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Au début des années 1970, la quête d’identité de la femme québécoise moderne passe par la réappropriation de son corps. Cette émancipation s’accompagne du violent rejet des héroïnes traditionnelles qui continuent d’investir l’espace commun à la manière de spectres et de revenants. Rappelons à ce sujet une déclaration enflammée de La Toune, un personnage haut en couleur du roman de Réjean Ducharme L’hiver de force paru en 1973. Apprenant que le film québécois As-tu fou ou froid ?, dans lequel elle tient un rôle principal, fera partie de la sélection officielle des films présentés à la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes, l’héroïne de Ducharme, qui exhibe avec arrogance son jean étroit et une veste de cowboy, pointe le ciel, l’index menaçant :

On va leur montrer, aux Français, où qu’on se la met, leur petite culture bourgeoise florissante au Père-Lachaise ! On va leur en faire des colons, de la neige, des Maria-Chapdelaine ! Dans dix ans, c’est eux qui vont se mettre à nos genoux pour qu’on les civilise ! Leurs enfants vont apprendre la grammaire joual puis c’est les pièces de Michel Tremblay qui vont les faire flipper à la Comédie-Française ! Ils sont pas dedans, man ![1]

« Des colons, de la neige, des Maria Chapdelaine. » Ce mouvement d’humeur du personnage de Réjean Ducharme de 1973 exprime aussi à grands traits l’exaspération de la génération montante des babyboomers à l’endroit de la représentation figée et hégémonique que la France se fait du Québec moderne, héritage défraîchi et pourtant tenace du roman de Louis Hémon. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si ce jugement dépréciatif est prononcé par La Toune, un personnage de « femme libérée » qui est l’opposée, du moins en apparence, de la « sainte Vierge », la femme sacrifiée qu’en est venue à représenter le personnage de Maria Chapdelaine. Si les propos virulents de La Toune ont pour visée de porter atteinte à la décence, au bon goût bourgeois et à l’icône traditionnelle de la femme soumise et effacée, ils rappellent aussi, dans un contexte de postcolonialité, à travers le renversement parodique de la mission d’évangélisation des « sauvages », notre statut de colonisé envers la France : le titre du film As-tu fou ou froid ? évoque, de façon elliptique, l’aliénation qui découle de la résignation forcée de Marie Chapdelaine ainsi que la disparition dramatique dans la neige de François Paradis, les deux pôles d’une tragique impuissance et d’une condition québécoise aliénée. Tout aussi imprégné d’idéologie que le discours de Maria Chapdelaine, le langage contre-culturel de La Toune révèle également, à travers la valorisation exacerbée du joual de Michel Tremblay, la volonté de rabaisser, de salir la langue, de massacrer le « bon parler français ». L’appropriation linguistique rappelle Hubert Aquin, qui affirme « que le français nous appartient autant qu’aux Français de France[2] » ; l’idée que la France aurait aliéné le Québec sur le plan linguistique et le fait qu’on y parle selon Gilles Vigneault non seulement un français « châtié » mais « puni[3] » ont rendu éminemment suspectes au Québec l’origine française et la langue normative de Louis Hémon. Au discours de Maria Chapdelaine marqué par la soumission et la vassalité, Ducharme oppose celui de La Toune, tout imprégné d’idéologie partipriste et de vindicte, et qui repose sur une conception de la littérature fondée sur la conscience assumée d’un état d’aliénation du Canada français. À ce propos, André Brochu a rappelé que la revue Parti pris faisait la promotion de la littérature québécoise et que sa tendance « la plus idéologique consistait à déclarer que toute la littérature du Canada français, des débuts jusqu’à nos jours, était aliénée et ne méritait pas qu’on s’y arrête : que valait seule cette littérature “québécoise” qu’on créait maintenant[4] ». Dans un tel contexte, face à cette « nouvelle façon de penser au Québec et de penser le Québec[5] », on devine aisément la place réservée dorénavant à un ouvrage français comme Maria Chapdelaine. Lors de cet entretien, Brochu indique aussi que plusieurs membres de Parti pris s’étaient attachés « à repérer dans tout texte littéraire, sauf peut-être les plus récents qui échappaient à l’aliénation, un “portrait du colonisé québécois”[6] », ajoutant que leur maison d’édition faisait la promotion du mouvement joualisant et que ce courant avait même préparé la venue « d’écrivains tels Hubert Aquin, Réjean Ducharme et Michel Tremblay, partisans ou non de l’écriture jouale, mais férus de modernité[7] ».

Ces exemples suffisent à montrer, comme le faisait remarquer Alain Boulaire dans son livre Louis Hémon. La vie volée de l’auteur de Maria Chapdelaine, que ce roman représente au Québec « un symbole et un enjeu idéologique majeur jusque dans les années 1970[8] », et si, comme on a pu le voir avec l’exemple de Ducharme cité ici, l’héritage de Maria Chapdelaine a fait l’objet d’attaques concertées et directes, on aurait pourtant tort de postuler que l’ensemble de la critique a voulu se défaire de Hémon et se livrer à ses dépens à un impitoyable jeu de massacre. En pleine Révolution tranquille, dans un contexte général où des revues comme Liberté et Parti pris font, dans un champ culturel et politique surchauffé, porter le débat sur les questions cruciales de langue et de décolonisation, un important travail de relecture était déjà engagé autour de la figure de Louis Hémon. Critique, cet examen de Maria Chapdelaine n’avait cependant nullement pour visée de liquider l’auteur et son oeuvre, mais plutôt pour dessein de formuler une plus juste appréciation du phénomène littéraire, ou ce que ces chercheurs allaient appeler « l’après-texte[9] » de Hémon. Et loin en effet de vouer l’auteur de Maria Chapdelaine aux gémonies, cette génération de chercheurs universitaires a tenté d’articuler, depuis ce lieu privilégié que représente l’archive, une compréhension différente, plus complexe et nuancée, de l’écrivain et de son oeuvre, entreprise critique à laquelle nous devons encore beaucoup aujourd’hui. Cette relecture plus savante, comme on le verra plus loin, n’a pas toujours été reçue sans mélange. Aussi, face à l’attrait exercé par « la pensée démystificatrice exercée à Parti Pris[10] », il fallait sans doute un certain cran pour soutenir et défendre Hémon auprès du lectorat.

La Lettre au père

Parce que cette relecture se situe dans ce contexte particulier des années 1960-1970 au coeur des études nouvelles menées sur Louis Hémon et son oeuvre, parce qu’elle s’inscrit en partie en opposition plus ou moins ouverte avec une certaine doxa ambiante, j’ai centré mon propos autour des travaux de Nicole Deschamps. Je rappelle que celle-ci a été professeure titulaire au département d’Études françaises de l’Université de Montréal. Outre ses livres sur Hémon, elle a aussi édité Élisabeth Bégon, Lettres au cher fils, participé au vaste projet d’édition critique d’Alain Grandbois à la Bibliothèque du Nouveau Monde et, spécialiste avertie de l’oeuvre de Proust, collaboré étroitement au Dictionnaire Marcel Proust, paru chez Honoré Champion en 2004.

En début de carrière, alors qu’elle prépare un cours à l’Université de Montréal sur la littérature du terroir, Nicole Deschamps observe qu’il existe, malgré la notoriété de Louis Hémon, très peu d’études sérieuses sur l’oeuvre de cet écrivain et que les travaux d’érudition portant sur les sources de Maria Chapdelaine sont rares. Dans un effort pour combler au moins en partie certaines de ces lacunes qu’elle juge importantes, elle entame des recherches qui la conduisent en 1966 en Bretagne, où elle fait la connaissance de Lydia Hémon, la fille de l’écrivain. Celle-ci a hérité du volumineux fonds d’archives familiales rassemblé autour de l’oeuvre de son père. Toutefois, à cinquante-sept ans, Lydia Hémon est une « femme révoltée[11] » et cette colère, comme le découvre alors Nicole Deschamps, a pour origine la conduite de la famille Hémon, et en particulier celle de sa tante Marie Hémon[12].

Lorsqu’elle fait la connaissance de Nicole Deschamps, Lydia Hémon souhaite que la vérité des faits concernant sa naissance soit rétablie et elle lui confie une lettre inédite de Louis Hémon à son père. Ce document se révèle de toute première importance et conduit promptement Nicole Deschamps à envisager l’existence d’un Louis Hémon méconnu, un écrivain plus complexe et moderne que le Louis Hémon conventionnel, celui du lieu commun célébré par le canon. La jeune universitaire constate aussi que la censure familiale exercée sur l’écrivain et son oeuvre est bien réelle. D’ailleurs, si les biographes Allan McAndrew (1934) et Audrey Freeman (1951)[13], qui ont eu accès, avant elle, à la correspondance de Louis Hémon, ont été avisés de l’existence de cette lettre, ou ont percé certains secrets familiaux, ils se sont bien gardés d’en faire état dans leurs ouvrages[14].

À son retour à Montréal, Nicole Deschamps fait immédiatement paraître cette lettre inédite dans la jeune revue Études françaises[15]. Déjà sous sa plume commence à se former l’image du « fils rebelle[16] », une intuition de lecture qu’elle va par la suite développer et approfondir[17]. Comme l’a bien vu Paul Bleton, « [l]a dernière lettre de Hémon à son père exhumée par Nicole Deschamps (1968) est d’une particulière nécessité pour comprendre sa vie et son oeuvre. C’est une lettre émouvante, de bout en bout, et qui sert de véritable révélateur des dynamiques familiales[18]. »

À partir de l’édition de cette lettre, c’est donc un portrait littéraire nouveau de Louis Hémon, celui d’un écrivain plus moderne, qu’esquisse Nicole Deschamps. À la figure de l’étranger, de « peintre officiel de la carte postale “typiquement canadienne”[19] », de « défenseur du nationalisme[20] » et de « champion de l’idéal de la terre[21] », elle en viendra à opposer la représentation plus dynamique de « l’écrivain voyageur », celui dont « la courte vie […] n’est qu’une suite de déplacements imprévisibles, de voyages, de déménagements, de volte-face, de brusques changements d’orientation[22] ». La figure de l’écrivain itinérant lui semble d’autant plus juste que Hémon est un auteur qui « se tient en marge des milieux littéraires[23] ». Il est utile d’observer que dans ce portrait composite qu’elle propose de l’écrivain voyageur, Nicole Deschamps rapproche la figure de Louis Hémon des héros traditionnels de la littérature canadienne, et notamment de celle du Survenant, « de l’exilé, le coureur de bois, le fils prodigue, l’éternel adolescent, le rêveur solitaire, l’aventurier, l’enchanteur[24] ». En associant Hémon « au héros en liberté[25] », elle ouvre de fait un nouvel espace de représentation qui mérite ici notre attention. Dans son ouvrage Identité et modernité dans l’art au Québec, Louise Vigneault a en effet rappelé que, contrairement aux autres contextes coloniaux, tels ceux des États-Unis, du Canada anglais, de l’Australie et de l’Amérique du Sud où « l’homme des frontières » a été considéré comme une figure glorieuse et érigé en modèle hégémonique, il en va tout autrement au Québec où, dès le xviie siècle, l’aventurier nomade est dénigré par les élites et le clergé. Les valeurs de liberté morale, d’individualisme, d’indépendance et de nihilisme qu’il inspire entrent en conflit avec l’idéologie dominante[26]. Hémon a lui-même dépeint dans Maria Chapdelaine « l’éternel malentendu des deux races : les pionniers et les sédentaires[27] », et admis que le « vaste pays sauvage » réveille chez les paysans venus de France « un atavisme lointain de vagabondage et d’aventure[28] ». Les exemples de récits de voyage et d’aventure dans notre littérature ne manquent pas, on le sait, et d’autres écrivains de l’itinérance, tels Arthur Buies, défendront le nomadisme comme mode d’affranchissement du politique et du social, allant jusqu’à y voir un moyen de se réapproprier l’espace perdu depuis la Conquête. Ces cas exceptionnels mis à part, il demeure que l’expérience de la frontière, de la migration et du nomadisme est le plus souvent interprétée, ainsi que le rappelle Louise Vigneault, « comme une forme de transgression, l’effet d’une dysfonction ou d’une marginalité sociale[29] ».

En lisant de près Louis Hémon, Nicole Deschamps s’étonne donc à juste titre que l’on ait fait de cet écrivain l’apologue des valeurs traditionnelles, de l’attachement patriotique au sol, « cette terre qui ne ment pas[30] » dont se réclame le maréchal Pétain ou encore « l’apôtre des valeurs prônées par l’Action française[31] ». Les gestes personnels que pose Hémon dans sa vie, son nomadisme affirmé, sa quête de liberté, son « vagabondage stoïque », pour reprendre l’expression de Paul Bleton, l’inscrivent dans une voie bien différente. On pourrait même aller jusqu’à suggérer aujourd’hui que Hémon annonce, à travers « l’affirmation d’un idéal personnel d’indépendance[32] », que lui reconnaît Nicole Deschamps, l’écrivain voyageur moderne, ou l’écrivain de la route nord-américain, modèle qu’incarneront exemplairement par la suite Jack Kerouac et ses « clochards célestes », en qui Hémon, « vagabond en rupture[33] », se serait vraisemblablement reconnu. Venant du Nord, « territoire mythique des découvertes, “région du mystère et de l’impénétrable”[34] », comme l’observait en 1889 Arthur Buies, et qui symbolise le voyage, François Paradis, vêtu en partie à l’indienne, avec son teint hâlé, ses mocassins, semble « avoir apporté avec lui quelque chose de la nature sauvage[35] », lorsqu’il fait irruption chez les Chapdelaine, et il semble clair que la fascination qu’il exerce pointe en direction de la présence discrète chez lui de traits autochtones. « Transfuge culturel venu des Pays d’en haut[36] », ainsi que l’a montré Emmanuelle Tremblay, la figure de François Paradis s’inscrit dans une tradition d’ouverture et de marginalité, où des héros anonymes, refusant la contrainte de la frontière et revendiquant leur liberté de mouvement (et avec elle leur liberté sexuelle), joueront « un rôle stratégique et structurant auprès des populations dans le cadre du processus d’autonomisation et d’affirmation des avant-gardes artistiques[37] », en reconnaissant l’importance du référent territorial dans la définition de l’identité canadienne face à l’hégémonie européenne.

J’ai évoqué plus haut la question des archives Hémon. De retour au Québec, Nicole Deschamps convainc la direction de l’Université de Montréal de la nécessité d’accueillir le fonds Hémon[38]. Une entente est conclue à Quimper et les archives Hémon arrivent à Montréal vers le mois de décembre 1966. Ce legs va mener à la publication, en 1968, aux Presses de l’Université de Montréal, des Lettres de Louis Hémon à sa famille, ouvrage dont Nicole Deschamps, avec la collaboration de Lydia Hémon, assure l’édition. « Seul témoignage que Louis Hémon ait laissé de sa vie privée[39] », ces lettres révèlent, dit-elle, « un tempérament d’une extrême réserve[40] », une « personnalité évanescente[41] », qui n’aime pas se raconter, qui n’a que de rares contacts avec le milieu littéraire, qui ne parle presque jamais de son oeuvre et « qu’il faut savoir lire entre les lignes[42] ». Mais comment approcher cette personnalité aussi complexe qu’effacée ? Déjà, un tri sommaire du fonds Louis Hémon montre qu’une consultation exhaustive des manuscrits et documents privés, ainsi que le dépouillement des correspondances s’avérera une entreprise exigeante, nécessitant la mobilisation d’une équipe de chercheurs intéressés : « Rarement dans l’histoire de la littérature contemporaine trouvera-t-on l’exemple d’un après-texte aussi envahissant[43] », observe Nicole Deschamps qui, à l’Université de Montréal, anime un séminaire portant sur « Le mythe de Maria Chapdelaine ». La réputation établie de Maria Chapdelaine en tant que « figure de proue de l’aventure de la colonisation[44] » n’émane-t-elle pas pour une bonne part de la signification détournée que l’on donne au récit de Hémon ? Enrichie par ces archives inédites, c’est toute l’oeuvre de Hémon qu’il va s’agir d’explorer à nouveaux frais. Confirmant une des hypothèses de recherche du groupe, une relecture attentive des journaux parus durant le séjour de Hémon au Québec permettra de tirer de l’oubli des textes de l’écrivain, dont certains parus sous le pseudonyme d’Ambulator, comblant une lacune dans le corpus de ses écrits. Les travaux de recherche amorcés dans le séminaire de Nicole Deschamps vont mener en quelques années à peine au dépôt à l’Université de Montréal de plusieurs mémoires et thèse[45], presque tous réalisés sous sa direction.

Un des lecteurs de Nicole Deschamps à cette époque est Jacques Ferron. Avec son ironie habituelle, Ferron écrit que « si Louis Hémon a fait un poème avec les souches de Péribonka, c’est qu’elles n’étaient pour lui qu’un symbole[46] ». Il estime d’ailleurs qu’en écrivant Maria Chapdelaine, Hémon a surtout voulu adresser « une supplique à sa soeur Marie Hémon, qu’il appelle affectueusement “Poule, ma bonne Poule”, pour qu’elle recueille Kathleen, sa petite fille. Évidemment, tout cela est transposé dans le beau langage allusif et feutré de la littérature[47]. » Or il m’apparaît que c’est limiter singulièrement la portée du roman de Hémon que de rabattre son propos et ses enjeux sur des intentions privées de nature biographique. Dans sa chronique, avec cette disposition à la raillerie qui lui est familière, Jacques Ferron va d’ailleurs opposer la publication des Lettres de Louis Hémon à sa famille aux livres Leçons de beauté par madame Édith Serei, qui fait dans le « visagisme », Camping et caravaning de Renald Savoie, un globe-trotter originaire de Plessisville, et Lettre aux nationalistes québécois de Jean Pellerin, trois ouvrages récemment parus et qui seront oubliés, dit-il, dans six mois. En revanche, Ferron déclare trouver captivante la lecture des Lettres de Louis Hémon à sa famille et souligne que, tandis que de grands noms – Henry Bordeaux, René Bazin et Paul Bourget – « ont sombré avec le système auquel ils étaient inféodés[48] », Hémon leur survit et voit sa cote monter.

Cette entrée en matière pourrait laisser croire que Ferron va saluer le travail attentif de Deschamps. Or il n’en est rien et sous le titre « Le glas des écrasés », il mène une charge à fond de train contre l’entreprise critique de la jeune universitaire :

Nicole Deschamps, qui a rassemblé et publié les lettres de Louis Hémon, a le nez droit, une petite fossette au bout du menton et une fort belle voix. Si elle enseignait le visagisme à l’Université de Montréal, elle serait parfaite en tout. Par malheur, cette jolie fille y est allée d’une introduction qui lui gâte le minois, car tout universitaire qu’elle soit – et peut-être parce qu’elle l’est – elle n’a rien compris à Louis Hémon[49].

On pourrait bien sûr s’arrêter longuement au caractère misogyne du texte de Ferron, et que met tout particulièrement en évidence le rappel gratuit et injustifié du mot « visagisme ». Ce que la jeune professeure n’aurait pas compris, selon Ferron, c’est que Louis Hémon « avait rompu avec le système social qui l’aurait privilégié et s’était établi en marge de son pays. L’honneur de l’écrivain, justement, est d’être libre, disponible, non corvéable[50]. » Nicole Deschamps ne dit pas autre chose, et le portrait qu’elle brosse de Louis Hémon me semble en vérité assez peu éloigné de celui que défend Ferron. Ce qui n’empêche pas l’auteur de Papa Boss d’affirmer avec superbe que « la futilité universitaire de mademoiselle Deschamps resplendit sur un tout petit point : la surdité post-mortem de Louis Hémon[51] ». Dans ce texte d’humeur, qu’il faut interpréter comme le symptôme de la résistance d’un certain milieu littéraire au discours savant qui, au même moment, envahit les études littéraires, Ferron suggère que Nicole Deschamps n’aurait pas su entendre les consignes criminelles muettes données aux chauffeurs de train du CPR (Canadian Pacific Railway) qui, « précautionneux envers les orignaux, avaient reçu instruction de foncer sur toute vermine humaine cherchant à ralentir le train pour s’y accrocher et voyager sans payer[52] ». Fort heureusement, dans la réédition du texte de Ferron parue dans Chroniques littéraires, Luc Gauvreau souligne le caractère fantaisiste de cette invention ferronienne et établit que « Nicole Deschamps ne mentionne pas la prétendue surdité de Hémon[53] » dans son texte. C’est plutôt Ferron ici qui se bouche les oreilles pour ne pas entendre ce qu’apportent les nouvelles approches et lectures « démystificatrices ». Le supposé tort de Nicole Deschamps aura peut-être été d’oser s’aventurer sur un terrain déjà occupé par Ferron lui-même, soit celui de la « décolonisation » du Québec.

Un autre geste remarquable de Nicole Deschamps dans le domaine de l’archive est l’exhumation d’un document depuis longtemps déclaré perdu par Marie Hémon et sa famille : il s’agit du tapuscrit original de 171 pages de Maria Chapdelaine, annoté de la main de l’écrivain. Lydia Hémon elle-même doutera longtemps du bien-fondé de la découverte de Nicole Deschamps. Une expertise graphologique rigoureuse conduite à sa demande va pourtant dissiper toute équivoque et établir l’authenticité du manuscrit dactylographié. Sa collaboration ultérieure avec la linguiste et professeure Ghislaine Legendre, de l’Université de Montréal, mènera à la publication, en 1980, de l’édition critique de Maria Chapdelaine. Rappelons ici, pour la petite histoire, que les éditions Fides qui, depuis 1946, rééditent telle quelle, avec de larges profits, l’édition courante de Grasset de 1921 dans leur « collection du Nénuphar », ne voudront rien entendre du projet de mettre en circulation une version moderne et non expurgée du roman de Hémon. C’est à Antoine Del Busso et à Boréal Express que reviendra le mérite de cette édition québécoise, en 1980.

Le travail de relecture critique que poursuivent Nicole Deschamps et ses étudiants sur l’oeuvre de Louis Hémon va conduire à la parution en 1980, en collaboration avec Raymonde Héroux et Normand Villeneuve, du livre Le mythe de Maria Chapdelaine aux Presses de l’Université de Montréal. Il ne saurait être ici question pour moi de rendre compte de l’entièreté des propositions débattues dans cet ouvrage. Mais je soulignerai que l’originalité de la lecture de Nicole Deschamps dans Le mythe de Maria Chapdelaine consistera à montrer le caractère d’exception du cas Hémon. S’il est unique, dira-t-elle, c’est qu’il est double : Louis Hémon a été récupéré au Québec parce qu’il représente le Français colonisateur par excellence, celui qui visite les colonisés, qui témoigne pour eux, qui porte sur leur monde en quelque sorte le regard de l’ethnologue. C’est un texte hégémonique, porteur d’aliénation. Mais ce qui est particulier, et c’est sans doute ce que veut montrer Nicole Deschamps, c’est que Hémon, par un étrange retournement de situation, va lui-même subir les effets délétères de cette aliénation. Il y va ici en effet du détournement idéologique d’un texte inféodé à d’autres textes. C’est ce qui explique que Nicole Deschamps en vienne à percevoir la fortune littéraire du roman de Hémon comme un « phénomène unique d’anthropologie culturelle et comme un symptôme de la condition de colonisé[54] ».

L’idiome du colonisé

Du point de vue du récit historiographique et des études sur Louis Hémon, il est certain que la publication de la lettre de Louis Hémon à son père marque un tournant important au sein des études sur cet écrivain. C’est sur un horizon postcolonial qu’il faut lire Nicole Deschamps, c’est-à-dire comme une remise en cause radicale « du discours officiel qui célèbre les triomphes européens de l’expansion coloniale[55] » ainsi que « l’idéal de colonisation tel qu’imaginé par les élites canadiennes-françaises des années 1920[56] ». Il m’apparaît d’ailleurs significatif que la lettre de Hémon à son père soit publiée dans un numéro d’Études françaises qui s’ouvre par un long texte de Léopold S. Senghor intitulé « Qu’est-ce que la négritude ? ». Pour les écrivains de la génération de Parti pris, comme l’a observé Paul Chamberland, « le mot décolonisation est incontestablement le maître mot[57] ». La réédition du Portrait du colonisé de Albert Memmi, rappelle André Major, est dédicacée par l’auteur martiniquais aux Canadiens français[58]. Le cas du Mythe de Maria Chapdelaine se révèle ainsi intéressant du point de vue de la théorie postcoloniale non seulement parce que son auteur, Louis Hémon, en raison de sa double appartenance au monde français et anglais, est un auteur issu des anciens empires coloniaux, mais aussi parce que son roman a servi au Québec à des fins idéologiques dans le but de glorifier les mérites de la colonisation. Derrière les politiques gouvernementales qui exhortent les populations au retour à la terre vers ce « nouvel Éden » qu’est l’Abitibi se profile le modèle d’acculturation d’un peuple dominé idéologiquement. Pour Nicole Deschamps, le colon-colonisateur québécois est un colonisé qui s’ignore.

Depuis le temps où les rédacteurs de Parti pris, lecteurs de Fanon et Memmi, ont introduit ici le concept de colonisé, le champ sémantique du mot colonisation s’est modifié d’une façon irréversible. Impossible aujourd’hui de transcrire le mot colonisation sans avoir présent à l’esprit un aspect de la réalité que ni Louis Hémon, rédigeant en 1913 son histoire des colons de Péribonka, ni Joseph-Édouard Perreault, ministre de la Colonisation, prenant prétexte de Maria Chapdelaine pour célébrer en 1927 son épopée des pionniers de l’Abitibi, n’auraient su articuler[59].

Les travaux de Nicole Deschamps et ceux de l’équipe de jeunes chercheurs réunis autour d’elle trouvent dès lors à s’inscrire dans le champ pluridisciplinaire plus large des postcolonial studies qui émergent à la fin des années 1970 et qui puisent leur fondement dans l’anthropologie culturelle et les sciences sociales. En raison de la situation particulière du Québec, leur réflexion critique, axée prioritairement sur l’analyse du discours, en vient à s’éloigner de la logique binaire et du système d’opposition rigide qui sous-tendent la doctrine tiers-mondiste de Frantz Fanon et Albert Memmi. Leur approche du mythe a aussi le mérite d’ouvrir le débat sur des questions qui seront théorisées et débattues plus tard par le théoricien Homi K. Bhabha, notamment ses observations sur la part d’imitation qui, chez le colonisé, le porte « à être en tous points semblables au dominant[60] ». Si Maria Chapdelaine est qualifié par Félix-Antoine Savard de « pur chef-d’oeuvre[61] », ce récit soi-disant « réaliste » de Hémon reste pour Nicole Deschamps au service d’un pouvoir qui « réaffirme publiquement notre infériorité dans le domaine de la création littéraire[62] ». Son examen précis des différentes éditions du texte montre comment les canadianismes, utilisés sans maniérisme par Hémon comme matériau efficace de la langue et que l’écrivain a assimilés en toute connaissance de cause à sa façon d’écrire, sont isolés entre guillemets, sinon éradiqués du texte par le premier éditeur français de Maria Chapdelaine : « Déjà s’impose une façon de lire le “récit du Canada Français” suivant des normes qui lui sont extérieures[63]. » Par la suite, les éditions canadiennes du roman, dont celle qui a été préparée à Montréal par Louvigny de Montigny, vont « contribuer à coloniser un peu plus le texte de Louis Hémon[64] », le forçant à se conformer au modèle normatif français, détournant ainsi l’attention du texte lui-même vers « le chef-d’oeuvre idéal, le Canada français idéal […]. C’est tout le “récit du Canada français” qui ne s’appartient plus[65]. »

C’est à ces phénomènes d’aliénation culturelle, de mimétisme aveugle, de dépossession, de précarité culturelle que s’intéresse Nicole Deschamps, qui expose le roman de Hémon comme un texte « terrorisé par le discours du pouvoir[66] ». Anticipant plusieurs travaux qui tenteront par la suite de définir une poétique postcoloniale en réfléchissant à la nature des interactions sur lesquelles se fonde le dialogue entre les anciennes puissances coloniales et les pays en émergence, Nicole Deschamps livre avec Le mythe de Maria Chapdelaine une des premières études d’envergure postcoloniale sur l’un des canons de la littérature québécoise, à une époque où les postcolonial studies demeurent un champ d’étude encore largement ignoré par la critique universitaire française. Consciente de la nécessité de décoloniser la littérature québécoise, elle a mené un travail de relecture essentiel de l’oeuvre de Hémon qui témoigne d’une recherche rigoureuse et d’une conception de la littérature fondée sur des idéaux d’ouverture à l’altérité. Sa tâche a été d’autant plus exigeante que l’écrivain qu’elle fait apparaître est une figure fuyante – comme d’autres écrivains modernes, dont Réjean Ducharme[67], qui a publié en 1976 Les enfantômes –, des écrivains qui se « révèlent entre les lignes » et aiment disparaître, qui font « carrière » justement, en s’effaçant.

Au sujet de Réjean Ducharme, je rappelle en terminant le titre du film As-tu fou ou froid ? évoqué plus tôt et présenté à Cannes. Ducharme attire l’attention du lecteur vers Gilles Carle, dont l’oeuvre cinématographique La mort d’un bûcheron sortit en salle en 1973 avec Carole Laure et Donald Pilon dans les rôles titres de Maria Chapdelaine et François Paradis. Le long métrage fut en effet présenté en sélection officielle au Festival de Cannes en 1973, et Pauline Julien (qui servit de modèle au personnage de La Toune) y interpréta le rôle de Charlotte Juillet. Gilles Carle a aussi bien sûr tourné Maria Chapdelaine en 1983, avec Carole Laure.

« Ils sont pas dedans ![68] », explosait La Toune, caricaturant les Français, dans l’extrait déjà cité. Échappent toutefois à La Toune, au moment même où elle énonce ces paroles triomphantes censées clamer la supériorité et parfaite contemporanéité au monde des Québécois, les connotations d’enfermement, d’isolement et de folie qui renvoient indirectement à l’univers sans espoir et sans issue de Maria Chapdelaine. Déjà Micheline Cambron avait relevé, dans son essai Une société, un récit, cette « présence fantomatique de Maria Chapdelaine dans le roman urbain de Ducharme[69] ». Il y a tout lieu d’observer en effet que la réponse ultime de Réjean Ducharme à cette question identitaire irrésolue et sans doute insoluble, As-tu fou ou froid ?, oscillant dans sa grammaire équivoque entre « avoir » et « être », se trouve exemplairement inscrite dans cette fable noire qui réunit les destins croisés de Maria Chapdelaine et François Paradis, où la neige, la mort et la folie sont, à l’intérieur du champ réduit de cette figure, la métonymie d’un pays figé où rien ne bouge et rien ne doit changer : L’hiver de force.