Corps de l’article

1. Introduction

La maîtrise de la langue écrite est un souci majeur de l’école élémentaire française: de nombreuses recherches ont décrit le fonctionnement du système orthographique français (Catach, 1978; Blanche-Benveniste et Chervel, 1969; Jaffré et Pellat, 2008) et permis de définir des contenus pour son enseignement (Cogis, 2005, Brisseau et Cogis, 2011). Par ailleurs, d’autres recherches, nombreuses elles aussi, décrivent le travail cognitif du jeune enfant pour s’approprier le fonctionnement la langue écrite (Ferreiro, 1988, 2000; Besse, 1990; David et Morin, 2008; Fijalkow et al., 2009).

Cependant, l’articulation de ces deux enseignements au début des apprentissages formels nous semble peu décrite au vu des enjeux: il s’agit en effet pour les élèves d’effectuer un saut qualitatif considérable entre la découverte du principe alphabétique, qui peut produire une «illusion phonographique» (Brisseau et Jaffré, 2006), et la maîtrise du système de l’écrit français dont l’orthographe est opaque (Jaffré, 2008) puisque l’usage du principe alphabétique n’a pas débouché sur un ensemble de correspondances phonographiques biunivoques.

Nous nous intéressons aux processus de la genèse orthographique pour les élèves dans le cadre de l’enseignement formel des deux premières années de l’école élémentaire française. Nous faisons l'hypothèse que la focalisation de leur activité scripturale sur le mot, qui est pour eux une unité graphique possible à délimiter, les conduit à entrer dans une écriture orthographique. Sans recours à une définition explicite du mot ni à la connaissance des règles de l'orthographe, ils peuvent, sous la conduite magistrale, traiter les mots comme des formes dont l’orthographe est signifiante. Ils agissent ainsi précocement dans un monde où l'écriture est envisagée comme orthographique et peuvent s'approprier la valeur linguistique de l'orthographe (Charmeux, 1979).

Notre recherche est exploratoire: elle vise à décrire et à analyser le lien entre la focalisation sur le mot proposée par des enseignant.e.s et l’activité scripturale de leurs élèves.

2. Cadre théorique

Dans le cadre de la didactique de l'orthographe, nous nous intéressons au choix des objets enseignés et au travail de l’enseignant.e en lien avec les modalités d’appropriation des élèves.

2.1 Le mot comme objet enseigné

Malgré son caractère d'évidence, «la notion de mot résiste aux entreprises de délimitation et de définition linguistiques» (Neveu, 2011, p. 71). Il est pourtant reconnu comme une unité fondamentale de l'écrit pour les pratiques expertes (Jaffré, 1996). On peut donc s’intéresser à l'appropriation par les scriptrices et les scripteurs débutant.e.s de cette unité de l'écrit qui peut être saisie comme objet linguistique par autonymisation (Authier-Revuz, 2011) et qui, selon Sandon (2002) et Cellier (2008), finit par être acquise au cours de l’apprentissage de la lecture.

En lecture, les blancs graphiques permettent de délimiter les mots, mais en écriture, la distribution de ces blancs graphiques suppose d’avoir déjà mentalement effectué le découpage du flux continu de la chaine orale (Cogis, 2005). La définition graphique n’est donc pas opérante pour les débutant.e.s en écriture et l’encodage à partir des correspondances entre phonèmes et graphèmes en tant qu'unités minimales de la langue conduit certain.e.s élèves à écrire sans séparer les mots, mais aussi parfois en séparant toutes les syllabes qui sont des unités sonores sur lesquelles on travaille à l’école maternelle, car elles sont très accessibles, bien qu’elles ne soient pas reconnues comme unités linguistiques pertinentes (Catach, 1978).

La segmentation de la chaine orale lors des productions écrites peut être une première étape d'appropriation du mot comme unité graphique de base, mais en français, dont l’orthographe est opaque (Jaffré, 2008), se tissent en son sein la dimension phonographique et la valeur sémiographique de l'orthographe (Honvault, 2002). Selon Blanche-Benveniste et Chervel, (1969), tout part du matériau graphique; Fayol, (2008) définit le mot comme «forme orthographique», c’est-à-dire un signifiant écrit qui ne relève pas uniquement de la phonographie, mais aussi de la morphographie (Cogis, 2005) et de l'hétérographie distinctive; celle-ci marque par l’orthographe les distinctions entre des unités homophoniques, qu’il s’agisse de mots (Jaffré, 2006) ou de segments de mots comme les terminaisons verbales (Blanche-Benveniste et Chervel, 1969)

2.2 Les pratiques d’enseignement

Nos travaux s’inscrivent dans la perspective historique et culturelle qui attribue au langage un rôle fondamental pour effectuer la médiation entre le social et le scolaire (Vygotski 1997). L'activité, telle que la définit Léontiev (1976), est, elle aussi, essentielle pour l'appropriation d'un outil culturel comme l'écriture. Les scénarios (Bruner, 1987) proposés magistralement permettent à l'enfant d'entrer dans des matrices culturelles, car ils «permettent l'ajustement entre le système de l'enfant et de l'adulte en fournissant un microcosme maitrisable» (Bruner, 1983, p. 288). Ils peuvent évoluer par l'incorporation de moyens et de stratégies nouveaux qu’apporte l’enseignant pour les développer (Bruner, 1987).

Les «motifs» de l'activité orthographique (Léontiev, 1984) sont alors portés par les formats d'action proposés qui peuvent être adossés à des gestes et des tracés qui accompagnent l’activité discursive. L’autonymisation, par laquelle l’activité des élèves se focalise sur les mots (Gomila, 2011), est initiée par des gestes de pointage par lesquels ilss sont désignés au tableau. En amont de l’écriture, les mots que les élèves vont devoir écrire sont évoqués par des tracés dans l’espace ou au tableau qui les schématisent comme unités qui seront isolées à l'écrit par des blancs graphiques.

2.3 Les modalités d’appropriation

À la suite de Bourdieu (2003), qui définit les habitus comme «système de schèmes de perception, d’appréciation et d’action» qui sont «inscrits dans le corps par les expériences passées» (p. 200), Dabène (2001) indique que la constitution de l’habitus scriptural intègre les spécificités de l'ordre écrit à l'habitus langagier . Si, toujours selon Dabène (Ibid.), les pratiques en lecture et écriture pèsent sur l’habitus scriptural des élèves, celui-ci pourrait être l'objet d'une secondarisation, processus que Jaubert et Rebière (2012) définissent comme une «transformation progressive de la connaissance et du langage» (n.p.). L'incorporation précoce d'habitudes de segmentation de la chaîne graphique sans recours à des indices audibles pour la séparation des mots pourrait influer sur cette réorganisation: la secondarisation orthographique de l'habitus scriptural (Sémidor, 2015b) est, selon nous, un élément de réponse à la nécessité pour les élèves de développer, grâce aux pratiques d'enseignement, des habiletés complexes dans lesquelles interviennent des manières d'agir incorporées.

2.4 Articulation entre activité de l’enseignant.e et activité de l’élève

Dans le cadre de l’enseignement formel, les situations d’écriture peuvent constituer une zone de coactivité (Balslev, 2006) entre les élèves et leur enseignant.e. Les scénarios sont alors le lieu d’interactions et de changements de rôles qui permettent, d’une part, leur incorporation et, d’autre part, l’accès au sens de l’activité sous la conduite de l’enseignant.e. Le prêt de conscience magistral (Bruner, 2000) permet en effet de proposer ces scénarios alors même que les élèves n’en connaissent pas les fondements linguistiques, qui peuvent n'être explicités qu'a posteriori. Dans cette perspective du prêt de conscience, «les objectifs des participants n'ont pas besoin d'être les mêmes; tout ce qui est requis c'est que soient remplies les conditions communes concernant les réponses» (Bruner, 1987, p. 123).

Nous faisons alors l'hypothèse que, grâce au prêt de conscience magistral et en s’appropriant les scénarios proposés dans lesquels on écrit des mots et non des sons, les élèves constituent un corpus de connaissances commun à la classe, s’approprient des manières d’agir accordées au fonctionnement orthographique de l’écriture française et secondarisent ainsi leur activité scripturale.

Après la présentation de notre méthodologie, nous décrivons les scénarios d’enseignement focalisés sur les mots et les manières dont les élèves s’en saisissent en nous demandant s’ils traitent les unités graphiques comme transcriptions de signifiants oraux ou comme formes orthographiques

3. Éléments méthodologiques

Nos observations portent sur des classes de première et deuxième année d’écoles élémentaires dans lesquelles des enseignantes mettent en oeuvre un enseignement de l’orthographe dont nous décrivons certains aspects avant de présenter les données utilisées et nos critères d’analyse.

3.1 Les classes

Les deux enseignantes auxquelles cette recherche fait référence travaillent dans des écoles situées en milieu mixte. Elles ont toutes les deux plus de 15 ans d’expérience d’enseignement et plusieurs années d’expérience du début des apprentissages formels (5-8 ans). Les classes suivies pendant deux ans sont composées de 23 à 25 élèves répartis de manière équilibrée dans tous les milieux socio- culturels. Dans chacune des classes, on trouve un à trois élèves dont l’âge est décalé d’un an par rapport à l’année de référence. Nous avons eu la chance que les cohortes auxquelles nous nous référons soient restées stables au cours des deux années d’observation, c’est-à-dire que les élèves observé.e.s ont suivi pendant deux années l’enseignement décrit.

3.2 Un enseignement orthographique

Les enseignantes observées mettent en place des situations de «phrase du jour» (Cogis, 2005; David et Morin, 2008) au sein desquelles les élèves élaborent collectivement et sous la conduite magistrale une phrase qui devient objet commun de réflexion orthographique. Ces phrases sont produites à partir d’une question qui est inscrite au tableau et dont les mots peuvent être utilisés par les élèves.

Leur activité est orientée vers la recherche des écritures possibles, mais aussi vers la comparaison des possibles proposés dans la classe. Les interactions verbales qui accompagnent l'activité scripturale orthographique sont inscrites par les enseignantes dans des scénarios qui conduisent les élèves à écrire des mots en se référant prioritairement aux formes orthographiques déjà rencontrées, voire mémorisées, et non à chercher à écrire «avec les oreilles» puisque la forme orthographique est signifiante.

3.3 Les données utilisées[1]

Nous nous référons à deux corpus longitudinaux recueillis chacun sur deux ans. Le premier, composé d’enregistrements et de transcriptions de débats, permet de recueillir les propositions de scénarios et les possibles qu’utilisent les élèves. Il comporte douze transcriptions[2] de séances de classe d’une durée approximative de cinquante minutes numérotées de manière chronologique pour chacune des deux enseignantes. Huit de ces vidéos ont été filmées dans l’école Jules Ferry à Pessac, Gironde au cours de l’année 2009-2010, le 15 septembre 2009, le 4 décembre 2009, le 19 mars 2010 et le 23 avril chez les deux enseignantes NO et NB et sont numérotées de 1 à 4. Quatre vidéos prolongent l’observation de la classe de NO pendant l’année de CE1 en 2010-2011. Ces enregistrements, numérotés de 5 à 8, ont eu lieu en décembre, janvier, mars et mai; ils permettent d'observer la continuité de l’enseignement orthographique pendant une seconde année. Ce corpus nous permet d'analyser la co-activité entre les élèves et l'enseignante; nous accordons une attention particulière aux gestes didactiques des enseignantes observées et à l'utilisation par les élèves des scénarios proposés.

Le second corpus est constitué de 12 séries de 5 entretiens individuels filmés dans l’école Albert Camus à Talence la troisième semaine de septembre 2013, la troisième semaine de mars 2014, la troisième semaine de juin 2014 puis la troisième semaine de novembre 2014 et la deuxième semaine de juin 2015. Ces entretiens se déroulent en dehors de la classe avec 12 élèves de NO auxquels le chercheur propose d’écrire devant lui des mots et des phrases courtes dont l’ensemble proposé au cours de la recherche est indiqué et justifié en annexe 1 Chaque écriture donne lieu à un échange. Le chercheur ne propose pas d’étayage, mais répond à tout élève qui s’interrompt et fait une demande, qui est déjà un indice de savoir.

Ces entretiens nous permettent de recueillir les manières d'agir des élèves en train d'écrire ainsi que leurs regards[3] et leurs manières de parler de leur activité scripturale (David et Morin, 2008) lorsque le chercheur, se référant à Vermersch (1994), les invite à commenter leur activité, c'est-à-dire à décrire ce qu'ils font et, pour autant que ces jeunes élèves le peuvent, à indiquer pourquoi ils agissent ainsi.

3.4 Les critères d’analyse

La confrontation des discours magistraux avec les productions et discours des élèves nous fournit suffisamment de données pour décrire les liens entre les pratiques d'enseignement utilisées et les apprentissages des élèves.

Nous effectuons une analyse essentiellement qualitative des interactions langagières qui concernent le traitement des formes orthographiques: segmentation, autonymisation, schématisation, réemploi de mots ou de segments de mots. Les reprises par les élèves des scénarios gestuels et langagiers que nous identifions dans les pratiques magistrales sont alors traitées comme des indices de leur incorporation et de la secondarisation des usages du mot.

4. Analyse des données

Nous décrivons d'abord les scénarios d’enseignement du mot avant d’analyser l’évolution de l’activité des élèves qui les conduit à traiter l’unité isolable graphiquement comme forme orthographique.

4.1 L’enseignement des manières d'agir avec le mot

Nous observons que, pour enseigner le mot, les enseignantes s’appuient sur le fait que cette unité peut être repérée, copiée et mémorisée.

L'enseignement du mot graphique est fondé sur l'usage de scénarios comme le comptage, le pointage, la schématisation par des gestes en l'air ou des traits tracés sur le tableau (Figure 1) (Sémidor, 2015a ). Pour les élèves, ces schématisations sont opaques en début d'année de CP, comme le montre cet échange en septembre (NO1, septembre CP[4]):

33. THOM: en fait i’ faut = où t’as fait les traits / i’ fau / drait / écrire / et bé

34. MAIT: c’est la place des mots / (en segmentant un peu et en les pointant à nouveau) PETIT KANGOUROU NE VEUT PAS QUITTER SA MAMAN

PARCE QU’IL A PEUR + d’accord?

35. JUST: (bras tendu vers les traits sur le tableau) t’as marqué tout c’que t’as écrit là?

36. MAIT: j’ai fait des traits / i’faut qu’on écrive (les bras croisés, une main sous le

menton, mimant et symbolisant le travail de réflexion que doivent mener les élèves) #

37. LILY: mais où ça?

38. MAIT: sur les traits

Figure 1

Figure 1 (suite)

-> Voir la liste des figures

Alors que Thomas vérifie (33) qu'il interprète correctement les tracés effectués par l'enseignante au tableau pour schématiser les mots, les interventions de Justine (35) et de Lily (37) montrent qu'elles ne saisissent pas le sens que l’enseignante attribue aux schématisations proposées. Cependant, dans les classes observées, les malentendus et les questions de ce type disparaissent rapidement: la récurrence des situations d’écriture étayées pourrait permettre aux élèves de s'approprier le scénario utilisé et d'incorporer le mot graphique.

Un scénario de comptage des mots est introduit lui aussi dès la première séance à partir de la phrase écrite collectivement (NO1, septembre CP):

347. MAIT (en montrant A): c’est pas un mot ça Rémi ? / si c’est un mot ça compte / y’a des mots très grands / t’as vu KANGOUROU comme c’est grand ? (en montrant un grand écart entre ses deux index, puis un petit écart aux deux bouts des mots pointés) y’a des mots très petits / y’a des mots avec beaucoup de lettres / des mots avec une seule lettre /, mais c’est des mots / KANGOUROU c’est le plus long mot de la phrase (en soulignant toute sa longueur du geste) / et A (en le pointant sans mouvement horizontal) c’est le plus petit /, mais i’s comptent pareil (en faisant un avec le pouce) pour un mot / ça ça peut nous aider quand on fait la phrase dans la tête vous savez? / et qu’on va devoir venir l’écrire tout seul / peut-être qu’on pourra se faire les traits (en traçant en l’air) pour se rappeler combien (en les traçant successivement) de mots on doit écrire / faudra bien compter les mots / d’accord?

Effectué après l'écriture, le comptage s’appuie sur le pointage des mots et, comme nous l'observons dans la fin de ce tour de parole, sur des commentaires par lesquels l'enseignante explicite le fonctionnement des schématisations, mais aussi l'utilité du scénario de comptage pour pouvoir écrire seul («aider, on va devoir, se rappeler»).

Cependant, dès que l’activité de comptage précède celle d’écriture et s’adosse uniquement à la chaîne orale, on constate des amalgames comme VEUTPAS[5] ou QUIL (Sémidor 2015a). Le scénario conduit alors à poser collectivement le problème de la distribution future des espaces graphiques et à le régler avec l'aide de l'enseignante. La participation régulière au comptage pourrait alors soutenir l’incorporation du mot graphique: nous observons en effet que les écrits de travail sont segmentés dès le début d'année (Figure 2), que les mots sont très systématiquement autonymisés dans les débats et que les productions individuelles de tous les élèves sont, elles aussi, systématiquement segmentées[6] (Sémidor 2015a).

Figure 2

-> Voir la liste des figures

4.1.1 Des scénarios de réemploi

En français, langue alphabétique à sémiographie majeure, tous les mots comportent de nombreuses graphies prédictibles par conversion phonographique, mais il suffit que l’un des phonèmes pose problème pour que le mot ne soit pas totalement prévisible. De ce fait, pour l'écriture de mots inconnus, qui souvent ne peut être découverte par conversion phonographique, les enseignantes valorisent les scénarios d'emprunt. Leur introduction est précoce puisqu’elles se réfèrent à une définition orthographique du mot. Les élèves sont enrôlé.e.s dans des activités de réemploi du matériau écrit à partir des mots utilisés dans la question (NO1, septembre CP):

83. LILY: je sais j’ai compris / y’a marqué KANGOUROU dans cette phrase (Lily ne montre rien, mais regarde le tableau avec attention)

84. MAIT: où ça? (en tendant sa règle pour que Lily aille au tableau) y’a marqué KANGOUROU?

85. GREG (en criant): ah je sais!

86. LILY: je sais

Dans ce cas de figure, le mot se trouve à la vue des élèves qui peuvent s'écrier «je sais» (83, 85, 86), mais, au cours de l’année, les orthographes qui ne peuvent pas être trouvées sont signalées par les enseignantes et données en amont des ateliers (NO4, avril CP):

9. MAIT: D’EUX-MÊMES / D’EUX-MÊMES c’est très dur § Es: dix §§ je vais aussi l’écrire au tableau

Ces aides pour écrire ce qui est «très dur» peuvent aussi être apportées sur des segments du mot comme en NO2 (décembre CP):

62. MAIT (se levant): au tableau j’écris + FAIRE + et j’écris SES (échanges nombreux pendant que M écrit 10 s) / ça c’est FAIRE / c’est pas le mot dont vous allez avoir besoin / le mot dont vous allez avoir besoin c’est / il ne FAIT / FAIT /, mais vous devrez vous servir de FAIRE pour l’écrire

L’enseignante, se référant sans le préciser à la variation verbale, schématise ici la notion de radical en rapprochant FAIT et FAIRE. En s'appropriant cette manière d'agir, les élèves deviennent peu à peu capables de trouver des aides en se référant à des productions antérieures comme ici (NB3, mars CP) pour DIFFÉRENT:

191. MAIT: d’accord / vous aviez trouvé / dans le porte-vues / je crois qu’il y est aussi / là-bas /(en allant montrer l’affiche d’un album) parce qu’on a la même chose sur le mur / (en suivant les mots de la réponse qu’elle lit) ils ont peur de la licorne parc’ qu’elle est / différente

192. MAXE: nous on a regardé ici

193. MAIT: tu as regardé là? d’accord / § E: moi j’ai regardé §§ donc / au début / on l’écrit / comme sur l’affiche

Les outils disponibles dans la classe pour récupérer la forme orthographique (porte-vue, affiches sur les murs) sont indiqués explicitement par l'enseignante (191, 193), mais aussi pointés par les élèves (192). Ce sont des extensions de la mémoire qui préfigurent ce qui sera bientôt mémorisé.

Les scénarios de récupération permettent même de traiter des problèmes morphosyntaxiques en amont de la connaissance des règles. Dans le débat NO3 (mars CP) par exemple, les élèves doivent reprendre des mots dans la question: «Pourquoi les graines sont-elles fripées?»

46. MAIT: elles sont fripées / ces mots-là pas difficiles / (les paumes en l’air pour schématiser l’accord sur cette question) pourquoi pas difficiles ces mots-là?

47. MARIE: parce qu’elles sont dans la #

48. MARI: parc’qu’i’s sont dans la question

49. MAIT: (en tendant le bras vers le tableau) ce sont des mots qui sont dans la question / qu’on peut prendre dans la question

Dans cet échange, l'enseignante encourage les élèves à reprendre le groupe sujet/verbe et donc le participe passé bien accordé, mais ce mode d'écriture qu'elle qualifie de «pas difficile» (46) n'est pas pour autant mécanique puisqu’il faudra inverser les mots pour produire une phrase déclarative.

4.1.2 Les usages de la copie

La récupération de formes orthographiques parce qu'elle rend l’écriture «facile» motive très précocement les activités de mémorisation proposées par les enseignantes; l'enseignement de la copie en est une propédeutique puisqu'il s'agit dans tous les cas de récupérer la forme orthographique, qu’elle soit inscrite sur un support écrit ou en mémoire. En fin de séance, nous observons un scénario récurrent qui articule l’observation préparatoire à la copie et la mémorisation lorsque chaque enseignante demande aux élèves de restituer l’orthographe exacte d’un mot masqué en l'épelant (NO3, mars CP):

368. MAIT: regardez les mots + tout le monde / même Ryan / même Thibault ++ vous / vous regardez bien les mots ++ et moi je vais demander à un seul copain de se retourner + et de m’épeler le mot / vous êtes prêts?

La valeur de l'activité visuelle est soulignée avec insistance. Il s'agit de mémoriser le matériau graphique utilisé, c'est-à-dire les lettres, et non d'effectuer des conversions phonographiques. L'activité d'épellation vise l’intériorisation du modèle. Nous observons que ce procédé est rapidement ritualisé comme le montre cet exemple en NO2 (décembre CP):

207. MAIT: vous regardez bien les mots? § E: oui §§ je vais derrière // regardez-les bien / prenez votre temps / dites-vous le nom des lettres dans votre tête / Antony les mots / pas les gens / les mots (les élèves sont silencieux et correctement orientés) +++++ Marine se retourne ++ et m’épelle le mot / PAS

208. MARI: P / A / S (Ryan a les yeux fermés, mais on voit qu’il regarde le mot dans sa tête, il semble le tracer avec l’index droit)

209. MAIT: celui-là + i’ bouge pas de votre tête / i’change jamais / vous êtes d’accord ell’a bien dit?

L'approbation des autres élèves, l'absence de demande d'explications, les manières d'agir signalées en italiques (207 et 208) signalent une entrée rapide dans l'activité proposée. Cependant, cette situation d’évidence partagée n’empêche pas l'enseignante de rappeler le sens de la tâche proposée et d'orienter l'activité vers la mémorisation (209). Les élèves sont ainsi régulièrement invités à regarder le modèle avec une grande attention avant qu’il soit effacé (NO4, avril CP):

289. MAIT: tout le monde prend le temps de bien regarder tous les mots / je la relis la phrase / vos yeux i’s suivent les mots en même temps que je les dis / ILS + CHOISISSENT + CE LIVRE + PARCE QUE + ÇA + PARLE + D’EUXMÊMES (tous les élèves jouent le jeu de regarder les mots au tableau)

Le passage «en mémoire» est mis en scène à partir d’une disparition momentanée du mot écrit; les élèves sont convié.e.s à se retourner (annexe 3) alors que certain.e.s ferment les yeux. Crahay et Dutrévis (2010) insistent sur le rôle du masquage du modèle pour conduire les élèves à s’abstraire du traitement perceptif. L’explicitation des manières de faire peut les aider à mémoriser l’ensemble des propriétés du modèle. L'épellation est alors une abstraction de l'écriture qui entre en cohérence avec la définition linguistique de référence selon laquelle tout part du matériau graphique qui véhicule à la fois son et sens.

Figure 3

-> Voir la liste des figures

La connaissance de la forme orthographique est ainsi adossée à la fréquentation étayée de l'écrit (NO3, mars CP):

87. MAIT: alors i’y a un accent sur le A / À / la plante / PLANTE je pense que c’est un mot qu’on a déjà vu beaucoup écrit § Es: oui:::! §§ c’est un mot qu’on connaît par coeur

88. MARC: ben oui on l’a écrit deux fois / on savait / on était à Romainville

89. MAIT: on l’a écrit plein de fois

90. REMI: je l’ai encore dans ma tête

Le mot est su («par coeur», «dans ma tête») parce qu'il a été vu souvent, mais aussi parce qu'il a été écrit souvent («beaucoup», «deux», «plein de fois»). L'activité est d'abord effectuée à de nombreuses occasions sous un mode contraignant (l’enseignante indique qu’il faut le faire), mais nous observons l'émergence de son sens dans un enregistrement de fin de CP (NO4; avril CP):

326. MAIT: […] je vais vous laisser recopier la phrase tout seuls, sans effacer de mots rien / vous avez le droit de prendre le temps que vous voulez /, mais par contre ( rire entendu) § E: sans faute §§, mais «pas l’ombre d’une faute» / à l’horizon + vous avez le droit de bien regarder tous les mots / attention hein / on est grands / on regarde pas une lettre on l’écrit / on regarde pas une lettre on l’écrit / ça je veux pas / on prend le mot dans sa mémoire (brouhaha) / on l’écrit = CHOISISSENT / si tu l’écris sans regarder / si tu le prends dans ta mémoire = une fois que tu l’as écrit / tu vérifies / d’accord? Allez c’est parti

Dans ce long tour de parole, l'enseignante explicite d’abord l’objectif, toujours identique: copier sans erreur. Le travail de «copie flash» oriente régulièrement l’activité des élèves vers la fixation en mémoire à court terme des formes orthographiques (même dans le cas de mots longs qui pourront ultérieurement être l’objet d’une analyse morphographique). Et, puisque «on est grands», c’est cette manière d’agir efficiente et valorisée que les élèves doivent adopter. Cet extrait constitue un condensé de l’enseignement de la copie pratiqué quotidiennement et nous observons un lien identique entre la préparation de la copie et la mémorisation dans l'autre classe (NB4, avril CP):

207. MAIT: on va essayer de bien se mettre dans la tête la façon dont s’écrivent les mots avec notre petit jeu + et on fait la copie ++ tout à l’heure / parce que là on va pas avoir le temps / j’aimerais juste ++ qu’on essaie de se souvenir un petit peu / de quelques mots /

Ainsi, en s'appropriant les scénarios proposés, les élèves incorporent le mot comme unité graphique, mais l'écriture de ces unités que l'on prévoit à l'avance de séparer par des blancs graphiques ne relève pas de la conversion phonographique, mais de la récupération de segments orthographiques.

4.2 La secondarisation de l'activité des élèves sur le mot: de la segmentation graphique à l'écriture orthographique

Comme nous venons de l'indiquer, les enseignantes conduisent très tôt et très systématiquement leurs élèves à mémoriser les formes orthographiques des mots. Dans les classes observées, cette connaissance est posée comme une valeur parce qu'elle facilite l'écriture orthographique par réemploi des formes récupérées. Elle est utilisée aussi pour traiter la segmentation dans des cas complexes comme l'élision ou la liaison. Le travail de mémoire volontaire ouvre en effet sur la confrontation de formes homophoniques, mais hétérographiques et entraîne l'usage de nouveaux scénarios orthographiques, toujours en amont de l'enseignement grammatical.

4.2.1 Formes mémorisées et segmentation graphique

Les entretiens individuels de notre second corpus, dont l'ensemble des productions manuscrites scannées se trouve dans le volume 2 de notre thèse, nous permettent d'observer plus précisément comment les élèves traitent précocement les problèmes complexes d'élision par réemploi ou analogie. Lors de la passation 2 (mars CP), nous constatons que toutes les phrases produites sont segmentées et que tous les élèves ont mobilisé la graphie AI pour écrire[7] J'AIME MA MAMAN et J'AI UN CHAT, agissant selon une stratégie orthographique, qu'ils sachent ou non la justifier. Dix sur douze ont utilisé une apostrophe et les deux élèves qui n'évoquent pas l'apostrophe en passation 2 l'utilisent correctement en juin lors de la passation 3. L'entretien après écriture les conduit à des justifications très diverses de l'élision du pronom personnel. Julie indique qu’elle se réfère à une forme déjà mémorisée:

CHER (en pointant J'AI): comment tu sais que là il faut mettre la p'tite apostrophe?

JULIE: parce que / en maternelle / ma maîtresse / de grande section / elle m'avait dit que J'AI ça s'écrivait toujours J apostrophe A I […]

Le fait qu’elle pense se souvenir élimine toute hésitation chez cette élève qui réfère son savoir à la maternelle alors qu'elle ne l'avait pas mobilisé lors de la passation 1 (septembre CP) au cours de laquelle elle avait uniquement écrit UN CHAT. Ce phénomène assez remarquable de résurgence d'une forme orthographique est récurrent dans nos entretiens: l'incorporation des scénarios orthographiques pourrait revitaliser des savoirs dormants, c'est à dire non mobilisables tant que l'habitus scriptural n'est pas en cours de secondarisation orthographique

Manéa écrit par contre sans se référer à une forme orthographique; elle s'arrête et indique qu'elle hésite sur la graphie du [E]; le chercheur lui ayant indiqué la graphie AI, elle commente en écrivant:

MANÉA: je sais pas si y'a du truc comme JE T'AIME

CHER: ce que t'appelles du truc c'est une apostrophe?

MANÉA: oui je sais pas

Tout en mobilisant la forme AIME, encore mal stabilisée puisqu'elle hésite, cette élève utilise une analogie très complexe par laquelle elle répercute l'élision du pronom objet sur la forme sujet JE. L'activité est orthographique même si Manéa s'appuie sur des expériences de l'écrit sans convoquer de règles.

Une troisième élève, Nina, a utilisé correctement l'apostrophe, mais, contrairement à Julie, elle ne dit pas qu'elle connaîtrait la forme:

CHER: là tu as mis une apostrophe tout de suite / tu es sûre?

NINA: (Le regard et cherche en l'air avec trois très légers mouvements latéraux pendant cinq secondes) oui ++

CHER: t'as regardé où ça? t'avais l'air de regarder avec tes yeux? ++ comment tu as fait pour me dire? tu as pris vraiment le temps de réfléchir / avant de me dire / oui je suis sûre / tu as fait comment pour réfléchir? tu peux me dire?

NINA: en fait c'est que (les yeux sont en recherche, mais flottent dans le vague) +++ je sais pas comment expliquer ++++

CHER: tu sais que tu réfléchis, mais tu sais pas bien m'expliquer comment tu réfléchis? +

NINA: oui (avec sourire)

Les deux «oui» brefs de cette élève indiquent qu'elle est déjà entrée dans le jeu de l'élision. Le savoir-faire n’est sans doute pas encore stabilisé, car elle ne peut pas expliquer sa manière d'agir et produit en passation 3 (juin CP) une forme erronée, sur laquelle elle revient cependant d'elle-même:

NINA: (à propos de JAIME): je sais pas si y'a une apostrophe / j'me demande ++ est-ce que j'ai droit de faire un doute?

CHER: tu sais pas si y'a une apostrophe / y'a un moyen d'trouver ou pas?

NINA: non +++

Tout en indiquant clairement qu'elle agit sans référence à un savoir réglé, l'élève manifeste, de notre point de vue, un sens du fonctionnement de la langue très sûr puisqu'elle repère la possibilité de l'élision, peut-être grâce à une image en cours de mémorisation. Ce savoir-faire n’est pas exigible en fin de CP; nous constatons qu’il est courant pour les 12 élèves de ce groupe classe.

De la même façon, un autre élève revient sur une forme erronée (JAIM) pointée par le chercheur, qui a repéré une hésitation pendant l'écriture (passation 2, mars CP):

CHER: et là t'es pas trop sûr?

SACHA: non j'dirai plutôt J apostrophe A I M

CHER: et comment tu penses à ça?

SACHA: parce que j'me souviens que J'AI ça s'écrit avec J apostrophe A I / et comme c'est J'AIME / ça s'ra avec un M en plus

À partir de la forme J'AI qu'il a écrite correctement et qu'il indique avoir mémorisée, cet élève tend vers une autre forme correcte qui lui est inconnue. Les problèmes de segmentation complexe sont ainsi une des nombreuses entrées par lesquelles les débutant.e.s en écritures sont confronté.e.s à la question générique de la forme orthographique des mots. Les apostrophes participent aux phénomènes d'homophonie et donc d'hétérographie distinctive pour de nombreux homophones lexicaux (comme C'EST / SES / S'EST / SAIT ou encore QU'ELLE / QUEL, SANS / S'EN, MON / M'ONT). Comme on le voit dans cette série d’exemples, le réglage de la segmentation est corrélé avec celui de l'orthographe; la focalisation de l'activité sur le mot graphique entraîne les élèves dans le monde de l'orthographe dès le début d'année. Les élèves écrivent ainsi des formes élidées (J’, N’) sans savoir qu’elles découlent d’une élision (JE, NE).

Le recours aux formes orthographiques est alors une aide considérable pour ces élèves qui, en utilisant précocement la voie experte, effectuent en situation d'écriture un effort bien moindre que lorsqu'ils doivent encoder les mots par conversion phonographique. L'appui sur ces formes mémorisées leur permet aussi de régler des problèmes complexes comme les liaisons. Dans un débat du premier corpus (NB3, mars CP), Yohan explique comment son groupe a choisi la forme du pronom personnel:

33. YOHAN: nous on a choisi le avec un S / parc’que qu’ils + ils [s:::]ont / i’y a le [zzz] / qui fait la liaison

34. MAIT: ho là là là là / (avec des gestes d’insistance accordés à l’intonation) ils ont choisi le ILS / avec un S / parc’ qu’ils / ils ont entendu (en montrant l’oreille) / ils / [zz] ont / et qu’ils se sont dit (la main reste au niveau de la joue pour accompagner le son qui suit) que le [zz] c’était la liaison / avec ? le § E: ont §§ (en montrant sur la bande rouge la coupe qui schématise la liaison) le ONT / ILS [z]ont / ils l’ont marqué ici d’ailleurs hein / (en suivant le tracé de la liaison) ils [z]ont / alors qu’ici (montrant ILS sur la bande vert clair) ils ont marqué le ILS avec un S /, mais ils ont pas marqué la liaison / ici (bande rose) #

En traitant la forme [ɔ̃] comme un mot, ce groupe a, comme l'indique Yohan, cherché une solution pour créer le son [z] et ajouté un S au IL pour faire une liaison (33). Pour ces élèves, la dimension phonographique est donc présente; elle apparaît cependant insuffisante pour «bien écrire». L’enseignante reprend cette explication et effectue une confrontation aux autres propositions en autonymisant la forme ONT. Au cours des échanges, d'autres élèves peuvent alors identifier cette forme déjà rencontrée, mais le S terminal du pronom personnel ILS ne sera interprété comme marque du pluriel qu'a posteriori dans le débat. Ainsi, pour repérer les liaisons et les élisions, les élèves s’appuient sur les formes mémorisées. La compréhension des phénomènes d’accord reste à venir.

4.2.2 Formes homophoniques et hétérographie distinctive

Nous avons indiqué que les élèves agissent précocement dans le monde de l'orthographe grâce au prêt de conscience des enseignantes qui rappellent fréquemment que l'écriture des mots ne peut que rarement être «trouvée avec les oreilles». La multiplicité des formes orthographiques mémorisées (ou aisément récupérables sur les supports affichés et dans les cahiers) crée alors des situations-problèmes à chaque fois que, pour un mot ou segment de mot, les élèves disposent de plusieurs solutions sans pour autant savoir en sélectionner une[8]. En exprimant leurs «doutes orthographiques», c'est à dire en indiquant qu'ils savent qu'ils ne peuvent pas savoir, les élèves agissent dans le monde de l'écriture orthographique.

Les conduites d'hésitation sont peu à peu intériorisées par les élèves qui traitent les mots comme des formes orthographiques bien avant de disposer de connaissances réglées concernant les marques morphographiques ou le choix entre deux formes homophoniques. Ces doutes qui concernent tous les domaines de l'hétérographie distinctive apparaissent sous forme de questions posées à l'enseignante en amont des ateliers d’écriture ou encore dans les écrits de travail. Ainsi, à propos de correspondances phonographiques, une élève peut s'interroger sur la graphie d'un [e] (NO3, mars CP):

65. REMI: RÉSERVE ça s’écrit comment?

66. MAIT: alors [re]/ [re]

67. MARIE: comment on écrit le [e]?

Appuyée sur la question de Rémi, la reformulation de Marie montre que, dans le groupe classe, le repérage des phonèmes qui posent des problèmes de polyvalence graphémique est une manière d’agir bien installée. L'hésitation peut aussi concerner un choix entre homophones (NO3, mars CP):

86. REMI: est-ce qu’au A / y’a un accent?

87. MAIT: alors y’a un accent sur le A / À / la plante / PLANTE je pense que c’est un mot qu’on a déjà vu beaucoup écrit § Es: oui:::! §§ c’est un mot qu’on connait par coeur

En milieu de CP, les enseignantes observées ne proposent pas systématiquement de scénario de substitution qui permettrait de sélectionner la bonne forme et se contentent d'indiquer le choix correct. Lorsque la question n'a pas été posée en amont, les élèves peuvent aussi proposer plusieurs formes dans leur écrit de travail, comme pour ONT (figure 4), et manifester, tout en s'appuyant sur le savoir de l'enseignante, des savoirs en construction (NB3, mars CP):

47. MICK: dans le premier / ils ont écrit de plein d’façons pour écrire / [ɔ̃]

48. MAIT: dans le premier i’s ont écrit plein d’façons

[...]

51. LISA: ben en fait / on a écrit plein d’façons / parce que on savait pas lequel choisir

52. MAIT: d’accord / vous saviez pas lequel choisir / alors du coup ils en ont mis // trois / ici (en montrant la bande rouge 2) ils n’en ont mis que § E: deux §§ deux

Figure 4

-> Voir la liste des figures

Lisa distingue ici ce que son groupe savait (l'existence de formes homophoniques) et ce qu'il savait ne pas savoir (la manière de sélectionner la bonne forme parmi celles connues) abordant les problèmes de l'hétérographie distinctive sans pour autant savoir les résoudre. Dans la suite de cet extrait, c'est l'enseignante qui prend en charge la sélection de l'orthographe correcte sans l'expliquer.

4.2.3 Une entrée en orthographe en amont de l'enseignement grammatical explicite

Ainsi, dans les classes observées, l'usage de manières d'agir orthographiques précède l'enseignement des règles. La secondarisation orthographique de l'habitus scriptural des élèves ne garantit en rien la correction de leurs réponses, mais elle les dispose à traiter simultanément toutes les dimensions de l'écriture du français par référence au matériau graphiquecomme l’ont indiqué David et Morin (2008). Pour écrire SONT (NO3, mars CP) ou FONT (NO6, mars CE1), c'est une forme orthographique déjà rencontrée et mémorisée qui est mobilisée. Les échanges montrent que la forme verbale n'est identifiée qu'a posteriori à partir de sa terminaison (Sémidor, 2014). Des formes qui n'existent pas comme la forme ONS en NB3 (mars CP, voir annexe 4) peuvent aussi être éliminées par des élèves plus avancés (Sémidor, 2011 ).

Confrontés à la production de formes inconnues, les élèves ont aussi recours à des analogies (NB4, avril CP):

154. MAIT: [...]moi je voudrais savoir = rester sur c’que dit Kimia / à GÉNÉREUX à la fin (un élève tente de déchiffrer une des écritures) i’s ont pensé = i’s savaient pas trop si y’avait un X ou si y'avait pas un X / et moi je vous demande est-ce que / vous vous êt’ aidés de quelque chose pour choisir de le mettre ou de pas le mettre (donnant la parole du regard à Kimia)

155. KIMIA: dans = enfin = parce que dans quelques histoires y’avait été / HEUREUX

Pour valoriser la réussite concernant l'écriture de la terminaison, l'enseignante interroge Kimia qui manifeste son sens du jeu orthographique puisque l'analogie utilisée (155) n'est pas sans pertinence morphologique. On retrouve souvent cette connaissance expérientielle de la langue à propos de la sélection des homophones dans notre second corpus, dont nous extrayons deux exemples. Le premier concerne la sélection des homophones ET / EST utilisés dans une même phrase. Alors que, comme nous l'avons vérifié auprès de l'enseignante, les scénarios de substitution n'ont pas été enseignés, de très nombreux élèves ont effectué des choix pertinents en passation 3:

CHER: tu n’as pas utilisé la même manière d’écrire [e] +++ c’est fait exprès? tu les as mis comme ça? tu penses que c’est juste?

KHAL: je pense que c’est juste

CHER: et là tu as mis donc E S T et là tu as mis E T (acquiescement) les deux sont justes (acquiescement) tu sais l’expliquer ou pas? (dénégation) ou tu sens que c’est juste?

KHAL: je sais pas expliquer

CHER: mais là tu penses pas que ce soit E T

KHAL: si

CHER: ça pourrait être E T? ou c’est celui-là qui est juste?

KHAL: (en pointant et avec assurance) c’est celui-là qui est juste

CHER: et là? (en pointant l’autre)

KHAL: aussi

CHER: mais tu m’expliques pas pourquoi? (dénégation trois secondes) OK d’accord

Dans ce long extrait, Khalifa ne justifie pas ses choix, mais, contrairement à d'autres, il ne manifeste pas de doute. Le fait qu’il affirme son choix à plusieurs reprises pourrait manifester, au-delà de l’assurance affichée, une connaissance incorporée. Zélie se montre moins affirmative en passation 4 (novembre CE1) à propos de l'écriture de C'EST:

CHER: et la fin c’est juste ou pas?

ZÉLIE: c’est je sais pas trop parce que / il est écrit souvent comme ça, mais:: / j’en connais plusieurs

CHER: qu’est-ce que tu connais d’autres

ZÉLIE: (cherche avec les yeux fermés) +++ je sais plus [...] C’EST c’est / je sais pas du tout / j’ai mis c’ui-là / où / j’pense quand même que c’est c’ui-là +++ j’ai une petite idée que ça pourrait être ça (en le pointant)

CHER: d’accord / donc c’est un peu comme le N apostrophe + tu sais pas encore [...], mais quand même tu penses que c’est ça (approbation)

Cette élève exprime un doute sur son choix qu’elle ne sait pas relier à une règle de sélection. Pourtant, le choix pertinent de la forme et l'assurance relative même sans justification d’avoir effectué le bon choix («j'ai une petite idée») manifestent, selon nous, une incorporation de la valeur distinctive de l’orthographe. Ces connaissances ne sont toutefois pas encore référées à des savoirs orthographiques institutionnalisés.

5. Conclusion

Les enseignantes observées fondent leurs actions et leurs discours sur la dimension sémiographique de l'écriture française qui a une orthographe opaque. Nous observons que, dans leur classe, les élèves s'approprient précocement le mot comme unité graphique sans que cette unité soit définie autrement que par une activité systématique d'autonymisation. Comme nous en faisions l’hypothèse, les interactions langagières au sein des scénarios proposés (pointer, compter, épeler, copier) rendent la notion de mot accessible à ces élèves puisqu’il peut être désigné et devenir objet de discours.

Nous observons alors que, dès que l'incorporation de la segmentation graphique est initiée, ces objets de discours sont traités par les élèves comme des formes qui ont une orthographe, alors même que les règles de l'orthographe ne sont pas encore l’objet d’un enseignement formel dans la classe. Les manières d'agir et les verbalisations en activité d’écriture indiquent en effet que le mot est traité comme une forme orthographique. La conception de cet objet reste implicite, mais, comme le montrent les entretiens étudiés dans le second volet de notre analyse de données, elle évolue du graphique à l’orthographique. Selon nous, cette évolution est la condition pour que le travail sur des situations de résolution de problèmes d’écriture permette aux élèves de traiter l’écriture du français comme un système qui ne se réduit pas à un ensemble de correspondances phonographiques et les engage ainsi à s’approprier la rupture historique avec le principe alphabétique (caractéristique des langues à orthographe profonde) que l’usage des écritures approchées en maternelle ne vise pas (Rieben, 2003). La recherche ne permet cependant pas d’évaluer quelle serait la récurrence nécessaire de ces interactions pour que soit garantie la conceptualisation orthographique du mot.

De plus, nous observons que grâce au prêt de conscience de leur enseignante, les élèves agissent selon les définitions graphique ou orthographique, mais nous ne pouvons définir pour chacun.e à quel moment la seconde est stabilisée. Selon nous, les deux acceptions se côtoient et s'entremêlent. Cependant, alors que la définition graphique semble très tôt stabilisée grâce à l'usage collectif de scénarios comme le comptage, la définition orthographique est mobilisée de manière plus erratique, quoique de plus en plus systématique. Elle génère des réussites qui ne sont que partiellement maîtrisées, mais dont nous avons montré qu’elles ne sont pas sans fondements.

À la suite de cette recherche, on peut penser que la genèse orthographique est corrélée à cette incorporation de la valeur linguistique de l'orthographe qui renvoie à la double constitution du signifiant écrit: c'est une forme isolée par des blancs graphiques qui rend compte à la fois de l’image sonore du signifiant oral et du signifié.

Du point de vue didactique, l’enseignement du mot comme forme orthographique porté par l’usage de scénarios récurrents nous parait fondamental pour l’apprentissage de la production écrite. La secondarisation de leur habitus scriptural encourage en effet les élèves à acquérir un lexique orthographique intériorisé et à chercher en mémoire interne l’écriture des mots dont ils disposent «comme» dans leurs outils; l’institution de cette mémoire scripturale orthographique peut constituer un développement de la mémoire volontaire que Vygotski (2014) définit comme fonction psychique supérieure.

Dans notre recherche, nous observons que son usage, tout comme celui de la copie précise, est initié par des discours magistraux prescriptifs qui ne renvoient pas à des règles de l'orthographe, mais à des valeurs, des manières d'agir orthographiques que les enseignantes invitent leurs élèves à adopter dès le début des apprentissages formels de l’écriture et dont l'efficience ne prend tout son sens qu'a posteriori par la réitération de situations d'écriture étayées. La secondarisation de l'habitus scriptural des élèves des classes que nous avons suivies pourrait ainsi expliquer leur motivation et leur curiosité en étude de la langue qui se présente alors pour eux comme un ensemble de réponses aux questions qu'ils se posent depuis plusieurs mois et auxquelles seule leur enseignante savait répondre.