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Quatre salles arborant le nom de Théâtre Royal ont tour à tour animé la vie culturelle montréalaise entre 1825 et 1918. Pendant la deuxième moitié du XIXe siècle, plusieurs spectacles de minstrelsy – mettant en scène des comédiens blancs maquillés en blackface – ont gagné les scènes montréalaises au gré des tournées nord-américaines orchestrées depuis Broadway. Dans les années 1880, une patinoire – convertie en salle de spectacle pendant la belle saison – se trouvait sur le site actuel du MTelus (anciennement Métropolis). Les chapeaux des spectatrices ont fait l’objet de multiples illustrations et commentaires dans les périodiques montréalais de la fin du XIXe siècle. Et le fameux Gayety Theatre – aujourd’hui occupé par le Théâtre du Nouveau Monde – occupait avec succès la rue Saint-Urbain entre 1912 et 1924.

Voilà autant de constats étayés par divers documents patrimoniaux au fil d’un projet de recherche-diffusion sur l’histoire des lieux de théâtre montréalais. Cette initiative en histoire appliquée a été amorcée par Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) au printemps 2015. Le lancement officiel du récit visuel Théâtre à Montréal, 1825-1930 a eu lieu le 31 mai 2017, au 46e Congrès de l’Association des archivistes du Québec. Petit clin d’oeil du destin : l’événement s’est tenu au Palais des Congrès de Montréal, érigé sur le site du quatrième Théâtre Royal (voir figure 1).

Figure 1

Le Théâtre Royal-Côté, autour des années 1890

Photographie : Albums de rues Édouard-Zotique Massicotte

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Rédigé alors que les trois quarts des contenus sont en ligne et que s’amorce la validation scientifique par un spécialiste en histoire du théâtre, le texte qui suit analyse comment ce projet de diffusion s’appuie sur des expertises croisées et accorde une place légitime aux imprimés éphémères et à la culture visuelle. Quatre partenaires issus de trois universités montréalaises se sont investis dans l’aventure aux côtés de BAnQ : nous examinerons les collaborations avec la communauté universitaire, avant d’aborder leurs multiples retombées relatives aux contenus et aux outils.

L’amorce du projet

En théâtre, BAnQ détient un corpus documentaire fascinant, multiforme et encore largement inexploré. Notre objectif de départ consistait à mettre en valeur ces ressources documentaires, tout en les inscrivant dans un cadre interprétatif, appuyé sur une recherche rigoureuse. La diffusion des contenus devait prendre la forme d’une ressource web tous publics s’adressant non seulement aux simples curieux, mais aussi aux amateurs d’images, aux créateurs, aux enseignants, aux étudiants et aux spécialistes.

Avec Théâtre à Montréal, 1825-1930, nous souhaitions documenter le rôle clé joué par la métropole montréalaise en tant que cité du spectacle, sous l’angle des lieux de théâtre. Notre pari « tous publics » nous incitait à accorder une attention particulière à l’histoire culturelle, sociale et commerciale de ces lieux – du théâtre yiddish aux chapeaux des spectatrices, sans oublier la gestion des théâtres, leur interaction avec les commerces voisins et la question de la censure. Notre volonté de mise en valeur des collections interpellait spontanément une constellation d’artefacts qui évoquent les individus, les collectifs, les usages, les événements, les objets et les environnements dont sont tissées les histoires singulières des lieux de théâtre.

Les limites chronologiques du projet balisent la sélection des lieux de spectacle en fonction de leur date d’inauguration. La date repère de 1825 s’est imposée naturellement. Il s’agit de l’année d’inauguration de la première salle de spectacle montréalaise érigée à cette fin, le Théâtre Royal de la rue Saint-Paul, établi par l’homme d’affaires John Molson à l’emplacement actuel du marché Bonsecours. Après quelques discussions, la date de fin de période a été fixée au tout début de la crise économique qui a marqué les années 1930. Cette balise n’exclut pas l’activité de ces salles après 1930, ni l’histoire subséquente des bâtiments recyclés à d’autres usages. Elle a été retenue pour trois raisons principales. Tout d’abord, le début de la Crise, mais aussi l’avènement de la radio qui va transformer le parcours des comédiens et des gestionnaires de salles, constituent des balises historiques significatives. Ensuite, le foisonnement de la création théâtrale plus récente, si cette dernière avait été explorée, aurait créé une pression indésirable sur les ressources allouées au projet. Enfin, compte tenu de ces mêmes ressources, il fallait grandement limiter les démarches associées au droit d’auteur pour les documents non libres de droits. En tenant compte des documents du domaine public et des droits de diffusion déjà négociés pour BAnQ numérique, nos démarches ont été circonscrites à quelques titulaires de droit.

En écho à la vocation polyvalente et mouvante des salles de spectacles, nous avons opté pour un découpage élargi du champ théâtral, avec des incursions du côté de la musique, de l’opéra, du cirque, des variétés et du cinéma. Enfin, sur le plan des ressources, l’initiative se conjugue sous le signe du Web comme vecteur de mise en valeur de collections patrimoniales, avec des outils intégrant des fonctions cartographiques. Il témoigne aussi de l’austérité ambiante, motivant un recours créatif à des ressources sans coûts directs pour BAnQ.

L’approche : imprimés éphémères et images

D’un point de vue documentaire, Théâtre à Montréal, 1825-1930 mise sur la convergence bibliothèques/archives. Il puise à la fois dans le patrimoine documentaire publié et les fonds d’archives de BAnQ. Le projet se réclame aussi d’un courant important en histoire contemporaine où se dessine un intérêt croissant pour l’histoire sociale et culturelle et pour la culture visuelle. L’histoire sociale et culturelle appréhende plus largement la culture matérielle, englobant de ce fait les imprimés éphémères ; la culture visuelle accorde quant à elle une place significative aux images, que celles-ci soient éphémères par nature ou non.

Imprimés éphémères

L’intérêt scientifique pour les imprimés éphémères se manifeste dès 1896 par une étude publiée à Paris par l’historien de l’art John Grand-Carteret. La passion française des « vieux papiers » sévit aussi en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Le vocable ephemera apparaît dans le lexique des bibliothécaires en 1962 avec la publication de l’ouvrage Printed Ephemera : The Changing Uses of Types and Letterforms in English and American Printing de John Lewis. Issu de la forme plurielle grecque ephemeron, elle-même dérivée de epi, « sur, dans, faisant partie », et de hemeros, « jour », le mot désigne ce qui ne dure qu’une journée, ce qui n’est pas fait pour être conservé au-delà de l’actualité de son sujet (Young, 2003). Le chercheur et collectionneur britannique Maurice Rickards (1988), fondateur en 1975 de la toute première Ephemera Society, parle de « minor transient documents of everyday life [1]» pour définir les imprimés éphémères.

Étroitement associés à la vie quotidienne, administrative, culturelle, sociale et commerciale, ces « non-livres » ne sont généralement pas destinés à être conservés, d’où leur relative rareté. Par opposition au livre, objet initialement associé au luxe et à la noblesse, ils échappent bien souvent au circuit commercial traditionnel (Petit, 1997). Par un destin paradoxal, certains d’entre eux éviteront le caniveau, la corbeille ou le bac de recyclage : souvenirs de spectacles ou de voyage déposés dans une boîte à chaussures, fabuleux albums de cartes postales, liasses de papiers oubliées dans une armoire. Leur collecte est à la fois une pratique sociale (amateurs de souvenirs, collectionneurs) et institutionnelle (archivistes, conservateurs, etc.) (Belin et Ferran, 2016).

Longtemps négligés, ces imprimés (affiches, cartes postales, feuilles volantes, programmes de spectacles, etc.) retiennent désormais l’attention de certains spécialistes d’histoire de l’imprimé, et plus largement, de chercheurs en histoire sociale et culturelle. Car ils interpellent l’historien par leur immédiateté, leur proximité temporelle, leur imbrication dans le passé qui les a vus apparaître. Ils sont directement issus du quotidien d’une époque, constituent une trace des individus qui ont contribué à l’événement, témoignent de l’expérience des citoyens, exposent les codes en usage, les mentalités, l’esthétique ambiante, etc.

En écho à cet engouement progressif, l’imprimé éphémère fait l’objet d’un processus de patrimonialisation, freiné toutefois – à tout le moins dans les bibliothèques traditionnelles – par la domination culturelle du livre qui s’estompe lentement depuis le milieu du XXe siècle. C’est pourtant un document éphémère – une indulgence de 30 lignes, produite par Gutenberg en avril 1455 – qui précède de quelques mois la publication par Gutenberg du premier livre imprimé en Occident (Brisebois, 2005). Dans la foulée de Rickards, le chercheur britannique Michael Twyman (2000) souligne la nécessité de cataloguer et d’étudier les imprimés éphémères avec la même rigueur que les autres types d’imprimés. Il déclare aussi : « I would argue […] that studies of social and cultural history that discount printed ephemera are about as representative of their fields as studies of literature that take no account the romantic novel or science fiction, or histories of architecture that ignore domestic and industrial buildings. » (Twyman, 2008 ; Twyman, 2016 pour la traduction française)

Le Centre for Ephemera Studies, affilié au département de typographie et de communication graphique de l’université de Reading et dirigé par monsieur Twyman, a fait paraître en 2013 un thésaurus de termes relatifs au domaine des imprimés éphémères (Morris, 2013). Toutefois, ces objets ont bien souvent traversé le temps sans passeport, carte de visite ou mode d’emploi. Ils requièrent un rigoureux travail d’observation, d’interprétation, de recontextualisation et de mise en relation. Tout récemment, le projet de recherche collectif PatrimEph (Patrimonialisation des éphémères), par l’intermédiaire de colloques scientifiques tenus entre 2014 et 2017, a permis à plusieurs intervenants, principalement européens, d’explorer les enjeux et solutions en faveur d’une pérennisation de ces fragiles imprimés[2].

Images

Dans un guide d’analyse des images qui a connu plusieurs éditions, le chercheur français Laurent Gervereau (2004) livre une étude stimulante sur le recours aux images en histoire, en histoire de l’art et en sémiologie, dans laquelle il affirme que « les images ont trop longtemps été considérées en effet comme simples illustrations par les historiens, c’est-à-dire comme agrément qui vient corroborer l’écrit, en leur déniant toute qualité de source à part entière ». Il cite l’historien Marc Ferro, qui écrivait en 1978 dans un article du dictionnaire La nouvelle histoire : « Tard venue dans le discours de l’historien, l’image y joue un rôle assez comparable à celui que tient le névrosé dans l’ordre médical. »

Pour le didacticien français Henri Moniot, l’image constitue un « ressort attractif puissant » pour les élèves en tant que trace historique (Cité dans Larouche, 2014). À l’appui d’une valorisation du recours aux images, Gervereau (2014) relève cette observation de l’historien Michel Voyelle :

Dans le champ des sources de l’histoire des mentalités, l’iconographie met à la disposition du chercheur une masse considérable de documents, elle lui permet par là de toucher des groupes sociaux plus étendus, comme de percevoir des attitudes différentes. Sans que l’approche de l’objet d’art à l’usage de l’élite ait perdu sa valeur (il reste peut-être, surtout, à la redécouvrir différemment), c’est l’iconographie populaire (image, mobilier sacré et profane, ex-voto…) qui fournit les données les plus abondantes. Sous cette pression, la notion même d’iconographie s’élargit, la frontière devient de plus en plus floue avec l’objet usuel ou la civilisation matérielle.

Un constat analogue se dessine dans le champ de pratique des historiens du théâtre. Selon le spécialiste néerlandais Robert Erenstein (1999), les chercheurs du domaine ont longtemps privilégié les sources textuelles, tout particulièrement celle des oeuvres dramatiques. Depuis le milieu des années 1950, l’iconographie et les imprimés éphémères issus de l’activité théâtrale constituent des champs d’études relativement neufs et se démarquent progressivement en tant qu’outils pédagogiques. Dans cet esprit, BAnQ a inventorié et analysé un corpus de feuilles volantes et de programmes de spectacles du XIXe siècle, donnant la mesure de leur extraordinaire intérêt pour l’étude des spectacles (Léger et Robitaille, 2009).

Histoire et histoire de l’art

Selon Gervereau (2004), l’histoire connaît « un formidable développement » et sa diffusion « conduit ses praticiens à réfléchir à l’équilibre difficile entre recherche et vulgarisation », et à s’ouvrir à de nouvelles approches multidisciplinaires. L’auteur signale notamment la récente réconciliation entre histoire et histoire de l’art. On le verra plus loin, cette réconciliation était manifeste au moment de produire Théâtre à Montréal, 1825-1930.

Le Laboratoire d’histoire et de patrimoine de Montréal (UQAM)

Les multiples collaborations offertes par les milieux universitaires à l’initiative Théâtre à Montréal, 1825-1930 ont motivé l’engagement de BAnQ dans cette aventure. Elles ont également permis au projet de se déployer et de donner sa pleine mesure à la proposition de départ. Présent depuis le début du projet en 2015, le Laboratoire d’histoire et de patrimoine de Montréal (LHPM) de l’UQAM est le partenaire principal de BAnQ.

Voué à la recherche et à l’expérimentation en histoire et en patrimoine urbains depuis 2006, le LHPM a pour thème phare : « Villes : espaces, cultures et sociétés ». Cette communauté dynamique de chercheurs est « interpellée par l’ancrage spatial et territorial des faits de société et de culture urbaines[3] », une approche tout indiquée pour le projet de BAnQ. Ses orientations cadraient avec les travaux de mise en valeur des collections patrimoniales à BAnQ, notamment la valorisation du patrimoine, la recherche appliquée, la coproduction des savoirs et l’intégration des outils numériques. À la fois interdisciplinaire, multisectoriel et interuniversitaire, cet environnement stimulant croise pratiques savantes, diffusion tous publics et nouvelles technologies. On y trouve maints échos à l’intérêt croissant des chercheurs et des pédagogues pour l’histoire sociale et culturelle, pour les documents éphémères et les images comme traces du passé.

La directrice du LHPM et professeure d’histoire à l’UQAM, madame Joanne Burgess, nous a offert son soutien logistique, mais aussi sa collaboration scientifique en sa qualité d’historienne spécialisée en histoire urbaine et en patrimoine. Monsieur Léon Robichaud, professeur d’histoire à l’Université de Sherbrooke, a quant à lui prodigué ses conseils technologiques avisés. Deux adjointes de recherche du LHPM, toutes deux diplômées de l’UQAM, sont venues tour à tour travailler à BAnQ, rue Holt : Éliane Bélec, historienne, et Jacinthe Blanchard-Pilon, historienne de l’art ont ainsi consacré plus de 700 heures au projet. Nous avons toutes trois mis en place nos outils et notre cadre méthodologique, mené la sélection des artefacts, observé, déchiffré et questionné chacun d’entre eux – certains ambigus ou polysémiques –, assuré la recherche et développé les contenus. À divers moments du projet, BAnQ a aussi bénéficié de la rétroaction de membres et partenaires du LHPM, qui en compte plus d’une cinquantaine, rattachés à diverses disciplines : histoire, archéologie, architecture, histoire de l’art, muséologie, archivistique, bibliothéconomie, éducation, études urbaines et touristiques.

La petite – mais valeureuse – équipe de gestion du LHPM nous a aidées à faire connaître notre projet, à communiquer nos avancées et découvertes. Une fiche détaillée rend compte du projet sur le site de l’organisme[4]. On y trouve aussi un texte où l’une des adjointes de recherche fait part d’un de ses coups de coeur : une carte publicitaire du Théâtre de l’Opéra Français de 1895, qui suscite une réflexion sur les statuts respectifs de l’artefact original et de sa reproduction numérique[5].

La contribution de l’Université de Montréal et de l’Université McGill

Grâce aux programmes de stages en sciences de l’information, quatre étudiants ont aussi été mis à contribution. La phase initiale de prospection dans les fonds et collections a été menée avec brio par Mathieu Pomerleau et Judith Boissonneault (alors tous deux finissants à l’Université McGill), épaulés par Gabrielle Sirois (Université de Montréal). Ces trois stagiaires ont reçu la consigne de repérer non seulement de belles illustrations, mais aussi des traces et des sources historiques significatives. Ils ont, en quelques semaines, repéré et documenté pas moins de 430 artefacts issus de huit familles documentaires. Une première mise en ligne de contenus a été confiée à la quatrième stagiaire : Sophie Murphy (Université de Montréal).

Au moment où sont rédigées ces lignes, nous assurons la rédaction des derniers contenus et coordonnons la numérisation des artefacts. En parallèle, en sa qualité de spécialiste de l’histoire du théâtre, Jean-Marc Larrue assure la validation scientifique des contenus qui ont déjà reçu l’aval de l’historienne Joanne Burgess. Professeur et chercheur à l’Université de Montréal, monsieur Larrue dirige la Théâtrothèque du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture du Québec (CRILCQ). Il est l’auteur de plusieurs études sur l’histoire du théâtre à Montréal. Une fois la validation scientifique complétée, les ultimes corrections et la mise en ligne des derniers contenus suivront, probablement au printemps 2019.

Les retombées

Le projet Théâtre à Montréal, 1825-1930 s’est avéré prometteur quant aux contenus générés. Ses retombées positives sont également manifestes du côté des travaux menés à BAnQ, incluant l’expérimentation de deux outils de diffusion web.

Des contenus

Au final, une quarantaine de lieux de théâtre ont été documentés. Pour chacun de ces lieux, on a produit une capsule historique principale (parfois deux lorsque le sujet le requérait), confirmé la période d’activité et la localisation géographique, commenté l’artefact qui l’illustrait et fourni son permalien dans BAnQ numérique. Plusieurs capsules secondaires illustrées – entre 1 et 20 – ont ensuite été associées à la plupart des capsules principales. Les quelque 200 capsules ainsi générées fourmillent de faits, d’anecdotes et de renseignements sur les créateurs, collectifs et artisans du théâtre, d’oeuvres jouées sur les scènes montréalaises, de genres artistiques (du vaudeville au théâtre musical), d’informations sur le contexte des spectacles (troupes de tournée, publicité, réglementation des théâtres), etc.

Les collections patrimoniales de BAnQ sont constituées de documents publiés d’origine ou d’intérêt québécois. Ces documents – dont le nombre dépasse aujourd’hui un million de titres – ont été acquis par dépôt légal, achat ou don, ou font partie de la collection Saint-Sulpice, l’ensemble documentaire dont a hérité la Bibliothèque nationale du Québec au moment de sa création en 1968. Du côté des documents d’archives détenus par l’institution, on a repéré quelques photographies et manuscrits à la fois complémentaires et évocateurs. La sélection est loin d’être exhaustive, et révèle l’extraordinaire potentiel de cet ensemble documentaire comme témoin de cent ans d’activité théâtrale.

Les documents publiés et les documents d’archives ont été utilisés soit comme sources historiques, soit comme visuels, parfois les deux. Les sources historiques qui ont nourri nos travaux d’interprétation relèvent principalement des catégories documentaires suivantes : les ouvrages historiques (tel l’incontournable Histrionic Montreal de Franklin Graham, publié en 1902), les programmes de spectacles (notamment ceux des Compagnons de Saint-Laurent qui nous ont permis de mieux comprendre le contexte de leur séjour à L’Ermitage des Sulpiciens), les cartes d’époque (notamment des plans d’assurance-incendie) et annuaires Lovell, témoins inespérés de la localisation des lieux de spectacle, de leur période d’activité, de leur appellation changeante et de leurs gestionnaires éphémères, et enfin les illustrations, publicités et articles parus dans divers journaux et revues.

Pour la part visuelle des récits, les trois quarts du matériel proviennent de neuf collections de documents publiés conservées par la Bibliothèque nationale, et le reste des fonds d’archives de BAnQ. Sans surprise, plus de 60 % des illustrations proviennent des collections iconographiques (affiches, cartes postales, illustrations et photographies). En écho à notre approche sociale du sujet, nous avons notamment déniché deux images liées au Monument National : un dessin humoristique paru en 1898 dans le périodique Le Monde illustré sur les encombrants chapeaux des spectatrices, et une photographie de Conrad Poirier montrant un attroupement de parieurs clandestins en 1940, devant l’édifice, boulevard Saint-Laurent. Une autre photographie – anonyme celle-là – offre un portrait éloquent, mais peu connu, du comédien et auteur dramatique montréalais Armand Leclaire autour des années 1920 (voir figure 2).

Figure 2

Armand Leclaire incarnant Tit-Toine dans « Le coeur d’un métis », Montréal

Photographie : Jos Grenier photo, vers 1920. Fonds Fred Barry et Bella Ouellette

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L’attention particulière portée aux imprimés éphémères a favorisé le recours aux programmes de spectacles, la collection la plus représentée dans Théâtre à Montréal, 1825-1930. Pour illustrer les capsules portant sur le Princess Theatre de la rue Sainte-Catherine, on a notamment retenu une carte postale publiée vers 1910 et un programme de 1912 (voir figures 3 et 4). La carte postale montre les clients et serveurs du St. Regis, un restaurant voisin fréquenté par les artistes de la scène et leur public, alors que le programme exhibe en couverture les noms des célèbres frères Shubert qui prendront le contrôle du Princess pour en faire le lieu d’escale de prestigieuses productions new-yorkaises en tournée entre 1909 et 1916. Notons que, dans la foulée de ces travaux, plusieurs artefacts détenus par BAnQ ont été interprétés, numérisés et plus finement catalogués.

Figure 3

A glimpse of one of the dining rooms, “The St. Regis”, carte postale, vers 1910

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Figure 4

Mr. Veitch presents the renowned operatic soprano Madame Nordica, programme de spectacle (couverture), Montréal, The Princess Theatre, 1912

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Deux lacunes préoccupantes ont toutefois été constatées. Les affiches sont relativement peu représentées dans notre corpus en raison de leur grande rareté : malgré nos recherches soutenues depuis une quinzaine d’années, très peu d’affiches de spectacles de cette période sont parvenues jusqu’aux réserves de BAnQ. Des photographies ont en partie corrigé cette lacune, telle cette photographie anonyme captée vers 1910 où l’on aperçoit des affiches du Princess Theatre placardées sur un commerce de la rue Craig (aujourd’hui rue Saint-Antoine). Autre lacune observée : dans l’état actuel de nos recherches dans les collections et fonds d’archives de BAnQ, près du quart des lieux de théâtre documentés restent dépourvus d’une représentation de leur façade ou de leurs espaces intérieurs. C’est le cas du Théâtre Royal-Olympic, du Jardin Guilbault, du Théâtre de la Renaissance, du Café-concert Eldorado, du Palais-Royal, du Théâtre Delville, du Théâtre de la Gaieté Française, du Théâtre Canadien-Français et du Théâtre Chanteclerc. Le recours éventuel à des ressources externes à BAnQ pourra peut-être remédier en partie à cette lacune.

Des outils

Le projet a aussi enrichi le coffre à outils de BAnQ. Les travaux de référence spécialisée et les messages relayés par BAnQ sur les réseaux sociaux peuvent désormais s’appuyer sur les contenus interprétés et validés de la nouvelle ressource web. Une bibliographie des sources publiées sur l’histoire du théâtre à Montréal, compilée avec l’aide des adjointes de recherche du LHPM, est disponible au besoin. Nous avons également ciblé plusieurs corpus d’imprimés relatifs à l’histoire du théâtre pour les futurs chantiers de numérisation institutionnels.

Au chapitre de l’animation culturelle, un atelier-conférence sur l’histoire des lieux de théâtre à Montréal a été offert le 4 octobre 2018 dans la série Mémoire de papier célébrant le 50e anniversaire de la Bibliothèque nationale. L’été précédent, dans le cadre de la programmation BAnQ aux Jardins Gamelin, s’est tenue l’activité intitulée « Lieux culturels du quartier : théâtres, cinémas, cabarets, etc., d’hier à aujourd’hui ». Les reproductions d’une dizaine d’artefacts documentant des lieux de spectacles du quartier y ont notamment servi de pivot à des échanges spontanés avec les passants. En compagnie de Daniel Filion, technicien en documentation à BAnQ Vieux-Montréal, et de Marie-Pierre Gadoua, chargée de projets en médiation sociale, nous avons pu mettre à l’épreuve et confirmer la portée tous publics des contenus développés dans Théâtre à Montréal, 1825-1930. Une carte de localisation était distribuée aux participants qui souhaitaient repérer ces lieux emblématiques – certains toujours présents, d’autres disparus.

Deux plateformes web

Quelques solutions technologiques ont été considérées. Le logiciel de gestion de bibliothèque numérique Omeka, mis au point par le Center for History and New Media (CHNM) de l’université George Mason, était trop onéreux. Compte tenu de nos exigences quant à la structuration des contenus, nous avons aussi écarté l’initiative Google Arts & Culture, qui met des milliers d’oeuvres d’art à la portée du public, et la solution WordPress, qui permet de créer rapidement un site web en choisissant parmi quelque 350 thèmes. Deux plateformes web se sont finalement avérées compatibles avec l’austérité ambiante et les contenus développés. Historypin et surtout Story Maps sont des outils de diffusion performants, sans coût direct d’utilisation, impliquant un recours minimal, voire nul, à une équipe interne de soutien technologique. Ils ont tous deux contribué à l’autonomisation de notre équipe de projet.

Historypin

La mise en ligne de Théâtre à Montréal, 1825-1930 a débuté au printemps 2017 avec le versement dans Historypin des premières capsules principales de lieux, aux côtés de collections existantes de cartes postales créées en partenariat avec le LHPM sur les épiceries de Montréal, ses industries, ses gares ferroviaires, etc.[6]Historypin a été développé par une entreprise d’économie sociale sans but lucratif, la Shift Foundation, en partenariat avec Google. L’interface permet la navigation au moyen d’une carte ou en sélectionnant les images mises en ligne. Parmi les attraits de la plateforme, notons la possibilité pour l’internaute de réagir aux contenus ou de les réutiliser dans ses propres récits.

Une fonctionnalité séduisante d’Historypin consiste à superposer une image d’époque en mode Google Street View pour générer un effet de fondu enchaîné entre l’image ancienne et l’apparence actuelle du site, et vice-versa. Ces effets de superposition sont parfois étonnants, comme dans le cas d’une photographie du Théâtre Français, captée vers 1908-1910, où on retrouve les mêmes arches de fenêtres qu’au Métropolis/MTelus d’aujourd’hui. Ailleurs, ils témoignent de la disparition de salles emblématiques, tel le Théâtre Royal-Hayes, installé entre 1847 et 1851 dans un immeuble qui disparaîtra dans le grand incendie de l’été 1852 (voir figure 5). L’absence d’images des façades de certains théâtres rend parfois impraticable ce jeu entre passé et présent.

Figure 5

Dans Historypin, une image de l’édifice du troisième Théâtre Royal (Hayes), datant de 1852, superposée à une vue contemporaine des lieux en mode Google Street View

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Story Maps

La découverte de l’application gratuite Story Maps a dynamisé notre assemblage inédit de contenus où l’environnement socioculturel des théâtres tient une place clé[7]. Ses fonctionnalités de mise en récit d’images, de textes narratifs et de contenu multimédia tirent parti du potentiel des artefacts, de leur intérêt didactique et esthétique, en les associant à la puissance narrative des cartes. Outils pédagogiques, sites d’information, véhicules de promotion touristique, mises en valeur d’intérêt culturel, compilations de résultats sportifs, plans de localisation interactifs, etc. : les champs d’application potentiels de ces récits géographiques sont multiples.

Au moment de rédiger cet article, BAnQ a déjà versé sur cette plateforme, avec le concours de notre collègue bibliothécaire Ariane Parent-Touchette, les contenus relatifs à 30 des 40 lieux de théâtre choisis. Parmi les dix modèles disponibles, on a opté pour le modèle Story Map Cascade afin de créer une page d’accueil en déroulement vertical. Pour les capsules principales et secondaires, on a eu recours au modèle Story Map Tour. Ce dernier propose une visite guidée où chaque élément du récit est géolocalisé et intégré à un parcours, sorte d’exposition virtuelle où l’internaute navigue librement, soit à l’aide des flèches pour passer d’un texte à l’autre, soit en parcourant la carte interactive, soit en sélectionnant l’élément de son choix dans la frise de miniatures au bas de l’écran. Une interface de gestion conviviale permet de créer, de mettre à jour et de modifier les récits. Toutefois, avant de procéder au versement dans Story Maps (c’est le cas aussi avec Historypin), il est préférable de finaliser ses contenus textuels et de les préparer avec soin, incluant les quelques balises HTML de base requises pour la mise en forme. L’interface de gestion de Story Maps s’avère aussi moins amicale lorsque l’on souhaite retoucher des textes plus substantiels.

Story Maps est une des applications destinées à la communauté développée par Esri. L’application mère de Story Maps est ArcGIS, un système d’information géographique (SIG) puissant, utilisé notamment dans les milieux de recherche universitaires : c’est à la fois un outil de visualisation, d’analyse, d’aide à la décision et de partage de l’information. L’équipe d’Esri Canada, dont le siège social est situé à Toronto et qui possède un bureau à Montréal, nous a offert un soutien apprécié au moment d’évaluer Story Maps et de résoudre quelques impasses techniques. L’accueil enthousiaste de l’entreprise nous a d’ailleurs valu une présentation de Théâtre à Montréal, 1825-1930 au congrès des utilisateurs d’ArcGIS à Québec en 2018.

Nos récits étant multiples, nous avons créé plusieurs map tours. Le premier est notre page pivot sur les lieux de théâtres (voir figure 6). Par un hyperlien « Pour en savoir plus », on peut accéder au map tour secondaire correspondant. Grâce à cette structure, le récit associé à chacun des lieux de théâtre peut être référencé par une adresse web qui lui est propre, ce qui est fort apprécié pour des fins de diffusion et de référence. Une fois les contenus rendus publics, tout utilisateur peut télécharger librement le code source d’un récit et l’adapter à son gré. Deux problématiques retiennent encore notre attention au point de vue ergonomique : la fluidité de la navigation entre les récits, qui n’est pas aussi intuitive que nous l’aurions souhaité, et l’affichage parfois contraignant des textes plus longs, parce que dictés par la largeur des illustrations.

Figure 6

Dans Story Maps, la page pivot de localisation des lieux de théâtre donnant accès aux récits spécifiques

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Conclusion

Il est sans doute encore trop tôt pour mesurer les retombées du projet hors BAnQ, mais l’accueil du public et des chercheurs est enthousiaste. On entrevoit déjà un legs aux chercheurs et étudiants en histoire du théâtre, qui pourront développer cette ressource ou intégrer ses contenus dans un nouvel environnement. Dans cet esprit, le directeur de la Théâtrothèque du CRILCQ, monsieur Jean-Marc Larrue, a manifesté son intérêt pour Théâtre à Montréal, 1825-1930 dans le cadre d’un projet de mise en commun des ressources sur l’histoire du théâtre mené conjointement par la Théâtrothèque et le Centre de documentation de l’École supérieure de théâtre (CEDEST) de l’UQAM, dirigé par monsieur Yves Jubinville.

Notre calendrier de production ne nous permet pas d’exploiter tout le potentiel des documents cartographiques en collection. Une autre équipe souhaitera peut-être générer une version du site où les lieux sont épinglés sur des cartes d’époque plutôt que sur une carte récente ? On voudra peut-être documenter la vie théâtrale à Québec ? Raconter l’histoire des salles de cinéma en région ? Évoquer l’aventure des tournées des troupes de cirque sur le continent ? Un chercheur a signalé son intention de créer des récits similaires dans Story Maps sur l’histoire de la musique à Montréal. D’éventuelles applications scientifiques, muséales ou pédagogiques d’Historypin et de Story Maps pourraient constituer un terreau fertile.

Dans Historien à l’âge numérique, Philippe Rygiel (2017) plaide en faveur d’une collaboration entre chercheurs, informaticiens, bibliothécaires et archivistes dans la définition de leurs outils et ressources numériques. Nous croyons que Théâtre à Montréal, 1825-1930 confirme l’intérêt de ce type d’approche et fait écho aux multiples collaborations – passées, présentes et futures – entre BAnQ et les universités québécoises. Laissons le dernier mot à Annie Duprat (2007), historienne spécialisée en iconographie politique : « L’histoire est changeante, les images sont multiples, mais l’observation des liens qui les unissent est féconde. »