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Plusieurs études ont traité des rapports entre les agents du savoir et leur rôle comme actants dans leur milieu. Nous signalons en particulier l’étude de Pascale Ryan (2003), qui met en lumière les contextes historiques et nationaux qui s’imposent aux intellectuels français et québécois, ainsi que les travaux d’Yvon Lamonde (1998 et 2001) qui traitent des éléments constituants à l’apparition d’une production intellectuelle autonome et mature au Canada français.

Comme nous nous intéressons aux sociétés francophones minoritaires au Canada, celles menacées dans leurs capacités de survie, nous retenons surtout ici l’importante contribution récente du sociologue Ali-Khodja sur les conditions historiques et épistémologiques de la construction des pratiques de connaissance en milieu francophone minoritaire. Parmi celles-ci, Ali-Khodja signale les contraintes institutionnelles et politiques qui s’exercent sur le discours intellectuel et savant en Acadie (2013). Ali-Khodja signale par ailleurs la nécessité d’élaborer une histoire des intellectuels en Acadie :

qui saurait reconstituer l’ensemble des conditions sociétales qui ont présidé à la naissance (récente) des intellectuels en Acadie et qui analyserait la place qu’ils y ont occupée; le tout en contrepoint de l’analyse des idéologies dont ils ont été tributaires et de celles dont ils se sont délestés, des oeuvres qu’ils ont élaborées, des influences qu’ils ont subies, de leurs engagements, des évènements qui ont sous-tendu la trame de leur parcours.

ibid., p. 53

Notre objectif ici est bien plus modeste que celui proposé par Ali-Khodja. Nous proposons en effet une réflexion sur les historiens de l’Acadie à titre d’intellectuels, afin d’éclairer les rôles sociaux que s’attribuent les historiens de l’Acadie et ceux que les acteurs sociaux de la société acadienne[1] leur ont confié. D’une part, nous cherchons à éclairer les contextes qui ont mené à la définition contemporaine du rôle social des historiens en Acadie; d’autre part, nous voulons traiter des tensions persistantes au sein de la communauté historienne quant au rôle que doit jouer les historiens au sein de leur communauté : les historiens doivent-ils faire de l’histoire un « remède social » ou un « amour de la vérité » (Dumoulin, 2003, p. 122)?

Nous prenons comme hypothèse qu’en Acadie le passé occupe une place privilégiée dans l’exercice de construction identitaire qui constitue un aspect de la cohésion sociale du groupe. C’est donc prioritairement autour des paramètres identitaires, éléments constitutifs du devenir collectif, que s’est constitué le rôle social des historiens. Les historiens sont ainsi interpellés par la collectivité acadienne afin de forger les liens qui assurent la continuité entre le passé, le présent et l’avenir du groupe et pour légitimiser leurs réclamations par la diffusion de leurs messages.

Nous commençons par une mise en contexte pour expliquer comment s’est constitué le rôle social des historiens en Acadie. Puis, nous traitons du poids du présent dans l’étude du passé. Si la société acadienne contemporaine accorde une grande importance à son histoire, cette valorisation s’accompagne souvent d’une mise en scène du passé afin de maintenir la cohésion sociale du groupe, toujours menacée par son statut de minorité. Nous cherchons ensuite à situer les historiens de l’Acadie dans leur fonction sociale, soit celle de promoteur de l’identité acadienne. Ici, nous abordons les thématiques privilégiées, puisées dans le passé acadien pour nourrir les enjeux sociétaux contemporains. Nous ciblons comme exemple de ces thématiques privilégiées, les évènements traumatiques du Grand dérangement, ainsi que les conséquences de cet évènement, à long terme, que sont la dispersion et le statut de société minoritaire sur le territoire historique du groupe. Ces événements dominent toujours le récit historique, non pas seulement par le poids du traitement accordé à ces thématiques, mais aussi par la portée mémoriellle des événements. L’expérience traumatique de la déportation, à laquelle s’associe son corollaire : la survivance des Acadiens, mais en situation de minorité culturelle et linguistique, expliquent la pérennité du concept d’identité dans l’historiographie. Enfin, nous souhaitons, par le biais de cette analyse, ouvrir les perspectives et alimenter la discussion sur le rôle social des historiens de l’Acadie.

1. Comment s’est constitué le rôle social des historiens de l’Acadie

Il faut remonter au 19e siècle pour comprendre comment et pourquoi le travail de l’historien est interpellé par sa société. En Acadie comme au Québec et même en Occident, le nationalisme définit cette époque (Clarke, 1993; Ouellet, 1999; Hunt, 2014). Mais si le nationalisme est une idéologie courante au 19e siècle, il a un ton et des visées spécifiques chez les sociétés québécoise et acadienne. Au Québec, le passé se construit autour du concept de nation, nourri, selon François-Xavier Garneau, par la « force secrète de cohésion et de résistance » (cité dans Ouellet, 1999, p. 101). Comme le signalent les historiens Patrick D. Clarke (1993), Joël Belliveau et Patrick-Michel Noël (2016) et plus récemment Ronnie-Gilles LeBlanc (2018), en Acadie de la fin du 19e siècle, ce sont les idées de Rameau de Saint-Père qui nourrissent le sens de la nationalité et du destin providentiel des Acadiens. C’est Rameau de Saint-Père, dans son ouvrage La France aux colonies : Acadiens et Canadiens (1859), qui entame l’éveil de la société acadienne autour des pôles de la vie rurale, de la paroisse et de la famille, éléments essentiels à l’ordre social chrétien.

Ainsi interpellés, les historiens de l’époque, dont les Acadiens Pascal Poirier et Placide Gaudet, ainsi que les Québécois Robert Rumilly et Bona Arseneault, se mettent au service de la nation et construisent un récit historique qui peint « une image glorieuse du peuple acadien visant à légitimer et à asseoir son devenir » (Belliveau et Noël, 2016, p. 34). Leur lecture du passé acadien souligne les sacrifices et les souffrances des pères, qui sont justifiées par la promesse d’un destin providentiel.

La problématique identitaire occupe par nécessité une place privilégiée dans les travaux des historiens de cette période (LeBlanc, 1995 et 1999, p. 131 [1999]). Le retour des Acadiens dans les Maritimes après l’événement traumatique de la déportation, connue aussi sous le libellé de Grand dérangement (LeBlanc, 2005), ne leur avait pas permi de reconstituer une société autonome sur leur territoire historique. Leur statut permanent à titre de société minoritaire et leur rapport de dépendance perpétuel vis-à-vis la majorité anglo-protestante expliquent la prépondérance de la thématique identitaire au coeur du concept de la nation dans le discours historien de cette époque. Les rapports entre les Acadiens et l’autre sont présentés exclusivement sous l’angle de la quête de survivance de l’identité acadienne, car le devenir du groupe s’inscrit dorénavant dans un contexte de rapport de force inégal et toujours à renégocier.

Selon le sociologue Julien Massicotte, c’est pendant les années 1950 et 1960, une période de transformations profondes vers la modernité, que les rapports entre société et historiens – tant professionnels qu’amateurs – sont les plus présents. À cette époque, la problématique nationale prédomine toujours chez les historiens « traditionalistes » selon Massicotte et celle-ci est encore tributaire de la survivance du groupe, toujours menacée par ailleurs. Selon Massicotte, la contribution de l’histoire à la société est claire : « L’histoire est vecteur (sic) de survivance : c’est son mandat. Le rôle du passé dans le présent consiste à assurer le maintien et la cohésion du groupe. » (2014, p. 73) Et les transformations sur le plan de la pratique historienne qui se réalisent au fil des générations qui suivent n’ont pas réduit l’attrait des historiens professionnels ou amateurs, ni celui de leur public, à l’égard d’une lecture engagée du passé acadien, toujours selon Massicotte (2010).

2. Le présent dans l’étude du passé

Toutes les disciplines des sciences sociales et humaines sont interpellées par les voix de leur milieu pour répondre aux préoccupations du présent. Comme toute autre discipline des sciences sociales et humaines, la pratique historienne s’inscrit dans son contexte social et temporel. L’enquête historienne en Acadie est donc nourrie par les préoccupations sociétales du moment, ses débats politiques et publics.

Selon les historiens Jewsiewicki et Létourneau, il ne pourrait être autrement, car « le passé n’appartient pas aux morts. Il s’agit d’une “matière” continuellement travaillée par les vivants » (1996, p. 15). Le passé comme « matière » n’intéresse pas que les historiens et les chercheurs en sciences humaines et sociales. La société entière s’intéresse à son histoire. Le sociologue Massicotte s’appuie sur les travaux de Fernand Dumont pour affirmer que le rapport que les individus et surtout les communautés entretiennent avec leur passé est loin d’être secondaire; c’est un besoin essentiel, « un rapport constitutif que les sociétés entretiennent avec elles-mêmes » (2014, p. 67). Massicotte précise la nature des rapports que les contemporains souhaitent établir et entretenir avec leur passé :

Les connaissances historiennes permettent aux sociétés de donner un sens au présent et à l’avenir, d’interpréter leur condition, de combattre la tentation du déterminisme et de comprendre que l’histoire – celle du présent et de l’avenir – est ouverte, est à faire.

ibid., p. 67

Il faut se demander si le travail des historiens peut s’accommoder de cet objectif social, lié aux besoins du présent pour répondre aux ambitions de l’avenir. Nous ne démentons pas ici cet objectif social, soit celui d’affirmer la cohésion sociale du groupe, car il va sans dire que celui-ci est légitime. Nous nous demandons plutôt si l’histoire comme science peut et doit se prêter à l’exercice.

Les liens que la communauté cherche à tisser entre le passé, le présent et l’avenir expliquent, en partie du moins, les paroles de Jewsiewicki et Létourneau en ce qui a trait aux multiples usages du passé « en fonction des finalités avouées ou cachées qui ont toutes à voir avec un présent qui se fait ou un futur que l’on désire » (1996, p. 15). Parmi ces multiples usages du passé, citons l’histoire comme outil d’éducation nationale, citoyenne. Eric Hobsbawm signale les conséquences néfastes qui découlent de l’usage du passé en ciblant l’exemple du rôle accordé à l’histoire dans les régimes d’études publics. En réponse à la question « Why […] do all regimes make their young study some history in school? », Hobsbawm répond : « Not to understand their society and how it changes, but to approve of it, to be proud of it […]. » (1997, p. 35).

En effet, les finalités recherchées par les acteurs de la société contemporaine dans leur regard sur le passé acadien ont le potentiel de déformer et même de réduire le sens du passé. L’énoncé de Jewsiewicki et de Létourneau nous fait prendre conscience que le passé subit une altération par l’intervention de l’historien et que cette intervention, qui a comme objectif légitime de reconstituer aussi exactement que possible les multiples réalités du passé, peut aussi servir les intérêts des acteurs contemporains qui cherchent à formuler ou à prendre en charge l’avenir du groupe.

Les préoccupations contemporaines en ce qui touche le devenir d’une collectivité n’ont certes pas toujours des rapports négatifs sur la pratique historienne. L’historien se doit d’être engagé dans le sens que ses efforts pour éclairer le passé ont le potentiel d’apporter des transformations sociales importantes. Selon Hobsbawm, l’histoire rend son meilleur service au présent par l’analyse des anachronismes et des réalités multiples du passé tout en rappelant que la caractéristique principale et constante de toute histoire humaine se situe sur le plan des transformations (1997).

L’étude du passé peut et doit éclairer la société contemporaine sur son parcours et identifier ses besoins présents, ainsi que le potentiel de ses ambitions pour l’avenir. En revanche, comme le signale Peter Farrugia, faire l’histoire selon les besoins du présent comporte de sérieux risques pour la pratique de l’histoire : « If we accept this proposition, we are engaging in a form of presentism that sees value only in those aspects of the past with “clear” utility in our world. » (Farrugia, 2005, p. 18)

Conscients du fait que la société contemporaine définit ses propres attentes relatives à l’analyse du passé, l’historien interpellé par sa communauté doit ainsi évaluer si son regard constitue le meilleur outil pour répondre adéquatement aux débats, aux besoins et aux aspirations du groupe. Il doit aussi évaluer si sa contribution risque de dénaturer son métier. Or, les historiens de l’Acadie sont loin de faire front uni quant à la nature exacte de leur responsabilité par rapport aux préoccupations du présent dans l’étude du passé. Sans reproduire tous les arguments, nous offrons ici quelques exemples qui témoignent tout simplement de l’absence de consensus sur cette question.

La contribution de l’historien Patrick Clarke à l’historiographie sur l’Acadie et surtout à la réflexion épistémologique est bien connue. Déjà en 1993, Clarke postulait que « l’historiographie serait un intermédiaire entre des conditions structurales et des consciences collectives qui en sont le résultat » (Clarke, 1993). Selon Clarke, l’historiographie joue un rôle de premier ordre dans l’exercice qui permet de définir le destin de la collectivité acadienne comme nation (2014). Celui-ci affirme qu’il existe des rapports étroits entre les aspirations du groupe, définis dans le présent en prévision de l’avenir, et la responsabilité de l’historien de contribuer à la réalisation de ces aspirations. Et Clarke critique ceux parmi les historiens et historiennes qui s’éloignent de cette définition de leur rôle social. Cette condamnation cible particulièrement les historiens du social des années 1980, qu’il qualifie de normalisateurs en raison de leur penchant pour traiter l’époque moderne et le temps présent ainsi que leur préoccupation à analyser la matérialité – plutôt que l’intentionnalité nationale – et la normalité – les faits, les temps et les espaces du continent, du capitalisme, du monde entier – (Clarke, 2014). Selon Clarke, cette génération d’historiens, par le choix de période et les approches qu’elle privilégie, « viole deux tabous : elle nie l’expulsion en tant que moment fondateur et elle renonce à son devoir, qui consiste à dire et à redire le mythe » (ibid., p. 188). Nous reviendrons dans la prochaine section sur le thème du mythe dans la pratique historienne en Acadie.

L’historien Jacques Paul Couturier est plus critique des rôles sociaux qui sont confiés aux historiens. Déjà en 1987, Couturier signalait l’attrait du discours et la forte emprise de la problématique nationale dans l’historiographie portant sur l’Acadie. Couturier regrettait par ailleurs « la proximité entre histoire et idéologie » (1987, p. 240) qu’il expliquait en partie par la « cohabitation, dans les mêmes forums, des productions universitaire et amateure » (ibid., p. 245). Dans un ouvrage codirigé avec l’historienne Phyllis E. LeBlanc, Couturier soulignait les lieux d’enquête historienne qu’il souhaitait faire valoir en Acadie :

Il ne s’agit donc pas d’examiner l’Acadie dans son discours, mais dans sa substance même, dans ses structures et dans les comportements parfois quotidiens, parfois publics, parfois privés, des femmes et des hommes qui la composent.

Couturier et LeBlanc, 1992, p. 13

Pour l’historien québécois Ronald Rudin, les manifestations publiques autour des événements mémoriels, dont le 400e anniversaire de la naissance de l’Acadie en 2004 et le 250e anniversaire de la Déportation en 2005, permettent aux historiens de capter la grande diversité des interprétations contemporaines sur ces éléments du passé acadien qui meublent la mémoire, tant au sein du groupe acadien que chez les sociétés qui s’intéressent à leur histoire (Rudin, 2014). Rudin cherche ainsi à mieux comprendre les visées cachées du souvenir et de l’oubli qui ne font pas partie d’une lecture officielle, voire scientifique, du passé.

Ces quelques exemples sont présentés dans le but de conscientiser le lecteur au fait qu’il y a une grande diversité de prises de positions, chez les chercheures et chercheurs en histoire et plus largement en sciences sociales et humaines, sur le rapport à établir entre le questionnement scientifique et les préoccupations contemporaines de la communauté dans laquelle habite et travaille les historiens. Les praticiens de l’histoire acadienne sont conscients des questions, des problèmes ou des débats de société qui, d’une génération à l’autre depuis au moins la deuxième moitié du 19e siècle, assurent la pertinence, voire la légitimité, du discours sur les projets de société par le biais, entre autres, du récit historique. La diversité des positions sur le rôle social des historiens met aussi en évidence l’inconfort que ressentent certains praticiens face à une interprétation mythique du passé, qui aurait comme fonction d’assurer la cohésion sociale dans le présent. D’autres sont plus à l’aise de tisser des liens entre les expériences du passé et les ambitions du présent dans le but de promouvoir un avenir collectif prometteur.

3. Les historiens de l’Acadie comme agents de promotion de l’identité acadienne?

Les questions débattues au sein de la communauté acadienne amènent les historiens à puiser dans le passé afin d’y trouver des réponses, voire même des appuis. Il se peut que la société contemporaine soit en quête d’une interprétation historienne qui réconforte, qui reflète les opinions populaires, les prises de position politiques ou encore, les visées nationales ou associatives à l’égard de l’avenir de sa communauté : en un mot, qu’elle réclame à la parole historienne le sceau de légitimité.

Il va de soi que les historiens de l’Acadie ont la responsabilité de reconnaitre et de respecter les aspirations ainsi que les réalisations des communautés acadiennes contemporaines. Selon nous, les historiens concrétisent l’idéal de cette responsabilité sociale par le biais de la découverte et de la validation scientifique et par la narration de l’expérience historique du groupe. Ils cherchent avant tout à comprendre le monde tel qu’il a été et tel qu’il est devenu, sans s’inquiéter de ce qu’il est ou de ce qu’il devrait être. Gérard Noiriel signale à cet égard que « notre rôle, en tant que chercheurs, n’est pas de répondre directement aux interpellations de l’actualité, mais d’apporter des éléments de réflexion susceptibles d’aider les citoyens dans leur propre cheminement » (2001, p. 14). Hobsbawm propose une position toute aussi nuancée face aux interpellations de la société contemporaine lorsqu’il affirme que le travail des historiens « can tell contemporary society some things it might benefit from, even if it is reluctant to learn them » (1997, p. 36). Selon ces schémas, les historiens trouvent leur place dans les rapports entre le présent et le passé lorsque leur travail contribue à une meilleure compréhension de la réalité contemporaine sans se préoccuper de la réception de leurs messages sur le passé. Le rôle social des historiens serait donc compromis lorsque le passé devient avant tout un outil de promotion d’un groupe ou d’une idéologie.

Hobsbawm redoutait les influences idéologiques sur la pratique historienne : « History as inspiration and ideology has a built-in tendency to become self-justifying myth. » (1997, p. 36). Cette mise en garde nous parait fondamentale. Le regard sur le passé que proposent les acteurs de la société contemporaine n’est pas toujours désintéressé; ils peuvent souhaiter une lecture du passé dans laquelle ses dimensions idéologiques occupent une place prioritaire. Une reconstruction du passé à des fins idéologiques définies au présent peut-elle se lire autrement que comme construction idéalisée, voire mythique?

On peut se demander comment un mythe prend racine et se construit dans le temps. En Acadie, deux thèmes ont longtemps dominé la scène acadienne dans la construction d’une vision mythique du passé : d’une part, la rupture et le traumatisme que provoque la Déportation et, d’autre part, la quête de la survivance du groupe, signe tangible et mesurable de son identité distincte depuis cet événement traumatique.

Moment de rupture, la Déportation interrompt brusquement le cheminement, voire le progrès, des Acadiens comme société. Les historiens de l’Acadie reconnaissent l’importance historique de ce moment de rupture que représente la Déportation et ses conséquences sur la capacité de cette société de se reconstruire, de se soutenir à titre de collectivité et de définir son devenir à titre de société[2]. Dans une étude récente sur la thématique de la construction et de la déconstruction du récit historique qui porte sur l’Acadie et les Acadiens, l’historien Marc Robichaud (2011), par le biais d’un sondage auprès des jeunes francophones du Nouveau-Brunswick, signale que les événements historiques entourant la Déportation représentent à leurs yeux les épisodes les mieux connus de leur passé. Robichaud conclut sur la pérennité d’une vision de l’histoire acadienne, axée sur la Déportation et ses conséquences, véhiculée depuis la deuxième moitié du 18e siècle.

Cette rupture est plus conséquente encore du fait que le moment de naissance d’une identité proprement acadienne a été fixé à la première moitié du 18e siècle, chez les quelques générations d’Acadiens qui vivent en Acadie jusqu’au moment de la Déportation. Et plus encore, car certains conçoivent toujours la société acadienne de cette première moitié du 19e siècle comme constituant un idéal social, une sorte de paradis terrestre dont les caractéristiques principales seraient un fort sentiment d’attachement familial et communautaire chez les Acadiens, ainsi qu’une dévotion aux valeurs chrétiennes (Griffiths, 1992b). L’idée d’une société pieuse sans rangs ni maîtres et dont les pratiques de gestion communautaires traduiraient, selon certains, des valeurs démocratiques, voire républicaines (Faragher, 2005).

Selon cette lecture du passé, l’époque qui précède la Déportation et ses suites est considérée comme l’âge d’or de l’Acadie. (Daigle, 1995). Or, selon John Johnston, l’enracinement de l’identité acadienne dans un scénario de paix et de prospérité qui se lit comme une vie non seulement idyllique, mais aussi moralement justifiée est tellement inscrit dans la pratique historienne qu’il atteint le statut d’archétype, voire même de mythe. Johnston regrette que ce soit ainsi, car « [t]he idea that Acadie was a peaceful land of plenty […] is wonderfully appealing. It should be true » (Johnston, 2004, p. 84). Plus récemment, la voix de l’historien Gregory Kennedy s’est ajoutée à celle de Johnston pour signaler le sens mythique qu’a pris cette époque de l’histoire acadienne; Kennedy soutient plutôt que « [t]he Deportation did not end a golden age of peace and prosperity; it was the final stage in a century of enduring conflict, uncertainty, and tension » (Kennedy, 2014, p. 208).

Quoi qu’il en soit, la Déportation annonce une nouvelle réalité, celle de la dispersion de la société acadienne en petits groupes sur le continent nord-américain et ailleurs. C’est chez les Acadiens qui retournent sur l’ancien territoire de l’Acadie, devenu les provinces maritimes, que l’historiographie cherche les signes d’une volonté populaire de reconstruire les bases d’une société et les moyens de réaliser la survivance culturelle du groupe, éléments constitutifs d’une conscience nationale.

Encore aujourd’hui, le devenir des Acadiens dépend de signes tangibles et mesurables de sa survivance : son poids démographique, sa voix politique et son identité distincte. L’identité acadienne est la clé de voûte de ses aspirations à titre de société. L’identité sert non seulement à soutenir ses aspirations, mais aussi à mesurer le potentiel des actions collectives. Dans ce contexte, il ne faut pas se surprendre que le passé acadien sert aux acteurs sociaux à construire un récit historique axé sur la survivance. Cette lecture du passé cherche donc et avant tout, confirmation que l’identité acadienne, née dans les décennies qui précèdent la déportation, reste visible, respectée et reproduite d’une génération à l’autre au sein des communautés acadiennes. Les historiens occupent pour les acteurs sociaux un rôle social de première importance, car ils situent dans le temps et dans l’espace les racines de l’identité acadienne et ils tracent son parcours jusqu’à nos jours.

L’attribution aux historiens de la fonction d’ancrer le référent identitaire dans le passé ne doit pas étonner, selon l’historien Patrick Noël, car « la dialectique entre histoire et société s’apprécie dans le triptyque complexe histoire, mémoire et identité » (Noël, 2014, p. 55). Par ailleurs, l’historien Jean Daigle signalait déjà en 1995 que la production historienne des 19e et 20e siècles sur l’Acadie fut dominée par la thématique identitaire. Il juge que c’est ainsi puisque « [l]es historiens sont perçus comme des producteurs d’identité car ils traduisent, souvent à leur insu, les finalités d’une société » (p. 86). Parmi les caractéristiques de l’identité acadienne auxquelles font référence les acteurs sociaux ainsi que les chercheurs pour éclairer l’identité distincte des Acadiens, nous comptons, entre autres, l’attachement à leur terre (18e siècle), à la foi catholique (17e au 20e siècle) et à la langue française (19e siècle à nos jours).

À quel point pouvons-nous établir le constat d’une construction mythique du passé, soutenue à des fins contemporaines et à laquelle s’engage les historiens? Nous ne pouvons pas y apporter de réponse définitive. Nous postulons cependant que les historiens ont la responsabilité de rappeler à leurs contemporains que ceux-ci ont un avantage que leurs ancêtres n’avaient pas : celui de connaitre les évènements tels qu’ils ont eu lieu et de comprendre, du moins partiellement, leur impact sur le groupe. Il nous semble évident qu’il faut à tout prix éviter de dénaturer l’expérience historique, ainsi que les aspirations et les mentalités d’époque lorsque nous nous engageons dans un exercice, pourtant légitime, d’exploration de notre passé collectif pour mieux comprendre ses valeurs et ses ambitions collectives.

Les historiens doivent aussi rappeler que toute stratégie sur le plan identitaire s’inscrit dans les rapports que le groupe entretient avec les autres. L’identité collective est inscrite dans la différence; or, dans le cas acadien, le statut de société minoritaire fait en sorte que ces différences sont vécues dans un contexte de rapports de force inégaux. Le statut de minoritaire exige des historiens un regard ouvert sur les rapports entre les sociétés présentes sur le territoire et sur la dynamique de dépendance qui force ou qui encourage des ajustements continus par rapport aux réalités qui se vivent sur le terrain à mesure que celles-ci se définissent et se transforment. Par ailleurs, celui qui traite de société minoritaire doit reconnaitre une autre réalité : celle de l’intégration, voire de l’assimilation, de certains membres de la communauté à la société dominante, à ses structures, à sa mentalité et à ses valeurs. Les historiens ont la responsabilité sociale de représenter cette réalité, toute aussi réelle et porteuse de transformations sur le plan social.

Gérard Noiriel traduit bien un des grands défis auxquels font face les historiens lorsqu’il affirme que ceux-ci parlent à deux communautés différentes, mais reliées : la communauté du savoir, soit celle des historiens professionnels, et la communauté de mémoire, constituée du grand public et des amateurs d’histoire (Noiriel, 1996). Nous pensons avoir clairement montré, dans le cas acadien, les lieux qui sont propices à créer une tension entre ces deux communautés. L’identité constitue un enjeu contemporain de première importance en Acadie, liée à son devenir à titre de société. Le recours à l’histoire afin d’ancrer une lecture du passé qui assure la cohésion sociale et qui permet d’affronter les défis contemporains est vu par certains historiens non seulement comme un exercice, mais aussi comme une partie intégrale de leur responsabilité, tant sociale que professionnelle. À nos yeux, un tel exercice risque de contraindre les historiens à une interprétation du passé qui ne peut qu’être le reflet des valeurs et des préoccupations du présent et qui, par ailleurs, ne s’avère qu’une lecture très partielle de l’histoire. Ainsi contraient, les historiens ne peuvent pas rendre service au passé qui, avant tout, reste une réalité à découvrir dans toute sa diversité et sa complexité.

Nous ne revendiquons pourtant pas une définition étroite du rôle social des historiens. Nous ne souhaitons pas non plus que leur contribution scientifique soit réduite au simple exercice neutre de relater le passé. Les historiens ne peuvent pas justifier un retrait total de la scène des débats et des questionnements contemporains de peur de subir une influence idéologique ou une distorsion de leur science. Aucune discipline scientifique ne peut réclamer une autonomie complète vis-à-vis de sa société. Tout comme l’historien Joël Belliveau, nous croyons fermement que le rôle social des historiens trouve toute sa valeur dans l’exercice qui consiste à éclairer le sens du passé (Belliveau, 2014). Et Naomi Griffiths nous rappelle que les historiens ne doivent pas évacuer la quête du sens au profit de celle de la connaissance. Griffiths propose plutôt d’établir des rapports entre les historiens et la communauté qui soient fréquents et porteurs de sens (1992a). Nous appuyons les propos de Griffiths, à condition que les historiens gardent leurs distances par rapport aux idéologies créatrices de mythes rassurants. Le rôle social des historiens exige que nous cernions les contours de la vie de nos ancêtres dans la pluralité des réalités historiques vécues sans oublier, toutefois, les rapports qu’ils ont entretenus avec autrui, que ce soit les autochtones, les autorités coloniales ou la majorité anglo-maritimienne. Car une des particularités de l’histoire de l’Acadie c’est de vivre et de négocier des territoires communs et des expériences partagées.