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Avec la publication, en 1971, d’une monographie intitulée Epiphany in the Modern Novel, le professeur américain Morris Beja dote la critique littéraire anglo-saxonne de précieux outils d’analyse permettant de disséquer, dans le tissu textuel, ces « soudaines manifestations spirituelles[2] » que sont les épisodes épiphaniques. Au cours des années suivantes, plusieurs chercheurs, tout aussi désireux de comprendre les modes de fonctionnement et de mises en fiction de ces moments de grâce, inscrivent leurs travaux dans le sillage de cet ouvrage phare en prenant soin d’y ajouter des précisions ou de remettre en cause certains de ses éléments. Ashton Nichols, avec ThePoetics of Epiphany, poursuit la réflexion en attribuant à l’épiphanie littéraire trois critères essentiels : l’expansivité, l’atemporalité et le mystère[3]. Dans Patterns of Epiphany, Martin Bidley défend, pour sa part, la nécessité de prendre en compte le facteur de l’intensité, lequel permet, selon lui, de distinguer la scène épiphanique de la simple description rhétorique (« mere rhetorical description[4] »). Finalement, alors que plusieurs critiques préfèrent ne pas trop insister sur la dimension spirituelle de ces événements ou suggèrent plutôt – comme Nichols – de parler, en lieu et place, de circonstances « mystérieuses », Sharon Kim embrasse cet élément et en fait même la pierre d’assise de son étude parue en 2012[5].

Si l’épiphanie littéraire, en tant qu’objet d’étude, n’a pas connu une aussi grande fortune critique du côté francophone, il importe de préciser que Dominique Rabaté[6] et Pierre Tibi[7] se sont tous deux intéressés au sujet et que leurs analyses fécondes ont permis d’offrir, dans la langue de Molière, un important ancrage théorique à cette stratégie narrative. Rabaté offre, du reste, un portrait fort juste de l’impact de ce mécanisme sur le déroulement dramatique de l’intrigue romanesque lorsqu’il souligne que, durant l’instant épiphanique, « l’apparaître du monde s’opère en une extase, qui réalise la fusion entre l’objet et le sujet de façon miraculeuse, comme si le sujet s’effaçait en s’exaltant, ou plutôt, comme si l’objet du regard se dotait lui-même d’une âme[8] ».

Ce passage définitoire nous permet de comprendre pourquoi l’épiphanie littéraire, qui exploite le topos de la révélation en accordant, par le fait même, une véritable agentivité à l’entité « révélatrice », a attiré l’attention de la critique littéraire environnementale, qui a vu dans ce phénomène un prisme au travers duquel se problématise, sur les plans thématique et esthétique, le rapport de l’être humain à la nature sauvage[9]. En effet, si l’épiphanie représente un outil d’analyse précieux pour approcher le texte de fiction dans une telle perspective, c’est bien parce qu’elle ouvre inévitablement la voie à une lecture analytique qui accorde une place de choix à des êtres ou des éléments autres qu’humains. Ce recentrement entraîne la mise en valeur de la puissance d’agir de ces êtres et éléments qui, dotés d’une âme, pour reprendre l’image de Rabaté, provoquent, au moment de leur manifestation soudaine, une décontextualisation, voire une critique des assises textuelles anthropocentriques qui gouvernent le récit. Partant, l’objectif de cette étude est de montrer, à partir d’un corpus romanesque québécois contemporain composé de trois titres[10], la capacité de l’épiphanie ayant pour cadre la nature – ce que nous nommerons, désormais, l’éco-épiphanie – à ébranler, d’une part, les fondements d’un sujet fictionnel compris en tant qu’entité exerçante et, de l’autre, à perturber une temporalité romanesque appréhendée à partir d’une logique strictement chronologique.

Qu’elles soient déclenchées par l’apparition subite d’une bête sauvage, par la rencontre inopinée d’un personnage avec une plante ou par le déploiement d’un paysage sylvestre saisissant, ces éco-épiphanies prennent possession de l’espace du récit pour aussitôt s’éteindre brusquement. Pourtant, en dépit (ou en raison ?) de leur brièveté, ces instants privilégiés ont le potentiel « d’irradier le reste de la trame narrative[11] » et recèlent, dans bien des cas, un grand potentiel analytique, d’où l’importance d’y vouer une attention particulière.

Du personnage agissant au personnage bénéficiaire

Reconnu par la critique académique comme un romancier résolument ancré dans la tradition du « nature writing[12] », Louis Hamelin est de ces auteurs pour qui l’écriture représente une avenue de choix pour rendre compte de la manière dont les grands espaces américains façonnent, voire instituent le sujet romanesque, mais aussi de la façon dont ce dernier réagit à cette géographicité. Le rapport au territoire, comme l’auteur le confiait récemment en entrevue, constitue, en ce sens, « un élément fondamental dans [s]on oeuvre[13] ». Ceci est particulièrement vrai dans Betsi Larousse ou l’ineffable eccéité de la loutre, quatrième titre de l’auteur dont l’intrigue se déroule principalement dans un chalet situé au coeur d’une forêt en Haute-Mauricie. Plus que dans n’importe quelle autre de ses fictions, nous y retrouvons bon nombre d’épisodes éco-épiphaniques, moments paroxysmiques qui remettent en question certains acquis du héros, mais qui témoignent aussi, conséquemment, du fait que « la nature est ce qui insuffle à l’écriture de Hamelin sa finalité la plus forte[14] ».

L’une de ces scènes se situe à mi-parcours dans le roman, lorsque le personnage narrateur, un obscur artiste-sculpteur nommé Marc Carrière, relate, au moyen d’une analepse, une expérience marquante vécue en compagnie de son ami Yvan Lépine, un grand explorateur assoiffé d’aventures. Après avoir passé la nuit à la belle étoile, les deux jeunes hommes se réveillent à la pointe du jour et se trouvent subitement exposés à un tableau grandiose :

Au matin, la surprise était là, dans l’éclat glacial de l’aube : les morillons, ou becs-bleus, ou milouins, rassemblés par milliers, par dizaine de milliers, formant une immense compagnie en train de s’ébattre dans la netteté livide du jour. […] La robe contrastée des mâles, avec le bleu sombre des cous et des têtes sur le dos et les flancs d’un blanc crémeux, était d’un effet saisissant, encore accentué par l’éclairage glauque et violent précédant le lever du soleil. […] Le spectacle, aussi loin que la vue pouvait porter, était à couper le souffle : un coup d’oeil en forme de tragédie. […] Je flottais dans un étrange sentiment d’euphorie qui découlait de la fatigue, mais aussi d’une supériorité nouvelle. Pour la première fois depuis longtemps, ma vision de l’aube n’était pas celle, embrouillée, du fêtard attardé. Cette forme de lucidité, je voulais l’exercer aussi souvent que possible, de façon systématique. […] Ce matin des morillons à l’île Perrot brille comme une illumination polaire dans mon existence. J’ai même voulu écrire une nouvelle là-dessus, un conte comme ceux que Hemingway a composés sur son enfance au Michigan, couleur de canards sauvages et de grands lacs et de bécasses au dos roux comme les feuilles mortes. […] Mais je n’ai jamais écrit cette nouvelle.

BL, 154-155

Nous pouvons distinguer, dans cet extrait, plusieurs traits principaux de l’épiphanie littéraire : la soudaineté de la manifestation (« la surprise était là »), l’intensité de la scène (qui est d’« un effet saisissant », « à couper le souffle ») et l’aura de mystère qu’elle dégage aux yeux du narrateur (qui expérimente un « étrange sentiment d’euphorie »). Ce qui nous paraît néanmoins le plus significatif, c’est l’omniprésence de tout un réseau sémantique associé au sens de la vue : « spectacle », « éclairage », « coup d’oeil », « vision », « brille », « illumination ». Cette insistance peut certes s’expliquer par le fait que, de façon générale, l’épiphanie (du latin epi, sur, et phanein, briller) s’instaure, en fiction, par le truchement de l’oeil[15]. Cependant, il appert que l’emploi de ce champ lexical divulgue sa véritable fonction à partir du moment où il est mis en lien avec l’ensemble du roman qui explore, au travers de la relation qu’entretient Marc avec la chanteuse populaire Betsi Larousse, un ensemble de problématiques associées au culte (pervers) de l’image, à la mise en spectacle de l’intime et à la concentration des regards sur une poignée de vedettes. Construit et conditionné par une société de spectacle dont la mécanique repose entièrement sur une dynamique optique qui opère à sens unique, Marc Carrière est amené, tout au long du roman, à déployer une grande part de son agir romanesque au moyen d’un regard puissant par lequel il tente, entre autres, de connaître et de conquérir la starlette. Ce désir d’appropriation atteint un point culminant vers la fin du roman lorsque, dans une scène particulièrement troublante qui se déroule en pleine nuit, l’artiste-sculpteur épie à son insu la jeune chanteuse pétrifiée qui, ayant perdu Marc de vue, se croit abandonnée au coeur de la forêt noire.

C’est à l’aune de cette scène, construite à partir d’un discours optique intimement lié à une emprise sur autrui, que l’éco-épiphanie des oiseaux sauvages nous semble prendre tout son sens. Non plus « organes de la possession », pour citer un autre personnage d’Hamelin également détenteur d’un regard particulièrement dominant[16], les yeux de Marc Carrière se veulent plutôt, lors de ce spectacle privilégié de la nature, appareils récepteurs. Comme tout épisode de révélation sublime, ce moment exceptionnel, loin d’être provoqué par le protagoniste, « advient au héros sur le mode de la surprise, dans une passivité particulière où quelque chose se donne à lui[17] ». Un net glissement s’opère ainsi : d’être actif qui existe principalement par l’entremise d’un regard hégémonique, le jeune homme devient ici entité passive et, surtout, bénéficiaire d’une expérience visuelle inédite.

Et pourtant, il n’en demeure pas moins qu’une réelle incertitude plane, tout au long du passage, autour de la question de la représentation, véritable flottement qui n’est pas sans soulever des interrogations à propos de la soi-disant mise à distance du sujet humain. En effet, bien que transmué en patient de l’action, Carrière est loin d’être absent de la narration et ne peut surtout pas être considéré, pour reprendre les mots de Rabaté cités plus haut, comme un sujet qui « s’effac[e] en s’exaltant ». Au contraire, le « je » du héros extasié se multiplie sans cesse (« je flottais », « je voulais », « j’ai même voulu ») et ce dernier insiste constamment, de surcroît, sur la « supériorité nouvelle » et sur la « lucidité » que provoque chez lui cette révélation subite, comme si, ce faisant, il tentait d’écarter la cause de l’expansivité cognitive – le spectacle des canards – pour mettre uniquement de l’avant ses effets sur sa propre personne[18]. Du coup, il est à se demander qui, du jeune homme ou de la faune sauvage, occupe réellement le devant de la scène au terme du passage. S’il y a absence d’un affaiblissement de l’autorité narrative, sorte de prérequis du texte écologique, nous pouvons affirmer qu’Hamelin propose malgré tout une critique du regard humain en tant qu’instrument de maîtrise de la nature. Le passage indique en effet que Carrière, pour préserver le plus longtemps possible les effets tangibles de cette éco-épiphanie, se décide à écrire, à la manière de Hemingway, une nouvelle lui donnant l’occasion de répondre à cet objectif. Fidèle à ses habitudes, le protagoniste tente ainsi – tout comme dans sa relation avec Betsi – de faire de l’acte visuel un « dispositif de capture[19] » lui permettant, au terme du passage, de retenir et donc, de maîtriser symboliquement le paysage naturel. Sa mission échoue néanmoins puisque cette nouvelle, peut-on lire, ne voit jamais le jour. L’incapacité, pour le narrateur, de transposer l’expérience éco-épiphanique visuelle, foncièrement éphémère, en une expérience langagière (l’écriture) s’inscrivant dans la durée, montre bel et bien qu’au final, c’est cette nature gracieuse et insaisissable qui est véritablement célébrée et qui a, malgré l’aura d’incertitude que nous avons relevée, préséance sur le protagoniste. Dans ce roman d’Hamelin – mais aussi dans plusieurs de ses autres titres –, l’éco-épiphanie s’inscrit donc en tant que procédé rhétorique qui est en mesure de « contester la suprématie accordée au regard par notre culture judéo-chrétienne[20] ». Ce faisant, elle fait montre de sa capacité à secouer les assises du personnage, à remiser, bien que toujours temporairement, l’ascendance du sujet humain pour plutôt privilégier la force, le dynamisme et la puissance d’agir de la nature sylvestre.

Du chronos au kairos

En raison du rapport intime qu’elle entretient avec la conjecture visuelle, l’éco-épiphanie, qui fait de l’entité agissante un être agi, ne peut être comprise indépendamment de la dimension spatiale ou paysagère du texte. Il faut toutefois souligner qu’au-delà de ce rapport consubstantiel à l’espace, l’expérience épiphanique, lorsqu’approchée en tant que dispositif narratif, cultive aussi des liens étroits avec la dimension temporelle, laquelle se voit bien souvent chamboulée lors du moment d’apparition subite. Ashton Nichols relève explicitement cet état de fait lorsqu’il souligne que, dans sa relation au temps, l’épiphanie

serves to abort historical vision by concentrating on moments of overwhelming significance instead of gradual temporal progress. This notion of a contrast between time conceived in momentary terms and time conceived as a gradual progression is central to any understanding of the new literary epiphany[21].

Le contraste que soulève Nichols le mène, plus loin, à prendre appui sur deux conceptions du temps souvent associées, dans la littérature critique, à la période romantique : le chronos, réalité historique, linéaire, dans laquelle s’inscrit toute expérience humaine, et le kairos, qui mise sur le momentané et le non-séquentiel, qui privilégie la profondeur de l’instant au détriment de la continuité. Citant les célèbres travaux de Frank Kermode[22], Nichols précise que, d’une part, « chronos is dreaded because of the realization that once it has passed, it is gone forever », alors qu’au contraire, le kairos porte en son sein « a possibility for the retention of value through emphasis and memory[23] ».

Cette idée selon laquelle le kairos est en mesure d’offrir une « rédemption mentale momentanée[24] » face au passage du temps et qu’il recèle également un potentiel de rétention mémorielle à l’intention du sujet se trouve au coeur de Champagne de Monique Proulx, publié en 2008. En situant son intrigue dans un territoire sauvage posté dans les Laurentides et en y faisant surtout évoluer une galerie de personnages contemplateurs qui se voient tous, à des degrés divers, transformés par le foisonnement d’une faune et d’une flore éblouissantes, l’auteure réussit à élever son écriture au-delà de la simple description d’une nature-spectacle. Tout au long du roman, elle favorise aussi, en effet, la représentation d’une synergie entre l’humain et l’environnement, sorte de fusion qui se manifeste, dans plusieurs cas, au travers d’une mise à distance du chronos.

À sa base, le roman est construit, comme le précise Monique Proulx en entrevue, autour du thème de la perte[25], de l’idée selon laquelle l’être humain ne peut empêcher, malgré tous les efforts qu’il déploie en ce sens, l’inéluctable écoulement du temps. Pour le petit Jérémie qui habite au chalet de son oncle Simon pour l’été et qui découvre, autour du lac à l’Oie, un « règne végétal » (CH, 20) démesuré capable de nourrir et stimuler son imagination sans bornes, la perspective du retour en ville, à la fin de la saison estivale, le tourmente sans cesse : « Faites que le mois d’août n’arrive jamais » (CH, 149), répète-t-il ainsi telle une incantation, conscient du fait que l’arrivée de l’automne le forcera à réintégrer sa famille dysfonctionnelle où « tout [est] trop artificiel et chambranlant, [où] tout annonç[e] trop la fin du monde » (CH, 145). Pour ce qui est de Lila Szach, véritable gardienne des lieux qui défend depuis quarante ans son immense territoire tant convoité par les promoteurs immobiliers, c’est la perte de la jeunesse qui hante son corps tout autant que ses pensées et qui se révèle toujours plus forte que ses fantasmes d’immortalité : « Peut-être que je ne mourrai jamais. À peine ces mots présomptueux lâchés dans son esprit, une douleur inconnue vint lui percer le flanc pour la rappeler à l’ordre » (CH, 170-171). Cette insistance de l’auteure sur l’implacable cavalcade du temps est renforcée par la structure du livre, dont le titre des quatre parties principales (« Juin », « Juillet », « Août », « Septembre ») renvoie explicitement à une temporalité progressive possédant un début glorieux – les majestueuses premières journées d’été – et une fin toujours redoutée durant laquelle les journées de plénitude sont constamment « menacées » (CH, 299).

Mais si le roman réussit à transcender cette « imagination automnale[26] » et qu’il se veut beaucoup plus, en bout de ligne, une « éloge de la sylvilisation[27] » qu’un roman sur la déchéance de l’humain et de la nature, c’est grâce à la capacité de l’auteure, qui utilise abondamment la technique de l’épiphanie littéraire, à faire s’entrechoquer cette temporalité chronologique dégénérescente à une sorte d’atemporalité salvatrice logeant dans la manifestation subite et fuyante d’une plante, d’un animal ou d’une figure spatiale naturelle (un lac, une montagne, etc.). Le passage suivant, dans lequel deux champignons se révèlent à Lila au moment même où elle déplore la fatidique emprise du chronos sur l’être humain, est en ce sens fort indicatif de cet entrechoquement :

[E]lle sentait les odeurs du lac commencer à s’exhaler, mais elle ne pouvait plus bouger, lourde de nostalgie, poignardée tout à coup par la brièveté de l’aventure, quelle cruauté, nous donner à peine le temps d’apprendre trois pas de la vaste chorégraphie cosmique et nous retirer du ballet, quelle chiennerie. Puis elle vit par terre dans l’ombre des chats deux champignons, deux clitocybes à larges feuilles dont la chair un peu fade convient bien aux potages, et tandis qu’elle se penchait pour les cueillir, la terre recommença à la porter avec légèreté.

CH, 62

Rongée par des souvenirs (réels ou inventés) de son long passé, consciente de sa condition de femme vieillissante qui sera bientôt « retirée du ballet » terrestre, Lila, sans transition aucune, entre dans un état de grâce lorsque deux clitocybes font leur apparition devant elle, moment extatique qui lui permet, lorsqu’elle se penche pour les cueillir, d’oublier temporairement la lourdeur de son existence. Si cette rencontre, quoique hautement bénéfique, ne provoque pas explicitement une déstabilisation du continuum temporel, un second face à face inattendu de Lila avec non pas deux champignons, mais toute une légion de chanterelles, instaure, cette fois, une réelle rupture du chronos :

Des chanterelles. Un lac de chanterelles. Elle prit le temps de figer l’image sur sa rétine, orangé sur émeraude, pour que le sentiment d’abondance l’accompagne longtemps, si possible dans l’éternité. […] Lila Szach, mortelle si incomplète, on lui permettait de se rouler dans la jeunesse parfaite. […] il était maintenant impossible de souffrir de quoi que ce soit, une joie obtuse s’était fichée en elle qui balayait tout de son faisceau lumineux.

CH, 179-180

Le surgissement subit des chanterelles accorde ici à la vieille femme une occasion d’esquive : non plus prisonnière d’une réalité dictée par une temporalité linéaire, Lila se voit offrir, dans toute sa passivité, l’opportunité de plonger dans une « jeunesse parfaite », hors de toute contrainte liée à la perspective d’une fin imminente. L’expansivité provoquée par l’éco-épiphanie ne mène pas, comme dans Betsi Larousse, à une lucidité accrue ou à une connaissance supérieure, mais à un rapport au temps radicalement autre. Le kairos prend possession de la conscience de Lila. Il se « fiche » en elle de façon à déloger entièrement les effets négatifs de sa contrepartie chronologique. En nichant ainsi dans son esprit, ce kairos manifeste son caractère rétentif, mais aussi son aspect hautement contradictoire dans la mesure où il met de l’avant sa capacité à faire d’un événement pourtant éphémère – une apparition de chanterelles – le lieu d’une réactualisation répétée dans l’esprit du sujet. Jérémie goûte d’ailleurs aussi aux effets d’une telle infiltration du temps épiphanique dans sa conscience, et ce, lorsque, sans crier gare, un chevreuil s’offre brièvement à son regard :

[E]t soudain, il le vit. Un vrai animal. Un être gracile et joli, qui le fixa de ses grands yeux doux une éternité avant de disparaître sans bruit. […] Il recommença à marcher, mais ce n’était plus pareil. La sensation de bonheur étrange flottait quelque part dans sa tête, indélogeable.

CH, 22-23 ; nous soulignons

La révélation fuyante, qui dure à peine quelques secondes, prend ici, tout comme dans l’extrait des chanterelles, des allures d’« éternité » et se mute, de plus, en un souvenir indélébile (« indélogeable ») qui possède la faculté de modifier l’état émotif du personnage dans la longue durée.

Conscients de leur incapacité à freiner le temps historique, Lila et Jérémie se voient accorder par la nature une sorte de prérogative. On devine que ces moments de rédemption, bien installés dans leur mémoire, sont la source d’inspiration leur permettant d’habiter humblement – et de façon responsable – le territoire sauvage. Il s’agit surtout d’une bougie d’allumage leur donnant la volonté et la force de mieux se faire les défenseurs de cette forêt dont ils ont la garde, de repousser avec encore plus de conviction les avances des promoteurs immobiliers qui désirent prendre possession des lieux pour en faire un immense centre de villégiature.

Pour d’autres personnages du roman, dont Claire, le rapport entretenu avec l’expérience éco-épiphanique est plus problématique. Lorsque cette scénariste, friande de framboises, découvre par hasard, sur le rebord d’un chemin, une talle débordante de baies rouges, elle se voit propulsée hors du moment présent, dans une temporalité de la conscience qui provoque chez elle une véritable illumination : « Ce n’était pas seulement ces framboises-ci qui la faisaient sourire, c’étaient toutes les autres à venir, l’été prochain et l’autre et encore l’autre, toute cette richesse incroyable devant » (CH, 298). Pourtant, au contraire de Lila et de Jérémie, cette expérience du kairos, loin de se « ficher » automatiquement dans sa conscience de façon « indélogeable », demeure dans les limites du momentané, du furtif. C’est ainsi que, « investie d’une gravité soudaine » (CH, 300), elle tente, de par elle-même, de provoquer la rétention mémorielle de cette éco-épiphanie : « Il fallait stocker pour plus tard, pour un jour où le plaisir se ferait rare. Stocker non seulement les framboises, mais les images de ce moment de richesse » (CH, 300). Lorsque, plus loin dans le roman, Claire doit définitivement quitter le chalet de son conjoint Luc – ce dernier lui ayant annoncé que leur relation était terminée –, une profonde tristesse s’empare d’elle. Contrainte de retourner en ville, elle utilise ses derniers moments au lac à l’Oie pour établir « la liste de toutes les créatures vivantes qu’elle avait croisées cette journée-là et qu’elle allait perdre » (CH, 339). À la manière du protagoniste de Betsi Larousse qui tente, en écrivant une nouvelle, de préserver les effets de l’éco-épiphanie sur sa conscience, Claire force, par sa tentative d’établir la « vaste nomenclature » (CH, 340) du paysage sylvestre, la rétention de ces moments glorieux. Bien que ses actions semblent initialement porter fruit (« ceux-là, elle les avait capturés en partie, ils continueraient de bondir et de voleter sur demande quand elle les convoquerait, peut-être la sauveraient-ils du trou noir » [CH, 339]), elle réalise rapidement l’absurdité de son impossible entreprise tout en acceptant, par le fait même, l’inévitable constat : « La Nature indifférente l’expulsait, lui signifiait qu’elle n’était pas des leurs malgré ses illusions d’osmose[28] » (CH, 343).

Nous retrouvons donc, par l’entremise du personnage de Claire, l’idée qu’à trop vouloir s’approprier ce que seule la nature peut, en son temps, transmettre gracieusement, on finit par être projeté hors de son cercle. En tentant de faire advenir les effets rédempteurs du kairos, de repousser par ceux-ci la douleur du départ qui équivaut pour elle à une véritable apocalypse[29], Claire tente d’initier un processus qui, dans le contexte de ce roman, ne peut qu’être pris en charge par la nature et les moments de révélation subite qu’elle génère.

Si l’on peut conclure que l’écriture de Monique Proulx est façonnée par les épisodes d’éco-épiphanies qui traversent le roman, c’est en raison, pour reprendre les mots de Rabaté, de ces « trouées », de ces « déchirures[30] » temporelles qui, page après page, prennent place devant nos yeux. Parfois introduite à l’aide de marqueurs précis (« et soudain… » [CH, 22], « et voilà que… » [CH, 15], « [c]’est à ce moment que… » [CH, 179]), souvent accompagnée d’une brève et puissante évocation de ses effets (elle « écras[e] de stupeur » [CH, 282], « assomm[e] de bonheur » [CH, 39], « envelopp[e] de grandiose » [CH, 122], « charg[e] de beauté » [CH, 195]), l’éco-épiphanie provoque le passage du chronos au kairos sans toutefois se traduire, faut-il le préciser, par la mise en place systématique d’effets suspensifs au sein du récit. De fait, le changement de régime temporel qui affecte le sujet romanesque lors du moment de révélation modifie peu, étrangement, le rythme de l’écriture. Alors que dans Betsi Larousse, l’épanchement du personnage devant la rare offrande visuelle qui s’offre à lui engendre un hiatus, que Marc Carrière « invent[e] un tempo inédit[31] » au récit par le biais de sa longue description du spectacle des canards, l’auteure de Champagne préfère multiplier, dans son intrigue, les moments de révélation tout en usant d’une relative concision pour rendre compte de chacun de ceux-ci. L’écriture de Proulx s’harmonise du coup avec le fait que, dans la forêt abondante et frétillante qu’elle décrit, « il ne se pass[e] pas une seconde sans que quelque chose de bruyant ou de coloré vienne vous sortir de vous-même » (CH, 194).

Épiphanie manquée, épiphanie inversée

À la lumière des conclusions mises de l’avant jusqu’à présent, deux questions s’imposent : comment les effets textuels de l’éco-épiphanie se déploient-ils lorsque l’instant privilégié s’opère sur un personnage humain qui est non pas originellement construit en tant qu’entité active, mais plutôt en tant que sujet se définissant par la passivité, voire l’apathie ? De même, quelles sont, sur le plan de la temporalité romanesque, les conséquences d’une révélation soudaine et inattendue d’un paysage sylvestre sur le sujet « receveur » lorsque ce dernier évolue déjà dans un univers physique et psychologique dicté par le kairos, c’est-à-dire par une temporalité non-linéaire ou anhistorique ? Sans être, à proprement parler, un roman à vocation environnementale, L’Écrivain public de Pierre Yergeau est une oeuvre tout indiquée pour examiner ces cas de figure.

Jérémie Hanse, l’anti-héros de ce roman qui se déroule dans l’Abitibi des années 1930, jure par rapport aux personnages que nous avons évoqués jusqu’à présent dans cette étude. Au contraire de Marc Carrière, sujet agissant qui réussit, par son regard, à s’inscrire en tant qu’acteur au sein du récit tout en créant, du coup, d’importants revirements narratifs, Jérémie est un être inactif et même, dans certains cas, complètement inerte. Le long passage du roman durant lequel, lors de son séjour à l’évêché d’Amos, il endosse, sous les ordres du prêtre, la fonction de meuble[32], est un exemple pour le moins éloquent de cette sévère atonie. Par ailleurs, à l’inverse des personnages de Champagne, le rapport qu’entretient Jérémie avec la trame temporelle ne s’inscrit que rarement dans une pure logique séquentielle. Né d’un père trapéziste et d’une mère chanteuse, tous deux saltimbanques dans un pathétique cirque itinérant, Jérémie, à force d’être exposé, en bas âge, aux spectacles de la troupe, perd la capacité de distinguer ce qui, du monde qui l’entoure, relève de la fantaisie ou de la réalité. Son quotidien est dès lors constamment interrompu par les réminiscences de ces spectacles à la « tristesse héroïque et aux malheurs ambulants » (EP, 11), souvenirs d’enfance qui gouvernent son être et son esprit tout au long du roman. Étrangement, donc, l’existence du jeune homme est régentée non pas par le chronos, mais par une réalité temporelle qui s’apparente beaucoup plus au kairos. Lorsqu’un abbé tente d’enseigner à Jérémie et aux enfants d’un camp de bûcherons à manipuler les chiffres – « compter vous permet d’appartenir à l’Histoire » (EP, 82), leur dit-il – le garçon se voit, malgré ses efforts, incapable de progresser dans son apprentissage : il « essayait quant à lui, péniblement, de faire avancer les semaines, mais il en perdait rapidement le compte, oubliant parfois de détacher chaque jour en des unités distinctes. Le temps s’embrouillait dans son esprit, sans loi pour en régir le déroulement » (EP, 83).

Ce qui, dans Betsi Larousse et Champagne, ne peut advenir que par le biais de l’éco-épiphanie constitue ainsi, dans le roman de Yergeau, la norme initiale ou, pourrait-on dire, le « mode par défaut ». Conséquemment, les scènes du roman durant lesquelles Jérémie, solitaire, arpente la grande forêt boréale, ne peuvent se déployer qu’à partir d’un credo qui déjoue les poncifs de la révélation subite. Bien que parfois absorbé par la forêt, Jérémie n’éprouve pas de puissant sentiment d’extase devant la nature, laquelle, pour sa part, peine à se manifester de manière subite et excessive :

Le dos appuyé contre une épinette, Jérémie s’imprégnait de cet humble spectacle. Personne ne venait pour arranger ces éléments naturels en une image harmonieuse, digne de la connaissance humaine, capable d’éveiller dans le spectateur un intérêt positif. Ce spectacle ne stimulait en Jérémie que le sentiment d’un échec, présent ou à venir. […] La forêt prenait un air étrange et immobile. Il attendait que quelque chose se produise. Un revirement. Un appel.

EP, 146-147

Plus loin dans le roman, alors que Jérémie se trouve une fois de plus en territoire sauvage, le lecteur, tout comme le protagoniste, est convaincu qu’un moment éco-épiphanique prendra enfin place dans le récit. Toutefois, l’auteur déjoue ces expectatives et présente plutôt une scène dans laquelle la secousse épiphanique fait place à l’attente :

Les yeux grands ouverts, aux aguets, persuadé qu’il assisterait à un événement qu’il attendait depuis longtemps, Jérémie s’éloignait du village. […] Son regard cherchait une cible. Quelque chose qui serait éventuellement modelable, qu’il pourrait modifier, transformer. Qui lui permettrait de ressentir sa puissance ou son abandon. Cette recherche lui faisait presser le pas. Découvrirait-il un jour ce qui l’apaiserait ? Un spectacle qui le clouerait sur place […] ?

EP, 178

Nous retrouvons, dans ces deux citations, les traits de ce que Pierre Tibi désigne comme une « épiphanie manquée ». Cette figure textuelle « correspond, pour le personnage, à ces moments de prise de conscience qui, attendus par le lecteur ou perçus comme une option possible, ne sont jamais actualisés[33] ». Ces non-occurrences, d’ajouter Tibi, méritent toutefois l’attention du critique puisque « même si aucune épiphanie ne se produit, tout dans le texte désigne le logement que sa défection rend inoccupé[34] ».

Au contraire de chez Monique Proulx, tout fonctionne, dans la sylve de Yergeau, en mode mineur. L’élan lyrique est coupé à la racine. Le sujet assiste bel et bien à un spectacle – le mot revient trois fois dans les deux extraits cités – mais à un spectacle humble qui, au lieu d’assouvir le protagoniste, le mène plutôt à se questionner sur ce qui pourrait vraiment avoir la force de le « clouer sur place ».

Ces épisodes d’épiphanies manquées sont incapables d’offrir un apaisement, de se ficher dans la tête du protagoniste, pour la simple raison que – on l’a vu – la conscience de ce dernier est déjà habitée, saturée, par une révélation autrement plus imposante, celle du cirque de son enfance, événement fondateur qui constitue l’épiphanie d’origine et sur lequel se construit le roman. La réification, quelques pages plus tôt, de Jérémie en table, chaise et porte-manteau, expérience qui le dépouille de toute subjectivité humaine et, par conséquent, de toute capacité d’émerveillement[35], pourrait également expliquer, ici, l’absence d’illumination. Doit-on ainsi conclure que l’éco-épiphanie comprise en tant qu’expérience essentielle qui outrepasse la subjectivité du personnage s’avère impossible ? En d’autres mots, le sujet doit-il, pour bénéficier du moment de grâce, être « prédisposé » à l’accueillir en son être ? Si c’est le message que semble parfois vouloir communiquer Monique Proulx dans Champagne[36], Yergeau, moins catégorique, paraît plutôt vouloir déplacer les enjeux de ce questionnement. Car il faut souligner que si la révélation ne se déclenche pas alors que tout, dans le texte, indique son arrivée imminente, c’est peut-être non pas seulement en raison de la posture du personnage, mais aussi de la nature même du décor sylvestre que Yergeau dépeint. Dans une entrevue accordée au Devoir, il affirme, à propos de la région de l’Abitibi et de ses grandes forêts, qu’elle est

un labyrinthe parce qu’elle est formée d’éléments répétitifs, de lacs, de routes, de petits bois, de petites maisons. La beauté de ce pays, ajoute-t-il, est particulière parce qu’elle ne s’impose pas d’emblée. Quand on la découvre, elle est encore plus grande[37].

En regard de ce commentaire, nous pouvons affirmer que les moments d’illuminations sabordés cités plus haut occupent une fonction pour le moins vitale dans le récit, et ce, dans la mesure où ils rappellent au lecteur (et au critique) le risque – bien réel – de réduire l’espace sylvestre à une identité unique et stéréotypée : celle de tableau grandiose et surprenant, unique sésame par le truchement duquel la révélation peut s’accomplir. Pourtant, dans la fiction (comme dans la réalité), la nature sauvage ne se fait pas toujours, tel que chez Hamelin et Proulx, spectacle radieux, beauté majestueuse qui atteint invariablement l’humain sur le mode de la surprise et de l’intensité. Dans L’Écrivain public, Yergeau, se jouant des lieux communs[38], montre d’ailleurs que la force et la noblesse de la forêt abitibienne se révèlent au moyen d’une logique appartenant non pas au domaine de la rupture stupéfiante (comme c’est le cas dans les deux autres titres que nous avons analysés), mais plutôt à celui de la réitération : « Les yeux ne se lassaient pas de contempler la forêt boréale, dont la beauté naissait de ses infimes variations. […] La répétition des éléments du paysage provoquait [chez Jérémie] un effet hypnotique » (EP, 61 ; nous soulignons). Et plus loin : « Il marchait. C’est à peine si le paysage se modifiait […] La forêt l’absorbait » (EP, 145). On constate ainsi, au final, que c’est par une sorte d’éco-épiphanie inversée – laquelle mise sur l’accumulation du même au lieu de s’ériger à partir d’une révélation exceptionnelle – que Jérémie, déjà épiphanisé par le cirque de son enfance, peut expérimenter une sorte d’obnubilation par le biais de la nature, un étrange envoûtement qui se veut, à sa manière, tout aussi riche que ceux vécus par les protagonistes de Betsi Larousse et de Champagne.

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Il nous semble particulièrement clair, au terme de notre parcours, que c’est avec une intention bien précise que les trois auteurs étudiés campent l’intrigue de leur roman, en tout ou en partie, au coeur de la nature sauvage. Beaucoup moins motivés, pour citer Thomas Pughe, à « décrire une scène naturelle [qu’à] représenter un flux entre l’humain et l’environnement, au-delà du dualisme homme-nature[39] », Hamelin, Proulx et Yergeau atteignent leur cible en faisant maintes fois appel au dispositif de l’éco-épiphanie littéraire, technique qu’ils mettent à profit, chacun à leur façon, afin de répondre aux exigences de leur récit.

Ce riche mécanisme narratif et poétique, comme nous l’avons montré, possède un fort potentiel heuristique pour scruter, dans des romans mettant en scène un ou des sujets parachutés en pleine nature, ces moments d’apparition soudaine et inattendue qui happent le personnage et qui remettent en question certaines conventions textuelles. En transformant le sujet humain actif en une entité bénéficiaire (chez Hamelin) et en bousculant les règles de la temporalité chronologique pour permettre la mise en avant d’une temporalité reposant sur la profondeur de l’instant (chez Proulx), les éco-épiphanies évoquées dans les dernières pages sont celles-là mêmes qui contribuent à faire de la littérature un discours qui « réinvente sans cesse, par le travail d’écriture, les interactions entre l’homme et la nature et les représentations de la nature que l’homme se fait[40] ». Lorsque ces soudaines manifestations, comme chez Yergeau, manquent étrangement à l’appel où qu’elles finissent par s’imposer par l’entremise de la répétition au lieu de la rupture subite, elles sont, de surcroît, en mesure de provoquer une réflexion sur la capacité de la nature sauvage à s’agentiviser d’une manière autre, ce qui pousse le critique à envisager le paysage sylvestre dans une perspective renouvelée, non stéréotypée. En ce sens, l’éco-épiphanie incarne véritablement un outil d’analyse précieux pour aborder les fictions de la nature dans une perspective écopoétique.