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Un maillon perdu dans l’histoire du cinéma raconté

Les rapports entre cinéma et littérature – qu’il est devenu impossible de séparer à l’ère des pratiques inter- et transmédiatiques – ne se sont jamais déroulés à sens unique. Dès l’origine, le cinéma a fait de nombreux emprunts à la littérature, tout comme il s’est prêté tout de suite au jeu de la transcription verbale. Si le cinéma adapte la littérature[1], il est aussi un média qui « se raconte », non seulement un média dont on parle de diverses manières mais dont les réalisations concrètes, les films, se refont à l’aide de mots[2]. Le « cinéma raconté » – terminologie discutable, qui suppose comme une réduction des films à leur seul contenu narratif – comprend aussi bien des textes de fiction (novellisations et poèmes, par exemple) que de non-fiction (résumés des dossiers de presse ou notices de dictionnaires, entre autres). Il mélange également genres purement verbaux et formes plus hybrides, elles aussi d’une grande variété (il suffit de penser par exemple aux trailers, qu’on range aujourd’hui dans la catégorie du cinéma raconté).

De tous les genres qui gravitent autour du cinéma raconté, le ciné-roman-photo est peut-être le moins connu, même des spécialistes – à tel point qu’il n’existe toujours pas de terme officiel pour désigner les publications en question[3]. Historiquement, le ciné-roman-photo appartient à une période très courte du cinéma raconté. Il naît en Italie au début des années 1950, pour s’éteindre déjà vers 1957-1958. Entre-temps, le genre était passé en France, où il démarre en 1956-1957 pour subsister jusqu’en 1964-1965 (les formes ultérieures du ciné-roman-photo ne seront que des produits de niche : western, porno, horreur, dont la circulation sera très différente de celle des revues « généralistes » vendues en kiosque). Du point de vue des formes esthétiques, le ciné-roman-photo résulte de la fusion de deux genres éminemment populaires au début des années 1950 : d’une part, les courtes novellisations publiées de manière très bon marché dans des magazines dits de « petit format » ; d’autre part, le roman-photo, qui avait fait une apparition fracassante en 1947 et dont le succès exceptionnel a inspiré plusieurs types de cinéma raconté à en copier la formule.

Un bel exemple de cette mutation est l’hebdomadaire Mon Film, qui paraît de 1924 à 1967, avec une interruption de 1938 à 1946, et dont chaque numéro est consacré à un film et à ses interprètes, généralement sous forme d’une mini-novellisation illustrée. Sous la pression de ses concurrents qui adoptent massivement le format du ciné-roman-photo, Mon Film publie d’abord des « numéros spéciaux » grand format sous la forme de romans-photos reprenant l’intrigue d’un film (en pratique toujours un film français, ce qui est une rupture par rapport à la politique traditionnelle de la revue), puis abandonne la formule ancienne pour passer complètement, selon une périodicité désormais mensuelle, du côté du ciné-roman-photo[4].

L’actuelle page Wikipédia de Mon Film[5] ne souffle mot de ces changements, dans un silence qu’on peut juger révélateur. Tout se passe en effet comme si l’histoire du cinéma n’avait jamais daigné incorporer cette forme de cinéma raconté trop peu légitime[6] (c’est probablement pour la même raison que les histoires de la photographie, qui se veulent pourtant ouvertes et plurielles, continuent à ignorer le roman-photo). Pareil oubli est regrettable pour au moins deux raisons. D’abord parce que la pratique du ciné-roman-photo représente une contribution essentielle à la sociologie du cinéma, plus particulièrement du cinéma « hors salles », c’est-à-dire du cinéma qu’on ne connaît que par ouï-dire ou par publications interposées. Ensuite parce que le ciné-roman-photo apporte un regard neuf sur les questions d’adaptation, bouleversant bien des idées reçues sur la « fidélité », ce serpent de mer des études de l’adaptation.

Pseudo-anonymat et vraies contraintes

Avant d’aborder une singulière étude de cas, il importe de rappeler deux caractéristiques générales du genre indispensables à une bonne compréhension des oeuvres concrètes : d’abord le statut énonciatif singulier du ciné-roman-photo ; ensuite la dialectique entre contrainte et liberté dans la production concrète de ce type d’adaptations.

Qui signe un ciné-roman-photo ? Dit autrement : qui refait le canevas du film ? Qui sélectionne les images ? Qui en détermine la forme ? Qui rédige les textes ? Qui décide du montage ? Nous savons peu, faute d’archives, mais aussi faute de témoignages directs, de la manière dont se passait la conversion d’un film en ciné-roman-photo[7]. Une fois que les responsables des magazines avaient obtenu l’accord des distributeurs locaux, qui, après la carrière des films en salle, tenaient à leur donner une seconde vie sous forme de cinéma sur papier, on pouvait se mettre à l’élaboration de la version ciné-photo-romanesque, en utilisant soit des photos de plateau, soit des photogrammes, soit les deux, mais ce travail impliquait un grand nombre d’opérations très différentes, à gérer souvent dans la plus grande des hâtes, vu le rythme de publication hebdomadaire de la majorité des magazines de ciné-romans-photos. Il fallait en effet repenser la trame, en principe à partir du seul visionnage du film, puis choisir un certain nombre d’images à même de reproduire le récit et ajouter les textes appropriés (dialogues et récitatifs), avant de procéder à toutes sortes de recadrages des matériaux disponibles pour aboutir enfin à un montage correspondant au nombre de pages prédéfini. Sauf grande exception, ce travail se faisait dans l’anonymat le plus complet : un ciné-roman-photo n’est jamais signé. En même temps, tout ciné-roman-photo porte une signature très forte, celle de la revue qui le publie[8]. Chaque magazine possède un style-maison, immédiatement reconnaissable, à la fois proche et distinct de la signature éditoriale des concurrents (dans les années 1950, on trouvait en kiosque au moins une bonne dizaine de magazines proposant chaque semaine une nouvelle moisson de ciné-roman-photos[9]). Cette particularité énonciative du ciné-roman-photo, pseudo-anonyme si on ose dire, renvoie plus généralement à l’impossibilité de détacher l’oeuvre (le film adapté) de son support matériel (la revue de ciné-roman-photo). En ce sens, le genre du ciné-roman-photo corrobore l’intérêt à ne pas dissocier histoire du cinéma et histoire du livre.

En second lieu, il convient d’insister sur le fait que le ciné-roman-photo, contrairement à l’adaptation cinématographique au sens conventionnel du terme, paraît subir des contraintes pratiques[10] tellement lourdes que la question de la fidélité ne doit même plus être posée. Parmi ces contraintes, qui ne sont jamais formulées explicitement mais qui n’en pèsent pas moins lourdement sur la production des oeuvres, on doit mentionner surtout les deux types de restrictions suivants.

D’un côté, l’obligation de réutiliser des images déjà existantes, qu’elles fassent partie du film exploité en salle ou non. Ou pour le dire autrement : l’impossibilité d’utiliser des images autres que celles-là. Pour des raisons compréhensibles, il n’est en effet guère possible de faire les images qu’on voudrait utiliser : une fois le tournage fini et les équipes dispersées, il n’y a plus moyen de rephotographier les scènes, les acteurs ou les décors qu’on aurait envie d’intégrer à un ciné-roman-photo – du moins pas avec les moyens techniques qui étaient disponibles dans les années 1950.

De l’autre côté, les auteurs d’un ciné-roman-photo ne peuvent jamais perdre de vue qu’ils travaillent dans le cadre d’un type de publications hyper-standardisé et en vue d’un public a priori fort bien ciblé dont les revues pensent connaître les goûts comme les préférences. Un ciné-roman-photo ne se publie jamais « tout seul », mais à l’intérieur d’un magazine spécialisé, dont la raison d’être dépend de sa proximité avec le genre-mère du roman-photo. Dit autrement : quand bien même un ciné-roman-photo est différent d’un roman-photo, qui travaille toujours à partir d’un scénario original (stéréotypes mis à part, bien entendu) et qui produit ses propres images, il est censé coller autant que possible aux conventions de ce dernier. Cette nécessité fondamentale se traduit par un certain nombre de consignes peut-être non dites mais dont l’impact se mesure indirectement dans la totalité du corpus ciné-photo-romanesque[11]. En voici quelques exemples. Pour commencer, il importe que le montage d’un ciné-roman-photo s’aligne plus ou moins sur ce qui constitue la structure fondamentale d’une page de roman-photo, soit pour les pages de taille normale une grille de trois rangées de deux photos ou de quatre rangées de trois images. Rien n’oblige le ciné-roman-photo à adopter ce modèle – et les écarts ne sont évidemment pas rares –, mais force est de constater que le respect de cette règle est assez général. Elle implique entre autres le recadrage de la très grande majorité des images disponibles, beaucoup plus « carrées » dans leur version ciné-roman-photo que dans leur version projetée (n’oublions pas que le cinéma de ces années était séduit par les écrans panoramiques, étonnamment absents du ciné-roman-photo, sauf parfois pour certains péplums). Il s’ajoute à cela – deuxième contrainte – que l’image ciné-photo-romanesque copie aussi les manières habituelles de combiner textes et images. Le roman-photo utilisant des phylactères et des récitatifs surimposés à l’image, le ciné-roman-photo en fera donc autant (et ce, à un moment où tous les cinéphiles du monde préfèrent encore le doublage au sous-titrage, seul procédé à même de garantir l’intégrité de l’image, le cinéma étant vu alors comme un média « essentiellement » visuel). Une autre contrainte – de prime abord un rien bizarre, mais parfaitement cohérente pour peu qu’on tienne compte du poids du modèle photo-romanesque – est le tabou qui pèse sur les photos d’action. Contrairement à la bande dessinée, média fort apte à figurer les scènes d’action, le roman-photo obéit à une logique plus méditative, où les images posées – souvent des portraits – servent de contrepoint au développement narratif confié d’abord aux dialogues et aux récitatifs. Aussi le ciné-roman-photo ne s’appuie-t-il que rarement sur des vues qui synthétisent, dans la tradition des images fécondes ou prégnantes de Lessing, un déroulement temporel ou une action rapide. Il en résulte des mises en pages qui répètent souvent des photos presque identiques, en soi peu propices à faire avancer l’intrigue, mais qui permettent au lecteur comme à la lectrice – le public du roman-photo et, partant, du ciné-roman-photo étant beaucoup plus mixte qu’on ne le croit généralement[12] – d’imaginer l’histoire en se fondant sur des représentations visuelles certes statiques mais très fortes (le côté « glamour » y est souvent prioritaire). Enfin – quatrième contrainte liée à l’imitation du modèle photo-romanesque –, le ciné-roman-photo se voit aussi dans l’obligation de souligner le caractère mélodramatique de ses histoires, notamment à travers l’ajout de récitatifs d’une lourdeur didactique parfois pesante, par exemple à l’ouverture et à la clausule de l’oeuvre. Cette récriture mélodramatisante, qui insiste sur les grands thèmes du mélodrame (l’innocence persécutée, le clivage du bien et du mal, le pouvoir réparateur de l’amour et du pardon) et renchérit sur le sentimentalisme parfois exacerbé du cinéma commercial et populaire de l’époque, est d’autant plus nécessaire que certains films commencent à se dérober à ce moment à l’emprise du mélodrame (un cas exemplaire serait l’esthétique de l’allusion, du sous-entendu et du silence chez Antonioni, agressivement récrit et rendu fort bavard dans les transpositions ciné-photo-romanesques[13]).

L’ensemble de ces contraintes aurait pu mener à une production encore plus normalisée, conventionnelle et tristement répétitive que le roman-photo lui-même – du moins aux yeux des adversaires de ce genre qu’ils estiment destiné aux femmes à demi-illettrées. En réalité, il en va tout autrement (dans le roman-photo aussi, mais c’est bien entendu une autre histoire[14]). Suivant l’adage « si tout est permis, rien n’est possible[15] », les contraintes sont en effet moins des obstacles que des tremplins : en limitant le nombre des choix, elles forcent quiconque les utilise à rivaliser d’imagination pour trouver des solutions créatrices et innovantes aux écueils que dresse l’interdiction de ne pas suivre toute piste imaginable mais de s’en tenir scrupuleusement à la voie tracée d’avance. C’est exactement ce qui se passe dans le ciné-roman-photo, dont bien des réalisations explorent de façon intelligente les règles d’usage du genre. L’exemple d’Ascenseur pour l’échafaud, dont on commentera brièvement deux versions, permettra d’en faire la démonstration.

Des écrans aux magazines

Basé sur un scénario d’après le roman policier de Noël Calef (voir Fig. 1)[16], Ascenseur pour l’échafaud, le premier long-métrage de Louis Malle, sort sur les écrans parisiens le 29 janvier 1958. Variation sur le thème du crime parfait qui tourne mal[17], le film obtient un succès à la fois critique (prix Louis-Delluc 1957) et commercial. Grâce aussi à l’originalité de la bande-son, due à Miles Davis, et au jeu de ses interprètes principaux (Jeanne Moreau, Maurice Ronet, Lino Ventura), il ne tarde guère à être reconnu comme un des premiers maillons de ce qui s’appelait déjà la « Nouvelle Vague » (terme apparu en 1957, sous la plume de Françoise Giroud dans L’Express)[18].

Fig. 1

Noël Calef, Ascenseur pour l’échafaud (réédition 2012).

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Comme la grande majorité des films distribués à l’échelle nationale, l’oeuvre de Malle fait rapidement l’objet d’une adaptation en ciné-roman-photo. En l’occurrence, Ascenseur pour l’échafaud se voit même adapté deux fois, à deux moments, en deux magazines, de deux manières différentes – et cela non plus n’était pas vraiment exceptionnel dans les premières années du ciné-roman-photo français, où coexistaient « anciennes » revues de cinéma, de type généraliste dont le sommaire mêlait reportages d’actualité et brèves adaptations ciné-photo-romanesques (parfois de quelques pages seulement), et nouvelles revues spécialisées en ciné-roman-photo (dans certains cas, il s’agit de revues « reconverties » au format du ciné-roman-photo, où l’on retrouve encore quelques traces de la formule précédente)[19]. S’agissant d’Ascenseur pour l’échafaud, les deux reprises de l’oeuvre en format ciné-photo-romanesque sont publiées respectivement dans Ciné-révélation, périodique de la société EDITOR, racheté au début des années 1960 par les Éditions Mondiales de Cino del Duca, leader de marché pour les magazines féminins (le groupe de presse publie entre autres le célèbre Nous Deux, mais son portefeuille comprend aussi Tarzan et Télé-Poche, entre autres[20]), et le magazine déjà mentionné plus haut, Mon Film, publication indépendante très ancienne et très populaire, spécialisée dans le genre de la novellisation qui, après la fusion avec son concurrent Le Film complet en 1958, joue résolument la carte du ciné-roman-photo (jusqu’à sa disparition en 1967, à un moment où le genre a migré des revues de cinéma généralistes aux publications de niche).

Les différences entre ces deux périodiques, qui se vendent chacun en kiosque et s’adressent l’un et l’autre au grand public, ne sont pas négligeables, comme l’affiche tout de suite leur différence de prix : 50 francs anciens pour Ciné-révélation, qui se met à publier des ciné-romans-photos en 1957, 1 franc nouveau[21] pour Mon Film, qui sort des « numéros spéciaux », c’est-à-dire des numéros qui remplacent la formule de la novellisation illustrée par celle du ciné-roman-photo, à partir de 1957, avant de se transformer complètement en 1959 et de devenir un mensuel au début de 1959 (le prix des numéros de Mon Film Spécial était déjà de 100 francs anciens, comparable donc à celui de la nouvelle version Mon Film dès 1959). La différence de prix ne renvoie pas seulement à une différence de format ou de pagination (Ciné-révélation a nettement moins de pages que Mon Film, mais celles-ci sont plus grandes, ce qui pourrait connoter une moindre modernité que le format légèrement plus « compact » de ce dernier[22]), mais vise clairement à souligner une différence de périodicité et, partant, de statut, le passage au ciné-roman-photo permettant à Mon Film de s’éloigner du modèle moins prestigieux de l’hebdomadaire, ainsi que de forme et de contenu. Là où Ciné-révélation présente encore l’habituel patchwork de textes et d’images d’une revue de cinéma, des potins à l’horoscope en passant par les visites de tournage, Mon Film se limite à offrir un seul film sur papier, en version longue, environ cinquante pages, presque sans autres formes de paratexte, sauf en deuxième et troisième de couverture (Fig. 2).

Fig. 2

Mon Film, no 681 (1960), première de couverture.

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À titre d’illustration, voici le sommaire des deux publications :

Ciné-révélation n° 209, premier trimestre 1958

  • Page 1 : première de couverture[23] (photo pleine page en couleurs de Geneviève Kervine)

  • Pages 2 et 3 : deuxième de couverture + page 3 : reportage sur Nicole Courcel

  • Page 5 : reportage sur Gérard Landry

  • Page 6 : « On chuchote… on révèle » (potins de cinéma)

  • Pages 6-13 : Ascenseur pour l’échafaud de Louis Malle (ciné-roman-photo, récit complet)

  • Page 14 : reportage sur Les aventures de Perri, film animalier de Disney

  • Page 15 : reportage sur Michel Serrault

  • Pages 16-17 : reportage sur L’adieu aux armes

  • Page 18-19 : La Tour, prends garde de Georges Lampin (ciné-roman-photos, feuilleton)

  • Pages 20-21 : « Satanella » (roman-feuilleton) et sélection des films de la semaine

  • Pages 22-27 : Du sang dans le désert d’Anthony Mann (ciné-roman-photo, récit complet)

  • Pages 28-29 : « Amours d’étoiles » (roman-feuilleton) et espace de jeux (mots croisés, rébus…)

  • Page 30 : « Amours d’étoiles » (roman-feuilleton) et publicités

  • Page 31 : troisième de couverture, petites annonces et horoscope

  • Page 32 : quatrième de couverture (photo pleine page en couleurs de Marlon Brando et Miiko Taka)

Mon Film n° 681, octobre 1960

  • Page 1 : première de couverture : photo pleine page de Maurice Ronet

  • Page 2 : deuxième de couverture : publicité pour les numéros spéciaux déjà parus de Mon Film

  • Pages 3- 52 : Ascenseur pour l’échafaud de Louis Malle (ciné-roman-photo, récit complet)

  • Page 53 : troisième de couverture, publicités

  • Page 54 : quatrième de couverture (photo pleine page en couleurs de Joan Collins)

Le désir d’augmenter le standing de la publication se note aussi dans le soin donné à la mise en page et à la présence visuelle des images, plus claires, plus lisibles et plus grandes, mieux imprimées, moins encombrées de textes dans Mon Film que dans Ciné-révélation. De manière plus générale, les écarts entre les deux revues révèlent aussi les hésitations qui entourent l’arrivée du ciné-roman-photo dans le paysage éditorial français. Dans le cas de Ciné-révélation, le nouveau genre se substitue petit à petit aux résumés de films qui reproduisent l’intrigue soit à l’aide d’une série de photogrammes accompagnés de légendes placées sous les images, soit à l’aide d’une sorte de version reader’s digest illustrée de plusieurs photogrammes ou photos de plateau (après quelques années, la revue évolue logiquement vers le format du ciné-roman-photo long, emboîtant le pas à d’autres revues de son nouveau propriétaire, le groupe de presse Del Duca[24]). Dans le cas de Mon Film, on note d’abord la coexistence temporaire des deux formules, celle de Mon Film d’avant 1957, soit la novellisation illustrée en petit format, et celle de Mon Film Spécial, le ciné-roman-photo long, d’environ cinquante pages, et de grand format, puis l’effacement de l’ancien au profit du nouveau.

Enfin, il convient de relever aussi le décalage temporel entre la sortie du film sur les écrans et sa reprise sous forme de ciné-roman-photo. Dans Ciné-révélation, l’adaptation est quasi instantanée : le numéro 209 du périodique, qui n’est pas daté de manière précise, comme il arrive régulièrement dans la presse populaire, porte la mention « 1er trimestre 1958 », ce qui le rapproche de la sortie officielle du film de Malle fin janvier 1958. Mon Film no 681 est d’octobre 1960, soit près de deux ans plus tard. Cet intervalle n’est pas un détail. Si on tient compte du fait que Ciné-révélation est une publication hebdomadaire offrant trois brefs ciné-romans-photos par numéro, tandis que Mon Film est à ce moment un mensuel qui ne contient qu’une adaptation par numéro, on ne peut qu’être sensible à la différence de statut dans les publications respectives : Ciné-révélation semble donner la priorité à la quantité, c’est-à-dire publier presque n’importe quoi pour profiter aussi bien des actualités que de la vogue du ciné-roman-photo dans la presse de cinéma. Par contre Mon Film prend le temps de sélectionner ce qui survit aux engouements du jour, tout en se donnant la peine de mettre en valeur l’oeuvre jugée digne d’une republication en version longue, bien après son exploitation commerciale dans les salles.

Cherchez les différences

Il est grand temps maintenant de regarder les deux versions elles-mêmes, curieusement moins différentes l’une de l’autre qu’on aurait pu le croire de prime abord. Certes, les techniques de mise en page et l’encadrement narratif ne sont pas les mêmes. Dans Ciné-révélation, dont le format est plus grand que celui de Mon Film, il y a de la place pour davantage de photos par page : une douzaine en moyenne, généralement réparties en quatre rangées de trois images. Si les rangées ont toutes la même hauteur, la largeur des vignettes individuelles varie constamment, cela a le double avantage de briser la possible monotonie d’une grille à douze cases et de permettre l’utilisation d’un jeu « rhétorique[25] » du compartimentage paginal. Dans Mon Film, l’adaptation du film de Malle suit les règles très strictes, presque jansénistes, que le magazine s’est imposées dès les premiers numéros « spéciaux ». À la différence de la plupart des autres revues de ciné-roman-photo, Mon Film fait le choix de la simplicité, certains diraient de la rudesse, avec la réitération systématique de trois fois deux images identiques par page et un traitement aussi lisible et transparent que possible des éléments textuels, dialogues et récitatifs confondus, qui s’inscrivent toujours dans des rectangles blancs découpés sur l’image.

Curieusement, toutefois, la version courte de Ciné-révélation a aussi bien des points en commun avec les cinquante pages de la version longue de Mon Film. Quantitativement parlant, le digest de la première publication n’est pas beaucoup plus sommaire que le « roman » de la seconde : le nombre d’images est certes plus réduit, mais cette restriction est compensée par la multiplication et l’allongement des éléments verbaux (à la limite, on peut même s’imaginer que la lecture d’Ascenseur pour l’échafaud prend plus de temps dans Ciné-révélation que dans Mon Film). Du point de vue narratif, les dissymétries sont négligeables. À quelques exceptions près, la version courte contient les mêmes informations que la version longue et elle prend soin de les présenter dans un ordre qui, en dépit là encore de quelques minuscules écarts, est rigoureusement exact à ce qu’on trouve dans la version longue, chacune des adaptations suivant de près le déroulement de l’action élaboré par le film de Malle. Qui plus est, tant Ciné-révélation que Mon Film ont recours à une voix off, qui explique les motivations et la psychologie des personnages que les seules séquences d’images fixes et les dialogues inévitablement raccourcis sont incapables de spécifier, et les deux revues insèrent ces interventions narratives soit dans les images mêmes, soit dans les cartouches réservés à ce type d’inserts.

Cette absence de dissymétries, entre deux adaptations que tout aurait dû opposer, dérive d’une des contraintes fondamentales du genre ciné-photo-romanesque : la nécessité de réutiliser un stock d’images disponibles, sans la possibilité de produire des images nouvelles ou supplémentaires. A priori, les vingt-quatre photogrammes par seconde d’un long-métrage devraient suffire largement à choisir les quelque trois cents images dont a besoin une adaptation classique de type Mon Film, pour ne rien dire du nombre plus réduit dont doit se contenter l’abrégé dans Ciné-révélation. En réalité, toutefois, le stock d’images utilisables s’avère souvent beaucoup plus réduit. C’est ce qui arrive lorsque les magazines, pour des raisons esthétiques ou purement pratiques, ont pour politique de travailler uniquement avec des photos de plateau, en général de qualité supérieure et plus facilement disponibles auprès des distributeurs que les images copiées sur pellicule. Telle est la manière de faire de Ciné-révélation aussi bien que de Mon Film : au lieu de puiser dans les images du film même, ces revues ont adapté Ascenseur pour l’échafaud à l’aide exclusive de photos de tournage[26]. Visuellement très soignées, ces images, qui ne correspondent pas nécessairement à celles qu’on voit dans le film même, ont un désavantage considérable : leur nombre est réduit, ce qui explique les convergences voyantes entre la version courte de Ciné-révélation et la version longue de Mon Film, tant sur le plan visuel (on voit nettement que les deux magazines ont utilisé les mêmes photos[27]) que sur le plan narratif (la manière dont se raconte l’histoire est la même de part et d’autre, même s’il est toujours possible de repérer quelques menues disparités).

Le même et l’autre

Le véritable défi de la version ciné-photo-romanesque d’Ascenseur pour l’échafaud est donc moins de faire migrer une oeuvre d’un média à l’autre – la prolifération d’adaptations de ce type à la fin des années 1950 prouve que cela ne pose aucun problème pratique, pour peu qu’on arrive à obtenir un accord avec le distributeur du film, car c’est bien de lui que dépendent les autorisations, semble-t-il –, mais de trouver les astuces qui permettent de déployer la nouvelle oeuvre sur cinquante pages à raison de six photos par page. Ciné-révélation aussi bien que Mon Film sont confrontés au problème général de l’adaptation intermédiatique, mais la difficulté singulière de la rareté du matériau de base se pose avec beaucoup plus d’acuité à Mon Film, qui doit remplir cinquante pages, qu’à Ciné-révélation, qui peut se contenter d’occuper huit pages.

La solution adoptée est d’une simplicité biblique : là où les quatre-vingt-seize images de Ciné-révélation sont toutes différentes, les deux cent quatre-vingt six images de Mon Film comprennent de nombreuses photos répétées (quatre-vingt-sept pour être précis). Or en dépit de leur caractère massif, ces réitérations tendent à passer inaperçues. Pour expliquer cette écriture à l’encre sympathique, il ne suffit pas de rappeler que le flux d’une lecture qui se laisse emporter par le sujet raconté tend à focaliser l’attention sur le contenu plutôt que sur la forme. Certes, c’est là une première explication de l’inadvertance d’une lecture « naïve », au premier degré. Mais l’insistance sur ce mécanisme quasi universel risque de sous-estimer le travail investi dans la dissimulation active des phénomènes de répétition dans le ciné-roman-photo de Mon Film. La contrainte de l’inévitable redite visuelle est en effet le point de départ d’une série d’interventions très subtiles qui aident à réconcilier la nécessité d’une narration susceptible de tenir le lecteur en haleine (Ascenseur pour l’échafaud est avant tout un polar et nulle adaptation « fidèle » ne peut se permettre d’ébrécher le déroulement inexorable de l’action et l’augmentation progressive de la tension jusqu’au dénouement final) et la nécessité d’un réemploi massif des mêmes images virtuellement nocives au maintien du rythme et de la tension (si le lecteur se rend compte que les mêmes images reviennent à divers moments de l’action, il risque de détourner son attention du seul récit).

Plus concrètement, l’adaptation de Mon Film résout le problème des images copiées en combinant une série de techniques de montage et de narration, dont voici les règles essentielles. Le procédé le plus fréquemment utilisé, mais pas pour autant le plus voyant !, est le recours à la variation : lorsqu’une image est réutilisée au cours d’une séquence dont il n’existe apparemment qu’une photo de plateau, l’adaptation reprend l’image en la modifiant quelque peu, par exemple en la recadrant. À cela s’ajoute que la plupart du temps les images se répètent à des moments « creux » de l’action, c’est-à-dire à des moments où les personnages « bougent » peu (conversations, interrogatoires, monologues) et qu’il y a donc une certaine immobilité sur le plan de la diégèse.

Un second procédé consiste à mettre l’accent sur les dialogues, qui prennent parfois beaucoup de place, cette place étant de plus littéralement « volée » sur l’image (un des traits distinctifs de Mon Film est l’insertion de textes sur fond blanc découpés en haut ou en bas sur l’image, là où la plupart de ses concurrents répartissent les éléments verbaux sans fond propre sur les endroits « vides » ou désémantisés de l’image, ce qui entraîne parfois un ralentissement notable de la lecture). Telle insistance sur le texte, qui facilite aussi la transition d’une case à l’autre, rend inévitablement attentif à l’image, dont on remarque alors moins facilement le caractère totalement ou partiellement répété. En combinaison avec le petit nombre de photos par page, les ciné-romans-photos de Mon Film ayant en principe toujours six images de format identique par page, ce déséquilibre fonctionnel entre texte et image étaye puissamment une lecture focalisée sur l’intrigue et les transitions rapides d’une vignette à l’autre.

En troisième lieu, l’emplacement de ces éléments verbaux n’est jamais fixe : le texte peut être inséré à gauche ou à droite et en bas ou en haut, et cette mobilité permanente fait que le regard du lecteur glisse différemment sur les images, y compris sur celles reprises littéralement d’une case à l’autre. Différence de parcours visuel qui freine et retarde la reconnaissance de l’identité de l’objet parcouru.

Enfin, et c’est là une quatrième opération fondamentale, les images répétées ne sont pas toujours contiguës. Les mêmes photos reviennent, certes, mais pas toujours les unes après les autres, c’est-à-dire à côté des autres. Qu’une photo placée à droite de la page revienne une rangée plus bas à gauche, ou deux rangées plus tard, ou encore à la page suivante, implique en général un type de lecture qui repère moins facilement la répétition en raison de ces changements de place.

La manoeuvre essentielle, toutefois, reste le dosage, la variation et la combinaison de toutes ces techniques, qui font que seule la relecture attentive – et attentive à la forme de l’objet, non à son seul contenu – met à nu l’extension et la nature systématique de ces répétitions.

Pour conclure

Ignoré par les historiens du cinéma et quasiment inconnu des spécialistes des recherches en adaptation, le ciné-roman-photo, cette forme hybride du ciné-roman et du roman-photo, est un genre qui mérite d’être redécouvert. Il permet d’élargir le champ actuel des études intermédiatiques tout en offrant une perspective inédite sur les rapports entre cinéma et littérature. Le ciné-roman-photo est non seulement une déclinaison supplémentaire, purement commerciale, du produit cinématographique, il est aussi la trace d’une lecture active, qui en dit long sur la manière dont le film était perçu par de vrais spectateurs (l’adaptation ciné-photo-romanesque n’émane pas du producteur ou du cinéaste et il n’existe aucun témoignage de quelque tentative de contrôle ou de récupération que ce soit). De plus, la publication des films dans des magazines grand public est très révélatrice de certaines attentes du grand public, comme la focalisation sur les acteurs, au détriment des réalisateurs, ou le désir d’une interprétation mélodramatique d’oeuvres qui, elles, sont à mille lieues du mélodrame. Le ciné-roman-photo constitue également un objet et une pratique qui traversent les frontières entre analyse interne (formelle) et externe (contextuelle). S’ils ne permettent guère de déboucher sur des conclusions générales ou généralisables, l’exemple d’Ascenseur pour l’échafaud et la comparaison des deux versions de l’adaptation ciné-photo-romanesque montrent au moins que le genre représente un corpus capable de poser de nouvelles questions à une grande variété d’approches (théorie littéraire, stylistique, culture visuelle, histoire du livre).