de Droit naturel et histoire (Strauss, 1986) et de la Pensée 68 (Ferry et Renaut, 1985) : d’un côté, les Américains ont perdu les ressources philosophiques pour fonder en vérité les principes, contenus dans la Déclaration d’indépendance des États-Unis, qui guident leur existence politique ; de l’autre, la philosophie française contemporaine sape les fondements de l’humanisme juridique – fondé sur les droits de l’homme – qui assure les balises ultimes de l’agir humain. Afin de surmonter ce problème, Strauss comme Renaut se tournent vers une pratique historique – et non simplement historienne – de la philosophie politique. Chez Strauss, la philosophie politique doit se retourner vers son histoire afin de repérer les causes de l’impasse dans laquelle elle s’est progressivement installée : la genèse de la modernité ne vise pas tant une vérité historique qu’une anamnèse du problème et de ses causes, et l’histoire de la philosophie prémoderne cherche à libérer d’autres possibles politiques pour le présent[6]. Chez Renaut, une autre genèse de la modernité doit être proposée pour faire contrepoids à la lecture heideggérienne qui pose entre Descartes et Nietzsche le déploiement continu – et catastrophique – d’une métaphysique de la subjectivité[7] : cette interprétation alternative essaie de restituer à la philosophie kantienne et fichtéenne une autonomie par rapport au reste du développement moderne de la philosophie. Mais une telle tentative bute inévitablement sur la genèse straussienne de la modernité, qui voit justement entre Kant et l’historicisme (sous ses formes hégélienne et nietzschéano-heideggérienne) un rapport de continuité plutôt que de rupture. Si donc Renaut pose sa propre philosophie politique au fil d’un dialogue avec celle de Strauss, c’est plus précisément par le biais d’une critique de cette lecture straussienne de la modernité qu’il propose un retour à un humanisme juridique d’inspiration kantiano-fichtéenne.

C’est cette critique que nous proposons ici de discuter et de mettre en question. Pour ce faire, nous exposerons dans un premier temps la lecture de Strauss que propose Renaut. Nous confronterons ensuite cette lecture au texte straussien afin de mettre en évidence le décalage qu’il y a entre le texte et l’interprétation. Nous expliquerons en dernier lieu ce décalage par ce qui nous semble être chez Renaut une assimilation de Strauss à la critique heideggérienne de la modernité et tâcherons de faire voir les apories d’une telle assimilation. Il sera dès lors possible de contester le caractère intenable – proclamé par la critique de Renaut – de la posture « antimoderne » de Strauss, reposant ainsi en quelque sorte à nouveaux frais la question de l’antimodernisme dans la philosophie politique contemporaine.

Renaut, lecteur de Strauss

Positivisme et historicisme ou les conditions d’impossibilité du droit

Au début de sa Philosophie du droit, Renaut propose une « réflexion préliminaire sur les conditions d’impossibilité du droit » que constituent l’historicisme et le positivisme (1991 : 30-31). Ce « moment négatif » dans l’élaboration d’une philosophie juridique marque explicitement la solidarité de la démarche d’Alain Renaut et Lukas Sosoe avec celle de Strauss, à qui, pourrait-on dire, ils empruntent la critique de ces deux obstacles.

Dès le début de Droit naturel et histoire, Strauss (1986 : 40) s’attaque à l’historicisme et au positivisme. Le premier chapitre, intitulé « Le droit naturel en face de l’histoire », tâche d’exposer comment « l’historicisme radical nous oblige à mesurer la portée du fait que l’idée seule de droit naturel implique la philosophie, au sens plein et premier du terme », à savoir, précisément, la notion de nature (Bruell, 2011 : 96). Sans cette précieuse notion, pense Strauss, toute pensée ou toute philosophie, et donc toute pensée politique ou toute philosophie du droit, ne peuvent s’appuyer sur un critère – quel qu’il soit – qui transcenderait le cours contingent de l’histoire, car voilà bien ce qu’est selon lui l’historicisme : « la compréhension définitive et irrévocable du caractère historique de toute pensée » (Strauss, 1986 : 37). Ôtant ainsi au droit sa référence à la nature et la réduisant au droit positif, l’historicisme « nie tout décalage entre la réalité positive et l’idéal » (Renaut, 1991 : 101).

Si Renaut développe peu l’interprétation straussienne de l’historicisme, Luc Ferry a le mérite d’avoir fait la démonstration que celle-ci se fragmente en au moins deux grands moments[8] et que cette division est cruciale pour Strauss. Ce dernier réclame en fait l’existence de deux types d’historicisme qui ont tous deux eu leur heure de gloire dans l’histoire de la philosophie. Le premier est l’historicisme rationaliste qui trouve son expression paradigmatique dans la philosophie hégélienne de l’histoire, le second est l’historicisme irrationaliste qui culmine chez Heidegger. Dans le premier cas, le droit est confiné à sa situation historique, mais le cours de l’histoire est conçu comme un progrès au terme duquel la fin de l’histoire concorderait avec le règne du droit véritable. Dans le second, le droit est relatif aux époques historiques, mais ces époques ne suivent aucun cours rationnel[9]. Cette périodisation occupe une fonction importante dans la critique straussienne de l’historicisme – nous y reviendrons –, mais il n’empêche que, pour Strauss, l’une et l’autre de ces formes de « l’école historique » posent le même problème à la philosophie politique : elles empêchent toutes deux de penser la normativité par-delà l’histoire et donc par-delà le factuel.

Cet écrasement du devoir-être sur l’être est également le problème que représente le positivisme pour la philosophie du droit. Le positivisme est présenté et critiqué par Strauss dans le second chapitre de Droit naturel et histoire, « Le droit naturel et la distinction entre faits et valeurs », et prend la forme d’une critique de la sociologie wébérienne. Renaut (1991 : 102) identifie dans l’interprétation straussienne de Max Weber une composante kantienne et une composante nietzschéenne. Strauss aurait vu se greffer chez Weber le « thème nietzschéen de la “guerre des dieux” » (l’irréductible conflit des valeurs) sur une sorte d’universalisme kantien « qui ressemble à une norme objective, un impératif catégorique » formel intimant l’homme à avoir des idéaux, à tenir à certaines valeurs plutôt qu’à d’autres (ibid. : 103). Le problème de Weber, pour Strauss comme pour Renaut, est que ce motif de la « guerre des dieux » rend impensable une objectivité pratique à l’aune de laquelle le droit positif pourrait être jugé : il se fait positiviste en ce qu’il réduit ainsi le droit au seul droit positif.

La critique straussienne de Weber est double, même si sa stratégie est une : il s’agit de retourner la distinction entre les faits et les valeurs contre elle-même. Dans un premier temps, il nie la possibilité de conserver une forme de hiérarchie entre l’idéalisme et l’apathie ou entre l’engagement et le refus de s’engager – l’engagement et l’idéalisme ne sont-ils pas après tout des préférences axiologiques (Strauss, 1986 : 56) ? Dans un second temps, il questionne la tentative wébérienne de fonder une science sociale « purement théorique » sur la base de la distinction entre les faits et les valeurs – c’est-à-dire une science qui respecte pleinement cette distinction. Or, il semble que la sociologie wébérienne ne peut opérer sans l’usage méthodologique de types idéaux, lesquels trahissent forcément certains biais axiologiques (ibid. : 65-68). Plus fondamentalement, Strauss s’interroge sur la valeur de l’activité scientifique elle-même et sur la possibilité d’accorder à celle-ci une importance plus grande qu’à n’importe quelle autre activité (ibid. : 75). Finalement, il conteste le statut même de la distinction entre les faits et les valeurs : s’agit-il bien d’un fait démontré ou est-ce un postulat « sous l’influence de quelque préférence morale », axiologique (ibid. : 60) ? Face à de telles questions, le positiviste n’aura d’autre choix que d’admettre que cette distinction procède d’une décision survenue au cours de l’histoire et donc que si elle est un fait, elle n’est un fait qu’au sens historique du terme : le positiviste devra forcément se transformer pour se réfugier au sein de l’historicisme, qui lui est supérieur (Strauss, 2004 : 121). Renaut ne s’est pas attardé à exposer les questions précises que Strauss adresse à Weber en guise de critique, et il n’est pas certain qu’il ait aperçu cette absorption chez Strauss du positivisme par l’historicisme. Il nous semble qu’il donne son assentiment à cette critique, mais à condition de la nuancer sur un point : Strauss aurait apparemment trop insisté sur l’assise néo-kantienne du nietzschéisme de Weber, faisant ainsi de Kant un penseur dont la philosophie serait pleinement compatible avec le positivisme, voire le préfigurerait[10]. Il s’agit donc pour Renaut (1991 : 103) de critiquer la pensée wébérienne en questionnant surtout « la gestion du kantisme qu’elle supposait » et qui « rendait au moins possible, sinon fatale, la dérive vers le positivisme ».

Quoi qu’il en soit, la réduction ultime du positivisme à l’historicisme est ce qui fait de ce dernier l’ennemi véritable de la philosophie politique. Nous avons dit que la périodisation historique était essentielle à la critique que propose Strauss de l’historicisme. En effet, dans Droit naturel et histoire, il affirme que c’est « une situation historique donnée qui n’est pas seulement la condition, mais la source de la thèse historiciste » (1986 : 37). La stratégie est donc, mutatis mutandis, la même qu’avec le positivisme : si l’historicisme tend à historiciser toute pensée, elle doit à son tour consentir à s’historiciser elle-même et se voit dès lors grandement fragilisée, sinon parfaitement relativisée. Mais pour simple qu’elle apparaisse, cette stratégie n’est pourtant pas simpliste. Car il ne s’agit pas simplement d’affirmer que l’historicisme appartient à une époque donnée – ce qui est le cas de toute philosophie –, mais plutôt de montrer que l’historicisme n’était rendu possible que par un certain développement historique ou, pour le dire en termes aristotéliciens, que son développement n’était pas naturel, mais bien accidentel ou artificiel. On peut raisonnablement dire que tout l’effort déployé par Strauss pour proposer une genèse de la modernité vise précisément à remonter jusqu’aux sources de cet « accident » afin de libérer une pensée qui se situerait philosophiquement en amont de celles-ci. Si Renaut (1991 : 88) suit Strauss dans sa critique du positivisme et de l’historicisme, il refuse la tendance, « coûteuse, du sacrifice de la modernité » vers laquelle elle tend. La critique que Renaut fait de Strauss doit donc s’adresser à sa genèse de la modernité afin de proposer une anamnèse alternative du problème de l’historicisme et du positivisme. Voyons comment.

La seconde vague de la modernité en question

Aucun texte de Strauss ne résume de manière aussi simple et condensée cette genèse que « Les trois vagues de la modernité » (2008b) et Renaut, inspiré par Ferry, fait grand cas de cet opuscule. Ce dernier a la particularité – plutôt fascinante – de présenter l’histoire de la philosophie moderne comme un développement continu partant de Machiavel et culminant chez Nietzsche et Heidegger. Résumée, la thèse apparaît simple[11] : en voulant répondre à la question traditionnelle de l’articulation de l’être et du devoir-être, chaque figure de la modernité s’est plutôt empêtrée dans un mouvement de radicalisation conduisant jusqu’à son impasse historiciste.

La première vague est initiée par Machiavel et culmine chez Locke. Elle procède d’un abaissement du critère du juste au nom de la « vérité effective », produisant un renversement suivant lequel ce n’est plus la réalité politique qui doit se conformer au juste, mais la justice qui procède de cette réalité politique – renversement dont on trouve l’expression paradigmatique chez Hobbes dans l’assimilation de la justice au Léviathan.

Cet affaissement du droit sur le fait ou sur le cours des choses prépare l’avènement de la seconde vague de la modernité. Celle-ci, de Rousseau à Hegel, identifiera le droit à sa réalisation progressive dans l’histoire, fondant par là l’historicisme rationaliste. Le rôle de Rousseau est crucial dans ce tournant. D’une part, celui-ci, trouvant désastreux le nivellement machiavélien de la vertu civique ancienne, voulut lui redonner ses lettres de noblesse. D’autre part, ne voulant ou ne pouvant pas asseoir cette vertu sur la téléologie ancienne, il se conforma plutôt aux théories de l’état de nature : Rousseau ne fonde plus la justice sur la fin de l’homme, mais sur l’origine de l’homme. Or, cette origine est pour Rousseau non seulement pré-politique, mais présociale et pré-rationnelle. Si l’humanité telle que nous la connaissons n’est dès lors autre chose qu’un produit du développement historique à partir d’une « perfectibilité ou une malléabilité presque illimitées », la justice ou le droit n’est pas tributaire de la nature, mais d’une histoire qui la rendit nécessaire (Strauss, 2008b : 224) : « Le concept d’histoire, c’est-à-dire du processus historique en tant que processus singulier dans lequel l’homme devient humain sans le vouloir, est une conséquence de la radicalisation par Rousseau du concept hobbien de l’état de nature » (ibid. : 223). Nous insistons sur le fait que ce développement se produit malgré la volonté humaine, puisque c’est cette idée qui permit, selon Strauss, à Kant et à Hegel de développer les théories de la ruse de la raison ou de l’historicisme rationaliste. Cela pouvait arriver, dit Strauss (ibid. : 225), si le concept rousseauiste d’histoire était joint à celui de la volonté générale « qui en tant que telle ne peut errer[12] ». Si la justice est, d’une part, toujours garantie par la volonté générale et que, d’autre part, celle-ci émerge d’un processus historique progressif, nous pouvons à bon droit dire avec Kant que la nature réalise l’ordre juste par une sorte de « plan caché », ou encore, avec Hegel, que le réel est rationnel et le rationnel est réel.

La troisième vague de la modernité transforme profondément, voire inverse, la conception de l’histoire issue de la seconde vague en lui retirant la rationalité qui lui était propre : « Nietzsche fut le premier à regarder en face cette situation. La compréhension que tous les principes de pensée et d’action sont historiques ne peut pas être atténuée par l’espoir sans fondement que la succession historique ait une signification intrinsèque, une orientation intrinsèque. » (ibid. : 231) Ainsi, les principes du droit ou la philosophie du droit sont pour Nietzsche soumis aux aléas d’une histoire qui n’a plus aucun sens et c’est là, pense Strauss, que se situe la « crise de la démocratie libérale » (ibid. : 234).

La stratégie critique de Renaut face à une telle genèse de la modernité comme historicisme consiste à remettre en question ce qui en constitue le coeur ou le centre : la seconde vague. Car dans la seconde vague de la modernité, Strauss suggère qu’il existe une continuité de Rousseau à Hegel et une parenté de pensée indéniable entre Kant et Hegel. Renaut affirme que Strauss tombe à cet égard dans l’erreur de la tentante « thèse continuiste » qui établit un rapport harmonieux plutôt que de voir les moments de rupture entre Kant et l’idéalisme allemand ou, plus précisément, entre les « philosophes de la liberté » (Rousseau, Kant et le jeune Fichte) et les idéalistes (le second Fichte, Schelling et Hegel) : « la reconnaissance, à cet égard, d’une continuité régnant de Kant, a fortiori de Rousseau, jusqu’à Hegel ne va plus aujourd’hui véritablement de soi » (Renaut, 1991 : 106).

En quoi Strauss tombe-t-il ici dans une sorte de préjugé d’historien de la philosophie ? En quoi cette thèse continuiste radicalisée n’est-elle pas convaincante ? On peut soulever à cet égard trois raisons. Premièrement, la thèse rousseauiste de la volonté générale ne peut pas être comprise comme une assimilation de l’être et du devoir-être (et donc du réel et du rationnel), comme pourrait le laisser entendre un certain pan de l’analyse de Strauss. Deuxièmement, les philosophes de la liberté n’ont pas comblé l’abîme entre le réel et l’idéal, mais au contraire ont creusé l’abîme séparant le Sein du Sollen (ibid. : 107). Troisièmement, cette séparation peut conserver une autonomie par rapport à la philosophie de l’histoire : non seulement « le kantisme ne pense pas exclusivement la réalisation du droit selon un modèle, évoquant Hegel et la “ruse de la raison”, d’autodépassement des égoïsmes[13] » (ibid. : 122), mais le jeune Fichte pense le droit comme une oeuvre exclusive de la liberté humaine (Renaut, 1986 : 104-105). En somme, Strauss n’aurait pas aperçu les potentiels non positivistes et non historicistes des « philosophes de la liberté » qui auraient pu lui éviter ce rejet « coûteux » de la modernité philosophique et politique[14].

Droit naturel classique et métaphysique ancienne

Cette triple critique de la deuxième vague de la modernité est insuffisante pour Renaut et il cherche à la compléter : car c’est une chose de montrer les failles de la critique straussienne de la modernité, c’en est une autre de montrer l’impossibilité de l’alternative, à savoir d’une forme de recours à la philosophie politique classique. C’est la tâche que le philosophe français s’assigne en exposant les difficultés liées aux « effets » et aux « conséquences » de « l’option antimoderne choisie par Droit naturel et histoire » (Renaut, 1991 : 124).

Cette dernière critique de Strauss remet en question la possibilité d’accepter l’idée d’un « retour » aux Anciens qu’impliquerait le rejet de la modernité, et ce, sur deux plans : cosmologique et éthico-politique. Renaut affirme que la philosophie politique classique à laquelle il faudrait se ressourcer est inatteignable, puisque « solidaire de la conception grecque du monde comme cosmos finalisé » (ibid. : 124), conception absurde – doit-on comprendre – à l’aune des découvertes de la science moderne. Par ailleurs, la philosophie politique ancienne serait incompatible avec l’idée moderne de liberté, puisqu’elle reposerait au mieux sur un modèle de limitation verticale des libertés, au pire sur un déni de la liberté au profit de déterminations naturelles ou essentielles de l’homme (ibid. : 125-126).

Dans les deux cas, il nous semble, Renaut fait tomber son verdict d’impossibilité, puisqu’il conçoit le droit naturel classique comme une notion déduite d’un appareil métaphysique (cosmologique et par la suite anthropologique) encombrant dont la philosophie moderne avait réussi à se débarrasser.

Le texte straussien

Le constat de Renaut est donc sans appel : Leo Strauss est un antimoderne[15] et son « antimodernisme juridique » est intenable. La sévérité d’un tel diagnostic donne à penser : en vérifiant la validité de la conclusion de Renaut, il est possible à la fois de clarifier la position de Strauss et de voir si cette position est de fait intenable. Nous devons à cette fin examiner l’acuité de la lecture de Renaut dans ses deux grands versants, soit la critique de la seconde vague et l’impossibilité de la métaphysique ancienne à laquelle l’antimodernisme de Strauss nous conduirait. Notons d’abord que, comme l’interprétation de Ferry, cette lecture repose sur un nombre très restreint de textes dans l’ensemble du corpus straussien. Plus précisément, Renaut base sa critique sur Droit naturel et histoire, « Les trois vagues de la modernité » et « Qu’est-ce que la philosophie politique ? » (chap. 1 du livre du même nom), c’est-à-dire à un livre sur dix-sept, un article sur plus de quatre-vingt-un chapitres de livre (Marshall, 1992-1993 : 217)[16]. Notre examen consistera à vérifier si la critique de Renaut est fidèle à ces textes de Strauss, tout en prenant la liberté, sans chercher à sortir systématiquement du corpus sélectionné par Renaut, de recourir pour ce faire à d’autres textes.

L’ambivalence du Rousseau de Strauss et la seconde vague de la modernité

La critique de Strauss à laquelle s’applique davantage Renaut (mais plus encore Ferry) est celle de son interprétation de la seconde vague de la modernité. Elle s’attaque d’abord à la lecture straussienne de Rousseau, surtout à ce qui serait une interprétation réductrice de la volonté générale. Premièrement, il décrit celle-ci « de manière déconcertante […] comme la résultante des volontés particulières, comme le produit mécanique d’un rapport de forces entre les volontés particulières » (Renaut, 1991 : 115). Renaut semble laisser entendre ici que la volonté générale serait plus qu’un agrégat de volontés individuelles, qu’elle formerait plutôt un tout transcendant la somme de ses parties et constituant quelque chose comme un dispositif d’intersubjectivité juridique. Il ne nous semble pas que l’interprétation de Strauss nie l’existence d’un tel dispositif ; au contraire, elle souligne cette dimension dans la notion rousseauiste de la volonté générale. Strauss n’utilise d’ailleurs jamais les termes « mécanique », « force » ou « somme des volontés particulières », définissant cette dernière comme « volonté inhérente ou immanente à la société convenablement constituée » (2008b : 224). La cible visée par la formule de Strauss n’est pas le caractère mécanique ou sommatif de la volonté générale, mais son caractère « immanent », comme l’a bien vu Ferry (1984 : 70) : « À partir de Rousseau, la limitation de la licence s’effectue horizontalement au moyen de la licence d’autres hommes » (Strauss, 1992 : 55). La transformation du dispositif de limitation des libertés qu’induit la volonté générale est pour Strauss une transformation de la notion même de liberté, qui passe d’un agir bon ou conforme à ce qui est juste par nature (dikaion phusei) à l’agir selon le bon plaisir (dans les limites du bon plaisir d’autrui), c’est-à-dire à la licence.

Cette interprétation de la liberté moderne est cause d’une seconde critique des vues straussiennes sur la volonté générale. Strauss affirme que si la volonté humaine devient l’ultime norme de la justice, « le cannibalisme est aussi juste que son contraire » (1992 : 55). Ferry (1985 : 71) est d’avis que Strauss choisit un exemple aussi extrême afin d’illustrer qu’« il n’est plus rien dans la pensée politique de Rousseau qui puisse s’y opposer ». Or, voilà qui est inexact : Strauss introduit cet exemple en soulignant que Rousseau nous conduit à une « difficulté profonde », mais il n’indique nulle part que Rousseau n’a pas cherché à la régler. Au contraire, Strauss a vu que l’exclusion de l’errance de la volonté générale est un problème qui appelle chez Rousseau à une solution. Citons à cet égard Droit naturel et histoire :

L’intégration du droit naturel dans la loi positive d’une démocratie convenablement délimitée serait justifiable s’il était garanti que la volonté générale – ce qui signifie à toutes fins utiles la volonté de la majorité légale – ne peut errer. La volonté générale ou la volonté du peuple ne se trompe jamais tant qu’elle vise au bien du peuple, mais le peuple ne voit pas toujours quel est son bien. La volonté générale a donc besoin d’être éclairée […] Le peuple dans sa totalité aussi bien que les individus ont donc également besoin d’un guide ; on doit apprendre au peuple à savoir ce qu’il veut et l’individu qui, en tant qu’être naturel, s’intéresse exclusivement à son bien particulier doit se transformer en un citoyen qui préfère sans hésiter le bien commun à son bien particulier. La solution de ce double problème est fournie par le Législateur […].

Strauss, 1986 : 247-248

Ferry et Renaut passent sous silence les nombreuses pages où Strauss discute de la question du Législateur et des « équivalents » de son action – la religion civile et la coutume (ibid. : 249 et suiv.). Lorsque Renaut expose ce qu’il juge comme le rôle crucial de Rousseau dans le développement de la philosophie politique moderne, il n’en dit pas un mot non plus : « La philosophie politique du jusnaturalisme (ancien, puis moderne) s’est achevée à la fin du XVIIIe siècle, sous la forme de cette théorie de la volonté générale qui élucidait les conditions sous lesquelles le peuple seul peut et doit être regardé comme souverain, c’est-à-dire comme sujet véritable (auteur) de toute légitimité politique[17]. (Renaut, 1999 : 21 [nous soulignons])

Cette tache aveugle dans la lecture de Renaut est d’autant plus surprenante que Strauss adresse en quelque sorte la section sur Rousseau de Droit naturel et histoire aux commentateurs qui voient dans le contrat social la solution du « Rousseau de la maturité », leur répondant que « cette interprétation est exposée à une objection décisive » (Strauss, 1986 : 222). Le Rousseau de Strauss n’est pas celui qui voit dans la volonté générale la solution au problème de la philosophie politique. Il est plutôt celui qui a compris le caractère éminemment problématique d’une telle tentative de résolution[18]. Car ce que la figure du Législateur fait voir, c’est bien, selon Strauss, l’abîme entre la liberté radicale de l’homme (son essence indéterminée ou sa perfectibilité) et la nécessité pour lui de faire société : « la question est alors de savoir non pas comment il a résolu le conflit entre individu et société, mais bien plutôt comment il a compris cet insoluble conflit » (ibid. : 222).

Or, en passant outre la difficile question du Législateur, il était possible de retenir la seule volonté générale et d’en exploiter le dispositif de limitation réciproque des libertés, ce que Kant et Hegel ont fait. C’est d’ailleurs seulement dans ses textes où il n’examine pas cette question que Strauss semble défendre une thèse radicalement continuiste[19]. Mais même dans ceux-là, l’idée d’une transformation de la volonté générale en historicisme rationaliste, par le truchement de la thèse de la perfectibilité et du devenir historique de l’humanité, est seulement présentée comme une possibilité virtuellement ouverte par Rousseau, et non comme une nécessité (Strauss, 2008b : 225). Si Renaut reconnaît cette nuance importante de l’interprétation straussienne, elle n’atténue en rien son rejet vigoureux d’un soi-disant « projet straussien d’une lecture homogénéisante de toute la philosophie juridique et politique des Modernes » (1991 : 116-117). Contre cette visée, Renaut cherche à « suggérer au contraire que les philosophies modernes de la liberté (Kant, Fichte, peut-être Rousseau) constitueraient en fait des modèles anti-historicistes au sein même de la modernité » auprès desquels la philosophie juridique contemporaine pourrait se ressourcer (ibid. : 123).

Qu’en est-il exactement ? Outre les limites de la critique qu’il propose de Strauss au sujet de Rousseau, Renaut se contente de souligner, d’une part, que « la réflexion de Kant sur l’histoire est complexe » et, d’autre part, que la réalisation du droit n’y est pas l’affaire exclusive de l’histoire (ibid. : 121-122). Certes, et rien n’indique que Strauss ne reconnaît pas cette possibilité ; simplement, il ne pense pas qu’on puisse faire fi du motif historiciste bel et bien présent chez Kant[20]. Bien entendu, Renaut (1991 : 122-123) mobilise aussi le jeune Fichte pour souligner que sa philosophie est radicalement antihistoriciste. Il peut assurément reprocher à Strauss d’avoir négligé le rôle de Fichte au sein de l’idéalisme allemand. Or n’y a-t-il pas chez Fichte, comme chez Rousseau, la négation de déterminations naturelles de l’homme et l’affirmation d’une indétermination radicale qui fait précisément sa liberté ? Le problème pour Strauss est que les successeurs de Rousseau – dont Fichte, il faut penser – n’ont pas vu « la disproportion entre la liberté indéfinie et indéfinissable et les exigences de la société civile » (Strauss, 1986 : 254). Ainsi serait-il faux de dire que Strauss est aveugle à l’hétérogénéité des philosophies de la seconde vague de la modernité, mais on ne voit pas ce qui nous empêche de dire que Renaut est insensible à sa continuité ou à son homogénéité. La genèse de la modernité alternative que Renaut propose à la lecture straussienne repose sur un tri interprétatif ou, pour reprendre ses termes, sur un « aménagement » particulier des philosophies de la liberté qui en camoufle les germes historicistes et refuse de voir dans le dispositif de limitation intersubjectif du droit les bases du positivisme juridique.

Un retour non métaphysique au droit naturel ancien ?

Outre cette critique, Renaut soutient que le retour de Strauss aux Anciens s’empêtre dans des difficultés métaphysiques. Précisons. Le raisonnement de Renaut peut être formulé ainsi : Strauss propose un retour au droit naturel ancien qui repose sur la métaphysique ancienne (une téléologie cosmologique et une essence ou une nature humaine immuable) ; la métaphysique ancienne est révolue, impossible ; donc le retour proposé par Strauss est impossible. Si pour des raisons évidentes il est impossible de discuter ici de la seconde prémisse de ce raisonnement, la tâche nous incombe à tout le moins de vérifier si la première est une caractérisation adéquate de la pensée de Strauss. Dans quelle mesure, donc, s’agit-il pour lui de revenir à une métaphysique ancienne ?

Pour Renaut (1991 : 108-109), il est clair que la notion de nature impliquée dans celle du droit naturel renvoie chez Strauss à la notion aristotélicienne de la nature comme telos, à savoir comme « rapport de l’homme à [un] cosmos hiérarchisé et finalisé ». Il va même jusqu’à affirmer que Strauss trouve chez Aristote l’expression la meilleure de la position du droit naturel classique à l’égard de l’avènement de la société juste comme relevant du hasard (ibid. : 110). Un lecteur familier de Strauss sera en effet surpris de voir que Renaut fait de Strauss un aristotélicien plutôt qu’un platonicien[21] (ibid. : 99, 110, n. 3).

Devant une telle accusation d’adhésion à une cosmologie aristotélicienne, citons d’abord Strauss dans la « Lettre à Helmut Kuhn ». Celle-ci saura mieux nous orienter :

Je ne suis pas un aristotélicien dans la mesure où je ne me satisfais pas de l’opinion selon laquelle l’univers visible est éternel, sans parler d’autres raisons peut-être plus importantes. Je puis seulement dire que ce qu’Aristote et Platon disent au sujet de l’homme et des affaires des hommes me paraît infiniment plus sensé que ce que les Modernes ont dit ou disent.

Strauss, 2008a : 183

Strauss rejette donc explicitement la cosmologie aristotélicienne, mais prétend pouvoir tout de même adhérer à la philosophie politique ancienne (celle qui s’attarde aux choses humaines, peri ta anthrôpina). Un passage de Droit naturel et histoire va d’ailleurs parfaitement en ce sens : « si l’on considère que l’ordre du cosmos n’a absolument rien à voir avec l’éthique, la nature humaine, à défaut de la nature en général, peut très bien devenir le fondement de distinctions morales » (Strauss, 1986 : 94 ; passage aussi cité par Marshall, 1993 : 64). Terence Marshall (1993 : 65) précise que « loin d’être fondé sur une cosmologie particulière, le droit naturel classique se réfère donc à la nature de l’homme, voire au principe de son mouvement spontané, la psychè ». Une telle affirmation semble donner en partie raison à la critique de Renaut selon laquelle ce serait une psychologie métaphysique qui viendrait fonder l’essence immuable de l’homme à l’aune de laquelle peut se fonder le droit naturel.

Mais encore faut-il examiner la teneur métaphysique de la compréhension straussienne de la nature de l’âme humaine et de son mouvement. Strauss (2002 : 38-40) n’attribue, à notre connaissance, nulle consistance ontologique à l’âme humaine – il ne spécule pas sur sa composition substantielle et ne semble pas considérer très sérieusement la possibilité de son immortalité[22]. Ainsi comprise, l’âme humaine n’est guère plus que l’anima, un principe d’animation de l’être humain que Strauss admet et caractérise comme un désir de connaissance ouvert sur le Tout[23]. Cette ouverture sur le Tout n’est pas une rechute dans une métaphysique cosmologique, mais la conscience du caractère mystérieux du Tout qui se traduit par la recherche de la connaissance plutôt que par l’affirmation d’une doctrine : « tous les êtres humains désirent par nature connaître (pantes anthrôpoi tou eidenai oregontai phusei) » – Strauss semble s’en tenir à la première phrase de la Métaphysique d’Aristote (980 a 21). Qu’une telle recherche caractérise en propre ce qui anime l’être humain se reflète dans la parenté qu’on trouve entre les philosophes grecs et Galilée, penseur après qui le retour aux Anciens serait supposément devenu impossible (Renaut, 1991 : 124).

Ainsi Strauss (2008a : 184) ne part pas du droit naturel dans sa forme aristotélicienne, mais bien plutôt de Platon, pour qui le droit naturel correspond à l’ordre des choses humaines tel qu’il se déploie dans la kallipolis, c’est-à-dire conformément à « l’idée de justice ». Mais cette « idée de justice », loin d’être pour Strauss (1992 : 43) une entité métaphysique dans un « ciel des idées », correspond à la question ou au problème de la justice[24]. Comment, demandera-t-on, une question ou un problème peut-il présider à l’ordonnancement d’une société ? La réponse de Strauss, à la suite de Platon, est radicale : « le meilleur régime serait donc le gouvernement des sages », le droit naturel est le droit naturel des philosophes à gouverner (Strauss, 1986 : 132). Cela vaut pour la cité en paroles, mais les classiques ont compris, à la suite du constat (platonicien) du caractère irréalisable de cette solution, qu’il fallait « diluer » le droit naturel et l’interpréter (de façon plus aristotélicienne) comme le régime mixte ou le gouvernement des gentlemen (kalokagathoi). Strauss écrit en effet dans Droit naturel et histoire : « À la question “quel est le meilleur régime politique ?”, elle [la doctrine classique du droit naturel] apporte une double réponse : en théorie, le meilleur régime est le gouvernement absolu des sages ; en pratique, c’est le gouvernement, dans la loi, des gentilshommes ou régime mixte » (ibid. : 133). Ainsi pourrait-on dire qu’à l’impératif « métaphysique » de connaissance de la justice se substitue dans la pratique l’impératif atténué d’une discussion commune sérieuse au sujet du juste et de l’injuste.

Le retour de Strauss au droit naturel classique ne semble donc aucunement solidaire d’une cosmologie révolue, contrairement à ce que prétend Renaut. Il est tout au plus fondé sur la prémisse anthropologique du désir de connaissance. Or, si celle-ci constitue certainement pour Strauss le propre de la nature ou de l’essence humaine, on ne voit nullement en quoi elle serait une proposition plus métaphysique que celle, kantiano-fichtéenne, qui affirme que l’homme est absolument libre puisqu’essentiellement indéterminé. Autrement dit, pourquoi la négation de déterminations naturelles serait-elle un postulat métaphysiquement plus chargé que son opposé ? Assurément, Renaut pourrait répondre que cette aspiration à la connaissance que Strauss reconnaît en l’homme n’est rien d’autre qu’une téléologie psychologique en vertu de laquelle l’âme humaine tend vers sa fin, c’est-à-dire celle de connaître. Non seulement une telle téléologie de l’âme semble bien présente chez Strauss, mais elle est hypostasiée à un point tel qu’elle devient le principe qui doit présider la constitution du régime politique. Or, si une telle valorisation du désir de connaissance semble pour Renaut injustifiée, c’est que, puisque le désir de connaissance est partagé inégalement parmi les hommes, il en découle une conception forcément inégalitaire du politique. Mais Renaut se refuse à une telle conclusion, car il pense que l’homme doit oeuvrer, selon le mot de Kant et de Fichte, au bonheur universel de l’humanité : autrement dit, que l’orientation de l’humanité doit être envisagée selon un primat kantien de la raison pratique plutôt que de la raison théorique dont l’aspiration au savoir serait le reflet. En ce sens, ne doit-on pas dire que Renaut réclame contre la téléologie straussienne une version simplement différente de cette téléologie, en vertu de laquelle cette fois l’âme tend vers un bien pratique ? Dans cette mesure, il nous semble que la philosophie politique de Strauss n’est pas moins métaphysique que celle de Renaut et que nous avons simplement affaire à deux anthropologies ou deux téléologies de l’âme – métaphysiquement somme toute assez timides – opposées l’une à l’autre. En ce sens, le discrédit de Strauss par Renaut ne peut reposer sur une accusation de chute dans la métaphysique.

Le verdict d’impossibilité affirmé par Renaut au sujet du rejet straussien de la modernité semblerait donc pouvoir être en bonne partie levé. On pourrait certainement répliquer qu’un tel retour non métaphysique (ou métaphysiquement discret) au droit naturel ancien suppose une interprétation très particulière de la philosophie politique grecque ou, pour reprendre les termes de Renaut, un « aménagement » considérable du platonisme conduisant à des versions très assouplies – sinon complètement déformées – de la psychologia et de la cosmologiarationalis. Certes. Il semble en effet que dans ce débat entre Strauss et Renaut, nous ayons affaire à l’opposition entre une reconfiguration du platonisme et une reconfiguration du kantisme. On notera cependant deux différences entre ces deux types d’interprétations hétérodoxes. Premièrement, tandis que Renaut reconnaît que son kantisme est un kantisme assoupli et réaménagé par rapport à la lettre du texte, Strauss prétend que son platonisme est le platonisme véritable dont l’esprit aurait été recouvert par les couches d’interprétations néo-platoniciennes et chrétiennes[25]. Deuxièmement, comme nous l’avons noté, il n’est pas certain que la fondation – que propose le kantisme de Renaut – du droit sur un exercice intersubjectif de la liberté soit suffisante pour démarquer le droit du positivisme juridique – dans les limites, disons, des droits de l’homme ; or, il ne fait aucun doute que le droit naturel classique interprété tel que nous l’avons exposé plus haut peut avoir une fonction critique en constituant un étalon à la lumière duquel on peut évaluer le droit positif.

La résurgence straussienne de la thématique du droit naturel et sa préférence nette pour la version ancienne ne riment en rien avec un retour caricatural à la cité antique ou à une dogmatique hellénique quelconque[26] – Strauss (2005 : 80) nie explicitement la possibilité d’une telle restauration : « Nous ne pouvons raisonnablement espérer que la nouvelle compréhension de la philosophie politique classique nous fournira des recettes pour aujourd’hui[27]. » Il ne s’agit donc pas pour lui de chercher à miner la démocratie libérale telle qu’elle s’est établie en Occident, mais de lui offrir les moyens de se redonner des fondements plus fiables que l’histoire ou la volonté humaine[28]. Ainsi, conclut-il dans « Les trois vagues de la modernité » : « Et surtout, la démocratie libérale […] est soutenue puissamment par une manière de penser que l’on ne peut aucunement appeler moderne : la pensée prémoderne de notre tradition occidentale » (Strauss, 2008b : 235). À ce compte, la philosophie du droit ne peut plus affirmer que « l’antimodernisme juridique » de Strauss est intenable et il lui faut très sérieusement considérer cette possibilité singulière d’être du même coup « moderne » et « antimoderne »[29].

L’« heideggérianisation » de Strauss et ses apories

Il y a donc un décalage considérable entre l’interprétation de Renaut et le texte de Strauss. Ce décalage est tel qu’il n’est pas certain que le verdict d’impossibilité que Renaut fait tomber sur l’entreprise straussienne ait atteint la bonne cible. Cette difficulté en est une de type herméneutique.

Le problème remonte à la fin des années 1970, époque où Renaut avait développé avec ses collègues du Collège de philosophie une certaine façon de lire les oeuvres philosophiques. Il s’agissait pour l’essentiel d’un travail sur des textes qui visait à extirper ceux-ci à l’emprise des « herméneutiques réductrices » en considérant « que leur contenu était irréductible à une manifestation ou à un déguisement [d’un] extérieur » (Besnier etal., 1982 : 92). Or, concrètement, cette herméneutique avait pour intention plus précise de protéger autant que possible les grands textes de la philosophie moderne des interprétations d’inspirations marxiste, nietzschéenne et heideggérienne – particulièrement les textes de Kant et du jeune Fichte. Sur le plan strictement herméneutique, le résultat obtenu par ce travail fut une « axiomatisation des différentes postions possibles à l’égard de l’ontologie » qui distinguait un modèle rationaliste (hégélien), un modèle irrationaliste (heideggérien) et un modèle criticiste (kantien et fichtéen) » (ibid., 106 ; voir aussi Renaut 1997 : 42 et suiv.).

On peut se demander légitimement si, dès lors que cette axiomatique était formulée, la première intention herméneutique de travailler les textes en eux-mêmes sans faire intervenir d’explications « externes » ou extérieures à ceux-ci conserve encore son sens. On pourrait contester dans cette perspective la lecture que propose Renaut de plusieurs auteurs afin de vérifier s’il s’agit toujours de « critiques internes ». Contentons-nous d’interroger l’interprétation qui nous intéresse ici, celle qu’il fait de Leo Strauss.

Nous espérons avoir réussi à mettre en évidence un décalage assez net entre le texte de Strauss et l’interprétation de Renaut. S’il y a un tel décalage, c’est, il nous semble, parce que Renaut a été fidèle à son axiomatique herméneutique plutôt qu’à son intention première au Collège de philosophie. Avec sa grille de lecture tripartite, il fait de Strauss un penseur du modèle de rationalité heideggérien. En effet, en poursuivant les intuitions que lui a fournies Ferry (1985 : 97), Renaut évoque l’interprétation straussienne de « la modernité comme oubli du droit », formule qui renvoie à l’idée de l’oubli de l’être chez Heidegger. Par une telle reconduction de Strauss à un modèle heideggérien de rationalité, la tâche interprétative de Renaut se voit simplifiée : extirper de la réduction « heideggérianisante » le criticisme kantien et l’affirmer comme une posture moderne dont on aurait gommé les possibles. C’est ce que fait Renaut avec Strauss.

S’il manque au moins partiellement sa cible, il nous semble que c’est parce que la philosophie politique de Strauss ne peut pas être assimilée véritablement à la pensée heideggérienne. Certes, Strauss partage avec Heidegger certaines affinités de pensée : les deux voient dans l’histoire de la modernité philosophique un schéma déclinant et tous deux associent ce déclin à l’avènement d’une subjectivité de plus en plus radicale. Or, chez Strauss, ce déclin doit surtout être compris du point de vue de la philosophie politique, tandis que c’est l’histoire de la métaphysique qui intéresse Heidegger[30]. Chez Strauss, le déclin commence d’ailleurs avec la décision machiavélienne, alors que la métaphysique identitaire de la subjectivité était déjà en germe chez Socrate et Platon. Mais ce n’est pas ce qui est décisif, et cette différence doit impérativement attirer notre attention : si Strauss était heideggérien, il serait un historiciste « irrationaliste »[31]. Or, Strauss fait de ce genre d’historicisme l’adversaire principal de son entreprise philosophique (Velkley, 2011 : 121-132). En procédant à cette assimilation, Renaut gomme donc l’antihistoricisme straussien. Il éclipse ce faisant un des arguments de Strauss qu’il faisait sien au sujet des conditions d’impossibilité du droit.

Se pourrait-il alors qu’en rejetant Strauss, l’impasse de l’historicisme fasse retour dans la philosophie de Renaut ? En affirmant par exemple contre l’idée de vérité et d’objectivité la notion phénoménologico-intersubjective du sens (Besnier et al., 1982 : 104-105), Renaut n’expose-t-il pas sa philosophie du droit à une certaine fragilisation historiciste ? En faisant de Rousseau le philosophe qui aréglé la question traditionnelle de la philosophie politique (celle du meilleur régime), ne s’inscrit-il pas dans une forme d’historicisme[32] ? En affirmant – comme semble le faire son propre cheminement intellectuel – que les exigences du droit changent selon la Zeitlichkeit, selon les problèmes du temps, n’historicise-t-il pas le droit ?

Il nous semble, en somme, que la lecture que Renaut fait de Strauss illustre quelque chose comme un paradoxe dans sa propre pensée, ou à tout le moins une tension à l’égard du problème de l’histoire et du sens de l’histoire pour la philosophie politique. D’un côté, il reconnaît avec Strauss que l’historicisme est une impasse pour le droit ; de l’autre, il rejette l’option straussienne et semble se camper sur des positions philosophiques (de plus en plus) historicistes[33]. Si tel est bien le cas et que, au nom d’un rejet de l’heideggérianisme, l’impasse de l’historicisme fait retour dans la philosophie d’Alain Renaut, nous aurons eu affaire à un pan particulièrement ironique de l’histoire récente de la philosophie politique. Peut-être qu’alors la discipline pourrait tirer quelque leçon de cette ironie et renouer avec la question qui l’a animée depuis son origine – celle du meilleur régime politique.