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Introduction

Historiquement, les services d’énergie en Allemagne font partie intégrante d’un « modèle public local fort » (Lorrain, 2005), c’est-à-dire qu’ils sont gérés, comme d’autres biens publics essentiels, par une entreprise municipale multisecteurs (les Stadtwerke) sous le strict contrôle des autorités municipales, et ce, au nom du principe général de libre administration des communes (Blanchet, 2014a : 61). Depuis quelques décennies cependant, ce modèle a été sujet à des transformations profondes : changement des cadres législatifs dans les domaines de la production et de la distribution d’énergie renouvelable (Bauwens et al., 2016 : 141) ; transformation des systèmes d’acteurs (Brummer et al., 2017 : 180) ; conflits politiques autour de la « bonne » transition énergétique à adopter (Blanchet, 2015).

Dans le cadre de la politique ambitieuse de l’Allemagne menée en matière de transition énergétique, un retour en force des entreprises municipales (Blanchet 2014b ; Otemann et al., 2014 : 9), ainsi qu’une recrudescence des coopératives énergétiques citoyennes (Müller et Holstenkamp, 2015) ont pu être observés. Ces coopératives sont généralement perçues comme des acteurs importants de la démocratie énergétique (Kunze et Becker, 2014 ; Vansintjan, 2015). Permettant d’impliquer les citoyens de manière politique, sociale et financière dans le déploiement des énergies renouvelables, elles offrent à chaque membre une voix lors de l’assemblée générale, et ce, indépendamment du nombre d’actions que ce membre détient (Yildiz et al., 2015).

S’inscrivant dans les récents débats sur le phénomène de « démocratie énergétique », cette étude se concentre sur les coopératives énergétiques citoyennes impliquées dans la distribution d’énergie, organisations beaucoup moins étudiées que les coopératives de production d’énergie[1]. Contrairement aux coopératives de production, les coopératives citoyennes de distribution d’énergie requièrent une prise de participation dans les entreprises municipales d’énergie. Ces dernières sont considérées comme la pierre angulaire de la transition énergétique allemande, en raison notamment de leur fonction de gestionnaire du réseau local d’énergie (Berlo et al., 2016). L’étude de ces coopératives citoyennes permet donc de s’interroger sur les fondements et sur la portée démocratique de tels projets dans la mesure où ils peuvent potentiellement entrer en concurrence avec d’autres projets de démocratie énergétique, tels qu’une entreprise entièrement publique dotée d’une participation citoyenne plus importante (Chavez, 2015). En effet, comment un tel projet de coopérative peut-il obtenir, au nom de la démocratisation du système énergétique, un soutien politique important alors qu’une entreprise municipale, qui oeuvre donc dans l’intérêt public, peut sembler à première vue plus représentative de l’ensemble de la population ? Quelle contribution un tel projet peut-il apporter à la démocratisation du système énergétique ?

Pour répondre à ces questions, notre enquête[2] s’est portée sur le cas de Iéna. Ville universitaire d’ancienne Allemagne de l’Est de plus de 100 000 habitants, Iéna est une des premières villes ayant vu une coopérative énergétique citoyenne acquérir des actions de l’entreprise municipale d’énergie (Stadtwerke Energie Jena-Pößneck). Fin mars 2011, des citoyens fondent la coopérative énergétique citoyenne de Iéna (BürgerEnergie Jena eG). L’objectif officiel de la coopérative est alors de « promouvoir une distribution d’énergie décentralisée, abordable, respectueuse de l’environnement et du climat, en se basant à 100 % sur des sources renouvelables d’énergie[3] ». Appuyée par la majorité politique (les chrétiens démocrates, les sociaux-démocrates et le parti écologiste) au sein du conseil municipal, la coopérative acquiert, en février 2012, 2 % des actions de l’entreprise municipale de distribution d’énergie et félicite la municipalité d’avoir ouvert la voie à un modèle innovant de participation démocratique dans le domaine de l’énergie (Bürgerenergie Jena, 2012).

Lors de la première assemblée générale, où il s’agit de décider de ce qui va être fait des 4,1 % d’intérêts devant être reversés aux membres de la coopérative, une nette majorité vote pour un renversement complet des bénéfices aux membres de la coopérative aux dépens d’investissements dans les énergies renouvelables. Allant à l’encontre de l’objectif initial de servir la transition énergétique locale, cette décision est largement critiquée par les différents partis politiques locaux et porte atteinte à la légitimité politique de la coopérative. En 2016, le conseil municipal refuse à la coopérative sa nouvelle demande de cession de 3 % des actions de l’entreprise municipale : pour lui, l’entreprise municipale doit servir les intérêts des citoyens et non ceux des investisseurs.

Le cas de Iéna permet donc de mettre en avant l’ambiguïté démocratique de tels projets, dont la mise en place et la pérennisation nécessitent un travail de négociation politique, ainsi que les tensions qui naissent entre les intérêts divergents des protagonistes y étant impliqués. Soutenue par les élites locales après un travail de négociation politique, la coopérative a également eu besoin d’un soutien des citoyens investissant dans le projet afin de pouvoir exister. Ces derniers étaient aussi attirés par les avantages financiers d’un tel projet. Ils ont finalement décidé, de manière démocratique, de limiter la capacité d’investissement de la coopérative dans la transition énergétique locale et de se verser l’intégralité des intérêts, ce qui a contribué à la perte d’une partie du soutien politique dont ils bénéficiaient.

À travers cette étude de cas, l’article invite le lecteur à s’interroger sur les principes de fonctionnement démocratique (représentation, délibération, participation) de ces initiatives et sur la manière dont s’y confrontent les visions d’acteurs aux intérêts potentiellement hétérogènes. Il entend donc effectuer une contribution à la littérature sur la « démocratie énergétique » en montrant que la majorité des études dans le domaine ont adopté une vision trop normative de ce phénomène (Kunze et Berker, 2014) et se sont avant tout concentrées sur les effets positifs de tels projets (Szulecki, 2018 : 35).

1. Démocratie énergétique et coopératives citoyennes : une relation ambiguë ?

Le concept de « démocratie énergétique » est tout d’abord apparu dans les discours de fondations politiques et de la société civile. Ces derniers ont vu dans la décarbonisation du système énergétique une opportunité pour modifier les moyens de contrôle sur la production et sur la distribution d’énergie (Strachan et al., 2015) et, plus généralement, pour entreprendre des transformations politiques économiques et sociales plus profondes (Burke et Stephens, 2017 : 35). Ces dernières années, ce concept a été l’objet d’un intérêt croissant de la part de la communauté scientifique (van Veelen et van der Horst, 2018 : 20). Bien que manquant encore d’une définition unanime, le concept peut renvoyer de manière générale à l’ouverture du secteur énergétique à de nouveaux acteurs et, notamment, aux « prosommateurs » (à la fois producteurs et consommateurs), aux coopératives énergétiques ou aux entreprises sous contrôle municipal (Szulecki, 2018 : 24).

Conscients du caractère vague d’une telle notion, certains auteurs ont essayé de la clarifier. Szulecki (2018 : 35) fait ainsi la distinction entre une démocratie énergétique convoitée comme « idéalisation quasi utopique » et une démocratisation énergétique comme processus plus concret influençant le système énergétique et ses acteurs : « a political process altering the industry and influencing sociopolitical institutions ». Becker et Naumann (2017) identifient différents éléments qu’ils jugent essentiels à la « démocratie énergétique » : décentralisation du système, engagement des citoyens dans le processus de décision, propriété publique, bénéfices économiques conséquents associés à l’activité énergétique. Pour van Veelen et van der Horst (2018), il convient de définir différents modes de démocratie sous-tendant la « démocratie énergétique », à savoir, la démocratie associative, la démocratie délibérative et la démocratie matérielle. Enfin, d’autres auteurs tentent plutôt de caractériser la démocratie énergétique par ses objectifs, comme celui de corriger des inégalités structurelles liées aux politiques énergétiques (Hess, 2018 : 179), ou celui de résoudre des situations de précarités énergétiques et d’accessibilité à l’énergie pour les populations les plus marginalisées (Teron et Ekoh, 2018 : 2).

Parallèlement à ces avancées, certaines faiblesses ont également été mises en avant. Pour van Veelen et van der Horst (2018 : 19), le concept a été jusqu’à présent traité de manière vague et peu critique. La majorité des recherches réalisées dans le domaine supposent plus qu’elles ne démontrent empiriquement les effets positifs et désirables des projets se revendiquant de la démocratie énergétique (McHarg, 2016). La participation à ce type de projets se limite souvent aux groupes socio-économiques supérieurs, et ces derniers ne seraient donc pas automatiquement plus inclusifs ni plus égalitaires (Angel, 2016). Il serait important d’analyser plus précisément les rapports de pouvoir en place, ainsi que les intérêts et les visions des différents protagonistes, afin de mieux comprendre l’apparition de tensions ou de conflits, et d’envisager d’éventuels modes de conciliation (van Veelen, 2018 : 648). Szulecki (2018 : 29), pour sa part, s’interroge sur la portée de l’impératif participatif inhérent à la démocratie énergétique et se demande même si celle-ci est vraiment désirable.

En raison de leur capacité supposée à procurer aux citoyens un moyen de participation à la gestion du système énergétique, à prendre en compte les besoins sociaux en rapport avec l’énergie et à générer des bénéfices socio-économiques, les « communautés énergétiques[4] » ont été au centre des études portant sur la « démocratie énergétique » (McHarg, 2016 ; Becker et Kunze, 2014). Pour Walker et Devine-Wright (2008 : 498), ce qui permet de distinguer un projet de « communauté énergétique » est la nature ouverte et participative de sa gouvernance et le caractère collectif et local de son objectif. Comme le précisent Creamer et al. (2018 : 3), les projets de « communauté énergétique » peuvent s’organiser sous différentes formes : une association caritative ou à but non lucratif, une société anonyme ou encore une coopérative citoyenne. En Allemagne, la coopérative citoyenne est devenue une forme organisationnelle dominante dans le contexte de la transition énergétique. À côté des coopératives de production, représentant la plus grande majorité de coopératives énergétiques, Yildiz et al. (2015 : 62) différencient deux autres domaines d’activité : les coopératives de distribution d’énergie et les coopératives de commercialisation, qui achètent et vendent l’énergie.

Certains observateurs attribuent des effets positifs spécifiques aux coopératives énergétiques (Brummer, 2018 : 111 ; Klagge et Meister, 2018). Par exemple, pour Vansintjan (2015 : 61), ces coopératives représenteraient une forme d’organisation centrale pour la démocratie énergétique : elles permettraient non seulement aux utilisateurs d’être également actionnaires du service, mais aussi, grâce au principe « une personne = une voix », de participer de manière démocratique au processus de décision. Elles renforceraient l’acceptation sociale de la transition énergétique à travers la possibilité d’impliquer financièrement et politiquement la population locale (Bauwens et al., 2016 : 136). D’autres auteurs estiment que ces coopératives permettraient, dans un contexte d’essoufflement de la démocratie représentative, de soutenir la mise en place d’une transition énergétique plus démocratique et transparente (Yildiz et al., 2015), et qu’elles offriraient aux élus locaux un instrument potentiel de coopération citoyenne, notamment lorsqu’il s’agit de répondre à un besoin d’ordre public. Au début du 20e siècle par exemple, ces coopératives ont souvent été créées avec la municipalité, afin d’assurer la distribution d’énergie en milieu rural (Bayer, 2013 : 143).

Malgré cela, les tensions ou conflits inhérents à l’activité des coopératives énergétiques sont restés à ce jour encore trop peu étudiés de manière systématique. Pour Brummer et al. (2017 : 183), les conflits peuvent être définis comme un processus où un acteur perçoit que ses intérêts sont affectés par l’action d’un autre acteur et les tensions comme étant produites par des buts contradictoires au sein de l’organisation. Brummer et al. (2017) se focalisent essentiellement sur les conflits internes à l’organisation, par exemple, lors d’assemblées générales concernant les différentes attentes en matière de dividendes. Leurs recherches confirment les résultats d’autres études montrant que les « communautés énergétiques » sont des organisations hétérogènes (Rogers et al., 2008 ; Bauwens et Devine-Wright, 2018 : 623) et donc propices à générer des tensions entre les différents acteurs. D’autres auteurs se sont plutôt concentrés sur les tensions et les conflits entre les coopératives énergétiques et les acteurs établis, tels que les entreprises d’énergie ou les décideurs politiques. En comparant la création de deux coopératives de distribution en Allemagne, Becker et al. (2016) montrent ainsi que le développement et le succès potentiel de coopératives énergétiques sont largement dépendants du contexte local et des relations stratégiques avec les acteurs politiques, économiques et sociaux.

2. Le travail de légitimation politique et sociale pour mettre en place une « expérimentation démocratique »

2.1 Le travail de négociation politique

Portée par le parti écologiste local, l’idée de créer une coopérative est impulsée dès 2008 par trois acteurs centraux des politiques environnementales de la ville : l’actuel responsable du département des finances et ancien président du parti écologiste au conseil municipal ; l’ancien directeur de l’entreprise municipale d’énergie ; l’actuel maire adjoint écologiste à l’environnement et à l’urbanisme. Pour ces initiateurs, « c’est l’occasion d’essayer quelque chose de nouveau, de mettre en place une expérimentation démocratique » (entretien avec le responsable du département des finances de Iéna, 14 juillet 2015), permettant aux citoyens d’exercer un contrôle sur la politique de l’entreprise municipale, mais aussi d’y obtenir une participation financière.

Dans le cadre des élections municipales de 2009, les initiateurs de la coopérative se lancent dans un important travail de négociation avec les différents partis politiques afin d’inscrire le projet dans le programme politique. Rejeté par les libéraux (FDP) et par les chrétiens-démocrates (CDU) favorisant la participation d’un opérateur privé, le projet est également critiqué par le parti d’extrême gauche parce qu’il représente une privatisation des services d’énergie par les citoyens. Finalement, le projet est inscrit sur deux programmes de campagne : celui du parti écologiste qui fait de la participation citoyenne au sein de l’entreprise municipale d’énergie un point central de son programme ; celui du Parti social-démocrate (SPD), bien que clivé entre les opposants craignant une « privatisation citoyenne » en faveur des populations les plus aisées et les adhérents voyant dans ce projet une « expérimentation démocratique innovante » (Entretien avec le directeur de l’entreprise municipale de Iéna, 14 juillet 2015). Les élections municipales mènent à la formation d’une coalition majoritaire formée par le SPD, la CDU et le parti écologiste. Ce dernier profite alors d’une marge de négociation importante vis-à-vis des deux autres partis, puisqu’il est indispensable à la formation de la coalition, et contribue à l’inscription du projet de coopérative sur le contrat de coalition (Koalitionsvertrag).

En octobre 2010, un accord de principe est voté au sein du conseil municipal. Il prévoit de permettre à une coopérative citoyenne de prendre part au capital de l’entreprise municipale à hauteur de 10 % maximum — chaque actionnaire ayant le droit de céder jusqu’à 10 % de ses actions à la coopérative. En mars 2011, la coopérative énergétique citoyenne de Iéna est officiellement créée. À la suite de sa création, les membres de la coopérative se mobilisent pour que l’accord de principe soit mis en pratique. Le conseil municipal envisage de céder à la nouvelle coopérative une partie des actions détenues à l’origine par E.On, actions qui allaient être rachetées par un nouveau partenaire, Thüga : une entreprise regroupant une centaine d’entreprises municipales allemandes. Cependant, Thüga impose, dans le cadre des négociations, d’acquérir le total des actions détenues par E.On, c’est-à-dire 20 % de l’entreprise municipale, ce qui oblige finalement la ville à céder à la coopérative certaines actions de son propre portefeuille.

Lors des négociations, les membres du conseil municipal imposent certaines conditions à la vente d’actions : le SPD exige le plafonnement d’achat d’actions à 50 000 euros par membre afin d’éviter l’entrée de trop gros investisseurs au sein de la coopérative ; la CDU et le FDP imposent que les membres de la coopérative résident à Iéna ou dans les environs. Cette clause est, pour eux, un moyen d’empêcher l’entrée d’acteurs extérieurs, au profil militant, qui pourraient chercher à diminuer les dividendes au profit de projets environnementaux (Entretien avec le président du conseil d’administration de la coopérative, 20 novembre 2015). Après plusieurs mois de négociation, le conseil municipal vote finalement, en février 2012, la vente de 2 % de ses actions à la coopérative.

2.2 Le travail de promotion auprès des citoyens

Parallèlement aux négociations politiques, les membres de la coopérative doivent réussir à mobiliser la population locale afin de récolter les fonds nécessaires à l’achat des actions, vendues 500 euros. Le recrutement de nouveaux membres est primordial pour légitimer le projet aux yeux du conseil municipal.

Soutenus activement par les associations citoyennes spécialisées dans les questions énergétiques et climatiques (Jenaer Bürger für Sonnenenergie, Runder Tisch für Energie und Klimaschutz), les membres de la coopérative lancent alors une importante campagne d’information et ont recours aux différents médias locaux. Ils commencent à organiser des « réunions citoyennes sur l’énergie » afin de débattre des questions énergétiques, mais avec l’objectif parallèle d’informer les citoyens sur les activités de la coopérative et de recruter de nouveaux membres. La première réunion, organisée en juillet 2011, rassemble une trentaine de personnes et rapporte 50 000 euros à la coopérative (OTZ, 2011).

Les initiateurs de la coopérative s’appuient également sur la participation de différentes personnalités locales (politiciens, universitaires, membres du conseil municipal ou du conseil régional, directeurs d’entreprises, intellectuels, etc.), dont ils publient les noms sur leur page internet. Selon un employé de l’entreprise municipale de Iéna (entretien, 19 novembre 2015), la publication de la liste grandissante des adhérents sur la page internet de la coopérative aurait un effet « boule de neige », incitant de plus en plus de citoyens à adhérer au projet.

Enfin, les membres de la coopérative effectuent un travail de cadrage important (Bendford et Snow, 2000). En plus de pouvoir s’appuyer sur la bonne image généralement attribuée aux projets énergétiques citoyens (Entretien avec le membre du parti Linke de Iéna, 19 novembre 2015), les membres de la coopérative déploient un argumentaire autour des multiples effets positifs attendus de cette initiative : démocratisation du système énergétique, engagement en faveur d’un système énergétique décentralisé et basé sur les énergies renouvelables, amélioration de la transparence dans la gestion de l’entreprise municipale, possibilité d’investir dans la région et d’y maintenir des bénéfices — estimés à environ 4 % — plutôt que de contribuer à ceux d’entreprises nationales ou internationales. Ce dernier argument d’ordre économique est conçu comme stratégique pour encourager les citoyens à investir.

Malgré les craintes initiales des initiateurs de ne pas réussir à obtenir le soutien financier nécessaire, toutes les actions de la coopérative trouvent preneur en un peu plus de deux ans pour un total de 8,2 millions d’euros. Depuis avril 2014, il n’est plus possible d’acheter directement des actions de la coopérative, sauf au cas où un membre de la coopérative lui-même déciderait de vendre ses parts. En février 2012, date à laquelle le conseil municipal vote pour la cession d’actions de l’entreprise municipale à la coopérative, la coopérative compte 162 membres pour un total de 638 000 euros de trésorerie pour préparer l’investissement (TLZ, 2012). À la suite de la décision du conseil municipal, le nombre des membres progresse rapidement pour atteindre, une année plus tard, environ 700 membres ; le capital dépasse alors les 7 millions d’euros. Une part minime (654 000 euros) a été investie par des entreprises, des associations et des fondations locales. Le reste provient d’acheteurs individuels de Iéna et de sa région (Saxer et al., 2016).

3. Des ambiguïtés démocratiques de la coopérative à sa remise en cause politique

Le travail de légitimation mené par les fondateurs de la coopérative auprès des partis politiques et des habitants permet la réalisation du projet. Mais, dans la pratique, ce mode d’organisation révèle une réalité aux résultats plus nuancés. Certes, la coopérative contribue à renforcer, sur certains points, le caractère participatif de la politique énergétique locale. Cependant, certains opposants critiquent les inégalités qu’elle produit entre les habitants de Iéna qui en sont membres et les autres. Vue sous cet angle, elle affaiblirait la gouvernance démocratique de l’énergie plutôt que de la renforcer.

3.1 Une contribution en matière de démocratie participative

À travers son organisation et son mode de fonctionnement, la coopérative permet d’insuffler des principes de démocratie participative au sein du système énergétique local : participation d’un représentant de la coopérative citoyenne au sein de l’assemblée des actionnaires, puis au sein du conseil d’administration de l’entreprise à partir de 2016 ; participation, aux côtés des citoyens, d’experts politiques et économiques locaux au sein de la coopérative énergétique ; création de zones de débats entre citoyens et experts sur les politiques énergétiques locales.

La coopérative est composée de trois organes : la direction, le conseil d’administration et l’assemblée générale. Cette dernière est l’organe le plus important. Elle se réunit en temps normal une fois par an. Rassemblant tous les membres de la coopérative, l’assemblée vote les questions stratégiques et élit tous les quatre ans le conseil d’administration, qui nomme à son tour la direction. Fonctionnant sur la base du bénévolat, la coopérative est dépendante du travail d’un petit noyau de membres actifs, qui s’investissent de manière régulière. Ce noyau d’une vingtaine de personnes peut s’appuyer sur une centaine de bénévoles impliqués de manière plus ponctuelle (Entretien avec le président du conseil d’administration de la coopérative, 20 novembre 2015).

Avec juste 2 % du capital de l’entreprise municipale et, depuis 2016 seulement, un siège au sein du conseil d’administration de celle-ci[5], la coopérative n’a formellement que très peu d’influence au sein de l’entreprise. Elle peut néanmoins faire valoir ses intérêts, argumenter pour essayer de convaincre d’autres acteurs et de gagner des alliés au sein de l’assemblée des actionnaires et du conseil d’administration, obtenir des informations utiles sur la stratégie de l’entreprise municipale, ou bien proposer certains points dans le programme de ces deux organes de décision (Entretien avec le président du conseil d’administration de la coopérative, 20 novembre 2015).

À côté de ces instances où les membres de la coopérative interagissent de manière formalisée avec les autres parties prenantes, on retrouve aussi des formes d’interactions semi-formalisées (Brummer, 2018 : 113), notamment dans le cadre des rencontres citoyennes sur l’énergie (Bürger Energietreff) organisées par la coopérative environ quatre fois par an. Ces réunions, ouvertes au public, permettent aux participants de débattre sur différentes questions énergétiques avec des spécialistes de l’énergie, parmi lesquels figurent des employés de l’entreprise municipale. Elles rassemblent en général une quarantaine de personnes, le nombre fluctuant selon les thèmes traités (stratégie de l’entreprise municipale, stockage d’énergie, réseaux intelligents, mobilité, transition énergétique et réseaux de chaleur, etc.). Le thème le plus populaire est la rencontre annuelle sur la stratégie de l’entreprise municipale d’énergie, présentée par la direction de l’entreprise et pour laquelle environ 120 personnes se sont déplacées en 2013 (Entretien avec le président du conseil d’administration de la coopérative, 20 novembre 2015).

En faisant intervenir la direction de l’entreprise municipale, des membres de l’administration municipale ou certains employés lors de ces réunions, les membres de la coopérative mettent directement en contact les acteurs des politiques énergétiques locales avec les habitants de Iéna, qui peuvent ainsi discuter du fonctionnement et des stratégies de l’entreprise municipale de manière ouverte et prendre note d’informations parfois non publiées. Contrairement aux réunions formelles avec les représentants institutionnels, les rencontres citoyennes ou les assemblées générales représentent, d’après certains dirigeants, « une véritable expérience démocratique », puisque les élites locales y débattent directement avec les citoyens vis-à-vis desquels ils doivent justifier leurs actions et leurs décisions (Entretien avec le directeur de l’entreprise municipale d’énergie de Iéna, 14 juillet 2015).

Ainsi, les membres de la coopérative ne disposent donc que d’un pouvoir limité au sein des instances de décision de l’entreprise municipale, où le représentant de la coopérative peut au mieux débattre avec les autres actionnaires de l’entreprise. Par contre, l’influence de la coopérative sur la politique énergétique locale semble plus passer par la création de zones de débats entre les citoyens et les experts locaux, aussi bien au sein de ses propres instances (assemblée générale de la coopérative) qu’en dehors de celles-ci, notamment à travers l’organisation de réunions citoyennes.

3.2 Une contribution à la transition énergétique locale freinée par le fonctionnement démocratique de la coopérative

Si la coopérative a permis d’ouvrir les débats sur la transition énergétique à une partie plus large de la population locale, elle a été critiquée pour n’apporter qu’une faible contribution à la transition énergétique locale. À travers ces critiques, c’est notamment le fonctionnement démocratique de l’organisation qui a été remis en cause, ainsi que sa portée effective de démocratisation dans le contexte municipal.

Les membres fondateurs de la coopérative avaient pour objectif d’investir de manière systématique dans des projets d’énergie renouvelable et de contribuer de manière importante à la transition énergétique locale. Cependant, l’activité de la coopérative a été freinée par différents facteurs. Tout d’abord, bien que l’entreprise ait essayé de développer des projets de production locale d’énergie renouvelable (biogaz, biomasse, quelques panneaux solaires, centrales hydroélectriques), les contextes géographique (la ville est encastrée dans une vallée) et politique (réticence générale à la mise en place de parcs éoliens) locaux ne permettent pas le développement optimal des capacités de production d’énergie renouvelable.

Par ailleurs, les changements dans la régulation des coopératives ainsi que les modifications de la loi sur les énergies renouvelables (Erneuerbare-Energien-Gesetz) de 2014 ont compliqué les possibilités d’investissement de la coopérative dans des projets d’énergie renouvelable. Entre 2013 et 2015, les coopératives énergétiques ont été considérées par les autorités régulatrices allemandes comme de simples fonds d’investissement. Elles devaient être régulées et contrôlées de la même manière que ces derniers, ce qui a généré des coûts administratifs et financiers importants. Les réformes de 2014 de la loi sur les énergies renouvelables ont rendu, quant à elles, les investissements dans ce domaine beaucoup moins attractifs pour les organisations de petite taille. Non seulement les tarifs de rachat étaient moins élevés, mais le gouvernement a également imposé une obligation de mise en concurrence pour la gestion des parcs photovoltaïques et éoliens, ce qui a joué en défaveur des coopératives citoyennes, puisqu’elles sont moins compétitives que les grosses organisations.

Enfin, certains membres de la coopérative se sont également opposés à l’investissement systématique dans les énergies renouvelables. En effet, les 4 % d’intérêts annoncés ont attiré des investisseurs plus intéressés par l’aspect financier du projet que par sa contribution environnementale. Cela a entraîné des divergences au sein de la coopérative. Lors de la première assemblée générale, pendant laquelle il fallait notamment décider de l’utilisation des 4,1 % d’intérêts devant être reversés aux membres de la coopérative, d’intenses discussions ont eu lieu : elles ont divisé ceux qui voulaient qu’une partie des profits soit investie de manière systématique pour le développement de projets d’énergie renouvelable et ceux qui voulaient se voir reverser la totalité des bénéfices. Cette seconde option avait été proposée par la direction, dont certains membres fondateurs faisaient partie, afin de stimuler l’investissement citoyen au sein de la coopérative et d’attirer de nouveaux membres. Pour d’autres, il était nécessaire d’investir directement dans les énergies renouvelables afin de respecter le but initial de la coopérative. L’assemblée générale a finalement décidé à une majorité nette (80 %) le reversement de la totalité des bénéfices à ses membres (Entretien avec le responsable du département des finances de la ville de Iéna, 14 juillet 2015).

En réaction à cette décision, certains membres de la direction de la coopérative ont tenté d’inciter les membres à verser volontairement une partie de leurs bénéfices dans des projets en lien avec la transition énergétique : par exemple, l’installation de panneaux solaires sur le toit d’une maternité au Nicaragua ou le développement de coopératives citoyennes de production d’énergie renouvelable à l’échelle régionale, comme dans les régions de Saale-Holzland ou de Thuringe. Cependant, la contribution de la coopérative en matière de développement de projets d’énergie renouvelable à l’échelle locale reste pour l’instant limitée.

3.3 La coopérative à l’épreuve de la démocratie représentative

Piégée par le principe démocratique propre au fonctionnement de la coopérative, la direction a dû faire face à de nombreuses critiques, notamment de la part des différents partis représentés au conseil municipal. Le parti écologiste, pourtant à l’origine du projet, a reproché à la coopérative de ne pas investir de manière assez conséquente dans les projets d’énergie renouvelable (Entretien avec le président du conseil d’administration de la coopérative, 20 novembre 2015). Pour certains opposants aux projets, si la coopérative ne contribue pas au développement de la transition énergétique locale, elle ne se différencie alors plus vraiment dans la pratique d’un autre actionnaire intéressé simplement par les retours financiers (Entretien avec le membre du parti Linke de Iéna, 19 novembre 2017).

Les critiques exercées envers le fonctionnement de la coopérative ne sont pas restées sans conséquence. Ainsi, dans le cadre du rachat par la ville de 10 % des actions détenues jusqu’ici par l’entreprise privée Erdgasversorgungsgesellschaft Thüringen-Sachsen mbH (EVG) en septembre 2015, les membres de la coopérative ont souhaité négocier une nouvelle fois l’achat d’actions afin d’atteindre 5 % du capital. Cette fois-ci cependant, les partis de la coalition majoritaire — toujours la CDU, le SPD et les Verts — s’y sont fermement opposés. Les raisons avancées par différents élus locaux sont majoritairement d’ordre financier : le conseil municipal doit veiller aux intérêts de la ville, et doit donc préserver ses bénéfices. Comme le relève un membre de la CDU, la vente de 3 % des actions à la coopérative représenterait un manque à gagner annuel d’environ 1 million d’euros (OTZ, 13 août 2016). Pour le maire de Iéna, les actions doivent rester entre les mains de la ville et « profiter aux citoyens » (Ville de Iéna, 2016).

Malgré ce refus, les membres de la coalition ont accepté de donner un siège au sein du conseil d’administration[6] de l’entreprise à un membre de la coopérative, bien que cette dernière n’atteigne pas le seuil des 5 % nécessaire pour être représentée au sein de cet organe. Cette décision devait permettre, selon les élus locaux, de renforcer la place de la coopérative en tant que partenaire stratégique de l’entreprise municipale, mais également d’améliorer la transparence de l’entreprise (OTZ, 13 août 2016). Cette décision a également fait l’objet de critiques : discutée au sein de l'assemblée générale des actionnaires de l’entreprise, dont les débats sont tenus confidentiels, et non au conseil municipal, elle a exclu de la décision les partis non représentés au sein de cette instance (Die Linke Stadtverbrand Jena, 2016). Finalement, si la coopérative a pu renforcer son influence formelle au sein de l’entreprise en obtenant un siège au conseil d’administration, c’est en acceptant de faire une entorse à l’un de ses principes fondateurs : la transparence.

Conclusion 

Alors que, dans les recherches existantes, les coopératives énergétiques citoyennes sont généralement perçues comme des acteurs majeurs de la démocratisation du système énergétique, notre étude, se concentrant sur une coopérative énergétique citoyenne dans le domaine de la distribution, révèle un bilan un peu plus mitigé. La coopérative énergétique citoyenne de Iéna a certes permis d'étudier le développement de plusieurs formes de participation citoyenne dans le domaine de l’énergie. Cependant, ces formes de participation, qui contribuent de manière variable à une démocratisation du système énergétique, mettent en avant l’ambiguïté démocratique de tels projets.

La participation politique dans la planification et dans la stratégie de l’entreprise municipale semble être encore, au moins de manière formelle, relativement limitée. Même avec un siège au conseil d’administration de l’entreprise, la coopérative n’a toujours pas la majorité. Elle n’a donc pas vraiment le pouvoir de cogérer l’entreprise municipale et peut au mieux tenter d’enrichir les débats au sein de ces instances en y apportant une perspective nouvelle. La participation financière, censée contribuer à une démocratisation de l’économie locale en permettant aux citoyens de devenir propriétaires de l’entreprise, a quant à elle été largement critiquée par différents acteurs percevant dans cette décision une forme de privatisation allant au détriment de l’intérêt général. Enfin, le projet de coopérative a contribué au renforcement de la participation délibérative : il a favorisé la communication entre les citoyens et les différents experts en ouvrant des arènes de débats sur les politiques énergétiques locales aux citoyens (à travers les réunions citoyennes à l’extérieur de la coopérative et avec les assemblées générales à l’intérieur de la coopérative). Cependant, c’est aussi au sein de cette dernière instance qu’une révision à la baisse des ambitions d’investissements en matière d’énergie renouvelable a été débattue et votée, ce qui a contribué ainsi à bloquer le développement du projet et à affaiblir son potentiel en matière de participation économique.

Les discours scientifiques et politiques sont habituellement confiants des bienfaits de la « démocratie énergétique ». Nous avons néanmoins montré ici, à travers une étude empirique d’une coopérative énergétique citoyenne, que le développement d’un projet placé sous ce label « démocratique » relève avant tout d’un processus politique, et qu’il est donc soumis à de constants rapports de force entre des acteurs, autour d’intérêts et de préférences potentiellement contradictoires. Ces interactions peuvent, selon les cas, déboucher sur des compromis, mais elles peuvent aussi se traduire par des tensions ou des conflits, par exemple des tensions entre, d’un côté, la logique et le mode de fonctionnement propres au projet et, de l’autre, les attentes d’un système d’acteurs extérieurs à celui-ci. Nous avons vu ici que la réussite d'un tel projet dépend largement des relations entre les porteurs du projet et les décideurs politiques locaux. La démocratie énergétique peut donc être vue comme une construction sociale complexe et dynamique opposant des acteurs avec différentes visions de la démocratie.

En accord avec des études récentes (Burke et Stephens, 2017 ; van Veelen, 2018), notre article montre ainsi l’importance de confronter le concept de « démocratie énergétique » à la pratique et d’en tester la portée sur la base de communautés et de contextes précis, où les conditions géographiques, technologiques, légales et politiques manifestent leurs effets et orientent les interactions. Une telle approche permet ainsi de révéler les relations complexes entre les formes d’engagement citoyen et les conditions géographiques et technologiques d’une région particulière (Rommel et al., 2016). Nous avons vu dans le contexte allemand, qu’au-delà des spécificités générales du modèle de coopérative, il était nécessaire de différencier, par exemple, celles agissant dans le domaine de la production de celles agissant dans le domaine de la distribution d’énergie. Le fondement et la portée démocratique de ces dernières ne vont pas forcément de soi et peuvent être remis en cause par d’autres modèles de « démocratie énergétique ». De futures recherches pourraient s’atteler, d'une part, à comparer le développement de projets similaires dans d’autres régions, comme à Steinfurt, Wolfshagen ou Schönau, afin de mettre en avant le rôle déterminant du contexte local sur le développement de tels projets. D’autre part, une comparaison entre de tels projets et des coopératives énergétiques citoyennes actives dans d’autres domaines, comme celui de la production, permettrait de mieux appréhender la portée et les limites de telles organisations dans la démocratisation du système énergétique.