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Dans la culture médiatique qui est la nôtre depuis plus d’un siècle, les rapports entre formes culturelles et médiatiques ne peuvent plus être pensés de manière chronologique, comme si l’histoire se réduisait à l’éternel remplacement de l’ancien, par exemple la littérature, par le nouveau, par exemple le cinéma. Beaucoup de formes nouvelles disparaissent plus vite que les anciennes et celles-ci, loin de simplement survivre, arrivent souvent à se renouveler aussi radicalement que les nouveaux médias qui dans un premier temps semblaient les condamner à l’oubli. De la même façon, il serait naïf de penser que l’introduction progressive de nouveaux médias, de nouveaux formats, de nouvelles conventions ou encore de nouvelles techniques, se présente sur le mode oecuménique de l’élargissement infini de l’éventail des possibles. Les formes culturelles font plus que se compléter ou s’enrichir mutuellement, elles sont aussi en concurrence les unes avec les autres. De manière générale, les relations intermédiatiques ont produit non seulement un paysage plus complexe, elles ont également modifié la structure interne des médias, tous de plus en plus hybrides, comme la structure de leurs relations réciproques, qui a cessé de mettre en rapport des médias autonomes pour y substituer un modèle où chaque média intègre peu à peu certaines des singularités des médias qui l’entourent. C’est dire que les relations entre littérature et cinéma ne se laissent plus ramener à la seule problématique de l’adaptation, qui a longtemps dominé les débats critiques et théoriques en la matière. L’écriture, aujourd’hui, ne « copie » plus le cinéma, elle fait autre chose que transférer à ses propres moyens les formes et les contenus typiques du cinéma. Elle est devenue en revanche une pratique située d’emblée au coeur d’un dispositif inter- et transmédial qui l’oblige à repenser radicalement sa propre intervention dans un champ qui exige un positionnement plus complexe. Quant aux liens plus anciens encore du cinéma et du théâtre, essentiels à l’origine du cinéma de fiction, puis dans le premier cinéma parlant que beaucoup craignent de voir renoncer aux acquis de la modernité des années 1910 et 1920, enfin jusque dans la persistance des adaptations théâtrales et, plus récemment encore, la vogue de la transmission en direct de spectacles d’opéra, ils signalent à leur façon l’omniprésence, passée aussi bien que présente, de cette rencontre des médias qui oscille durablement entre attraction et répulsion.

Toutefois, la nouvelle donne de la production plurimédiatique n’implique nullement la disparition de certaines catégories plus anciennes, surtout quand elles sont transversales, c’est-à-dire pertinentes pour la littérature comme pour le cinéma – toujours à titre d’exemple. De ces catégories qu’on aurait pu croire « périmées », pour reprendre la célèbre formule d’Alain Robbe-Grillet décrétant la mort du personnage, de l’auteur et de l’intrigue dans Pour un nouveau roman (1963), la notion de genre est sans doute parmi celles qui résistent le mieux aux tourmentes médiatiques. C’est ce qui ressort de manière surprenante, mais tout de même très nettement, des textes réunis dans ce numéro, qui presque tous aboutissent à un constat qui était loin d’être le premier horizon de la réflexion commune présentée en ces pages : le concept de genre demeure un outil certes problématique mais toujours extrêmement utile et pertinent au moment de juger la production contemporaine en littérature, prose et poésie confondues. Cela dit, le genre n’est pas quelque chose qui se laisse définir de manière monolithique. Il n’est surtout pas quelque chose qui évacue l’écart entre littérature et cinéma, plus généralement entre mots et images, qui subsiste jusque dans la culture la plus hybride qui soit.

S’agissant plus particulièrement du contexte français, il s’y ajoute que les catégories de genre jouent un rôle plus ambivalent qu’on ne le pense. Ces catégories, on les croit spontanément attachées au cinéma hollywoodien, pour ne pas dire souillées par lui, chaque studio forçant ses employés à calquer leur travail sur les conventions d’un petit nombre de genres (policier, mélo, western, musical, comédie, aventure exotique, drame psychologique, science-fiction, horreur, essentiellement), tous narratifs et mis au service du jeu des acteurs, tout comme on croit que le cinéma d’auteur, cette invention française (même si les premiers modèles de la théorie des auteurs étaient… américains), ne peut que rejeter des contraintes surannées. Comme le montrent et les travaux critiques et les exemples de la Nouvelle Vague, il en va tout autrement : le véritable auteur y est présenté comme celui – trop rarement celle, hélas, en dépit d’Agnès Varda – qui affiche la singularité de sa vision du monde à l’intérieur même des moules d’un genre, dont les règles mêmes lui permettent de montrer comment et à quel point il est capable de les infléchir.

De prime abord, la question des genres se pose très différemment au cinéma et en littérature. Ainsi le cinéma ne connaît-il pas l’équivalent fonctionnel du « roman », devenu en littérature un non-genre d’une plasticité telle qu’il peut accueillir toute forme de récit. A fortiori, la « poésie » est aussi absente des classifications filmiques – sauf parfois dans le cinéma expérimental[1] – et, même si tel ou tel film peut être jugé « poétique » par son auteur ou par la critique[2], un tel qualificatif ne garantit nullement l’identification d’un genre spécifique. L’immense majorité de la production filmique étant narrative, les distinctions génériques sont davantage conditionnées par un contenu thématique et une tonalité dominante : drame, comédie, western, film policier, etc., selon des catégories commerciales délimitant un horizon d’attente aisément identifiable par le spectateur. Au cinéma, l’adoption d’un cadre générique demeure donc relativement peu controversée, même si de nombreuses oeuvres explorent les limites de genres conventionnels comme le western, que ce soit pour les franchir ou pour en refuser la cohésion interne[3].

De plus, en littérature, les écritures ambitieuses se distinguent souvent par une indifférence affichée aux questions de genre. Un bon écrivain ne fait qu’« écrire » sans trop se soucier des étiquettes génériques, ce qu’affirme plaisamment Henri Michaux dans une célèbre formule aux accents belliqueux : « les genres littéraires sont des ennemis qui ne vous ratent pas, si vous les avez ratés au premier coup[4] ».

Il ne faut donc pas s’étonner que les réflexions divergent sur la notion de « genre » dans les études sur le cinéma et dans les recherches littéraires. Toutefois, un même refus du genre comme structure stable et transhistorique se retrouve de nos jours dans les deux aires disciplinaires. Du côté des études littéraires, le concept de généricité[5], soit l’aptitude d’un texte à appartenir à un ou plusieurs modèles génériques, supplante parfois celui de genre, repensé de manière très abstraite en termes d’architexte[6]. Du côté des études cinématographiques, le livre très influent de Rick Altman, Film/Genre (1999), propose une distinction entre trois dimensions génériques : sémantique (quels sont les thèmes favoris ou traditionnels d’un genre ?), syntaxique (comment se construit l’intrigue dans tel ou tel genre ?) et pragmatique (pourquoi recourt-on à une étiquette générique ?)[7]. Altman prend appui sur cette approche plurielle pour nuancer le sens qu’on donne aux genres, dont les définitions varient considérablement dans le temps comme dans l’espace, puis pour dissoudre le lien entre films et labels génériques, dont le couplage dépend souvent de critères extra-esthétiques. Cependant, la lecture critique de l’idée traditionnelle de genre n’aboutit nullement à un plaidoyer en faveur de l’éviction des catégories génériques, indispensables au fonctionnement du système cinématographique[8].

De cette première comparaison il résulte une situation paradoxale, qui rend la comparaison entre littérature et cinéma d’autant plus utile et nécessaire. D’un côté, le cinéma semble demeurer plus fidèle au principe des classifications génériques, mais en pratique les étiquettes de genre sont employées de manière très libre, apparemment nonchalante. De l’autre, la littérature paraît s’être libérée du carcan des genres, mais en réalité tous les textes, même les plus expérimentaux, continuent à s’inscrire dans un horizon générique, que l’on peut reconstituer à l’aide des allusions intertextuelles, directes ou indirectes, dont ces oeuvres ne sont pas avares.

Le clivage aussi facile qu’abrupt entre genres littéraires et cinématographiques mérite donc d’être interrogé. D’une part, la littérature s’est transformée par ses contacts avec le cinéma, notamment pour ce qui est de son rapport aux genres. Dès les années 1920, l’exemple du cinéma pousse ainsi les écrivains à repenser les genres en vigueur dans deux directions opposées. D’un côté, il s’agit de « purifier » le roman en le « dépouill[ant] de tous les éléments qui n’appartiennent pas spécifiquement au roman », à savoir « les événements extérieurs, les accidents, les traumatismes [qui] appartiennent au cinéma »[9], recommandation d’André Gide que suivront plus tard aussi certains nouveaux romanciers. D’un autre côté, on envisage à l’inverse d’importer des modèles génériques venus du cinéma, en introduisant par exemple des « actualités » documentaires dans l’écriture de fiction ou en proposant des variations littéraires sur la forme-scénario jusqu’à l’invention de formes génériques inédites.

D’autre part, le cinéma est devenu très vite un réservoir fictionnel pour des textes qui, en plus de rendre compte du monde ou d’exprimer la personnalité d’un auteur, s’écrivent également à travers une série de références cinématographiques. Celles-ci tendent à devenir une interface universelle entre l’auteur et le monde, mais aussi peut-être la seule culture commune qui subsiste entre l’écrivain et son public, et cette influence du cinéma sur la littérature touche directement à la question des genres. En effet, si les genres au cinéma sont la plupart du temps une copie plus ou moins conforme d’un système générique littéraire préexistant (le cinéma n’a inventé ni le western, ni le thriller, ni le reportage), l’impact du cinéma sur les textes prend des formes beaucoup plus imprévues et variées. En témoignent des oeuvres contemporaines comme Cinéma de Tanguy Viel, novellisation d’art et d’essai[10] du Limier de Mankiewicz, ou encore les nombreuses biofictions d’acteurs qui fleurissent aujourd’hui, comme Ingrid Caven de Jean-Jacques Schuhl, ou les romans de Didier Blonde.

Ce rapide panorama permet de dégager plusieurs axes de recherche, que les contributions de ce numéro abordent à partir d’exemples empruntés à des époques et des traditions culturelles variées, conjoignant analyse historique et analyse théorique, d’une part, prises de position méthodologiques et microlectures, d’autre part. Notre ambition ici est multiple.

Il s’agit tout d’abord d’analyser le rôle attribué au cinéma dans certaines évolutions du système des genres en littérature. Dans certains cas, la référence au cinéma peut servir au discrédit des genres existants, ainsi Nathalie Gillain montre comment Henri Michaux utilise la figure de Charlot dans son entreprise de démolition des genres. Il en va toutefois plus souvent d’une reconfiguration que d’une destruction des genres littéraires dans de nombreux autres cas, étudiés ici dans le cadre du roman français contemporain par plusieurs contributeurs. Fabien Gris choisit d’interroger la part du cinématographique dans le romanesque contemporain. Il constate en effet que, si de nombreux écrivains sont aujourd’hui fascinés par le fait vrai, une partie de la nouvelle génération d’écrivains, par exemple Cécile Coulon ou Pierric Bailly, se tourne vers les stars et les films hollywoodiens pour se ressourcer en nourriture fictionnelle.

Il s’agira ensuite d’examiner dans quelle mesure ces changements ont un rapport – et si oui, lequel – avec d’autres formes d’interaction entre littérature et cinéma, comme les adaptations littéraires, l’imitation verbale de techniques cinématographiques, ou le recours à un imaginaire ou des thèmes typiques du monde du cinéma. Ainsi, Frédéric Clamens-Nanni voit-il dans les références aux techniques cinématographiques une médiation utilisée par l’écrivain Jean-Philippe Toussaint pour mettre à distance une forme de sentimentalisme tout en réintroduisant du lyrisme dans le cycle romanesque qu’il consacre au personnage de Marie de Montalte. De telles observations semblent rejoindre celles de Morgane Kieffer qui montre comment, dans Western de Christine Montalbetti, l’allusion cinématographique sert à l’écriture à la fois de filtre et de révélateur pour une émotion retrouvée, entre surexposition lucide du cliché et retour de la plume à l’empathie.

Enfin, trois études, interrogeant, de manières différentes le lien de l’écrit à l’écran, émettent l’hypothèse que le cinéma pourrait aussi inviter à la création de nouveaux genres littéraires. À partir de la définition sémantique-syntaxique-pragmatique du genre proposée par Rick Altman, Marie Martin suggère d’utiliser la notion de projection, en tant que dispositif technique et processus psychique, pour constituer un genre rassemblant des oeuvres aussi diverses que Le cinéma des familles de Pierre Alferi, Ni toi ni moi de Camille Laurens, ou Supplément à la vie de Barbara Loden de Nathalie Léger. Dans un tout autre registre, Jan Baetens s’attaque au genre méconnu du ciné-roman-photo dont il présente les grandes caractéristiques et pointe les défis qu’il pose à la poétique du cinéma raconté, à partir de deux adaptations de ce type d’Ascenseur pour l’échafaud de Louis Malle. Enfin, Nadja Cohen se penche sur les journaux de tournage à partir de trois cas : ceux de Jean Cocteau, de François Truffaut et Bertrand Tavernier, tenus respectivement sur le plateau de La Belle et la Bête, de Fahrenheit 451, et de Dans la brume électrique. Considérés par les chercheurs en cinéma comme de simples documents éclairant la genèse d’un film, et largement ignorés par les littéraires, même dans le cadre des études sur les rapports entre l’écrit et l’écran, les journaux de tournage n’ont en effet que rarement été envisagés comme un corpus cohérent alors qu’ils présentent certaines analogies sur le plan à la fois formel, tonal et pragmatique que cet article se propose de mettre en évidence.

Se pose enfin la question du contexte historique dont on ne saurait négliger l’importance. Il est en effet impossible de comparer directement les expériences des avant-gardes historiques et celles produites dans le cadre de la culture numérique ou d’établir des liens trop étroits entre des écritures d’avant ou d’après la télévision, par exemple. De manière plus radicale, il convient de s’interroger ici sur la possibilité même de maintenir la différence entre littérature et cinéma comme pratiques culturelles indépendantes. Non que le cinéma ait réduit la littérature à un simple rôle de fournisseur d’intrigues ou de laboratoire de formes et de thèmes. Les travaux de Simone Murray sur l’industrie de l’adaptation[11] montrent clairement que le cinéma a besoin du système littéraire comme structure culturelle à part entière. Mais l’intrication du texte et de l’image est aujourd’hui devenue telle que la littérature se nourrit, en retour, de figures, de situations et de répliques empruntées au cinéma[12] d’une part, et que le geste d’écrire passe aujourd’hui par une multiplicité de modes et de médias[13], d’autre part. La narration transmédiatique représente le versant proprement industriel de cette évolution, mais au-delà des grandes franchises à la Batman ou Matrix, des phénomènes analogues s’observent aussi dans l’écriture en général, qui est en train de se muer en une écriture hors du livre, combinant l’imprimé et le non-imprimé (la voix, l’image, la scène, l’écran). Il va sans dire que cette évolution lourde touche également la question des genres, comme les pages qui suivent le montrent sans peine.