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Si l’on conçoit l’écologie comme une approche mettant en lumière les façons multiples dont les éléments composant le monde naturel sont liés[1], force est de constater qu’elle ne saurait être pensée au singulier étant donné la grande diversité de conceptions de ces rapports selon les cultures. William Cronon a bien souligné la dimension culturelle de ce qu’on nomme « la nature », dimension obscurcie par le nom même de « nature », que l’on associe à une réalité ou une essence existant hors de l’humain[2]. Dans le contexte québécois, les conceptions du rapport au territoire, aux êtres vivants qui l’habitent et aux ressources qu’il contient sont multiples et leur incompatibilité ressort sous forme de tensions déchirant l’espace social à chaque nouveau projet de barrage hydroélectrique, de pipeline ou d’exploration pétrolière. L’une de ces visions écologiques est celle issue des Premières Nations, vision systématiquement convoquée dans les médias pour dénoncer la destruction du territoire mais dont la complexité demeure assez peu visible hors des milieux autochtones. Dans la littérature des Premières Nations d’aujourd’hui, toutefois, l’écologie politique occupe une place de choix, notamment chez les écrivaines innues : Natasha Kanapé Fontaine, Joséphine Bacon, Rita Mestokosho et Naomi Fontaine mettent toutes la question du rapport entre humains et territoire au coeur de leurs oeuvres.

Comme l’expliquent la chercheure zapotèque Isabel Altamirano-Jiménez et Nathalie Kermoal, les savoirs autochtones sont indissociables du territoire spécifique d’où ils sont issus et des relations interpersonnelles – notamment de parenté (kinship) – qui les ont constitués[3]. En introduction à leur ouvrage Living on the Land, elles insistent sur l’importance des relations dans la constitution, dans la transmission et dans la transformation des savoirs autochtones :

Indigenous knowledge systems have developed over millenia and are grounded in living relational schemas. Relationships not only highlight the strong attachment Indigenous peoples have to their homelands but also underline the ontological framework that land occupies in those relationships [...]. These relationships are reciprocal and develop among people as well as between people and non-human beings. The moral code, norms, and laws governing those relationships are based on the principles of respect, reciprocity and obligation [...]. [T]his knowledge is not fragmented into silos or categories ; rather, ontologies, epistemologies, and experiences are interwoven into this system[4].

De même, les écrivaines innues puisent leur savoir écologique de diverses sources interreliées et non-hiérarchisées, notamment de la pratique personnelle, familiale et ancestrale du territoire, des récits oraux et écrits, ainsi que des relations interpersonnelles dans lesquelles elles sont engagées – avec d’autres Innu(e)s, des Autochtones d’autres nations, des allochtones[5], et des êtres autres-qu’humains (j’y reviendrai). Le « territoire » est lui-même toujours spécifique, et les quatre auteures innues mentionnées viennent de communautés distinctes : Kanapé Fontaine et Bacon sont de Pessamit, tandis que Fontaine est de Uashat et Mestokosho, d’Ekuanitshit. Elles ont donc tissé des liens avec des territoires proches mais différents.

Bien qu’un souci pour les relations entre humains et territoire habite de façon profonde l’oeuvre de toutes ces auteures, cet article sera consacré à une seule d’entre elles, Natasha Kanapé Fontaine. Qui plus est, l’analyse portera uniquement sur Bleuetset abricots (2016)[6], bien que l’auteure ait placé l’engagement environnemental au coeur de son travail depuis le début. Dans ce livre, elle établit un rapprochement entre la femme innue et la terre, qui passe non seulement par le partage d’un corps brun[7] posé comme fertile, sexuel et sensuel, mais aussi par celui d’un corps souffrant des violences de la colonisation. Le troisième recueil de la poète innue possède une très forte cohérence interne ; il est composé de deux « mouvements » regroupant cinq longs poèmes évoquant le même univers et portés par une même voix : « La Marche », « La Chasse » et « La Cueillette » dans la première partie, puis « La Réserve » et « La Migration » dans la seconde. Pris ensemble, tous ces titres renvoient à une occupation du territoire, que ce soit dans le cadre d’activités traditionnelles qui permettent la survie du peuple (chasse et cueillette) ou dans celui d’un déplacement physique (la marche[8] et la migration, qui s’immobilisent de façon forcée entre les frontières de la réserve). Je me propose alors d’étudier l’identification ainsi que l’alliance poétiques et politiques entre la femme innue et le territoire dans Bleuets et abricots, en m’appuyant sur les études autochtones dans une perspective « écopoétique ».

En introduction à son essai écopoétique marquant, Pierre Schoentjes instaure une opposition divisant, selon lui, la littérature et la critique préoccupées par l’écologie : d’un côté se trouveraient engagement et militantisme, tandis que de l’autre se tiendrait le souci de la forme – un axe clairement valorisé par Schoentjes auquel il associe le terme d’écopoétique[9]. Or, en contexte autochtone, une scission entre poétique et politique ne semble pas pertinente, surtout si une hiérarchisation des domaines se glisse subrepticement dans les pôles contrastés. En effet, dans la littérature des Premières Nations, le rapport au monde naturel est éminemment politique en raison, entre autres, de la dépossession territoriale sans que la question du style ne passe pour autant au second plan. D’aucuns pourraient s’aventurer à créer un terme reflétant plus adéquatement les dimensions inextricables de la politique et de la poétique de l’écologie dans la littérature autochtone (« l’écopoélitique » ?), mais l’intérêt d’une telle entreprise me semble des plus limités. Dans le cadre de cet article, j’utiliserai de préférence le terme d’« écopolitique » afin de mettre en lumière l’importance de l’engagement du « je » lyrique de Kanapé Fontaine (il s’agit bien chez elle d’une parole qui marche, d’une parole qui fait). Soulignons cependant que, chez l’auteure innue, les dimensions politique et poétique ne sont pas placées en opposition ni hiérarchisées mais sont, au contraire, perçues comme enchevêtrées ou comme un continuum.

La connexion entre la femme et le territoire

Bleuets et abricots s’ouvre sur une longue citation du poète martiniquais Aimé Césaire qui commence par ces mots : « Et nous sommes debout maintenant, mon pays et moi, les cheveux dans le vent, ma main maintenant dans son poing énorme [...] » (BA : 5 ; italiques dans l’original). En s’appropriant les mots de Césaire, Kanapé Fontaine place son propre sujet lyrique et son pays côte à côte, comme des alliés politiques dans une guerre de décolonisation. Pour être une « femme debout, femme puissance, femme résurgence » comme elle l’annonce en prologue (BA : 7), la poète s’appuie sur son corps, un corps marqué comme sensuel et fertile :

Je sais donner la vie. Je suis féconde. Le poème entre en moi comme un amant. L’univers entre en mon corps afin de continuer le mouvement du cycle vital. Tout est cercle. La terre. Les bleuets et les abricots. Le poème est le mouvement qui féconde.

BA : 7

La locutrice vient à l’écriture ouverte et désirante, accueillant dans son corps immense et généreux la poésie et la vie. Le motif de la rondeur – clairement associé au mouvement cyclique dans ce passage – est placé au coeur de l’oeuvre, unissant en cercles concentriques les fruits, le ventre rond de la femme enceinte et la terre, qui tous nourrissent et apportent la vie. Bien qu’elle dénonce aussi les violences qui portent atteinte à l’état de plénitude de la femme autochtone[10], Kanapé Fontaine attribue à Bleuets et abricots une autre fonction : « J’écris pour dire oui. À moi. Femme. Forcer les portes du silence. Assurer la trace. Redonner vie aux ombres, aux enfants brisés, à la parole qui ne sait plus dire oui » (BA : 7-8). Tandis que plusieurs oeuvres autochtones porteuses d’un discours de dénonciation politique pourraient être désignées comme des textes qui disent non – refusant l’appropriation territoriale, le racisme structurel, les pratiques d’annihilation culturelle, et toutes les autres formes qu’a pris et que prend encore le colonialisme au Canada et au Québec –, Bleuets et abricots veut « dire oui »[11]. Cela ne signifie bien sûr pas accepter le colonialisme ; au contraire, il s’agit pour la locutrice de Kanapé Fontaine de se réapproprier son corps (sexuel, maternel, créateur) en le réenracinant sur le territoire. Pour ce faire, elle élabore une lettre d’amour à son « pays », dit oui au désir ainsi qu’aux joies du corps, et retrouve son pouvoir dans la liberté de consentir. Par conséquent, plusieurs réseaux de liens entre femme et territoire investissent dans Bleuets et abricots des images d’étreintes sexuelles, inscrivant une écopolitique marquée par le désir et le plaisir.

Dès le premier poème, Kanapé Fontaine établit le lien fort entre la locutrice et le territoire par l’apostrophe « Pays mien » qui revient en leitmotiv du premier au dernier poème (BA : 14, 15, 18, etc.). En s’adressant à « son pays », la poète le personnifie et l’élit comme interlocuteur mais, surtout, elle revendique une relation d’appartenance fondamentale : ce pays lui appartient en tant que femme innue, et il n’appartient pas aux Québécois et aux Canadiens qui sont renvoyés dans la même strophe au statut de réfugiés et non de propriétaires :

  • Pays mien ô

  • je te nommerai par ton nom

  • aux enceintes Anticosti

  • aux enceintes Eeyou Istchee

  • ouvrir la porte

  • aux réfugiés

  •  

  • [...]

  •  

  • Si je te nommais mon ventre

  • si je te nommais mon visage

  • le nom de mes montagnes ma rivière

  • Utshuat Upessamiu Shipu

  • le nom de mon fleuve mon sable mon lichen

  • Uinipeku Nutshimit (BA : 14)

En se déclarant de façon non équivoque chez elle, elle redonne au pays son nom véritable à l’aide de toponymes autochtones. Les langues autochtones sont présentées comme non seulement celles des Premières Nations, mais comme celles du territoire ; de la sorte, les « réfugiés » qui s’adressent au pays en langues coloniales (le français et l’anglais) ne pourront développer de relations authentiques avec celui-ci. Le grand nombre de possessifs qui ponctuent le poème souligne le lien d’appartenance entre le territoire et la locutrice – puisque le pays, avec ses montagnes, ses rivières, son fleuve, son sable et son lichen, est à elle –, mais sert aussi à inscrire des rapports d’identification très forts. En effet, les trois premiers vers de la deuxième strophe citée établissent une superposition entre des parties du corps de la locutrice (le ventre et le visage) et des parties du corps du territoire (les montagnes et les rivières). De nombreux passages de Bleuets et abricots établissent de façon similaire une mise en parallèle du corps de la femme innue avec celui du territoire innu, afin qu’ils soient pensés en continuité plutôt que comme deux entités séparées.

Cette complicité entre locutrice et territoire s’exprime également dans des rapprochements entre leurs corps, dans des moments où la femme affiche clairement son appartenance au territoire autochtone :

  • Je me coifferai

  • pareille au renne arctique

  • à la mousse résineuse des épinettes

  • eau-de-vie des cueillettes (BA : 15)

La ressemblance entre la parure du renne et celle de la femme illustre leur provenance conjointe ; l’animal du pays, indigène jusque dans son nom (« renne arctique »), partage un même rapport au territoire que la femme autochtone : tous deux sont de la même « marche / circumpolaire » (BA : 13). De plus, ce passage estompe les différences entre les espèces – femme, renne, mousse et épinettes – au profit de la représentation d’un groupe de vivants interdépendants sur le territoire. Quelques pages plus loin, l’on retrouve cette identité transversale entre femme et territoire, qui passe cette fois-ci par le nom :

  • Je suis femme la terre

  • d’où l’on a tiré mon nom

  • [...]

  • les missionnaires me disaient Montagnaise

  • moi je dis femme-territoire

  • [...] (BA : 20)

Ici, la poète joue du nom longtemps attribué aux Innus par les étrangers[12] afin de se le réapproprier (oui, je suis de la montagne) et de l’élargir (je suis beaucoup plus que la montagne, je suis le territoire en entier). Dans la suite du passage, la femme-territoire se dresse dans un mouvement de défi qui inscrit sa résistance aux forces qui menacent les vies autochtones humaines et non-humaines :

  • Une femme se lèvera

  • vêtue de ses habits de lichen

  • vêtue de ses traditions

  • vêtue de son tambour intérieur

  •  

  • Elle sera debout

  • devant les machines

  • mystère territorial

  • [...] (BA : 20-21)

Chez Kanapé Fontaine, la lutte écologiste et celle pour la souveraineté des Premières Nations sont tissées ensemble, et vont de concert avec une affirmation féministe[13] de la valeur des femmes – associées dans son oeuvre à la force, à la résistance, au désir, à l’amour, à la résilience, à la générosité ainsi qu’à la fertilité. Dans la première strophe citée, l’on retrouve l’image d’une femme habillée par le territoire (la mousse qui la coiffait plus haut est devenue des vêtements de lichen) marquant la symbiose entre leurs corps. À cela s’ajoutent deux autres « vêtements » – ses traditions et son « tambour intérieur » (c’est-à-dire son coeur) –, qui inscrivent le corps de la femme et son territoire comme inséparables de la culture innue dont tous deux sont issus. La relation d’appartenance entre femme et territoire circule ainsi dans les deux sens : de façon circulaire, le territoire appartient à la locutrice autant qu’elle appartient au territoire.

La porosité entre les espèces animales et végétales permet aux êtres évoqués dans les poèmes de Kanapé Fontaine de se transformer ou d’adopter plusieurs formes à la fois, par exemple dans cet extrait de « La Chasse » :

  • [...]

  • Kanata pays mien

  •  

  • Imprégner la toundra de ton odeur

  • mes cheveux sur ta poitrine

  • se muteront en tiges

  • entre ciel et terre

  • arbres et racines (BA : 23)

Cette scène tendre où la locutrice et son pays sont lovés dans une étreinte d’où surgit la vie prête d’abord un corps semblable – humain – aux deux entités, qui possèdent respectivement des cheveux et une poitrine. De cette union entre une femme et un territoire naîtront des êtres végétaux – tiges, arbres, racines – joignant le ciel à la terre, ce qui crée une image d’harmonie.

Si l’expression « Terre-Mère » nous est familière, la complexité de ce qu’elle désigne l’est beaucoup moins. Rémi Savard dénonce l’ampleur de la « surdité culturelle[14] » des Occidentaux face à une notion qui nous échappe en raison de son incompatibilité fondamentale avec celle de propriété privée, que nous remettons rarement en question de façon profonde. Dans un article marquant, l’anthropologue Tim Ingold (2012) a démontré que le discours scientifique allochtone sur les Premières Nations tend à interpréter comme métaphoriques des représentations qui ne sont pas présentées comme telles par les Autochtones, notamment celle de la forêt en tant que parent (mère ou père de l’individu). Selon Ingold, la raison principale qui empêche les chercheurs allochtones de réellement entendre ce que disent leurs informateurs autochtones est que la plupart d’entre nous n’acceptons pas le fait que des entités non-humaines puissent être considérées comme des personnes : « [N]onhuman agencies and entities are supposed to have no business in the world of persons save as figures of the anthropomorphic imagination[15]. » Du point de vue dominant, la forêt ne peut réellement être un parent pour un individu parce qu’elle n’est pas un sujet social capable d’entretenir des relations interpersonnelles[16], mais plutôt un lieu ou un objet. Cependant, Ingold souligne bien que cette restriction du statut de personne aux humains ne se retrouve pas dans la majorité des cultures autochtones (il étudie notamment les Cris de Waswanipi). Dans ce contexte, il convient de se poser la question suivante :

[W]hen the hunter-gatherer addresses the forest as his or her parent, or speaks of accepting what it has to offer as one would from other people, on what grounds can we claim that the usage is metaphorical ? This is evidently not an interpretation that the people would make themselves[17].

Une telle réflexion apparaît des plus importantes pour les études littéraires portant sur des oeuvres autochtones menées par des chercheur(e)s allochtones – comme c’est le cas du présent travail. Jean-François Létourneau l’a d’ailleurs déjà remarqué dans un article portant sur les particularités de l’enseignement de la littérature autochtone, qu’il est utile de citer longuement ici :

Lorsque la poète innue Rita Mestokosho désigne la rivière Romaine comme sa « grande soeur aînée millénaire », on y lit, avec raison, une personnification. Par contre, pour la majorité des étudiants avec lesquels j’ai travaillé à Kiuna [un collège pour les personnes des Premières Nations], l’association entre un cours d’eau et une figure fraternelle est naturelle, véhiculée par la tradition orale. Elle n’a rien d’un effet stylistique. [...]

[A]fin de saisir la réelle portée du texte, il importe de se rappeler que la notion de personnification, malgré toute sa pertinence dans la pensée occidentale, reste peu significative pour un Autochtone. En réduisant l’expression « grande soeur aînée millénaire » à une figure de style, on désamorce sa puissance d’évocation, on la vide de sa signification la plus importante : la rivière est « réellement » un membre de la famille. En la ramenant à une simple personnification, on amenuise l’importance du lien entre les Innus et la rivière que véhicule la poésie de Mestokosho. On se coupe aussi de l’enseignement universel qu’une telle vision du monde sous-tend : l’interdépendance de tous les êtres vivants de la planète. Ce malentendu est de moindre importance tant que l’on reste dans le domaine de la poésie, mais qu’en est-il lorsque vient le temps de négocier le développement hydroélectrique de la rivière[18] ?

Ces questions ont un impact majeur sur l’analyse qui peut être faite de l’oeuvre de Kanapé Fontaine, chez qui plusieurs entités non-humaines agissent comme des personnes (que ce soit en posant des gestes, en ressentant des émotions, ou en ayant des opinions et des droits), avec qui la locutrice est posée en relation de parenté. Par exemple, dans un slam composé pour la marche des femmes innues en 2012 protestant le Plan Nord et les activités d’Hydro-Québec pour le « développement » de la rivière Romaine[19], Kanapé Fontaine inscrivait déjà la forêt comme sa mère : « Et encore, une photographie de moi enfant / les bras de ma mère / Dans l’étreinte verdure de la forêt reine éphémère[20]. » La « mère » désigne ici à la fois la mère humaine et la mère sylvestre de la locutrice, qui se superposent et se confondent dans un geste de tendresse et de protection (l’étreinte).

Dans Bleuets et abricots, la locutrice reconnaît sa « mère » dans plusieurs entités liées au territoire. Dans un passage au « nous » qui dessine une communauté autochtone pan-nationale, Kanapé Fontaine reprend le processus de superposition des corps humains et non-humains (ici autour des cheveux) vu précédemment, afin d’établir les Premières Nations comme les enfants de la terre :

  • Nous tressons à nouveau nos cheveux

  • plus personne pour les scalper

  • nous les arracher

  •  

  • Nous tressons le foin d’odeur

  • chevelure de notre mer

  • nous le brûlons pour le firmament

  • [...] (BA : 36)

Dans ce passage, les corps autochtones poussent à même le corps de leur mère-terre (évoquée par la mer d’herbe de la prairie), et l’image de la tresse vient figurer l’entremêlement (harmonieux et solide) des corps des diverses espèces en relation. Brûler les tresses de foin d’odeur de façon cérémonielle permet de surcroît de lier la terre au ciel, resserrant tous les éléments dans une étreinte marquée par le souci de l’autre.

En plus des liens de parenté que Kanapé Fontaine tisse entre sa locutrice et le territoire qu’elle habite, elle se place en héritière de sa prédécesseure, la poète innue Joséphine Bacon. Ayant confié à Maurizio Gatti[21] que Bâtons à message/ Tshissinuatshitakana (2009) l’a poussée à écrire, elle rend hommage à son aînée dans Bleuets et abricots avec ce passage : « [J]e me ferai belle pour le poème / de ma grand-mère » (BA : 14), qui fait écho à l’un des poèmes les plus connus de Bacon :

  • Je me suis faite belle

  • pour qu’on remarque

  • la moelle de mes os,

  • survivante d’un récit

  • qu’on ne raconte pas.[22]

Ce recours à l’intertextualité permet à Kanapé Fontaine de redessiner ses relations de parenté, s’inscrivant comme la petite-fille de la grande dame de la poésie innue et réattribuant le rôle de « mère » à une humaine. Pour atteindre ce qu’elle nomme « l’accouchement de moi-même » (BA : 13), Kanapé Fontaine s’attache donc à tisser une multitude de liens d’amour unissant la locutrice à un territoire, une langue et d’autres personnes autochtones – notamment une écrivaine – afin de réparer les liens brisés par le colonialisme.

Rapports humains et territoire

Dans un bel article portant sur Kuessipan de Naomi Fontaine (2011), Isabella Huberman propose d’appliquer à des oeuvres autochtones la notion d’« amour décolonial » (decolonial love) qu’elle retrouve chez l’écrivaine anishinabée Leanne Simpson (2013) aussi bien que chez la chercheure chicana Chela Sandoval (2000). Selon Huberman, l’amour décolonial « est fondamentalement ancré dans les relations[23] », soutenant une vision du monde qui place les rapports interpersonnels au coeur de la constitution de la subjectivité. Tandis que Simpson et Sandoval réfléchissaient aux possibilités ouvertes par la relation amoureuse de deux personnes douloureusement affectées par le colonialisme, Huberman étend la notion d’amour décolonial afin de l’appliquer à l’amour maternel ou familial, puis l’élargit encore pour « inclure d’autres genres de rapports, comme l’interaction entre un individu et les êtres inanimés, la transmission du savoir d’un enseignant à son élève, ou bien le partage entre un auteur et son lectorat[24] ». Comme Huberman l’explique avec des exemples tirés de Kuessipan, les relations marquées par l’affection et le soin envers l’autre forment des « nids de résistance[25] » contre la violence coloniale passée et présente. Cette notion d’amour décolonial paraît porteuse également pour étudier Bleuets et abricots, moins en ce qui a trait aux interactions interpersonnelles que pour aborder les relations entre la femme autochtone et le territoire, rapports représentés tour à tour ou simultanément comme maternels et sexuels.

Si la locutrice est à maintes reprises présentée comme fille du pays, plusieurs images la montrent également sous les traits de mère du pays, notamment en lien avec les motifs de la rondeur, du ventre, de la maternité, de l’accouchement et de l’allaitement. Dès le premier poème, la locutrice porte son pays dans son corps :

  • Pays mien ô

  • voici ton nom

  • lové entre mes entrailles

  • sables et plages

  • lune et pierres (BA : 15)

Enceinte de tout un territoire, la locutrice ne peut en être séparée puisqu’elle ne fait qu’un avec lui. À l’image de l’immensité du territoire qu’elle contient, son corps à elle prend des dimensions astronomiques, capable d’abriter l’ensemble de l’écosystème, du grain de sable à la lune. Plus loin, elle se représente dans un geste tendre où elle prend soin de son enfant-pays après sa (re)naissance : « [J]e cesserai de grincer de la mâchoire / je bercerai l’avenir / Kanata » (BA : 24). Non seulement berce-t-elle son nouveau-né Kanata (un nouveau « Canada » qui aurait repris son visage autochtone), mais elle lui susurre des mots doux à l’oreille en lui parlant dans sa langue : « [V]oici que je sais parler / voici que je connais ta langue / je chante tes syllabes » (BA : 24). On le voit, la relation entre la locutrice et son pays s’insère aisément dans le modèle de l’amour décolonial en adoptant la forme de la relation unissant une mère à son enfant.

Pour que Kanata puisse naître, une certaine conception du pays doit mourir. En ce sens, le passage suivant paraît capital, puisqu’il met en scène un accouchement qui est à la fois une ouverture (vers un ordre nouveau) et une fermeture (le rejet du modèle colonial) :

  • J’ouvrirai

  • la porte pays mien

  • la porte du Sud

  • j’ouvrirai la porte des Abricots

  • le Paradis des Indiens

  •  

  • Je crie

  • tout pousse

  • et surgit

  • Montréal

  • lève la tête

  • Montréal

  • souviens-toi de ton nom

  • Hochelaga

  •  

  • Moi

  • je suis venue fermer

  • les portes du Plan Nord

  • les portes de la mort (BA : 41)

Enfanter le pays constitue une responsabilité énorme, puisque cela implique de mener de front une lutte de décolonisation, figurée encore une fois par le recours à une image convoquant une partie du corps : la tête qu’on doit lever en signe de fierté retrouvée. À nouveau dans l’oeuvre de Kanapé Fontaine, la réparation passe par l’interpellation du pays-fils par son véritable nom (Hochelaga derrière Montréal, Kanata derrière Canada) et par l’affirmation d’un rapport intime entre la locutrice et le territoire (son pays, son enfant).

Comme nous l’avons vu, la poétique de Bleuets et abricots inscrit les diverses entités en continuité et en superposition[26] plutôt que comme des individus ou des objets séparés ; il n’est donc pas surprenant que dans la dyade femme-territoire, les rôles soient fluctuants. Lorsque la locutrice s’adresse à son pays en disant « toi mon fils mon mari » (BA : 32), l’on constate que les rôles de mère et d’amante, d’enfant et d’amant, ne sont pas contrastés ni même différenciés, mais plutôt accumulés dans une même relation fondamentale d’amour décolonial. Le genre masculin octroyé au territoire amène ainsi Kanapé Fontaine à représenter les rapports entre la femme autochtone et lui comme une relation amoureuse et sexuelle où la pénétration joue un rôle important :

  • [...]

  •  

  • tu te dis sauvage

  • tu t’insinues en ma chair

  • dedans

  •  

  • [...]

  •  

  • les plaques tectoniques

  • s’engouffrent en moi

  • la nature t’a si bien fait

  • le calcaire retentissant

  • sous mes robes

  • femelle première (BA : 15-16)

Ainsi, le ventre de la locutrice est un lieu à la fois maternel et érotique, intime et ouvert aux pénétrations du dehors. Dans le poème suivant, la femme-territoire est encore une fois pénétrée, cette fois-ci par des poissons qui arpentent les rivières fertiles de son corps : « [L]’orchestre symphonique / remonte mes cuisses en saumons rose / eau douce du retour » (BA : 22). L’imagerie sexuelle permet ici de présenter la locutrice – et par extension les femmes autochtones et le territoire – comme la source de la vie. Plutôt que d’investir les motifs interdépendants de la terre vierge et du viol en lien avec la colonisation[27], Kanapé Fontaine inscrit la terre des Amériques comme une mère et une amante, en possession de sa sexualité[28].

En effet, dans son oeuvre, les rapports entre femme et territoire sont tout entier marqués par la sensualité, qui occupe un domaine encore plus large que la sexualité. Dès le titre du recueil, la poète met l’accent sur les fruits et, à plusieurs reprises, elle évoque le plaisir de manger[29] ce qui est présenté comme une offrande du territoire et une occasion pour la locutrice de le découvrir dans sa diversité :

  • Le bout de mes doigts

  • le jus des grenades

  • goût oublié des mangues

  • je me tiens à la bouche des paradis

  • lèvres sucrées des abricots

  • enfin boire à la mer

  • la saveur de ta langue étrangère

  •  

  • Je marche vers le Sud

  •  

  • Je me nourris de bleuets et d’abricots

  • [...]

  • je dois concocter des confitures

  • je mangerai la peau bleue des baies

  • pour garder ma chaleur

  • j’offrirai des fruits

  • à la froidure

  • apprendre le nom

  • de mon pays (BA : 30-31)

Entrelacer les fruits d’ici (bleuets et abricots) aux fruits tropicaux (grenades et mangues) est une façon pour la femme-territoire de parcourir l’étendue des Amériques, entièrement reterritorialisées en terre autochtone unie et riche. Ce faisant, elle devient « Femme-terre » (BA : 75), une entité encore plus vaste que la « femme-territoire » (BA : 20) si l’on comprend le territoire comme spécifique à la nation (pour Kanapé Fontaine, cela correspondrait au territoire innu du Nitassinan) et la terre comme l’ensemble où se côtoient la multitude des territoires des différentes nations autochtones.

* * *

Bien que Bleuets et abricots place une femme en son centre, il ne constitue pas pour autant une entreprise anthropocentrique ; bien au contraire, Natasha Kanapé Fontaine élargit son personnage de femme au point qu’il contienne en lui tout l’univers : la femme-territoire et la Femme-terre sont humaines et non-humaines, vivantes et immortelles. En mettant l’accent sur les relations de parenté, d’identification, d’amour et de soin entre les différents êtres, la poète illustre la conclusion d’Ingold, selon qui « the relations that human beings have with one another form just one part of the total field of relations embracing all living things[30] » – et pas nécessairement la plus importante, puisque cette vision du monde n’octroie pas à l’humain une position privilégiée par rapport aux autres vivants.

En clôture du premier poème, Kanapé Fontaine place la vision d’un avenir enchanteur, marqué par la paix et la cohabitation libre des vivants :

  • Les chants de la paix éclateront

  • nous verrons les fleurs pays mien

  • sur les cheveux libérés de nos filles

  • Louis Riel reviendra rire

  • parmi les chevaux et les cerfs

  • les bisons courront à nouveau

  • sur les terres

  •  

  • Manito Ahbee

  •  

  • Aie pitié de moi

  • Nitassinan

  • je prie. (BA : 19)

Ici, le dieu à prier est « Nitassinan » – le territoire innu –, et il apporte des retrouvailles entre humains et autres animaux (l’adverbe parmi signalant une position indifférenciée de l’humain, aux antipodes de l’exceptionnalisme marquant toujours la pensée occidentale). L’on peut croire également que cette vision annonce une certaine réconciliation entre les peuples, avec la figure du Métis Riel qui rit plutôt que d’avoir à prendre les armes. Quoi qu’il en soit, il demeure que cette vision de la terre retrouvée (c’est-à-dire décolonisée, réappropriée par les Autochtones) va de pair avec le fait d’être repeuplée par les animaux et par les humains, à rebours d’un « Eden » dépeuplé fréquemment convoqué dans les représentations écologiques occidentales[31]. Le territoire en résurgence apparaît ainsi comme une sorte de maison pour tous : filles et fils du pays comme réfugié(e)s, personnes humaines et non-humaines.