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L’écopoétique est une perspective théorique qui se donne pour objectif d’étudier la représentation littéraire des liens entre nature et culture, humain et non-humain. Elle peut relever à la fois d’une approche interne et externe du texte littéraire, dans la mesure où elle interroge le langage et les représentations d’une part, mais d’autre part, elle ne se départ jamais du monde, du réel et de ses contraintes et impératifs. Ce faisant, elle propose « une manière de répondre à la place toujours grandissante que les problématiques liées à la nature et à sa préservation occupent dans la littérature des dernières années[1] ». Pierre Schoentjes souligne, dans son essai Ce qui a lieu. Essai d’écopoétique, l’éveil d’une conscience environnementale dans la littérature hexagonale au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, notamment dans les récits de Pierre Gascar et de Romain Gary[2]. Dans le corpus québécois, il faut attendre les années 1970 et L’Isle au dragon[3] de Jacques Godbout pour lire un phénomène comparable. Ainsi l’écopoétique, comme le soulignent les recherches de Jonathan Bate[4], s’intéresse avant tout au texte en lui-même, à l’art littéraire comme création verbale, en délimitant clairement son objet d’analyse (le texte littéraire) et son approche théorique (l’analyse discursive, énonciative et narrative) au sein de la vaste mouvance des études écocritiques.

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On peut dès lors proposer une première distinction, voire une articulation entre écocritique et écopoétique, les deux termes étant parfois présentés comme équivalents (écopoétique a pu parfois passer pour la traduction de l’anglais ecocriticism). L’écocritique est un vaste champ de recherche transdisciplinaire qui interroge les relations entre l’homme et l’environnement. Cette approche théorique a émergé aux États-Unis au cours des années 1970, notamment à travers les travaux de Joseph Meeker[5], qui évoque une « écologie littéraire », et de William Rueckert[6], premier chercheur à employer le néologisme ecocriticism, proposant de rapprocher les domaines de la littérature et de l’écologie. Plusieurs paramètres relatifs à l’émergence de ce champ de recherche se sont révélés, au cours des années, faire à la fois ses grandeurs et ses misères. Forte sur le plan théorique de sa transdisciplinarité, cette caractéristique a nui à son institutionnalisation et à son développement, les chercheurs et les groupes de recherche ayant dans un premier temps éprouvé des difficultés à s’identifier mutuellement et à partager leurs réflexions. L’écocritique a ainsi longtemps « flotté » jusque vers le milieu des années 1990, sans acquérir de réelle visibilité. Si elle permet également de fructueux échanges, la transdisciplinarité s’étiole dans l’irréductible singularité de chaque sujet et des approches méthodologiques propres à certaines disciplines. Plus encore, à défaut peut-être de texte fondateur clairement identifié, l’écocritique est devenue une nébuleuse théorique aux contours indécis qui a donné naissance – du moins a nourri – plusieurs approches connexes telles que l’écoféminisme[7], les études animales, parfois nommées la zoopoétique[8], ou encore les critical plant studies[9]. Il existe aussi de nombreuses formes de rapprochement avec les études postcoloniales[10] et autochtones[11]. L’écocritique a également essaimé sur plusieurs continents, traversant bien des frontières, des langues, mais donc aussi des expériences du monde bien différentes, ce qui a eu pour effet de dilater encore le champ déjà très large qu’elle couvrait. Si bien que ce terme demeure extrêmement lâche encore aujourd’hui et peut prêter à confusion. De définitions en élargissements successifs, la vaste mouvance écocritique paraît tendue entre deux pôles opposés : d’une part, un mouvement centrifuge la pousse à incorporer des approches et des sujets toujours plus divers, tandis que d’autre part, des forces centripètes s’efforcent de la définir, de la théoriser et d’en marquer les contours. La conjugaison de ces deux tensions opposées a donné lieu, en études littéraires, à une situation inédite : de nombreux ouvrages théoriques s’efforcent de penser l’écocritique, de fédérer les recherches parfois très hétérogènes qui s’en réclament, alors que les analyses – textuelles, notamment – demeurent encore peu nombreuses. Autrement dit, on observe actuellement un déséquilibre peu commun entre l’inflation du discours théorique et le nombre encore restreint d’analyses textuelles et de méthodologies opératoires pour approcher les textes.

Nous proposons donc de considérer l’écopoétique comme une des ramifications de l’écocritique. L’écopoétique est une façon parmi d’autres de répondre à certaines questions touchant aux préoccupations environnementales. Le propre de l’écopoétique est, ainsi que nous l’avons formulé après Bate, de prêter particulièrement attention aux constructions discursives, énonciatives et narratives des questions environnementales en contexte littéraire[12]. Cette approche théorique suscite un certain intérêt en France depuis quelques années, davantage semble-t-il que l’écocritique qui est à présent bien implantée en Amérique du Nord[13]. Plusieurs facteurs peuvent expliquer ces divergences d’approches. D’une part, l’écocritique s’est développée aux États-Unis et au Canada en puisant aux racines du mythe de l’exploration et la colonisation du continent, mais aussi plus récemment dans la redécouverte et la valorisation de savoirs autochtones – substrats qui sont évidemment absents du côté français. D’autre part, l’écocritique nord-américaine ne craint pas un certain degré de politisation, faisant place à certaines revendications ou dénonciations. Cette observation pourrait s’expliquer par un lointain héritage du nature writing américain qui, par sa forme proche de l’essai, permet de façon plus explicite la formulation d’une prise de position – par opposition à la fiction et à la poésie où le plaisir de représentation, du récit ou de la contemplation l’emporte. Dans l’introduction[14] qu’ils signaient en 2008 pour la revue Écologie & Politique, Nathalie Blanc, Denis Chartier et Thomas Pughe soulignaient déjà « deux axes distincts (mais souvent liées [sic] entre eux) : un axe politique et un axe poétologique[15] ». Sans surprise, l’écopoétique s’intéresse à ce second axe, s’interrogeant sur les façons dont la littérature, avec les techniques qui lui sont propres, participe à la réflexion écologique.

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Si la parution encore récente de plusieurs travaux majeurs montre que ce champ de recherche est en pleine effervescence, le présent dossier, par son aspect liminal, poursuit un triple objectif. Sur le plan méthodologique, il s’agit de proposer pour l’écopoétique un cadre d’étude à la fois raisonné et ouvert, et ce, afin de mettre à la disposition des chercheur(e)s un outil qu’ils et elles puissent utiliser à leur tour pour leurs propres recherches. Le second objectif consiste justement en la présentation de plusieurs articles qui, prenant en compte ce cadre méthodologique, proposent des mises en pratique, autrement dit des analyses écopoétiques de textes. Enfin, le dernier objectif est de proposer un aperçu de textes se prêtant à une analyse écopoétique en littératures française et québécoise contemporaines, c’est-à-dire des corpus ayant une même langue en commun, mais s’intéressant à des espaces géographiques différents, et dont l’histoire et la gestion politique ne sont pas les mêmes.

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Encore faut-il s’entendre sur ce qu’est ou ce que pourrait être une oeuvre écopoétique, ou encore sur quelles prémisses se fondera une lecture écopoétique d’une oeuvre. En quoi une analyse écopoétique n’est-elle pas simplement une étude du thème de la nature ou du bestiaire, mais bien un angle critique spécifique qui permet l’émergence de nouvelles lectures, d’un nouveau savoir de la littérature ? Dans The Environmental Imagination[16], Lawrence Buell propose quatre critères pour identifier une oeuvre écopoétique :

1. L’environnement non-humain n’est pas seulement un cadre, mais sa présence suggère que le récit s’inscrit dans l’histoire naturelle. Les topoï ont la vie longue et ils sont légion concernant la représentation de la nature : locus amoenus, le jardin édénique, la forêt enchantée ou labyrinthique, la montagne majestueuse et effrayante à la fois, l’océan déchaîné, etc. Si les textes présentant de tels topoï peuvent donner l’impression à première lecture de se prêter à une lecture écopoétique, encore faut-il que ces textes dépassent justement les topoï pour donner plus de substance à cet environnement. Il ne suffit pas qu’un récit se déroule à la campagne ou aux fonds des bois pour qu’une oeuvre soit qualifiable d’écopoétique…

2. Les intérêts humains ne sont pas présentés comme les seuls intérêts légitimes. Le texte écopoétique invite en ce sens à adopter une perspective qui permette de sortir de l’anthropocentrisme pour prendre en compte les relations complexes qui lient les différents éléments d’un environnement : animaux, végétaux, minéraux, facteurs météorologiques ou géologiques, etc. On pourrait élargir la proposition de Buell en soulignant que le texte ne peut tenir compte des seuls intérêts de la majorité et reproduire ainsi les discours dominants. Les textes écopoétiques font preuve d’une attention et d’une sensibilité réelles aux présences plus discrètes, oubliées ou dominées, et notamment à certains groupes, tels les Premières Nations. Du point de vue de l’énonciation, assiste-t-on à un affaiblissement de l’autorité narrative dans ce type de texte, ou bien s’agit-il plutôt d’une redistribution de la parole, d’un partage de l’autorité narrative ? Par ailleurs, l’écopoétique permet peut-être de sortir de ces schémas verticaux pour prêter attention aux relations entre terre, humains, animaux, végétaux et minéraux. Là encore, les traditions issues du totémisme ou de l’animisme peuvent décentrer le point de vue et proposer des alternatives à l’anthropocentrisme.

3. La responsabilité humaine envers l’environnement fait partie du positionnement éthique du texte. Le texte s’interroge ainsi sur l’articulation entre engagement et esthétique. Qu’il s’attache à des espaces identifiés ou identifiables dans le réel, qu’il les altère ou bien les crée de toutes pièces, le texte écopoétique propose une réflexion sur les choix et les actions qui sont posés (ou qui devraient l’être). Cette dimension peut se trouver appuyée par le déploiement d’une mathesis, autrement dit un savoir qui peut être intégré au texte ou documenté à la fin. L’interdisciplinarité avec certains domaines de savoirs relatifs à la science (la biologie, la botanique, la géologie, l’ornithologie, etc.) ou aux sciences humaines affleure alors de façon plus ou moins explicite. La question de l’éthique invite également à soulever la question du ton : comment aborder des enjeux écologiques sans tomber dans l’alarmisme ? Est-il possible de rire de tels enjeux ?

4. L’idée d’un environnement comme processus plutôt que constante ou acquis est au moins implicite dans le texte. Si l’écopoétique est souvent rapprochée des théories spatiales – pensons à la géocritique ou à la géopoétique dans le domaine littéraire –, Buell enjoint, par ce dernier critère, à prendre en compte la dimension temporelle. L’écologie étant un cycle, celle-ci suppose d’emblée un facteur temporel. On observera alors avec profit sur combien de temps s’étire la diégèse d’une oeuvre : s’agit-il de quelques jours, plusieurs années, voire plusieurs générations pour que soient perceptibles des changements majeurs ? Comment la durée de la nature est-elle mise en récit, textualisée ? La diachronie a-t-elle tendance à l’emporter sur la synchronie ? Dans le même ordre d’idées, on a pu observer dans cette veine littéraire une propension à toucher à des questions eschatologiques. L’idée d’un monde fragilisé implique en effet d’envisager sa fin – que sa destruction soit d’origine humaine ou autre, lente ou fulgurante. Entre un imaginaire dysphorique condamnant les choix et gestes humains d’une part et un angélisme naïf mettant en scène un ou des héros qui viendraient sauver la planète, des critiques tels que Meeker[17] et Christian Chelebourg[18] s’interrogent sur cette textualisation de la fin du monde.

Tout à la fois précis et ouverts, ces quatre critères de Buell se prêtent bien au développement de plusieurs points à observer, ainsi que nous venons de le suggérer. Mais pour intéressants que soient ces critères, il ne serait sans doute pas très productif de les utiliser comme une grille de lecture à valider point par point, tant chacun de ces critères s’envisage davantage comme un spectre le long duquel situer les textes. Dans Ce qui a lieu, Schoentjes semble avoir perçu cette difficulté et propose quant à lui quatre « tensions » à l’aune desquelles analyser les oeuvres : sauvagerie/civilisation, esthétique/utilitaire, concret/imagination et ordre/chaos. Ces axes permettent d’appréhender les oeuvres selon des dynamiques pertinentes et applicables à tous les genres littéraires. Le croisement de ces axes peu définis laisse également entrevoir des possibilités de rapprochements et de recoupements.

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Par le présent dossier, nous souhaitons contribuer à la réflexion en soulevant certaines questions qui paraissent intrinsèquement liées à l’écopoétique. Nous avons cependant tenu à baliser chronologiquement ces études, nous restreignant à la période de l’extrême contemporain, soit le début du XXIe siècle. De multiples raisons ont motivé ce choix : s’il n’est pas insensé d’éclairer par une approche théorique contemporaine les textes du passé, ce type d’anachronisme requiert une contextualisation bien précise qui aurait dilué le propos dans le cadre de ce numéro.

Nous avons tout d’abord tenu à souligner que la prévalence des discours environnementalistes dans les médias et la pensée en Occident, en général, est allée en s’accroissant constamment au cours de cette période qui a vu des catastrophes naturelles causer des dommages humains, environnementaux et économiques toujours plus conséquents. C’est aussi durant cette période que le sujet de l’environnement est devenu un enjeu politique majeur discuté à tous les niveaux de gouvernance. Les sommets diplomatiques sont l’occasion pour les dirigeants de formuler des voeux pieux et de fixer des objectifs ambitieux qui ne se traduisent pas nécessairement en volonté politique forte dotée de moyens d’action. Ces grands discours et vastes objectifs imposés par les dirigeants contrastent également avec les initiatives citoyennes plus circonscrites, moins visibles, mais autrement plus concrètes[19]. Sans détenir la clé de tous ces maux, la littérature est en mesure de proposer un autre type de discours afin de sortir de ce qui est souvent présenté comme des impasses de la pensée (écologie et économie seraient incompatibles, les technologies alternatives ne sont pas disponibles ou sont trop coûteuses, etc.). La littérature se saisit autrement de ces questions et, de par les représentations et les mises en situation qu’elle propose, elle se montre à même de faire ressortir certaines subtilités, des paradoxes, des complexités qui permettent d’envisager ces questions sous un jour différent ou dans des contextes autres.

Nous avons ouvert la réflexion à des textes de tout genre, provenant à la fois de la France et du Québec. Ce double corpus se justifie par un certain nombre de points communs : sur le plan théorique, les chercheurs en littératures française et québécoise se heurtent au même problème de traduction et de définition du terme ecocriticism. Notons également qu’il s’agit de corpus littéraires émanant de pays occidentaux aux niveaux de vie relativement comparables. Cependant, il est évident que le rapport à l’exploitation des ressources naturelles et la façon d’habiter le territoire diffèrent grandement entre la France et le Québec. Nous nous interrogions initialement sur la façon dont ces points communs et différences allaient se manifester dans les textes. À propos de Silent Spring[20] de Rachel Carson, Alain Suberchicot remarque, dans son ouvrage Littérature et environnement[21], que les littératures environnementales sont frappées d’un « coefficient de généralisme et d’anonymat[22] » qui tend à aplanir les spécificités, qu’elles soient d’ordre géographique, culturel, ou dérivées d’une tradition littéraire nationale. Selon le même critique, l’écopoétique serait ainsi « une thématique de la mondialisation littéraire[23] », c’est-à-dire un phénomène mondial qui se manifesterait de différentes façons en divers endroits du globe. Si l’intuition derrière cette affirmation paraît juste, l’on peut objecter qu’une approche écopoétique est plus qu’une étude « thématique » et que souvent, cette « mondialisation littéraire » passe justement par la représentation de phénomènes spécifiques, dans des lieux précis ; ce qui n’est qu’une autre façon de dire que le phénomène est global, mais que ses manifestations locales sont singulières.

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Ce dossier se présente sous la forme de trois volets. Le premier met en regard deux études portant sur des romans français. Loin de toute propension politique ou militante, l’écopoétique pratiquée par ces auteurs s’observe autour des enjeux de l’intrigue chez Maylis de Kerangal, ou des motifs mis en oeuvre et qui se développent de façon arborescente chez Jean-Loup Trassard – dans l’article de Sara Buekens. Les oeuvres de Jacqueline Harpman et d’Éric Chevillard examinées par Laurence Pagacz sont des romans de science-fiction, ou dont l’intrigue se déroule plus largement dans un univers post-apocalyptique, qui présupposent explicitement la disparition du monde tel que nous le connaissons et qui imaginent, par-delà la fin, ses possibles réinventions.

Dans son article, Sara Buekens propose une étude comparative de Naissance d’un pont de Maylis de Kerangal et de L’Homme des haies de Jean-Loup Trassard, deux romans présentant des univers a priori complètement différents. Alors que Kerangal situe son récit dans Coca, qu’on devine être une grande ville de la côte ouest des États-Unis, pour raconter la construction d’un pont, Trassard prête voix à un paysan retraité qui décrit dans une langue haute en couleurs le quotidien de la vie à la ferme, la proximité et la connaissance des bêtes domestiques et sauvages, ainsi que les profondes transformations qu’a vécues ce milieu de vie depuis un siècle. Sara Buekens montre comment l’un repousse les frontières du roman réaliste traditionnel en multipliant les détails prosaïques dont le but est de contribuer à la « véracité » du propos, tandis que l’autre subvertit les codes du genre épique en suggérant que le pont relève d’une folie des grandeurs sans lien avec son environnement et qu’une expérience plus authentique de la nature est à chercher auprès d’autres personnages que les constructeurs. Pour aussi différents que soient ces romans, Sara Buekens montre par son analyse que tous deux présentent des témoignages des défenseurs du progrès, tout en soulignant aussi les impacts néfastes de ces démarches sur les environnements qu’ils affectent.

Laurence Pagacz étudie elle aussi conjointement deux romans, Moi qui n’ai pas connu les hommes de Jacqueline Harpman et Choir d’Éric Chevillard. Prenant appui sur les théories développées par Christian Chelebourg dans Les Écofictions[24], l’auteure s’intéresse aux représentations du corps dans ces univers post-apocalyptiques qui bousculent les paramètres du monde tel que nous le connaissons. Placés dans un environnement souvent hostile à la vie, les personnages font l’expérience de ce milieu qui, dans les deux romans, est totalement coupé de la nature, alors même que certains de leurs compagnons évoquent un monde de l’avant que pour leur part, ils ne connaîtront jamais. Le corps prend alors toute son importance puisqu’il est ce par quoi les personnages font l’expérience de leur milieu de vie, mais aussi parce que sa vitalité contraste avec ces milieux détruits ou profondément altérés. Laurence Pagacz suggère de lire les romans de Harpman et de Chevillard comme des fables allégoriques sur la chute de la condition humaine dans ces univers post-apocalyptiques. Dans un effort de redéfinition de cette humanité déchue, le corps joue un rôle de pivot entre nature et culture puisque c’est par son entremise que de nouveaux liens vont pouvoir advenir avec l’environnement.

Un second volet sera constitué par les articles de Julien Desrochers et de Julien Defraeye portant sur des romans et des nouvelles d’auteurs québécois bien établis. Julien Desrochers se penche sur le procédé littéraire de l’éco-épiphanie. Moment de prise de conscience qui renverse les présupposés anthropocentriques régissant notre appréhension de l’environnement, cette manifestation soudaine est récurrente dans plusieurs romans de Monique Proulx, Louis Hamelin et Pierre Yergeau, ici tous trois à l’étude. Desrochers souligne particulièrement l’ancrage temporel et spatial de cette pratique performative qui rappelle les liens que des auteurs comme Hamelin entretiennent avec l’héritage littéraire du nature writing. L’éco-épiphanie se démarque ainsi comme « un outil d’analyse précieux pour aborder les fictions de la nature dans une perspective écopoétique ».

L’analyse de Julien Defraeye aborde le genre de la nouvelle de manière à en faire ressortir des spécificités propres à une lecture écopoétique. Marquée par sa brièveté générique, la nouvelle propose un format enclin à traduire de façon poétique l’urgence de la crise environnementale et la nécessité de faire face – ici par l’imaginaire – aux problématiques qui lui sont liées. Grâce à des vertus pédagogiques liées à sa concision, le texte nouvellier se démarque par son penchant pour la performativité, menant éventuellement à des changements d’ordre pragmatique. À l’appui de trois recueils d’auteurs québécois contemporains – Louis Hamelin, Lise Tremblay, Robert Lalonde –, cet article met en évidence les stratégies de représentations de la nature spécifiques au genre de la nouvelle, considéré comme un véhicule privilégié du renouvellement esthétique d’un discours qui peine encore à interpeller.

Le dossier se refermera enfin sur un dernier volet consacré à la poésie, genre qui n’est pas en reste concernant l’écopoétique et qui semble l’aborder par un biais plus politique. Joëlle Papillon explore le rapport particulier de l’humain au territoire dans la poésie autochtone contemporaine au Québec. Problématique établie chez les écrivaines innues tout particulièrement, l’écologie politique entend ainsi donner une voix aux Premières Nations face aux projets de barrage hydroélectrique, d’oléoducs ou d’exploration pétrolière. Le recueil Bleuets et abricots (2016) de Natasha Kanapé Fontaine propose ainsi de redonner une place dans le discours social à un savoir autochtone sur l’environnement, en explorant le rapport de la femme innue à la terre bien au-delà du corps. Joëlle Papillon propose ainsi une réflexion poétique et ontologique sur la vision écologique des Premières Nations, suggérant une alternative à la perspective anthropocentrique caractéristique des sociétés occidentales.

Dans sa lecture de La Carte des feux de René Lapierre, Élise Lepage montre comment chez cet auteur l’urgence écologique est étroitement liée à la dégénérescence du capitalisme et à l’abdication citoyenne. Travail de décentrement, l’écopoétique enjoint de repenser la place de l’humain, un certain ordre du monde trop souvent présenté comme une fatalité et la remise en cause des discours et idéologies qui le sous-tendent. Dans le recueil de Lapierre, cette remise en question de la place de l’humain passe par l’évocation d’un monde post-apocalyptique où l’ordre a été profondément bouleversé. Suggérant à la fois que l’apocalypse ait pu être provoquée par des forces naturelles extrêmement puissantes ou par l’emballement du système capitaliste qui rend ses bénéficiaires toujours plus cyniques et ses victimes toujours plus dociles, cet imaginaire de la fin propose de nouveaux paramètres. Élise Lepage examine ainsi comment ce recueil met en place une temporalité géologique (deep time) qui ancre dans une durée très longue les phénomènes décrits. Cet effet de continuité temporelle est contrebalancé par une fragmentation de l’espace qui montre les différentes manifestations de l’apocalypse aux quatre coins du globe. Au niveau discursif, l’usage du vocatif qui interpelle tant les acteurs de ce monde que les lecteurs met à nu l’agentivité appauvrie ou néfaste de l’humain par rapport à son environnement.

Au seuil de ces lectures, il est intéressant de remarquer que les questions touchant à l’écologie ne relèvent plus uniquement de l’essai de la non-fiction comme c’était le cas pour le nature writing, ou même encore lors des années 1960 et 1970 lorsque les littéraires – auteurs et critiques – ont commencé à se saisir de ces questions. Romans, romans d’anticipation, nouvelles, poèmes : ce dossier témoigne de la variété des genres littéraires qui s’arriment aux problématiques environnementales. Celles-ci sont alors mises en récit, donnent lieu à des intrigues très diverses, ou encore inspirent un lyrisme renouvelant la voix d’auteurs expérimentés, ou permettant au contraire à de nouvelles voix de se faire entendre. Que ce soit d’un côté de l’Atlantique ou de l’autre, il est frappant de constater que ces oeuvres se gardent bien de tomber dans tout manichéisme. L’écopoétique, perspective théorique attentive au discours, à l’énonciation et aux structures narratives, permet justement de faire apparaître à quel point dans leur construction même ces textes s’attachent à cultiver des ambiguïtés, à soulever les problèmes, les paradoxes, peut-être même les apories auxquels notre époque est confrontée. Il reste à souhaiter que par les voies qu’il trace, ce dossier ouvre le chemin à d’autres analyses écopoétiques pour mettre en valeur une veine littéraire pluri-générique qui n’en est probablement qu’à ses balbutiements.