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Introduction

Dans une conférence prononcée au Centre Sèvres, en 1998[1], Jocelyn Benoist dressait un bilan sévère de la phénoménologie française, tout particulièrement de celle de Jean-Luc Marion. Il lui reprochait alors de demeurer prisonnier du paradigme de la vue et d’en oublier les structures discursives du visible : « Trop longtemps et trop souvent encore aujourd’hui la phénoménologie s’est définie comme une philosophie du “regard”, du “voir” philosophique[2]. » Cela se manifestait dans le fait que Marion verrait Dieu là où Benoist ne le voit point[3], ou encore dans l’absence de théorie de la parole dans une phénoménologie de la donation qui fait pourtant une place de choix à l’appel et à la réponse[4]. Selon Benoist, rien ne serait donc plus urgent, pour Marion, que de préciser sa relation à la langue et de repenser ses positions philosophiques à partir d’un modèle discursif [5]. En un sens, Benoist n’a pas tort puisque nous trouvons, dans les textes de Marion, une prépondérance de la peinture par-dessus tout autre type d’art[6]. Il suffit d’ailleurs de lire ne serait-ce que le titre de ses livres afin de percevoir cette omniprésence du paradigme de la vue[7].

Pourtant, une analyse des autres du visible dans l’oeuvre de Marion nous permet de montrer que la phénoménologie de la donation est structurée par une théorie du langage, et que loin d’être une phénoménologie fondée sur la vue, la pensée de Marion est toute tributaire d’un paradigme discursif. Il y a en effet trois invisibles dans la phénoménologie de la donation : l’invisible de la visibilité commune, l’invu, et l’invisible de Dieu ou de l’amour que nous appelons inexistant[8]. Dans la visibilité commune, afin de voir, trois invisibles sont nécessaires : celui de l’espace physique invisible qui structure la perspective[9], celui de ce qui demeure nécessairement apprésenté[10], et celui du concept qui pré-voit ce qui se donne dans le champ du visible[11]. Tout autre est l’invisible esthétique que Marion nomme invu puisqu’il renverse les trois invisibles de la visibilité commune. D’abord, sur le tableau, l’espace physique fait place à un espace intentionnel[12], l’apprésenté disparaît devant la condensation du visible à l’intérieur des marges du cadre ; enfin, l’invisible du concept n’est plus puisque le tableau ne donne pas à voir des objets mais des effets[13]. Cependant, le tableau connaît sa modalité de l’invisible : l’invu. Au travers d’ectypes[14], l’artiste est le vecteur par lequel certains invus cherchent à remonter dans le champ du visible. Mais cet invisible impose une double absence de maîtrise du visible. D’un côté, la remontée des invus impose au peintre une direction, de la même façon qu’une veine de diamant impose au mineur de la suivre ; de l’autre, en passant dans le champ du visible, ces invus imposent au spectateur leur propre phénoménalité en ne se manifestant qu’à ceux qui sont capables de se soumettre à elle dans un phénomène d’anamorphose. Pourtant, malgré ces différences, l’invisible et l’invu partagent le fait qu’ils sont pensés comme le contraire du visible et donc, demeurent pleinement tributaires d’un modèle visuel de la phénoménologie.

Mais le dernier invisible de la phénoménologie de la donation, que nous trouvons dans la manifestation de l’icône, de l’amour ou de Dieu, échappe à ce modèle. Bien que demeurant totalement invisible, il se manifeste en tant qu’il détermine tout ce qui apparaît. Il se distingue donc des invus en tant qu’il demeure à jamais invisible, mais aussi des invisibles de la visibilité commune en ce qu’il n’émane pas du sujet constituant mais du phénomène lui-même. Il se donne donc selon la modalité d’une absence positive, ce qui nous pousse vers un paradigme discursif des phénomènes, puisque cette évocation positive d’une absence ne peut se présenter ni se re-présenter mais uniquement se signifier. Ainsi, en pensant la phénoménalité de l’amour et de Dieu, il est possible de montrer que la phénoménologie de la donation est avant tout une phénoménologie discursive portée par un modèle bien précis du langage, capable de dire sans nécessairement porter dans la présence.

I. L’obsession onto-théologique de l’être

La mort de Dieu pose au croyant un problème de taille. Que serait un Dieu dont nous pouvons déclarer la mort[15] ? Il y a un paradoxe dans l’affirmation même de la mort de Dieu[16]. Pourtant, dans une religion au moins, Dieu expérimenta la mort, et elle ouvrit la possibilité même de la Révélation. La mort de Dieu est donc ambivalente. D’un côté, elle le menace ; de l’autre, elle le révèle[17]. Qu’est-ce qui a donc rendu possible ce destin funèbre ? Tout autant le désenchantement[18] du monde que son réenchantement[19] ont montré que l’athéisme repose sur une démonstration[20]. Or, vouloir démontrer que Dieu est mort, c’est le soumettre à la loi de la rationalité qui joue sur un concept de Dieu[21]. Afin de démontrer sa non-existence, il faut en passer par un raisonnement qui vise à mettre au jour une incompossibilité de deux de ses caractéristiques. C’est là le problème auquel répondent les théodicées classiques, qui visent à argumenter contre l’apparente incompossibilité de l’existence de Dieu et de celle du mal[22] ou de sa toute-puissance et de sa toute-actualité[23].

La théodicée suppose ainsi que nous ayons attribué à Dieu un certain nombre de caractéristiques : « Le Dieu dont l’existence est visée par l’objection s’appuyant sur l’existence du mal est en effet un Dieu qui possède (au moins) quatre principales propriétés : il est existant, créateur, tout-puissant, bon[24]. » Or, il suffirait que ces attributs changeassent afin que le problème de leur incompossibilité soit annulé : « Mais il existe de nombreux types de divinité(s) dont on peut affirmer l’existence sans que l’existence du mal se constitue en objection philosophiquement forte contre eux[25]. » L’athéisme ne porte donc qu’aussi loin[26] que porte le concept de Dieu qu’il se donne[27]. Ainsi, enfermer Dieu dans un concept fait de l’athéisme un régionalisme qui ne joue que sur le terrain qu’il a lui-même commencé par délimiter[28].

Mais circonscrire Dieu dans un concept met en avant la caractéristique fondamentale à partir de laquelle il fut pensé au long de l’histoire de la métaphysique : l’être. D’Anselme[29] à Leibniz, en passant par Malebranche, Descartes, Spinoza ou Thomas, le simple fait d’avoir voulu établir des preuves de l’existence de Dieu montre que le souci premier de la métaphysique fut celui de son être. Ce lien se trouve tissé dès le livre E de la Métaphysique d’Aristote[30], qui pense une relation ténue et complexe entre ontologie et théologie[31], et ouvre en grande partie l’histoire de la métaphysique en tant qu’onto-théologie[32]. Nous pouvons donc comprendre que les philosophes aient pu plaquer ce lien sur le Dieu biblique puisque Ex 3,14 pose une auto-dénomination de Dieu en termes d’être : « Je suis celui qui est ».

Mais dans quelle mesure ce lien n’est-il pas un effet de langage ? Déjà, Aubenque a montré le lien essentiel, chez Aristote, entre le langage et l’ontologie, dans une opposition fondamentale aux sophistes[33]. Mais il serait possible de remonter à Platon[34] et à Parménide[35] quant au problème d’un langage qui porte dans l’être tout ce qu’il prononce. Le simple fait, donc, de parler de Dieu, de le mettre en langage, le pousse dans la direction du Dieu conceptuel, d’un Dieu essentiellement lié à l’être.

Il faut alors répondre à une double question. D’abord, il est nécessaire, avec Marion, de questionner ce lien entre Dieu et l’être qui irradie certes l’histoire de la philosophie occidentale, mais qui est mis à mal par toute une tradition souterraine qui se déploie de Denys l’Aréopagite[36] à Jean-Luc Marion[37]. Deuxièmement, une fois mis en cause le lien entre Dieu et l’être, il nous faudra établir le type de relation qu’il peut entretenir avec un langage, puisque si le langage pousse le Dieu conceptuel vers l’être, la déliaison de Dieu et de l’être nous impose soit le silence, soit une nouvelle façon de nous adresser à lui. C’est dans ce langage que nous trouverons le geste d’écriture de la phénoménologie de la donation.

La conceptualisation de Dieu et son enfermement dans les catégories de l’être ne sont pas le seul fait de l’athéisme. Nous trouvons chez les auteurs les plus paradigmatiques de l’histoire de la philosophie cette même volonté de le conceptualiser. Il en va ainsi de Spinoza, qui ouvre son Éthique par une partie s’intitulant De Deo[38]. Or, une simple lecture de la première page de l’Éthique montre que Dieu n’y est pas premier, puisqu’il n’apparaît que dans la sixième des huit définitions du De Deo : « Par Dieu, j’entends un étant absolument infini, c’est-à-dire une substance consistant en une infinité d’attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie[39]. » Afin de construire le concept de Dieu, Spinoza a d’abord posé la « cause de soi », la chose « finie en son genre », la « substance », « l’attribut » et la « manière ». Le caractère génétique des définitions de Spinoza explique d’ailleurs la différence entre les cinq premières qui posent les éléments nécessaires à la construction de l’objet défini dans la sixième : « D’où la différence entre les cinq premières Définitions, qui énoncent les moyens de la construction, et les trois dernières qui décrivent, l’une (la sixième), l’objet à construire, les autres (les septième et huitième), ses propriétés fondamentales[40]. » Mais, quelle garantie avons-nous que cette définition corresponde bien à Dieu ?

Cette possible inadéquation entre Dieu et son concept est d’ailleurs renforcée par le fait que chaque fois que les auteurs définissent un concept de Dieu, ils ne manquent pas de rappeler que c’est ainsi qu’ils le nomment. C’est le cas de Spinoza : « Par Dieu, j’entends un étant absolument infini […] (Per Deum intelligo ens absolutè infinitum […])[41]. » Mais c’est aussi le cas chez Descartes : « Par le nom de Dieu j’entends une substance infinie (Dei nomine intelligo substantiam quandam infinitam), éternelle, immuable, indépendante, toute connaissante, toute-puissante, et par laquelle moi-même, et toutes les autres choses qui sont (s’il est vrai qu’il y en ait qui existent) ont été créées et produites » (AT IX, 35-36). Or, comment garantir que le Dieu ainsi nommé reflète les attributs réels de Dieu[42] ?

Ce problème n’est pas propre à la métaphysique moderne. Nous le retrouvons au coeur de la théologie. Dans chacune des voies grâce auxquelles nous pouvons atteindre Dieu, Thomas se livre au même coup de force conceptuel. La première voie apporte la conclusion suivante : « Donc il est nécessaire de parvenir à un moteur premier qui ne soit lui-même mû par aucun autre, et un tel être, tout le monde comprend que c’est Dieu[43]. » La deuxième pose quant à elle : « Il faut donc nécessairement affirmer qu’il existe une cause efficiente première, que tous appellent Dieu[44]. » Troisièmement : « On est donc contraint d’affirmer l’existence d’un Être nécessaire par lui-même, qui ne tire pas d’ailleurs sa nécessité, mais qui est cause de la nécessité que l’on trouve hors de lui, et que tous appellent Dieu[45]. » La quatrième voie conclut que : « Il y a donc un être qui est, pour tous les êtres, cause d’être, de bonté et de toute perfection. C’est lui que nous appelons Dieu[46]. » Enfin et cinquièmement, Thomas démontre : « Il y a donc un être intelligent par lequel toutes choses naturelles sont ordonnées à leur fin, et cet être, c’est lui que nous appelons Dieu[47]. » Par cinq fois, Thomas démontre la nécessité de l’existence d’un concept dont il affirme dans un second moment que nous l’appelons Dieu. Mais jamais la légitimité de cette nomination n’est questionnée[48]. Dieu n’est relié à ce concept que par une décision linguistique[49].

Par l’assimilation de l’être à l’essence ou à la substance, la métaphysique abolit la distance entre l’être et l’étant, tissant un lien ténu entre l’être et le connaître[50]. Mais en plus, l’étant qui sert à penser Dieu n’est pas quelconque, il est étant suprême. En établissant une certaine réciprocité entre l’être de l’étant et l’étant suprême, de la métaphysique générale avec la métaphysique spéciale, c’est cette fois toute une onto-théologie qui se construit : « Ce jeu réciproque de l’Être de l’étant en général (ontologie, métaphysique générale) avec l’étant suprême (métaphysique spéciale, théologie) ne définit pas la constitution onto-théo-logique de la métaphysique, mais en résulte […][51]. » En tant que concept, Dieu entre dans le champ de l’être par la porte de l’étant.

Nous comprenons alors, pour Marion, l’échec de l’onto-théologie qui assimile le domaine de l’ontologique à celui de l’ontique[52], marquant son incapacité à penser Dieu autrement que comme un étant particulier. Cette primauté de l’étantité de l’étant est portée par deux vecteurs fondamentaux. D’abord, Aristote privilégie toujours la présence, par-dessus tous les autres temps, justifiant que l’étant soit pensé comme la présentification la plus achevée de l’être. Interroger l’étantité de l’étant afin d’interroger l’être ouvre le chemin à la présence[53]. Deuxièmement, pensé à partir de l’étant, l’être se doit de tous les fonder[54], d’où son caractère « suprême » : « L’Étant suprême fonde en ce sens, exemplairement, chaque étant dans son être, puisqu’en lui l’Être joue à plein comme présence[55]. » Ainsi, la conceptualisation de Dieu le rabat in fine toujours sur la causa sui[56]. Mais Marion peut alors douter que la métaphysique ait pu remonter jusqu’à l’être afin de penser Dieu, puisque : « […] la métaphysique se construit bien une appréhension de la transcendance de Dieu, mais sous la figure seulement de l’efficience, de la cause et du fondement[57] ». Ainsi, derrière cette conceptualisation de Dieu et son lien avec l’être, c’est bien le paradigme de la vue et de la vision qui pointe, puisque la métaphysique le relie ce faisant de façon inévitable à la présence et à la parousie.

II. Aimer avant que de l’être

Au-delà de savoir si l’onto-théologie a réussi à penser Dieu sans l’enfermer dans la figure de l’étant suprême, Marion demande quelle mesure il doit se penser à l’aune de l’être : « […] va-t-il de soi que Dieu ait à être, donc à être en tant qu’étant (suprême, pluriel, ou comme on voudra) pour se donner comme Dieu[58] ? » Lévinas a déjà tracé ce chemin dans sa philosophie en tant que palimpseste qui cherche, sous la couche grecque de la métaphysique, la tradition biblique. Or, c’est le lien entre Dieu et l’être qui est ici en jeu[59]. De même, Heidegger a pensé cette rupture entre Dieu et l’être dès 1951[60]. Mais, dans un premier moment, le Dieu biblique demeurait déterminé par l’être parce que : « […] dans la théologie chrétienne, on détermine Dieu, le summum ens qua summum bonum, comme valeur[61]. » Quel est le premier nom du Dieu biblique, l’être ou le Bien ? Pour Heidegger, c’est l’être — summum ens qua summum bonum. Cette priorité peut se revendiquer de prédécesseurs illustres, par exemple de Thomas, pour qui : « Ce nom “Celui qui est” est dit le nom le plus propre à Dieu pour trois raisons : 1. À cause de sa signification […]. 2. À cause de son universalité […]. 3. À cause de ce qui est inclus dans sa signification[62] » ; mais aussi de Gilson qui, par une certaine lecture d’Ex 3,14, pense une « Métaphysique de l’Exode[63] ».

Toutefois, Marion pose quatre arguments afin de questionner le lien entre le Dieu biblique et l’être. Premièrement, Ex 3,14 engage un problème de traduction parce que la formule hébraïque[64] peut tout à fait se lire, non pas « Je suis celui qui est », mais « Je suis qui je suis ». Deuxièmement, comment justifier la traduction d’un inaccompli hébreu par un participe grec dans la version des Septante : égô eimi o ôn ? De plus, lorsque les Pères de l’Église utilisent Ex 3,14, l’être (o ôn), est attribué au Fils et non au Père. Enfin, même si l’être était l’un des noms de Dieu, il faudrait encore déterminer s’il en est le premier et le meilleur.

Mais la Bible permet à Marion de penser une certaine indifférence de Dieu à l’être. Dans l’Épître aux Romains, face à quel Dieu Abraham fut-il érigé en Père des Nations ? Citons la traduction de Marion, proche du grec : « “Je t’ai établi père d’une multitude de peuples”, face à Celui en qui il a cru, le Dieu qui fait vivre les morts et qui appelle les non-étants comme des étants (kalountos ta mê onta ôs onta)[65]. » Comment ce Dieu peut-il appeler les étants tout autant que les non-étants ? L’entendement humain ne peut faire fi de cette différence fondamentale. Pourtant, du point de vue de l’appel divin, elle est sans effets et sans conséquences, comme si Dieu n’avait que faire de l’être[66]. Deuxièmement, la Première Épître aux Corinthiens oppose une « sagesse du monde » à une « sagesse de Dieu », par une différence telle que l’une affole l’autre : « Dieu n’a-t-il pas frappé de folie la sagesse du monde[67] ? » Or, c’est la sagesse grecque que Dieu affole, la sophia : « Alors que les Juifs demandent des signes et que les Grecs sont en quête de sagesse, nous proclamons, nous, un Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les païens, mais pour ceux qui sont appelés, Juifs et Grecs, c’est le Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu[68]. » Mais pourquoi l’affole-t-elle ? Parce qu’elle violente sa différence fondatrice, celle de l’être et du non-être. Elle l’affole comme un aimant affole une boussole, en lui faisant perdre le nord. Puisque la philosophie grecque répond de façon prioritaire à la question « qu’est-ce que[69] ? », toute indifférence à l’être la rend folle[70]. Enfin, dans la parabole du fils prodigue[71], l’être est dépassé par l’amour (agapè). Le bien réclamé par le fils cadet avant son départ[72] — la fortune —, est en fait le concept d’ousia. Or, le fils jouissait déjà de ce bien et en était l’héritier, mais il souhaite le posséder en tant que substance, et donc au présent. Il jouissait de ces terres par la médiation du Père[73], il veut maintenant une jouissance sans médiation, une rupture de filiation : « Le fils ne veut rien devoir à son père, et surtout pas lui devoir un don ; il demande de n’avoir plus de père. L’ousia sans le père ni le don[74]. » Toutefois, sitôt cette filiation rompue, l’ousia se dilapide. Le bien foncier devenu argent se liquéfie et se perd : « De don reçu, l’ousia devint propriété appropriée sans le don — abandonnée du don, parce qu’abandonnant d’abord le don —, pour se perdre en liquide dispersé[75]. » Or, à cette perte de filiation, perte de don, le Père répond par la réitération du don, le par-don. Il re-donne la filiation et la retisse : « […] mon fils que voilà était mort et il est revenu à la vie ; il était perdu et il est retrouvé[76] ! » Le don permet donc de dépasser l’ousia, et l’amour surpasse l’être. Pour cette raison, le don affole la sagesse grecque parce qu’il brise la stabilité de l’ousia. Du point de vue du don, ce qui se joue dans l’ousia ne relève ni de l’être ni de l’étant : « Ainsi, l’ousia s’inscrit dans le jeu du don, de l’abandon et du pardon, qui en font la monnaie d’un tout autre échange que des étants[77]. » Le Père ne donne littéralement rien, il ne donne que le fait de donner. De cette manière : « […] la révélation biblique offre, en quelques rares textes, l’affleurement d’une certaine indifférence de l’étant à l’Être ; l’étant ne se joue ainsi de l’Être qu’en déjouant la différence ontologique ; il ne la déjoue qu’autant que le gauchit d’abord une autre instance, le don[78]. » Il y a donc bien, dans le Dieu de la charité, un vecteur possible de sortie de l’onto-théologie, et donc peut-être aussi du paradigme de la présence et de la vue.

En effet, il est tout à fait possible d’aimer quelqu’un qui n’est plus (un parent décédé), ou bien quelqu’un qui n’est pas encore (un enfant à venir). L’amour est d’ailleurs menacé par la réciprocité. Si le don devient échange, il s’éloigne de l’amour. Aimer parce que l’on nous aime ou pour que l’on nous aime, c’est ne plus aimer. Or, afin de ne pas tomber dans les dangers de la réciprocité, rien de mieux que le non-être de la personne que l’on aime qui, du fond de son néant, ne peut plus rien rendre en échange. Loin de mettre en cause l’amour, le non-être le renforce en garantissant qu’il ne sombre jamais dans l’échange et demeure un don. Comme le Dieu biblique donc, l’amour affole la différence entre l’être et le non-être parce que l’on aime toujours mieux sans l’être. L’amour joue d’ailleurs dans une double indifférence à l’être : il n’a pas besoin de l’être de ce qu’il aime, et il n’a pas besoin d’être aimé pour aimer. Contre la tradition onto-théologique, il est alors possible de penser un Dieu indifférent à l’être. Il faut pour cela en faire un Dieu de la charité qui aime avant que de l’être.

Mais alors, ce Dieu ne peut se donner que dans son absence et son retrait, comme le fait tout don, loin de la présence dans laquelle vise à l’enfermer l’être ou l’étant. Or, afin de pouvoir évoquer de façon positive une absence, nous ne pouvons en aucun cas en passer par la présentation ou la re-présentation, mais uniquement par la signification, c’est-à-dire par le paradigme de l’écrit et du discursif. En effet, alors que nul ne peut présenter ou représenter une absence, il est tout à fait possible de la dire. Cela suppose toutefois un langage particulier. Peut-être faut-il chercher une langue permettant de dire le non-être et repartir du Sophiste de Platon ? Toutefois, non seulement le langage dont nous avons besoin ne vise pas à dire le non-être mais l’indifférence à l’être ou la manifestation positive d’une négativité, mais en plus, le langage du Sophiste porte tout ce dont il parle dans le champ de l’être[79]. Il faut donc trouver un langage indifférent aux catégories de l’être et du non-être, pour dire le Dieu d’Amour qui aime avant que de l’être et avant l’être, et qui structure tout le paradigme discursif de la phénoménologie de la donation de Jean-Luc Marion.

III. Peut-on dire Dieu sans l’être ?

Il serait naturel de se tourner vers la théologie négative puisque refusant de dire quoi que ce soit de Dieu, elle apparaît comme indifférente à l’être. Pourtant, le refus de la prédication positive ne suffit pas à cette indifférence. Derrida a dénoncé la théologie négative, la ravalant au rang de métaphysique déguisée. Elle trahirait sa promesse en déplaçant la prédication au niveau supérieur de la supra-essentialité ou de l’hyper-essentialité[80] : « […] ce qui se marque ainsi de la différance n’est pas théologique, pas même de l’ordre le plus négatif de la théologie négative, celle-ci s’étant toujours affairée à dégager, comme on sait, une supra-essentialité par-delà les catégories finies de l’essence et de l’existence, c’est-à-dire de la présence, et s’empressant toujours de rappeler que si le prédicat de l’existence est refusé à Dieu, c’est pour lui reconnaître un mode d’être supérieur, inconcevable, ineffable[81]. » C’est là un des leimotivs de Derrida que nous retrouvons dès 1967[82] et jusqu’en 1993[83]. La négation radicale menant à l’athéisme[84], la théologie négative se doit de réintroduire in fine de l’affirmation à un autre niveau. Pourtant, ne peut-on pas dépasser l’opposition entre le négatif et le positif en empruntant une troisième voie ? Denys nous permet de répondre par l’affirmative : « […] elle [la Cause suréminente de tout] qui est au-dessus de toute négation aussi bien qu’affirmation[85]. » Il y insiste plusieurs fois : « Il n’y a absolument à son sujet ni affirmation, ni négation, mais, en posant des affirmations et des négations de ce qui vient à sa suite, nous ne l’affirmons ni ne la nions, puisque la Cause parfaite et unitaire de tout est au-delà de toute affirmation et qu’est au-delà de toute négation la transcendance de celui qui est absolument détaché de tout et qui est au-delà de tout[86]. » Indifférente à l’être et au non-être, elle l’est logiquement aussi à la vérité et à la fausseté, et se situe donc hors de la métaphysique : « La troisième voie ne dissimule pas une affirmation sous une négation, parce qu’elle entend précisément dépasser leur duel, comme celui des deux valeurs de vérité où se joue la métaphysique[87]. » D’ailleurs, déjà Aristote avait noté que puisque « la prière est une proposition, mais [qu’] elle n’est ni vraie ni fausse[88] », nous pouvons penser un discours indifférent au vrai et au faux.

Une deuxième objection frappe la théologie négative. Derrida distingue le discours de louange de celui de la prière parce que le premier, dans lequel s’abrite la théologie négative, porte une certaine présence, puisque nous louons toujours quelqu’un. Il qualifie donc nécessairement Dieu, le nomme et le porte dans la présence. Néanmoins, nous pourrions, avec Marion, rappeler que le nom propre n’est précisément pas propre : « […] le propre du nom propre consiste justement en ceci qu’il n’appartient jamais en propre — par et comme son essence — à celui qui le reçoit [89]. » En droit, il ne nous singularise pas et s’expose toujours à l’homonymie. De plus, il ne peut que nous venir de l’extérieur et nous devons le recevoir, et donc le partager. Le nom propre n’a donc qu’une fonction déictique qui dénote mais ne signifie rien. Certes, les noms disent quelque chose des personnes (leur origine géographique, leur classe sociale, etc.) mais leur fonction déictique fonctionne sans aucune connaissance de ces significations qui leur sont donc inessentielles[90] : « Ainsi, à supposer que la louange attribue un nom à un éventuel Dieu, on devrait en conclure qu’elle ne le nomme justement pas en propre, ni en essence, ni en présence, mais en marque l’absence, l’anonymat et le retrait — exactement comme tout nom dissimule tout individu, qu’il indique seulement, sans le manifester jamais[91]. » La louange, même lorsqu’elle nomme, échappe à l’onto-théologie et à son Dieu, puisque parasitée à l’origine, elle ne le nomme pas en propre.

C’est ce que montre la lecture que donne Marion d’Augustin, dont Les Confessions s’ouvrent sur une louange : « Ô Seigneur, tu es grand, bien digne de louanges ; / Ta Puissance, elle est grande ; / Sans nombre est ta Sagesse. / Te louer, voilà ce que veut un homme — infime parcelle de ta création —, et un homme traînant son enveloppe de mortalité, traînant l’enveloppe qui est le signe de son péché et le signe que tu résistes aux superbes[92]. » La spécificité de ce texte est qu’il ne parle jamais de Dieu mais s’adresse à Dieu[93] : « […] dans les Confessiones, […] Augustin ne commente pas de texte, ne traite d’aucun objet, car, pourrait-on dire, il ne traite de rien[94]. » Parler de Dieu se paye, en théologie comme en philosophie, d’un double échec. Non seulement nous le faisons entrer dans le langage prédicatif et donc dans l’être, mais en parlant de lui nous parlons sans lui[95]. Plus encore, la louange d’Augustin a cette caractéristique qu’elle n’est pas de lui. Il loue en empruntant ses mots à celui-là même qu’il loue : « Non seulement l’Écriture de Dieu précède ma parole vive, qui la répète, mais ma parole ne devient vive que par la redite du dire originairement vivant de la Parole de Dieu. La louange s’accomplit donc comme une parole de redite, qui répond en redisant ce qu’elle a d’abord entendu, en un mot comme la parole du répons[96]. » Mais la louange opère un second décentrement du sujet et pose une deuxième secondarité. Non seulement il emprunte ce qu’il dit à celui à qui il s’adresse, mais il ne fait que lui répondre. La louange répond à celui qui : « […] a déjà suscité l’interlocution, et, dans cet espace, a rendu possible la louange que je désire alors enfin lui rendre[97]. » Ainsi, elle permet au langage de s’arracher aux déterminations de la métaphysique et de l’onto-théologie en mettant à mal la présentification de ce dont on parle tout autant que la primauté du sujet qui parle. Nous passons « d’un modèle du langage, où s’exerce une prise de possession du sens par le locuteur, à un modèle où le locuteur reçoit le sens […][98] ». Il se pourrait donc que ce discours soit le plus adéquat à un Dieu délivré de l’être.

Peut-être ce langage est-il celui que la philosophie connaît sous le nom de performatif : « Ne faudrait-il pas conclure que nous cernons maladroitement, sous le vocable “discours de louange”, ce qu’on entend habituellement par performatif [99] ? » Toutefois, comme l’a montré Austin[100], afin que le performatif (dans son versant illocutoire) ait des conséquences heureuses, le sujet le performant doit être préalablement qualifié. Seul un officier de l’état civil peut dire : « Au nom de la loi, je vous déclare mari et femme », et marier effectivement un couple. Or, le discours de louange doit pouvoir être prononcé par n’importe qui. Il ne faut pas être chrétien pour louer le Dieu des chrétiens, c’est bien plutôt le fait de le louer qui fait du sujet qui s’adresse à lui, un chrétien. La structure de la qualification du sujet s’inverse : le fait de prononcer la louange qualifie rétroactivement le sujet pour le faire : « La louange fonctionne bien comme un performatif (“Je te loue…”), mais comme performatif qui, au lieu de faire des choses avec des mots, élabore des mots avec des dons (“Je te loue comme y, y', y'', etc.”)[101]. » Afin d’éclairer ce point, repartons de la déclaration d’amour, avec une certaine légitimité puisqu’il y a, chez Marion, un lien entre le discours amoureux et le discours de louange, entre la charité et la foi : « […] la foi ne vaudrait rien sans la charité — […]. Fondamentalement, la foi doit se résorber dans la charité, dont elle énonce, à sa manière, la logique[102]. » Que fait quelqu’un qui dit « Je t’aime » ? Il ne décrit pas un état du monde dans une volonté constatative. Il ne transmet pas non plus une information. Son « dire » ne relève pas des actes locutoires[103] décrits par Austin, c’est-à-dire du fait de prononcer un énoncé ayant une signification comprise « comme le souhaitent les philosophes, c’est-à-dire : [comme ayant] un sens et [une] référence[104] ».

Peut-être alors, doit-on chercher ce langage dans la fonction illocutoire, c’est-à-dire dans ce que nous faisons en disant : « […] il s’agit d’un acte effectué en disant quelque chose, par opposition à l’acte de dire quelque chose[105]. » Quelqu’un qui dirait « avez-vous l’heure ? » n’attend pas une réponse qui prendrait la forme d’un oui ou d’un non, mais demande « quelle heure est-il ? ». En disant, il demande une information au-delà du sens littéral de l’énoncé qu’il prononce. Or, c’est bien ce que fait la formule « je t’aime ! ». Elle ne transmet pas une information mais modifie les relations intersubjectives en attendant une prise de position de celui, ou celle, à qui elle s’adresse. Pourtant, là où l’illocutoire a besoin de conditions précises afin de fonctionner[106], le « je t’aime ! » échappe à toute condition. Parmi les six conditions décrites par Austin, nous n’en prendrons que deux. Pour que la fonction illocutoire fonctionne : « Il doit exister une procédure, reconnue par convention, dotée par convention d’un certain effet, et comprenant l’énoncé de certains mots par certaines personnes dans certaines circonstances[107]. » Seul un curé peut, en certaines circonstances et grâce à certains mots, baptiser quelqu’un, si toutefois cette possibilité existe dans le droit canonique. Or, le « je t’aime ! » peut être prononcé par qui que ce soit, en n’importe quelles circonstances et au travers de n’importe quels mots, même par un silence[108]. Dans une autre condition, Austin établit que : « La procédure doit être exécutée par tous les participants, à la fois correctement et intégralement[109]. » Or, nous ne le savons que trop bien, la déclaration d’amour est prononcée de façon unilatérale[110], ce qui ne l’empêche pas d’être un vecteur d’amour. La formule « je t’aime ! » échappe donc aux conditions du fonctionnement heureux des actes illocutoires.

Reste alors la possibilité de dire Dieu sans l’être au travers de la fonction perlocutoire du langage, non plus en disant mais par le fait de dire[111]. Le perlocutoire ne suppose aucune convention préalable : « On remarquera que les effets suscités par les perlocutions sont de vraies conséquences, dénuées de tout élément conventionnel — en vertu duquel celui qui promet, par exemple, est engagé par sa promesse (et cela fait partie de l’acte illocutoire)[112]. » De plus, ses conséquences peuvent être non intentionnelles : « L’acte perlocutoire peut inclure d’une certaine manière des conséquences — ainsi lorsque nous disons “Par l’acte x, je faisais y”. L’acte, en réalité, entraîne toujours des conséquences (plus ou moins considérables) et certaines d’entre elles peuvent être imprévues (unintentional)[113]. » Il échappe donc à la volonté métaphysique de maîtrise par le sujet. Mais le perlocutoire produit bel et bien des effets : « Selon un sens différent (C), produire un acte locutoire — et par là un acte illocutoire —, c’est produire encore un troisième acte. Dire quelque chose provoquera souvent — le plus souvent — certains effets sur les sentiments, les pensées, les actes de l’auditoire, ou de celui qui parle, ou d’autres personnes encore[114]. » Les exemples d’Austin montrent d’ailleurs dans quelle mesure ce sont des effets. « Effrayer », « convaincre », « séduire » ou « persuader » sont des verbes qui décrivent des effets, mais il faut alors assumer que ce ne sont pas des actions. C’est pourquoi nous ne pouvons réellement décrire le comportement qu’il faut adopter afin de les produire. Nous pouvons toujours argumenter une position, mais nous ne pouvons pas vraiment convaincre quelqu’un. Nous pouvons rédiger des poèmes, envoyer des fleurs ou couvrir quelqu’un d’attentions, mais ce n’est en aucun cas le « séduire ». Pour cette raison, ces verbes ne s’emploient jamais au présent. Nul ne dit « je suis en train de séduire », mais « j’ai séduit » ou « je n’ai pas séduit », parce que l’effet que portent ces verbes ne dépend pas directement de nos actions. Le perlocutoire introduit donc une différence entre ce qui est dit et l’effet produit : « […] tandis que l’acte illocutoire accomplit effectivement ce qu’il dit (promettre, condamner, maudire, bénir, etc.), l’acte qui dit “Je t’aime !” accomplit autre chose que ce qu’il énonce[115]. » Abandonné à lui-même, le sens de l’énoncé prononcé par le locuteur est totalement soumis à la disponibilité de son donataire ; ainsi, il relève de l’effet et non de l’action. Mais pourquoi cela permet-il de dire Dieu sans l’être ?

D’abord parce que le perlocutoire privilégie l’interlocuteur par-dessus l’information transmise, comme dans la formule « je t’aime ! » ou dans la louange qui, loin de transmettre une information, s’adresse à quelqu’un : « Au lieu de faire ce que je dis, je dis pour faire quelque chose à quelqu’un […][116]. » Certes, l’impact sur l’interlocuteur peut ne pas être celui que nous souhaitions, mais cela renforce l’idée que l’essentiel est dans le fait qu’elles interpellent[117]. Ensuite, parce que l’effet perlocutoire échappe aux conventions. L’acte illocutoire du curé peut marier un couple parce qu’il respecte les conditions dans lesquelles il est efficace, mais en même temps, l’effet perlocutoire de sa phrase peut provoquer de la joie à la mère de la mariée ou de la tristesse chez son frère qui la voit se marier avant lui. Or, cette joie et cette tristesse ne reposent sur aucune convention, tout comme la formule « je t’aime ! ». Pour cette raison, dans la louange et le « je t’aime ! », « il n’y va pas de ce que je dis (du vouloir-dire et du sens), mais de celui à qui je le dis (des autres, d’une audience ou de tel autrui), plus que du locuteur[118] », parce que la force de l’énoncé n’est plus dans la signification, mais dans sa simple énonciation : « La performance fait glisser l’effectivité hors de l’énonciateur […], jusqu’à l’énoncé même qui prend ainsi la consistance d’un effet[119]. » Enfin, surgissant en tant qu’effets, joie et tristesse peuvent tout à fait surgir d’un silence.

Ainsi, le perlocutoire rassemble tout ce qui est adéquat à Dieu sans l’être. En un sens, il ne dit rien et ne fait pas être ce dont il parle, puisqu’il ne parle pas de l’autre mais à l’autre : « Un amour commence quand chacun parle à autrui d’autrui lui-même et lui seul, et de rien d’autre […][120]. » C’est donc un langage transgressif en ce qu’il ne décrit rien[121] mais construit un monde : celui des amants. D’où sa tendance à l’obscène[122] mais aussi au puéril qui, tous deux, ne décrivent pas tant le corps de l’autre tel qu’il apparaît, qu’ils le font entrer dans un autre monde. Enfin, puisque le sens échappe au locuteur, le perlocutoire rompt sa position principielle et fondatrice. La formule « je t’aime ! » est une réponse, seconde donc, par rapport au surgissement premier de l’autre, tout comme l’est la louange. Par ce surgissement, nous nous reconnaissons sujet amoureux, tout comme par la reconnaissance de la Révélation nous nous reconnaissons chrétiens. Il ne faut donc pas être qualifié afin de performer, mais le fait de performer, rétroactivement, qualifie : « Le chrétien ne s’atteste pas tel en se disant lui-même chrétien, mais en disant “Jésus [est] Seigneur”, et attendant de Jésus seul qu’il confirme et l’énoncé et l’énonciateur […][123]. » Le perlocutoire abandonne donc toute maîtrise et toute primauté à l’autre. Il retrouve alors les trois voies de la théologie mystique[124]. D’abord, le « je t’aime ! » retrouve la cataphase qui, bien que ne disant rien, produit néanmoins un double effet : elle singularise l’interlocuteur et lui impose de répondre. Cela ouvre l’espace de l’apophase puisque la question « m’aimes-tu ? » est sans cesse répétée sans ne jamais trouver de réponse définitive : « […] en sorte que si je confirme, en répondant “Oui, je t’aime !”, je ne sais qu’une chose — que je m’avance beaucoup trop et qu’au fond, pour l’instant suivant, je n’en sais rien. La question “M’aimes-tu ?” instaure donc bien une apophase[125]. » Finalement, c’est le moment de l’éminence, du redoublement hyperbolique, puisque la question ne trouvant jamais de réponse définitive, elle ouvre un dialogue infini par lequel nous entrons en relation sans ne jamais rien nous dire : « Nous ne nous disons en un sens (constatatif) rien ; mais, en nous disant ce rien, ces riens plutôt, nous nous mettons (pragmatiquement) l’un en face de l’autre, l’un sous l’effet (perlocutoire) de l’autre, dans la distance qui à la fois nous sépare et nous unit[126]. » Ainsi, la relation rompue par l’apophase se retisse sans pour autant se soumettre à la structure de la cataphase. Elle se renoue dans la distance et dans l’absence, par un décentrement des sujets qui se perdent et s’attardent dans l’attente de l’impossible réponse définitive à l’appel. Plus qu’une langue du connaître, la langue de Dieu sans l’être et de l’amour est donc une langue du reconnaître, qui joue hors des catégories de la métaphysique et de l’onto-théologie.

Conclusion

La troisième modalité de l’invisible, dans la phénoménologie de la donation, nous oblige à sortir du paradigme visuel et à en passer à un modèle discursif de la phénoménalité. Cela est nécessaire parce qu’il s’agit d’évoquer de façon positive une absence, c’est-à-dire de penser un invisible qui, du fond de son invisibilité, reconfigure le sens de la totalité de ce qui se donne à voir. La phénoménalité de Dieu et de l’amour permet de faire ce saut, si toutefois nous l’arrachons à la problématique de l’être et de la présence. Dans la longue histoire de la métaphysique constituée en tant qu’onto-théologie, Dieu a été assigné à l’être. Mais en réduisant l’être à l’étant suprême, elle en a fait un concept, et l’a donc enfermé dans les limites de l’entendement humain. La phénoménologie de la donation permet, dans une filiation lévinasienne, de mettre en doute ce lien entre Dieu et l’étant suprême, mais aussi de questionner son assignation à être. Il faut pour cela non seulement libérer Dieu de ses attributs, qui ne sont que le reflet de notre façon de le penser, mais de la possibilité même de lui attribuer quelque chose comme des attributs. À la logique de l’attribut doit de substituer une logique du nom et de la nomination ; à celle de la connaissance, la logique de la reconnaissance. Libérer Dieu de l’être implique donc aussi de repenser la langue au travers de laquelle il nous est possible d’accéder à lui, et d’interroger la logique discursive selon laquelle il se manifeste, puisque s’il se manifestait dans une vision, il demeurerait prisonnier de déterminations ontologiques.

Cette langue, adéquate à Dieu sans l’être et à la manifestation positive de son absence, est celle qui se marque dans la fonction perlocutoire du langage. En ne parlant pas de Dieu, elle permet de déplacer le sujet dans une position de secondarité, et de lui faire perdre sa primauté transcendantale. Loin de se poser comme centre constituant de la phénoménalité, le sujet n’en est que le témoin, tout comme il l’est des effets perlocutoires qui ne sont pas étiologiquement liés aux intentions de l’énonciateur, ni au contexte dans lequel il prononce ses phrases. Ainsi, la structure perlocutoire de la déclaration d’amour et de la louange nous permet-elle de faire de la phénoménologie de la donation une pensée structurée fondamentalement par un paradigme discursif, qui est celui de la révélation de l’appel en tant qu’appel, dans la réponse que nous lui adressons.