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Comme pour le premier volume de ce dossier sur la réflexivité, les articles de ce second volume sont structurés autour de quatre thématiques complémentaires et interactives, que nous avons soulignées dans la présentation de chaque texte:

  1. déclenchement de la réflexivité

  2. processus de réflexivité

  3. accompagnement du processus de réflexivité

  4. résultats et effets de la réflexivité

Les quatre thématiques sont développées et les textes 1, 2, 3 et 4 du dossier sont présentés ici dans l’introduction du premier volume.

Voici donc une présentation des textes 5, 6, 7 et 8 qui composent le deuxième volume de ce dossier thématique.

  1. Gohier, Jutras et Desautels rassemblent des enseignants issus de plusieurs disciplines et de divers établissements de l’ordre collégial au Québec (ordre situé entre le secondaire et l’université). Ces enseignants se livrent à des débats entre pairs sur des cas vécus au travail, ressentis comme interpellant d’un point de vue éthique. Le déclenchement de la réflexivité part donc de malaises plus ou moins partagés, en tout cas parfaitement imaginables par les pairs du fait des similarités du métier et de ses contextes. Aux fins de la présente étude, après six mois et six rencontres collectives, les chercheurs interviewent les participants individuellement. Ils en tirent les conclusions suivantes. Le processus de réflexivité a pris la forme d’une investigation et d’une problématisation progressive sur des valeurs qui servent de repères aux participants. Ces derniers constatent par ailleurs qu’un ensemble de conditions a été favorable à un ensemble de transformations qu’ils ressentent. Les participants pointent ainsi des caractéristiques qui les ont aidés à avancer dans leur compréhension et construction des cas éthiques exposés au débat collectif: un climat de respect, la liberté de parole, la collégialité dans un groupe mixte, la similarité des expériences vécues, le partage de cas concrets et le choc d’idées différentes ou nouvelles. De fait, tous ces éléments peuvent être compris comme des caractéristiques d’un dispositif d’accompagnement de la réflexivité. Notons au passage que le dispositif de recherche accompagne la réflexivité à d’autres égards: il crée un prétexte officiel et légitime (une étude acceptée par les participants et leurs milieux, qui les ont parfois «libérés»), un espace-temps dédié à faire se rencontrer des professionnels de divers horizons, qui n’auraient probablement pas eu l’occasion de se rencontrer autrement. Du côté des résultats et effets de la réflexivité, Gohier, Jutras et Desautels relèvent que le dispositif de débat a favorisé la transformation ou l’évolution des conceptions de l’éthique en milieu professionnel. Par exemple, les participants ont pris conscience des bienfaits et de la nécessité de faire passer la réflexion éthique d’un niveau personnel à un niveau collectif, dans des échanges avec d’autres personnes. Les chercheurs soulignent aussi d’autres transformations autorapportées, qu’on peut considérer comme des effets secondaires positifs importants, même s’ils ne sont pas toujours liés directement aux cas éthiques débattus. Citons la facilité accrue à discuter de questions éthiques avec des collègues ou encore une prise de conscience du collectif et de l’appartenance au groupe des enseignants. Gohier, Jutras et Desautels estiment pour conclure que cette réflexivité déclenchée par la discussion de cas éthiques vécus et troublants relève plus largement d’une construction de l’identité professionnelle.

  2. Dionne, Viviers et Saussez traitent de la réflexivité de conseillers d’orientation. Ces derniers doivent aider les étudiants à prendre des décisions sur leur avenir professionnel, au sein d’une relation personnalisée. Toutefois, les auteurs s’alarment que les conseillers d’orientation rencontrent à répétition des situations troublantes sur le plan éthique sans avoir le temps de s’y arrêter, des «situations qui imposent d’agir sans bénéficier d’espaces-temps suffisants de réflexivité pour faire de leur expérience d’intervention un objet de discussion et de réflexion». En somme, se pourrait-il que les conseils donnés soient finalement trop peu mûris au regard des enjeux d’avenir des élèves? Le dispositif d’accompagnement et de recherche que les auteurs analysent, à la fois relève ce risque et propose des pistes pour le neutraliser. Le dispositif permet en effet aux conseillers d’orientation de débattre enfin, collectivement, des situations les plus troublantes de leur métier, celles précisément sur lesquelles ils voudraient reprendre du pouvoir. Le mécanisme d’accompagnement de la réflexivité mise ainsi sur les effets de la délibération de pairs au sein d’un collectif. Concrètement, il se déroule en deux temps. D’abord, un dispositif de clinique de l’activité (Clot, 2015, 2017) utilise l’instruction au sosie, méthode qui amène le participant à décrire à une personne extérieure au métier (le chercheur) ce qu’elle devrait faire pour le remplacer au travail, de façon que personne ne s’aperçoive du remplacement. Dans un deuxième temps, un collectif de pairs questionne plus avant l’instructeur pour qu’il précise les consignes qu’il a données à son «sosie». On imagine bien que les questions de pairs spécialisés en orientation sont plus serrées que celles du chercheur, dont ce n’est pas la profession. De fait, les controverses du métier surgissent nettement lors de ces discussions. De notre point de vue, elles participent au déclenchement de la réflexivité. Du côté des résultats et effets de la réflexivité, Dionne, Viviers et Saussez estiment que le dispositif d’accompagnement et de recherche a permis des prises de conscience cruciales chez les conseillers d’orientation participant à l’étude. Pour eux, le collectif et la délibération ont permis d’établir un rapport de plus en plus conscient à leur activité de travail. Le processus de réflexivité revient donc à «reconfigurer» son rapport à l’activité de travail, en passant par le regard des pairs. Autrement dit, le regard externe de personnes qui comprennent le métier aide à conscientiser sa propre activité et des pans entiers du métier (pratiques, manières d’être, savoirs expérientiels inscrits dans une culture et une histoire communes). En résumé, Dionne, Viviers et Saussez veulent éviter que se cristallisent des habitudes d’orientation potentiellement néfastes pour les étudiants. Ils proposent pour ce faire 1) d’ouvrir les espaces de travail à plus de débats collectifs sur l’activité «quotidienne» des conseillers d’orientation et plus largement sur leur «métier» ; 2) d’introduire de tels espaces de réflexivité en amont, dans la «formation» des conseillers d’orientation.

  3. Buysse, Périsset et Renaulaud font l’exercice original et délicat de tenter de repérer à l’avance dans les plans de cours d’une formation à l’enseignement en Suisse la contribution potentielle de ces cours à la pratique réflexive des étudiants. Jusqu’où les apports de savoirs prévus dans des cours théoriques auraient, dès leur conception, une réelle possibilité de stimuler la réflexion sur la pratique (déclenchement potentiel de la réflexivité)? Pour ce faire, ils écartent de leur échantillon les cours didactiques ou intégrateurs (sans doute parce que ceux-ci affichent souvent une intention de développer la pratique réflexive des étudiants). Sur un plan méthodologique, les matrices d’analyse des plans de cours se réfèrent aux axes de préoccupation des catégories de savoirs retrouvées dans les «écrits réflexifs» d’autres participants étudiants de recherches précédentes. Les résultats révèlent que, au moins dans les déclarations d’intention de leur cours, les formateurs proposent aux étudiants des contenus susceptibles de les aider à réfléchir sur leurs pratiques. Concrètement, ces contenus théoriques inciteraient les étudiants à réguler non seulement leurs actions, mais les conceptions sous-jacentes structurant ces actions (résultats potentiels de la réflexivité). Du côté des processus de réflexivité, Buysse, Périsset et Renaulaud se situent à la croisée, d’une part, d’une vision schönienne selon laquelle le professionnel doit réfléchir sur sa pratique pour ajuster son action et s’adapter aux situations quitte à interroger les conceptions qui guident en sous-main cette action et, d’autre part, d’une vision vygotskienne dans laquelle le sujet, ici le futur enseignant, se forme à travers les médiations que lui propose le formateur (accompagnement de la réflexivité). Ces médiations ne sont toutefois pas discutées ici puisque l’étude se concentre sur le curriculum décrit par les formateurs (plans de cours) plutôt que sur le curriculum effectif (vécu des étudiants, à venir).

  4. Pour Lenzen et Poussin, les étudiants produisent des discours réflexifs vides des dimensions didactiques de la profession enseignante. La formation des éducateurs physiques à Genève comble-t-elle cette lacune de réflexivité? Provoque-t-elle chez eux un processus de réflexivité consistant à internaliser et subjectiver ces savoirs didactiques collectifs, bref à les faire leurs? Pour le savoir, Lenzen et Poussin passent au crible des présentations PowerPoint d’étudiants utilisées lors d’un examen. Ils sont conscients que ces discours réflexifs sont écrits dans un «genre réflexif», adressé à des formateurs, donc orienté. Les auteurs croisent dans des matrices les trois seuils de réflexivité de Jorro (2005) et deux blocs de concepts clés en didactique. Il en ressort que la réflexivité des étudiants se situe souvent au niveau «interprétation» des seuils de Jorro: des liens caractéristiques de ce seuil sont bien tirés entre cadres théoriques et pratiques. C’est un résultat de la réflexivité. Autre signe encourageant, la réflexion sur la pratique montre une présence massive d’objets didactiques. Quelques surprises, toutefois: l’approche des étudiants reste «normative», un peu trop conformiste («passage obligé» pour s’approprier les «règles du métier»); les étudiants évoquent également peu le coeur de leur mission professionnelle, l’activité motrice des élèves dans des situations d’apprentissage complexe (trois hypothèses explicatives sont avancées). On comprend que le dispositif fait deux hypothèses imbriquées sur le déclenchement de la réflexivité: 1) que l’appropriation progressive des objets de savoirs (les concepts didactiques, notamment) devrait déclencher la réflexivité et 2) que l’obligation de lier dans des textes les situations de pratique et les concepts didactiques scellera ce déclenchement. Il s’ensuit que l’accompagnement à la réflexivité est sous-entendu comme l’effort du dispositif pédagogique à 1) présenter ou faire vivre des situations professionnelles élaborées collectivement, 2) présenter et expliquer les concepts au coeur de la didactique, 3) enjoindre aux étudiants de créer des liens entre les deux, 4) s’en assurer par évaluation.