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Pathways limiting global warming to 1.5°C with no or limited overshoot would require rapid and far-reaching transitions in energy, land, urban and infrastructure (including transport and buildings), and industrial systems. These systems transitions are unprecedented in terms of scale, but not necessarily in terms of speed, and imply deep emissions reductions in all sectors, a wide portfolio of mitigation options and a significant upscaling of investments in those options.

International Panel on Climate Change, Special report on the impacts of global warming of 1,5°. Summary for policymakers — 6 octobre 2018 : 21

Dans son rapport de 2018, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC — en anglais IPCC) estime que les impacts écosystémiques, sanitaires et économiques du réchauffement climatique seront considérablement moins élevés si ce dernier est limité à 1,5° par rapport à l’ère préindustrielle, plutôt qu’à 2°. Au rythme actuel (+ 0,2° par décennie), ce seuil sera pourtant dépassé dès 2040, selon le même rapport. Les conséquences sont connues et, pour certaines, déjà tangibles : fonte des calottes glaciaires, hausse du niveau des océans, augmentation de la fréquence d’épisodes climatiques extrêmes, dégradation ou perte d’écosystèmes et de biodiversité, dégradation des conditions économiques et sanitaires dans les régions les plus exposées ou les moins capables d’adaptation. À 2°, ces risques sont nettement accentués et certaines conséquences deviennent irréversibles.

Limiter le réchauffement climatique impliquerait des « transitions systémiques rapides et de grande envergure dans les systèmes énergétiques, urbains, industriels et liés à l’usage des sols, ainsi qu’une augmentation importante des investissements », relève le GIEC. De telles transitions sont-elles amorcées ? Un « schisme de réalité » déconnecte les engagements internationaux — en eux-mêmes insuffisants — des politiques concrètes menées par la plupart des États (Aykut et Dahan, 2014), qui accordent encore une place prépondérante aux énergies fossiles, à l’extraction minière, aux industries émettrices de gaz à effet de serre, à l’exploitation intensive des sols et aux mobilités carbonées. Cette incapacité politique à combattre efficacement le réchauffement nourrit des mobilisations grandissantes. Depuis plusieurs années, des communautés de proximité s’engagent dans le mouvement des « villes en transition ». D’autres adoptent des plans de « décarbonisation » avec l’espoir de faire advenir au niveau local ce que les États sont incapables de mettre en oeuvre. En Europe, en Amérique du Nord, les « Marches pour le Climat » se succèdent à un rythme soutenu, tandis que des élèves de lycées et d’écoles secondaires se mettent régulièrement en « grève pour le climat ». Des mouvements comme « Extinction Rebellion », « Beyond Extreme Energy » et d’autres encore qui se constituent en solidarité avec les nations autochtones touchées par l’extraction d’énergies fossiles, notamment en Alberta et à Standing Rock, s’engagent dans la voie de la désobéissance civile et des occupations. Ce sont là les figures les plus visibles parmi une multitude de mobilisations visant à amorcer une « transition » énergétique et climatique conforme à celle que les scientifiques du GIEC considèrent comme indispensable.

Définir les transitions

Mais que recouvre exactement cette notion de « transition » ? Initialement, la transition énergétique est un concept d’histoire de la technique utilisé pour désigner la substitution d’une source d’énergie par une autre : de la force animale à l’usage de la vapeur, puis aux énergies fossiles. Depuis les années 1990 cependant, l’appropriation militante, puis politique, du concept dans le contexte du réchauffement climatique en a redessiné les contours.

La transition n’est pas de même nature, car c’est l’objectif assigné au secteur énergétique qui change. Alors que depuis la révolution industrielle l’énergie avait pour fonction d’alimenter et d’accompagner la croissance économique, elle doit maintenant favoriser l’émergence d’une économie décarbonée, qui elle-même sera susceptible de donner une réponse au changement climatique

Defeuilley, 2018 : 93

Dans cette perspective, l’attention peut se porter non seulement sur le critère de l’émission plus ou moins importante de carbone des différents modes de production d’énergie, mais aussi sur celui de la consommation plus ou moins élevée d’énergie induite par les modes de vie, les modes de production, l’organisation sociale et territoriale, l’urbanisme. D’où l’intérêt de l’expression de « transition énergétique et climatique », qui permet de ne pas aborder ce sujet sous le seul prisme des changements du secteur de production d’énergie, mais dans le cadre d’une approche intégrée des usages de l’énergie en lien avec l’enjeu climatique.

En Europe, une telle « transition » fait aujourd’hui figure de mot d’ordre consensuel. Le terme est devenu omniprésent dans les discours, ralliant sous sa bannière aussi bien des entreprises multinationales, des partis politiques, des ONG que certains pouvoirs publics. Il fait son chemin également en Amérique du Nord, même si la logique extractiviste et le poids économique des hydrocarbures lui confèrent un caractère particulièrement conflictuel. Au Québec par exemple, la Loi concernant la mise en oeuvre de la Politique énergétique 2030, adoptée en 2016, introduit la notion de transition et l’institution responsable de la « transition énergétique » tout en édictant la Loi sur les hydrocarbures, qui inclut un encadrement pour la relance de l’exploration et l’exploitation des hydrocarbures non conventionnels, ainsi que la mise en place de redevances sur les hydrocarbures devant financer le Fonds de la transition énergétique. Ainsi, le lien de dépendance avec les énergies fossiles semble s’accroître. Des groupes citoyens, des mouvements autochtones et du monde culturel s’efforcent depuis lors de donner un autre sens au terme de transition. Ces appropriations contradictoires soulignent la grande élasticité conceptuelle de la notion. Qu’y a-t-il de commun, en effet, entre les visions de la « transition » des grandes multinationales de l’énergie, de villes affichant leur « carbo-neutralité » ou d’individus qui réforment leurs modes de vie selon les principes de la décroissance ? Le terme s’est largement diffusé, mais les valeurs que véhiculent les transitions, leurs portées plus ou moins transformatrices, les luttes de finalités qu’elles impliquent restent peu mises en débat. Que recouvrent, en pratique, ces transitions ? Qu’impliquent-elles pour les rapports de pouvoir, les modes de vie, les normes qui règlent la vie sociale ? En quoi peuvent-elles être émancipatrices ? En quoi imposent-elles, à l’inverse, de nouvelles contraintes ou de nouvelles dominations aux groupes sociaux ? Dans le monde de la recherche, ce sont les sciences et le management de l’innovation qui ont le plus abondamment discuté des transitions, quoique des travaux en sociologie de l’environnement et en gouvernance réflexive (Audet, 2015), ainsi qu’en géographie et en études urbaines se soient aussi développés, et que le champ des « sustainability transitions » se diversifie et se politise (Luque-Ayala, Marvin et Bulkeley, 2018). Notre parti pris est de mobiliser les sciences sociales pour éclairer les racines politiques et sociales de ces processus, mais aussi pour en explorer les tensions, les conséquences inattendues et les ambiguïtés.

Transitions énergétiques, croissance et société de consommation

En Europe et dans certains pays d’Asie, une « modernisation écologique de l’État » (Hajer, 1995) sous le nouveau vocable de la transition énergétique est déjà bien présente avec la mise en place de scénarios, feuilles de route, programmations, dispositifs de contrainte ou d’incitation. La situation est différente en Amérique du Nord, où l’implication de l’État dans ce chantier reste très prudente, quand elle ne se limite pas à des discours d’intention. D’autres acteurs, des villes, des collectifs, des citoyens s’en emparent cependant. Les voies explorées par les promoteurs des transitions concernent d’abord tout un ensemble de changements sur le plan de la technique : substitution de centrales à charbon par des éoliennes ou des panneaux solaires, développement de réseaux « intelligents » de distribution d’énergie, remplacement des carburants pétroliers par du biogaz ou de l’hydrogène, isolation thermique des bâtiments, valorisation énergétique des déchets ménagers, des restes forestiers ou des effluents agricoles, etc. Or, la technique est politique, pour reprendre un slogan célèbre des années 1960, et l’un des grands acquis de la sociologie des sciences et des techniques depuis plusieurs décennies est d’avoir démontré le profond entrelacement du social et de la technologie. Aucune innovation n’est immanente, de même qu’aucune technologie nouvelle ne laisse indemne l’organisation sociale. D’où la nécessité d’aller plus loin que les descriptions séquentielles, macrosociologiques, des processus d’innovation — telles que les propose en particulier la « multi-level perspective » (Geels, 2002) —, pour en interroger plus en profondeur le substrat social, territorial, culturel (Coenen et al., 2012 ; Sarrica et al., 2016) et les déterminants politiques. D’où l’intérêt, parallèlement, d’interroger leurs conséquences sur l’organisation des sociétés et les rapports de pouvoir.

Notre système social apparaît peu propice à un changement d’ampleur rapide. Nos modes de vie, nos valeurs mêmes, supposent une intense demande d’énergie (Shove, 2012) : principe de croissance industrielle et de développement économique, amélioration continue du confort, distinction individuelle par la consommation, propriété privée, mobilité accrue, etc. La société de consommation repose sur une symbiose entre le technique (une énergie accessible et bon marché) et le social, symbiose qui peut conduire à une situation de « verrouillage » (Unruh, 2000). La conséquence est qu’au rythme actuel, la planète n’aura pas inversé avant plusieurs décennies la tendance à une croissance continue des besoins en énergie. Une transition radicale vers de nouveaux systèmes énergétiques impliquerait de revenir sur ces normes sociales. Mais jusqu’à quel point ce modèle peut-il être déconstruit ? Pour toute une partie des promoteurs de la transition énergétique, conserver l’essentiel de la société d’abondance qui caractérise les économies développées et maintenir le principe de croissance sont des prérequis (Aykut et Dahan, 2014). Par conséquent, les objectifs de la transition, tels qu’ils sont établis en particulier par les États développés, consistent à diminuer les externalités climatiques négatives des modes de production et de consommation actuels, et non à les remettre en cause. D’où la tendance, également, à favoriser une approche techniciste, incrémentale, dépolitisée de la « maîtrise de la demande en énergie », plutôt que prendre pour cible les modes de vie (Shove et Walker, 2007 ; Granier, ce numéro), débattre de la « sobriété » (Garcia et al., 2017 ; Villalba et Semal, 2018) ou de la décroissance (Sinaï, 2013 ; Wiseman et Alexander, 2017).

En d’autres termes, il y a, dans ces politiques publiques de « transition », toute une économie des promesses technologiques qui ne rompt en rien avec le paradigme du progrès et de la modernité. Les cellules photovoltaïques, les éoliennes et les méthaniseurs ont reçu à cet égard toute l’attention des pouvoirs publics. Parés de la double vertu de l’innovation technique et de la « soutenabilité », ces équipements ont bénéficié de différents dispositifs publics, qui en ont consolidé la rentabilité à bout de bras. Mais ils ne sont pas uniformément « soutenables » du seul fait que leur énergie primaire est renouvelable : tout dépend des assemblages sociotechniques et territoriaux dans lesquels ils prennent place (Labussière et Nadaï, 2018). L’éolienne condamne-t-elle le couloir migratoire de certains oiseaux ? Le panneau solaire est-il produit en Chine dans des conditions sociales et environnementales douteuses ? Le méthaniseur urbain repose-t-il sur la pérennisation d’un flux de déchets de consommation ? L’ampleur des oppositions à ces équipements a pu surprendre leurs promoteurs, mais c’est souvent sur des fondements écologiques (biodiversité, paysage, santé humaine ou animale) qu’ont été contestées ces technologies, particulièrement les éoliennes ou les compteurs « intelligents ».

Construire la transition par le bas : territoires engagés et mobilisations

Face à ce grand marché des transitions « pour que rien ne change » (Aykut et Evrard, 2017), des territoires et des groupes mobilisés tentent de faire entendre leurs propres propositions. Un bouillonnement d’alternatives locales supposées plus transformatrices, plus radicales, plus démocratiques est à l’oeuvre. Suivant un schéma semblable aux discours précédents d’action environnementale, les solutions décentralisées s’affichent comme alternatives à la seule modernisation écologique de l’État (Hajer, 1995). Elles occupent une place cruciale dans les imaginaires de transition, très sensibles à l’utopie d’une résolution locale des enjeux (Aiken, 2015). Un des attraits de cet idéal réside dans l’espoir de réhabiliter un métabolisme local et circulaire de production et de consommation d’énergie (Coutard, 2018) ; un autre est de constituer un espace de délibération plus concret, plus accessible et peut-être plus démocratique que les arènes obscures des négociations internationales ou des planifications étatiques. Les villes, qui concentrent les émissions GES et la consommation d’énergie (IEA, 2016), s’affichent aujourd’hui à la pointe du combat contre le réchauffement (Tozer and Klenk, 2018 ; Luque-Ayala, Marvin et Bulkeley, 2018 ; Heiden, Bulkeley et Certom, 2019). Des progrès y ont été enregistrés, notamment en Europe, même si dans d’autres contextes l’urbanisation dispersée et la dépendance à l’automobile paraissent encore en partie insurmontables (Filion, 2015 ; Urry, 2004).

Les politiques de « verdissement » urbain ne sont cependant pas dénuées d’ambiguïtés : elles peuvent tantôt ouvrir un espace de remise en cause du modèle de croissance urbaine (par exemple, par la préservation des espaces naturels ou à travers des politiques de sobriété énergétique), tantôt participer à son approfondissement à travers la promotion d’une économie verte faite d’intensification technologique et de concurrence entre territoires (Béal, 2009). Dans les deux cas, les politiques menées soulèvent des enjeux sociaux rarement pris en compte. Par exemple, la densification et la multiplication des aménités suscitent une gentrification qui tend à exclure de larges catégories de la population des centres urbains (Quastel et al., 2012 ; Rousseau, 2015). Les politiques de mobilité urbaine durable, de leur côté, peinent à prendre en compte la variété des besoins, et les inégalités d’accès et d’infrastructures en transports collectifs et en « mobilités douces » qui séparent les centres et les périphéries. Les « urbanités post-carbone » sont donc confrontées à des contradictions qui rendent difficile la constitution de coalitions larges, capables d’accommoder les sensibilités écologiques et les préoccupations sociales. Des tentatives existent malgré tout, comme le montrent certains travaux présentés dans ce dossier, notamment l’article de David Schlosberg et Romand Coles, et celui de Guillaume Lessard. De nouvelles méthodes sont également développées, à l’instar des « expérimentations urbaines » que de nombreuses villes promeuvent ou mettent en oeuvre et dont René Audet, Mathilde Manon et Ian Sengers présentent un exemple dans ce dossier.

Au-delà des villes, les transitions énergétiques et climatiques sont l’objet d’une grande diversité de mobilisations, dont certaines ont moins pour objectif de convaincre les pouvoirs publics que de permettre à leurs participants d’agir par eux-mêmes, localement, et souvent dans une autonomie revendiquée. Les choix de (non)-consommation peuvent occuper une place centrale dans cet activisme : repenser l’habitat, l’alimentation, l’habillement, les loisirs, la consommation, les modes de déplacement ; mettre collectivement ces pratiques en débat ; rechercher et construire des alternatives ; convaincre, etc. Autant de programmes qui se déclinent en un nuancier infini d’actions de plus ou moins grande radicalité, de bricolages pragmatiques et de tâtonnements expérimentaux (Schlosberg et Coles, ce numéro). Même si la parabole du « colibri » popularisée par Pierre Rabhi est fréquemment reprise dans certains réseaux (les moyens individuels sont certes dérisoires, mais cela ne doit pas empêcher chacun de fournir sa part d’effort), les effets cumulés de ces luttes, qu’elles soient déployées sur des réseaux étendus ou réalisées de manière individuelle, ne sont pas évidents à discerner. Combien pèsent-ils face aux structures lourdes de l’économie et aux capacités d’(in)action des États ? La capacité de réaction des firmes productrices est en tout cas facilement observable, lorsqu’elles parviennent à replacer dans le jeu normal du marché des choix de consommation au départ « engagés », tels que l’alimentation biologique, le recours aux circuits courts ou l’écoconstruction.

Dans le domaine de l’énergie, la possibilité, depuis les années 1980, d’exploiter des sources décarbonées et territorialisées (soleil et vent) a favorisé la création de coopératives destinées à construire et à gérer en commun des systèmes de production d’électricité, pour y faire advenir une transition vers les énergies renouvelables. La démarche répond souvent à un objectif militant consistant à revendiquer le pouvoir sur un levier essentiel des choix de société, la production énergétique, pour y imposer d’autres valeurs et d’autres finalités que celles des acteurs de marché. Cependant, malgré la multiplication des initiatives dans certains pays, les expériences de « démocratie énergétique » rencontrent de nombreux obstacles. Elles progressent dans un climat politique le plus souvent hostile (Bauwens et al., 2016 ; Wokuri, ce numéro), sont travaillées par des tensions entre finalités climatiques et financières (Blanchet et Herzberg, ce numéro) et se heurtent aux stratégies des firmes qui ont su accommoder l’aspiration à la participation selon leurs intérêts. La « démocratie énergétique » pose de surcroît la question de l’égalité, car, d’évidence, reprendre en main les choix énergétiques concerne au premier chef les citoyens les mieux dotés en capitaux financiers, militants et éducatifs (Christen et Hamman, 2015). Par son côté privatif, la démocratie énergétique ne joue-t-elle pas, dans certaines circonstances, contre la démocratie tout court, comme peut inciter à le penser l’article de Thomas Blanchet et Carsten Herzberg dans ce dossier ?

L’hypothèse d’un renforcement des inégalités environnementales à travers les politiques et démarches de « transition » n’a pas été explorée avec beaucoup d’attention, bien qu’elle paraisse pertinente dans de nombreux contextes. Les grands programmes de rénovation énergétique des bâtiments, fondés sur des aides publiques ou des avantages fiscaux, bénéficient avant tout aux propriétaires de bâtiments qui sont rarement les plus défectueux ou insalubres, et dont ils améliorent la valeur. Quant à la fiscalité « verte », par exemple sur les carburants fossiles, son impact est plus lourd sur les ménages non urbains n’ayant pas d’autre choix que d’utiliser intensivement leur véhicule personnel. L’inégalité sociale et territoriale exacerbée par les politiques de « transition » et, plus largement, par l’injonction normative au « verdissement » des modes de vie (Comby et Grossetête, 2012) a d’ailleurs été un ferment puissant de la mobilisation des « gilets jaunes » en France, déclenchée au départ par le refus d’un alourdissement de la fiscalité des carburants carbonés. Cet exemple met en question le choix politique de faire reposer la « transition » sur une réorientation des conduites individuelles et sur l’incitation aux comportements vertueux (prendre les transports en commun, régler la température de son logement à 19°, éteindre les lumières, etc.), alors même que les déterminants sociaux, politiques ou infrastructurels qui prédéfinissent ces conduites (aménagement du territoire, étalement urbain, notamment) sont rarement l’objet d’actions publiques concluantes (Rumpala, 2009 ; Filion, 2015). Les transitions posent donc également une évidente question de justice (Emelianoff, 2008 ; Anguelovski et al., 2016). Qui doit en subir les coûts ? Qui doit en tirer un bénéfice ? Questions évidentes… mais le plus souvent éludées.

Présentation du dossier

Les articles rassemblés dans ce numéro offrent une longue et sinueuse promenade au pays des « transitions ». Il nous importait, au moment de constituer ce dossier, de rompre avec le prisme souvent mécaniste ou fonctionnaliste des sustainability transition studies, pour mettre davantage l’accent sur la nature politique de ces processus, mieux situer les acteurs qui les portent, et démêler les relations qui unissent normes et référentiels collectifs, mouvements sociaux, initiatives citoyennes, politiques publiques nationales et locales. Comment la sociologie politique peut-elle nous aider à nous repérer dans cet espace polysémique, rendre compte des bifurcations vers d’autres valeurs ou d’autres projets politiques et déterminer finalement ce qui change vraiment dans un monde « post-carbone » ? Si les articles du numéro tendent à critiquer le caractère technophile et, à maints égards, autoritaire de certaines expériences de transitions orchestrées par les États, ils abordent aussi toute l’ambiguïté des « niches » d’innovation et de la « démocratie énergétique » locale. La « trappe du local », qui consiste à parer ce dernier de toutes les vertus démocratiques et d’en faire un lieu privilégié d’émancipation, discutée en géographie depuis plusieurs années (Purcell, 2006), semble rester d’actualité dans le champ des initiatives de transition (Aiken, 2015 ; Kennis et Mathijs, 2014). Cependant, ne souhaitant pas verser dans une trop rapide dichotomie, ce dossier montre aussi que les contraintes de l’État et de l’action locale s’enchevêtrent nécessairement. Les articles soulignent ainsi combien les normes et les programmations publiques « atterrissent » en se modulant dans des territoires, comment ils peuvent y susciter des réactions ou des impacts variés et, parfois, inattendus. À l’inverse, les initiatives locales ne naissent et ne se développent qu’en s’arrimant à des régimes de politique ou d’action publique, tantôt pour s’y couler, tantôt pour s’y confronter. Plusieurs articles retracent ainsi les nombreuses interactions, entre des groupes mobilisés et différentes branches ou secteurs de l’État, qui font circuler des visions des objets emblématiques de la transition et participent à un processus permanent de recadrage (Cherqui et Bomberger, Chérubin, Lessard, Draetta et Tavner). D’autres suggèrent néanmoins les limites des ressources des acteurs non étatiques pour constituer des alliances susceptibles de faire valoir leurs vues dans ces interactions (Wokuri, Lacuisse, Granier). Tous convergent pour montrer que ces processus de définition, de diffusion, de traduction des objets et des objectifs de la transition n’ont rien de linéaire ou de prévisible.

Une « transition » venue d’en haut

La première partie du dossier est constituée de travaux portant sur des politiques publiques menées aux échelles nationale et internationale. Ces politiques sont symptomatiques d’une approche par le haut de la « transition », qui se distingue par un caractère technophile, au sens où elle place les espoirs d’une résolution de la crise climatique dans l’amélioration des techniques et dans l’innovation. Cette approche tend à présenter également un visage autoritaire — avec, bien entendu, des nuances selon les contextes nationaux. La légitimité technocratique, confortée par l’urgence de réduire le réchauffement climatique et par la promesse de résoudre les problèmes sans remettre en cause les modèles de développement en vigueur, aboutit à limiter l’espace d’expression des voies critiques et leur recevabilité. Dans son article sur la transition énergétique au Japon, Benoît Granier montre à quel point les cadrages dominants, y compris après la catastrophe de Fukushima, sont strictement limités par une approche incrémentale de l’évolution des « comportements » de consommation, où les espoirs d’une réduction de leur impact carbone reposent beaucoup sur la création de systèmes intelligents, capables de traiter et de diffuser les informations pertinentes pour une adaptation fine du système électrique et de ses usagers. Même s’il existe des scénarios de transition alternatifs, dans lesquels les causes structurelles de l’énorme consommation énergétique japonaise sont soumises à la critique, la préférence des leaders politiques dominants, des industriels et d’une partie significative des Japonais eux-mêmes pour un maintien des modes de vie actuels condamne ces propositions à l’insignifiance politique. L’article de Laura Draetta et Bastien Tavner traite d’un objet apparenté : le compteur électrique « intelligent » Linky installé dans les foyers français à l’initiative de l’entreprise gestionnaire de réseau Enedis, avec le soutien des pouvoirs publics. Conçu comme une brique essentielle à la construction d’un  smart grid, Linky présente la caractéristique d’avoir été conçu dans le droit fil d’une régulation technocratique des enjeux énergétiques, où la foi dans le caractère moderne, innovant et, surtout, « écologique » de l’objet a tenu lieu d’argumentation en faveur de son déploiement. Linky, cependant, a suscité une controverse qui a pris de court ses promoteurs. Pourquoi s’opposer à un instrument présenté comme utile à la maîtrise des consommations énergétiques ? Pour ses détracteurs, le compteur a été opportunément « verdi », alors même que son intérêt dans le cadre de la lutte contre le réchauffement climatique n’avait rien d’évident, tandis que les enjeux sanitaires (expositions aux ondes) et de surveillance (suivi instantané des consommations, possibilité de coupure à distance) qu’il soulève ont été traités à la légère.

Dans le cas de Linky comme dans celui des politiques de transition au Japon, le « tropisme technologique » (Granier), qui consiste à faire reposer la lutte contre le réchauffement climatique sur l’amélioration technique des instruments de gestion du réseau, participe d’une approche positiviste dans laquelle les effets d’obsolescence inévitables de la high-tech, le surcroît de consommation lié au stockage et à la gestion des données sont éludés. Les mécanismes de « rebond » de la consommation le sont également : dans un système socio-économique consumériste, la baisse tendancielle de la consommation énergétique individuelle des machines et des systèmes s’avère sans cesse compensée par l’apparition de nouveaux biens et de nouveaux services consommateurs d’énergie. Ces deux cas d’étude soulignent également la pertinence du constat d’Elizabeth Shove quant à la tendance dominante des politiques publiques à n’envisager le changement social que sous le seul prisme comportementaliste, selon le schème « ABC » — « Attitudes, Behaviour, Choice » (Shove, 2010). Les États tentent d’influencer les comportements individuels en envoyant des signaux de prix ou d’information de consommation énergétique en dépit d’études montrant un décalage récurrent entre les valeurs et les pratiques du quotidien. Le vaste système sociotechnique qui sous-tend la reproduction des pratiques de consommation demeure quant à lui peu étudié et peu problématisé. Lorsque ces systèmes de pratiques sont pris en considération, lorsque leur imbrication dans la vie quotidienne et l’organisation sociale est prise en compte, l’attention ne se porte plus sur les individus mais sur les normes, les matérialités et les compétences qui définissent les pratiques de masse, leur perpétuation ou leur évolution (Shove, Pantzar et Watson, 2012). Cela ne veut pas dire que tout changement social soit hors de portée, mais qu’il ne peut pas raisonnablement être envisagé de manière isolée et mécanistique.

Le danger d’une approche isolée de la maîtrise de l’impact carbone ressort aussi dans l’article de Marie-Esther Lacuisse, quoique d’une tout autre façon et à une autre échelle. L’article aborde les dérives de l’utilisation d’un mécanisme international — le Mécanisme de développement propre (MDP) élaboré dans le protocole de Kyoto — au Panama. Le MDP permet l’obtention de crédits-carbone pour les entreprises privées et les États qui investissent dans le développement d’énergies non polluantes. En mettant l’accent sur la seule réduction de l’empreinte carbone, le MDP aurait facilité une dérégulation de la prise en compte des autres impacts environnementaux et sociaux des grands barrages hydroélectriques au Panama. Certes, un gouvernement peut choisir de positionner la certification à l’intérieur d’un éventail plus large de régulations socio-environnementales des barrages. Mais l’absence de garde-fou suffisant dans le mécanisme, associé au contexte autoritaire du Panama, a permis au gouvernement de « verdir » et de développer des barrages fortement critiqués pour leurs impacts sociaux et environnementaux.

L’article de Lacuisse résonne fortement avec les travaux actuels sur l’extractivisme et ses impacts sur les territoires, y compris pour les installations d’énergies renouvelables de grande ampleur. C’est souvent à travers les impacts de l’exploitation ou du transport de l’énergie — qu’il s’agisse de mégabarrages, d’hydrocarbures dits « non conventionnels » (Pineau, 2016), ou de champs solaires et éoliens — que les citoyens font « l’expérience » des choix de politique énergétique. À cet égard, une transition vers les énergies renouvelables n’est pas nécessairement synonyme d’une alliance avec le développement local ou d’un meilleur arrimage avec les territoires (Fortin, Fournis et L’Italien, 2016 ; Howe et Boyer, 2016 ; Christen et Hamman, 2015). Elle peut aussi exacerber les inégalités entre les territoires selon la répartition des impacts et des « gisements », ainsi que selon leur mode d’exploitation et le consentement des populations. À l’évidence, les enjeux politiques de la transition énergétique débordent donc amplement la seule question du poids carbone de la source d’approvisionnement.

Citoyens et territoires producteurs d’énergie

La (re)territorialisation des choix énergétiques ou la restitution du pouvoir entre les mains de « citoyens » sont-elles de nature à réduire ces contradictions ? Nombre d’acteurs sociaux adoptent une vision socialement et politiquement plus substantielle de la transition énergétique, dans laquelle les évolutions désirables ne visent pas seulement la substitution des sources d’énergie carbonées, mais plus largement une profonde réforme des régimes de production, de distribution et de consommation d’énergie. Récemment, le concept de « démocratie énergétique » a fait son apparition dans les milieux militants pour désigner l’une des dimensions clés de cette évolution : reprendre la main sur un levier essentiel des choix de société, le système énergétique, délégué de longue date, comme en France, à des technocraties puissantes (Topçu, 2013) ou à de grandes compagnies privées (Seyfang et al., 2014). La démocratisation du système énergétique (qui, pour ses promoteurs, va souvent de pair avec sa relocalisation) serait une condition pour l’adoption la plus large possible des énergies renouvelables, pour en atténuer la logique de profit et pour favoriser l’équité des processus de transition. Elle permettrait également de mieux gérer les externalités environnementales négatives de ces nouvelles formes d’énergie et d’accentuer les efforts de maîtrise de la consommation (Burke et Stephens, 2017 : 37). La perspective d’une « démocratie énergétique » soulève cependant de nombreuses questions : en quoi est-il pertinent de réunir dans un même concept des initiatives aussi différentes que le mouvement de remunicipalisation de l’énergie qui peut s’observer notamment en Allemagne, la promotion du petit entrepreneur individuel d’énergie dans le contexte américain ou encore le regroupement d’agriculteurs en coopérative pour couvrir leurs bâtiments de panneaux photovoltaïques ? La démocratisation poursuivie doit-elle s’entendre comme un ensemble de procédures (accès à la décision, création d’un cadre délibératif), de finalités morales (garantie de décisions équitables et justes) ou de finalités matérielles (garantie du droit d’accès à l’énergie, aux énergies renouvelables, à une consommation maîtrisée) (van Veelen et van der Horst, 2018) ? Par ailleurs, la littérature sur le sujet, en émergence, n’éclaire pas encore suffisamment les relations entre démocratisation et territorialisation, plus souvent postulées que réellement étudiées.

Quatre études de cas réunies dans ce dossier contribuent à nourrir une approche critique des initiatives coopératives et de la territorialisation. Adeline Cherqui et Pierre-Henri Bomberger reconstituent sur le temps long les processus de recadrages argumentatifs en faveur et en défaveur de deux projets éoliens devant s’implanter sur des crêtes montagneuses suisses. Leur article éclaire la manière dont la territorialisation par le haut de la production d’énergie, même parée de la légitimité de la lutte contre le réchauffement, peut être tenue en échec par la mobilisation des acteurs d’un territoire. Ces derniers y parviennent en redéfinissant le sens de la transition souhaitable selon des valeurs en prise directe avec les représentations du territoire local, mais aussi en élargissant les représentations de la soutenabilité à des enjeux qui débordent la question du réchauffement, comme la biodiversité et la qualité paysagère. On s’étonnera peu que le contexte suisse présente, par rapport à celui du Panama étudié par Marie-Esther Lacuisse, un contraste marqué eu égard à la mise en débat des choix de production énergétique et de leur impact. Mais par son caractère extrême même, cette mise en parallèle souligne utilement à quel point ce sont des contextes géographiques, institutionnels et politiques spécifiques qui déterminent « l’atterrissage » des objets sociotechniques de la transition énergétique.

À l’inverse du cas précédent, l’article de Caroline Mazaud et Geneviève Pierre analyse une dynamique territoriale endogène, dans un contexte rural français. L’acceptation des énergies nouvelles n’y pose pas de difficultés, car elle s’inscrit dans le contexte d’une communauté plutôt acquise à l’enjeu de réappropriation de la production d’énergie. Cependant, malgré l’affichage d’un intérêt territorial partagé, reconnu officiellement par un label national français, les projets mis en oeuvre poursuivent des objectifs contrastés et pas toujours convergents. Leurs retombées ne sont pas non plus uniformes : le dynamisme entrepreneurial local s’avère surtout le fait d’un groupe d’agriculteurs conventionnels bien coordonnés pour qui la « transition énergétique » fait davantage figure d’opportunité économique que de levier pour une transformation substantielle des modes de production. Malgré les vertus de consensualisme qui sont parfois prêtées au « local », il n’y a pas de raison que les démarches territoriales soient prémunies contre les tensions qui opposent, à d’autres échelles, un capitalisme de la transition et des approches plus transformatrices. L’ambiguïté de certaines initiatives de démocratie énergétique est également au coeur de l’article de Thomas Blanchet et Carsten Herzberg, cette fois, dans un cadre urbain et dans un contexte national : l’Allemagne, réputée favorable à ce type de démarches. En réussissant à prendre des parts dans l’entreprise municipale de distribution d’énergie de Iéna, une coopérative citoyenne locale parvient, selon les auteurs, à faire progresser la mise en débat des choix énergétiques à l’échelle de la ville et à mettre à l’agenda l’enjeu d’une production davantage basée sur les renouvelables. Toutefois, la coopérative ne prend pas les commandes de l’entreprise municipale et doit composer avec une autre légitimité démocratique, celle des élus locaux, responsables devant leurs électeurs de la gestion de cette entreprise publique et de sa rentabilité. Les intérêts divergents qui animent les membres de la coopérative et l’importance qu’y prend peu à peu la logique du retour sur investissement n’aident pas à conforter sa position dans le jeu municipal. Ils perturbent la cohérence environnementale de la démarche et font perdre le soutien des élus de la ville. Les auteurs estiment qu’il est difficile, dans ces conditions, de tenir pour évidente la contribution de cette expérience à une transition énergétique plus démocratique. Clôturant cette partie du dossier, l’article de Pierre Wokuri élargit la perspective en étudiant le développement des coopératives de production d’énergie renouvelable en France et au Danemark. Le constat qu’il propose est celui de régimes de politiques publiques de plus en plus hostiles à ce type d’expériences, ce qui se traduit par la multiplication, ces dernières années, d’instruments de régulation défavorables. Si le principe de participation est désormais reconnu par les pouvoirs publics, c’est sous une forme réduite à sa seule dimension financière, ce qui participe surtout à légitimer les opérations menées par des promoteurs classiques. Ainsi, les coopératives, loin de réussir à rebattre les cartes dans le secteur énergétique, en sont plutôt réduites aujourd’hui à lutter pour leur propre survie, une tendance que l’on peut penser commune à de nombreux pays européens (Bauwens et al., 2016). Au final, ces quatre articles nous incitent à penser que le chemin est long et semé d’embûches entre les promesses d’un verdissement par la « démocratie énergétique » et leur réalisation. D’une part, les communautés locales n’ont pas une vision univoque des bénéfices qu’engendrera l’installation de dispositifs de production renouvelables et peuvent bien considérer que le développement soutenable de leur territoire passe par d’autres mesures ou par d’autres équilibres. D’autre part, pour celles qui s’y essayent, les capacités de résistance et d’adaptation des acteurs dominants du secteur, le faible soutien de la plupart des États, l’ambiguïté et les conflits d’objectifs qui marquent souvent les collectifs porteurs en dépit des immenses efforts qu’ils parviennent parfois à fournir confinent les démarches d’appropriation citoyenne de la production énergétique dans les marges des processus de transition.

Formes d’engagement et expérimentations

La troisième partie du numéro est composée de travaux sur les différentes formes d’engagement politique en faveur de la transition. Cette troisième partie répond d’abord aux articles de la première, en analysant les efforts des acteurs non étatiques pour influencer les actions publiques et les cadrages de la transition par les pouvoirs publics. On se situe alors en amont, dans la définition même de certains objets comme des solutions de transition énergétique et climatique (le vélo, les options de densification urbaine, les « milieux de vie » durables) qui peuvent par la suite être reprises par l’État. L’article d’Audrey Chérubin nous montre, par exemple, le travail sans relâche d’expertise et de développement de relations avec les autorités publiques d’un petit groupe d’acteurs dédiés à la cause du cyclisme et de la mobilité durable à Mexico. Guillaume Lessard nous raconte les premiers pas d’une définition de l’objet « mini-maison » à cheval entre deux mondes cognitifs sur la transition — l’un la définissant comme la consécration d’une autonomie énergétique résidentielle et l’autre comme un instrument de densification suburbaine et de logement abordable. Lessard montre également comment les deux interprétations de la portée de la mini-maison sont susceptibles d’une reprise symbolique par des promoteurs immobiliers en quête de marketing vert. René Audet, Mathilde Manon et Ian Segers nous présentent le cas d’un projet inscrit dans la démarche des « expérimentations de transitions », mis en oeuvre à l’échelle d’un quartier de Montréal. Sortant du cadre traditionnel d’action et de planification, ce type d’initiative mêlant chercheurs et acteurs tente de susciter l’innovation urbaine et le changement des pratiques par des méthodes de coconstruction multi-acteurs, ouvertes à l’exploration (Cloutier et al., 2018). Face aux politiques urbaines, la question que ce type d’initiatives pose est alors de comprendre comment ces expérimentations s’accrochent et s’arriment à leur contexte, pour se pérenniser dans le temps et faire des petits (Bulkeley, Broto et Edwards, 2014). Enfin, dans un article pour la première fois traduit en français, David Schlosberg et Romand Coles discutent, quant à eux, d’initiatives citoyennes d’agriculture urbaine locale et de do it yourself mettant en oeuvre des pratiques collectives de « cycles courts », de production et de consommation de produits locaux. À l’inverse des contributions de la première partie, ces articles font état de secteurs et de projets dans lesquels les associations citoyennes et sans but lucratif jouent un rôle et participent, même si c’est à travers des difficultés et des contraintes multiples, au cadrage et à la mise en oeuvre des solutions de transition. Dans le domaine de la mobilité durable en ville, les associations font souvent partie des partenaires : elles participent à l’élaboration des politiques ou réalisent des projets pilotes. Une des contraintes importantes de telles alliances villes-associations est qu’elles ne tiennent plus (ou sont soumises à de fortes pressions) lorsqu’il est question de grandes infrastructures sur lesquelles les gouvernements supérieurs, et non plus les villes, ont le dernier mot (Chérubin ; Weir et al., 2009). Ces grandes infrastructures, par exemple les autoroutes ou les investissements majeurs en transport collectif, sont pourtant celles qui comptent le plus pour l’empreinte carbone de la mobilité.

Ces mobilisations et initiatives sont étudiées de l’intérieur, en observant les débats auxquels participent les acteurs, et les barrières et défis que ces derniers rencontrent dans leurs efforts, sur le court ou long terme, pour avoir une influence sur leur objet de « transition urbaine durable ». Même si les articles n’en font pas toujours longuement mention, il est clair que, malgré ces engagements citoyens pour définir des solutions, la reprise de ces mobilisations par l’État et par des collectivités locales ne se fait la plupart du temps pas sans tensions ni contestations, que ce soit parce que des décalages entre visions citoyennes et visions des acteurs de l’État surviennent ou parce que d’autres acteurs s’impliquent pour mettre de l’avant des impacts jusqu’alors négligés. Cette conflictualité n’est pas pour autant négative, certains chercheurs argumentant à l’inverse que c’est dans la proposition, la mise en débat et les expérimentations d’options de transition que l’on en découvre les impacts et sensibilités, et que les enjeux et contradictions de divers chemins de la transition énergie et climat acquièrent une visibilité (Meadowcroft, 2009 ; Broto, 2015).

Les actions collectives visant à définir des options de transition sont aussi liées à des circulations d’idées, d’expertises et de « bonnes pratiques » à l’échelle l’internationale. Ce phénomène est évident dans l’article d’Audrey Cherubin à propos de la ville de Mexico. Les activistes vont spécifiquement y obtenir une reconnaissance des acteurs publics grâce à leurs formations et à leurs réseaux à l’international, qui attestent de leur expertise pointue de la mobilité durable. Cette reconnaissance est par ailleurs obtenue suite à un travail de mobilisations dans différents espaces et arènes à Mexico. Audrey Chérubin montre très bien comment les activistes vont travailler tant dans l’espace public que dans les espaces politico-administratifs pour gagner une reconnaissance à la fois médiatique et symbolique, une reconnaissance politique des acteurs de différentes factions et une reconnaissance technique des experts et fonctionnaires de l’État, et des fondations liées aux réseaux internationaux. Ainsi, l’expertise sur les « bonnes pratiques » en matière de mobilité durable se territorialise (McCann et Ward, 2011) dans le contexte précis de Mexico au fil d’un travail politique complexe réalisé par des acteurs aux trajectoires sociales spécifiques qu’il importe de décrire. C’est ce que propose Audrey Chérubin en analysant ce processus du point de vue des ressources qu’il donne aux activistes pour faire avancer leur définition de la mobilité durable à Mexico.

Dans le cas de la contribution de René Audet, Mathilde Manon et Ian Segers, ce n’est pas le contenu des politiques qui se déplace mais le modèle de recherche-action. Important le modèle universitaire des « sustainability transition experiments », les auteurs font en fait état d’une recherche collaborative avec des acteurs de quartiers montréalais se mobilisant pour faire des ruelles de leurs quartiers des espaces de transition « socio-écologique ». Les auteurs poursuivent ainsi l’objectif d’accompagner les groupes dans l’expérimentation pour en faciliter les débouchés et la reproduction, en explicitant notamment avec eux leurs visions de transformation de leurs milieux de vie. Si la méthode est importée d’un champ universitaire encore peu mobilisé au Québec, elle s’ancre dans un contexte bien montréalais des « ruelles » (petites rues étroites en fin de cours typiques des quartiers montréalais, qui sont depuis plusieurs années le lieu à la fois d’appropriations citoyennes et de verdissement, de tensions entre espace de jeux pour les enfants et espaces de stationnements/circulation automobile pour les riverains). On voit donc dans l’article la rencontre entre le modèle de sustainability transition et l’espace vécu des ruelles, où le vocable même de la transition n’a pas initialement de sens concret.

Nous offrant une perspective plus macro, David Schlosberg et Romand Coles discutent des initiatives qui constituent pour eux une nouvelle forme d’environnementalisme « matérialiste ». Les projets citoyens étudiés rappellent le mouvement des Villes en transition en ce qu’ils visent une relocalisation des échanges en matière d’alimentation, d’énergie et de biens, mais sans pour autant en porter le label. David Schlosberg et Romand Coles étudient de manière transversale ces initiatives de relocalisation citoyenne en évitant de se cantonner à celles qui se réclament d’un manuel du type de celui de Hopkins. Ce faisant, ils proposent une analyse théorique de l’utopie portée par ces initiatives qui met l’accent non pas sur la circulation des discours en matière de transition post-carbone (Barr et Pollard, 2017 ; Williams, 2017), mais sur les formes d’engagement communes à des mouvements en apparence disparates.

Les mouvements misant sur la transformation des pratiques de la vie quotidienne par des initiatives collectives ont déjà été discutés du point de vue du type d’engagement politique qu’elles impliquent. Les militants qui participent à ces initiatives formulent souvent leur engagement comme une alternative au mouvement environnemental traditionnel, une troisième voie entre celle de l’action contestataire et celle de l’engagement seulement individuel à travers des modes de vie écologiques (Mason et Whitehead, 2012 ; McGregor et Croth, 2016 ; Chanez et Lebrun-Paré, 2015 ; Semal, 2013). L’ancrage des initiatives dans une vision de communauté permet autant à des citoyens sans expérience politique qu’à des activistes fatigués du caractère éreintant de l’action contestataire de s’ancrer dans des actions concrètes non conflictuelles, mais néanmoins collectives. Plusieurs auteurs ont caractérisé ce champ d’initiatives citoyennes comme « apolitique » (Jonet et Servigne, 2013 ; Mason et Whitehead, 2012 ; Kennis et Mathijs, 2014), eu égard au fait qu’elles ne considéreraient pas l’impact sur les communautés à distance, ou sur celles proches et moins privilégiées, et qu’elles mettraient de côté les luttes conflictuelles nécessaires à la protection des institutions et des espaces — énergétiques, agricoles et de fabrication — locaux. David Schlosberg et Romand Coles arguent plutôt, justement, que la mission de ces mouvements est foncièrement politique et pratique, puisqu’ils visent à créer et à maintenir des structures locales alternatives permettant notamment de s’approvisionner localement. Cette approche, que les auteurs qualifient de « matérialisme durable », constitue une manière pour les militants de contourner l’inertie politique sur la scène des politiques environnementales. C’est aussi une manière d’articuler et mettre en pratique une relation différente avec le monde non humain d’où nous tirons les ressources, en mettant de l’avant le projet politique d’un nouveau métabolisme local fondé sur ce matérialisme durable. En mettant l’accent sur le caractère politique de l’utopie de se détacher des flux globaux d’approvisionnement, Schlosberg et Coles parviennent à montrer que ce type d’engagement politique n’est pas nécessairement contradictoire avec ces autres formes d’engagement. Au contraire, on pourrait argumenter que la question matérielle des flux de consommation englobe tout à la fois des transformations dans les matérialités, dans les institutions et dans les tissus de relations dans lesquelles s’ancrent les pratiques individuelles.

Ce dossier offre donc une multitude d’angles de vue pour appréhender les transitions énergétiques et climatiques comme des processus politiques contingents, multidimensionnels, contextuels, bien davantage que comme la substitution « naturelle » d’une technique de production et de gestion de l’énergie par une nouvelle. Ces processus ont pour point commun de s’inscrire dans le contexte d’une très forte dépendance au sentier sur le plan de l’organisation matérielle et normative de nos sociétés, fondées depuis le début du 20e siècle sur le principe d’une énergie facilement accessible, peu coûteuse et abondante. Même largement reconnue, l’urgence climatique n’est pas un levier suffisant pour briser un « verrouillage » sociotechnique à ce point structurant. Elle alimente néanmoins de multiples politiques publiques et des mobilisations collectives, d’incessants processus de cadrages, des luttes entre acteurs porteurs de dispositions et d’intérêts différents, à des échelles qui vont de la scène internationale aux initiatives de quartier, le tout pour un résultat qui ne peut être en rien écrit d’avance. En ce sens, le « chemin » des transitions n’a pas de fin. Du point de vue des sciences sociales, c’est le bouillonnement qu’il suscite qui en fait un terrain d’investigation sociologique fertile, à partir duquel il est possible d’enrichir l’étude des mouvements sociaux écologiques, ainsi que celle des politiques publiques environnementales, et d’actualiser la réflexion sur la dynamique, éminemment complexe et ambiguë, d’écologisation de nos sociétés.