Corps de l’article

1. Introduction

Identité et réflexivité sont inextricablement liées (Dubar, 2000; Kaufmann, 2008). Comme il a été maintes fois relevé, l’identité se développe tout au long de la vie (Dubar, 1991). Elle n’est pas «la somme juxtaposée ou le résultat cumulatif de l’ensemble des expériences d’une vie, mais un état en constant devenir» (Kaddouri, 2007, p. 2). Elle est définie, par Tap (1980), comme «l’ensemble des représentations et des sentiments qu’une personne développe à propos d’elle-même, comme ce qui permet de rester le même, de se réaliser soi-même et de devenir soi-même, dans une société et une culture donnée, et en relation avec les autres» (p. 65).

Or pour Dubar (2000), son développement résulte d’un travail incessant de réflexivité consistant à chercher, dialoguer, présenter des arguments et suggérer des définitions de soi-même, jour après jour. Cet accent mis sur le développement identitaire comme aboutissement d’un travail réflexif (Dubar, 2000; Kaufmann, 2008) est depuis bon nombre d’années d’une grande importance dans les formations initiale et continue à l’enseignement (Gohier, Anadòn, Bouchard, Charbonneau et Chevrier, 2001; Rondeau, 2010, 2014, 2017). Cela est d’autant plus vrai depuis qu’est apparu le mouvement pour la professionnalisation de l’enseignement, lequel suppose, entre autres éléments, l’idée d’avoir, sur le terrain, des personnes susceptibles de prendre en charge le développement de leur identité et de leurs compétences professionnelles, notamment par le biais de la réflexivité (Gouvernement du Québec, 2001). Selon Donnay et Charlier (2008), chaque personne est responsable de son adaptation à divers contextes et de son évolution. Elle doit conséquemment être encouragée à continuellement analyser sa pratique professionnelle, c’est-à-dire à s’en distancier, voire à la déconstruire «pour aller voir avec rigueur derrière les choses, pour [lui] donner un sens» (p. 61). Ce défi de la réflexivité dans le travail de nature identitaire demeure cependant ambitieux. D’une part, il demande à la personne de «se positionner (trouver sa propre posture), […] pour défendre des priorités (morales et déontologiques) ou encore, plus globalement, trouver du sens à son action» (Eneau, Bertrand et Lameul, 2012, p. 3). D’autre part, il nécessite un engagement volontaire dans un travail sur soi au cours duquel la personne transige continuellement avec elle-même et les autres, observe, analyse et clarifie une réalité intérieure ou extérieure, puis la réorganise pour se confirmer dans ce qu’elle est ou encore pour s’inventer autrement (Rondeau, 2017). Perrenoud (2001) explique que lorsque la formation a une visée de nature identitaire, il y a effectivement l’exigence indéniable d’un travail sur soi qui nécessite de dégager du temps et de déployer des efforts et qui peut être accompagné de crises et de transformations identitaires.

Force est de reconnaître que malgré l’engouement des dernières années pour les approches réflexives à visée de développement identitaire en contextes de formation à l’enseignement, encore très peu de recherches ont été réalisées pour comprendre le travail de nature identitaire ainsi que la réflexivité au coeur de ce type de travail réalisé par des personnes enseignantes dans un tel cadre. À l’instar de Perrenoud (2001), Rondeau (2010, 2014, 2017) indique pourtant que celui-ci a besoin d’être mieux compris, sollicité à travers le rapport à soi, aux savoirs savants et d’expérience, à l’autre et à l’environnement, et soutenu par des contextes de formation significatifs pour les personnes. Biémar (2009) soutient, dans le même sens, qu’une attention particulière devrait être accordée à la mise à jour et à la clarification de ce type de travail réflexif, d’autant plus que le mal-être des acteurs éducatifs et le taux d’attrition dans la profession enseignante sont de plus en plus préoccupants. Ainsi, à la suite de la mise en lumière de ces constats, on peut se demander: comment la réflexivité s’exerce-t-elle au cours du travail de nature identitaire de personnes enseignantes s’étant engagées dans une formation continue de 2e cycle en enseignement? Dans les sections qui suivent, des référents conceptuels sur l’identité et la réflexivité seront d’abord présentés. Ensuite, les repères méthodologiques de l’enquête seront mis en lumière. Enfin, les résultats seront exposés et interprétés.

2. Les référents conceptuels

2.1 La dynamique identitaire

L’identité est constituée de «ce qu’un individu est capable de faire et fait mais aussi de ce qu’il sait, de la manière dont il se représente les choses et lui-même, du sens qu’il leur accorde, de ses émotions positives et négatives, de ses besoins et de ses valeurs» (Beckers, 2007, p. 142). Dans les sciences humaines et sociales, la question identitaire est de plus en plus assimilée à une «dynamique identitaire» qui implique de ne plus concevoir l’identité en tant que résultat, mais plutôt comme un «processus en perpétuelle construction, déconstruction, reconstruction» (Kaddouri, 2006, p. 122). L’identité d’une personne est ainsi en constante mutation tout au long de sa vie. Elle se développe dans une lente maturation autant à partir «des jugements d’autrui que de ses propres orientations et définitions de soi» (Kaddouri, 2006, p. 122). Il s’agit d’une dialectique qui se joue «toujours dans un entre-deux, du singulier et du pluriel, de l’interne et de l’externe, de l’être et de l’action, de l’ego et de l’alter, de l’assimilation et de la discrimination, de l’insertion et de la marginalisation» (Tap, 1980, p. 12). Elle s’opère à travers une négociation constante entre l’identité pour soi et l’identité pour autrui à l’intérieur de laquelle la personne cherche des points de repère pour «(re)construire de nouveaux projets, réinterpréter différemment son histoire passée et s’engager subjectivement dans une histoire personnelle, toujours à réinventer, qui ne se réduit pas à une trajectoire sociale objectivée» (Tap, 1980, p. 200). Selon Kaufmann (2008), la réflexivité est un catalyseur important du développement identitaire. Comme nous le verrons, celle-ci implique non seulement de réfléchir sur soi-même, mais elle nécessite aussi l’adoption d’une posture d’extériorité (Donnay et Charlier, 2008) et d’une pratique de la présence (Legault, 2011).

2.2 Réflexion, réflexivité et travail réflexif fondé sur la présence

La réflexion, définie comme «la capacité de revenir sur ses pensées de façon à pouvoir analyser, étudier, examiner et approfondir plus consciemment une idée, un projet, une problématique, une connaissance» (Legendre, 2005, p. 1165), est un outil de développement identitaire de toute première importance, particulièrement pour la personne enseignante (Argyris, 1993; Rondeau, 2017; Schön, 1994). Elle est «essentiellement intérieure, effectuée dans un effort pour maintenir le passé présent dans la conscience, pour en analyser les composantes et les aspects, pour en discerner les causes, pour en prévoir les conséquences et les effets» (Millet et Mourral, 1995, p. 292). Elle est aussi, selon Legault (2004), «un acte délibéré et intentionnel de pensée orienté sur les façons de répondre à des situations problématiques dans la pratique professionnelle» (p. 47). La réflexivité se distingue de la réflexion par sa «posture d’extériorité ou de mise à distance qui facilite la construction d’un objet, d’un savoir et la déconstruction du sens de l’action» (Donnay, 2002, p. 4). Elle peut prendre deux formes. La première forme suppose une mise à distance où l’individu «adopte une position d’observateur-analyste, un peu comme s’il regardait la situation de l’extérieur, s’en extrayant mentalement afin de poser un regard plus objectivant sur celle-ci» (Donnay, 2002, p. 60). La seconde forme suppose une prise de recul où l’individu «réalise un retour sur lui-même en se prenant comme objet de réflexivité. Il se regarde agir dans la situation tant du point de vue de son processus de pensée que des actes qui en ont résulté» (Donnay, 2002, p. 60). La réflexivité est non seulement centrée sur l’amélioration des pratiques, mais elle permet également à l’individu «de mieux prendre conscience de son identité, de se réinventer comme professionnel, voire de se révéler à soi-même comme personne [et] d’établir avec émotion des ponts avec la vie privée» (Paquay et Sirota, 2001, p. 171).

Malgré les bienfaits des approches réflexives en éducation, Legault (2011) explique qu’il se produit des situations pour lesquelles la pratique réflexive de la personne «tourne en rond» (p. 139) et peut provoquer un surinvestissement mental. Cet auteur aborde la pratique réflexive dans le sens intellectuel du terme “réfléchir”, «mais aussi aux autres possibilités de sens de ce terme, comme celui de sentir, devenir conscient, être présent à ce qui se passe dans son corps [qui est] au coeur de l’expérience première et directe du réel» (Legault, 2011, p. 150). Selon lui, lorsque sa pratique réflexive semble tourner en rond, la personne peut suspendre momentanément sa réflexion et pratiquer la présence à son expérience. Cette qualité de présence au centre du travail réflexif peut l’amener à obtenir des prises d’informations plus senties dans son corps et plus justes et plus ajustées à la/sa réalité. Elle lui donne accès à une meilleure compréhension de son expérience intérieure, ou d’une réalité extérieure. La personne apprend alors à écouter attentivement son expérience pour tenter de créer un «rapprochement maximal» (Gendlin, 2006, p. 12) avec elle.

Ce qui est encourageant, c’est que cette posture réflexive fondée sur la présence s’apprend et peut conduire la personne à mieux cerner sa propre quête intérieure et à trouver ce qui semble le plus juste et souhaitable pour elle-même; elle est en recherche de sens, elle souhaite agir, et non subir. Frankl, dans son livre «Découvrir un sens à sa vie» (1988), affirme qu’il revient à chaque personne de construire le sens de sa vie. Pour lui, «[u]n homme qui réalise l’ampleur des responsabilités qu’il a envers un être humain qui l’attend, ou vis-à-vis d’un travail qui lui reste à accomplir, ne gâchera pas sa vie. Il connaît le “pourquoi” de cette vie, et il pourra supporter tous les “comment” auxquels il sera soumis» (p. 94). Afin de mettre en lumière l’importance de la réflexivité dans un travail de nature identitaire, j’ai puisé aux résultats d’une enquête qualitative visant à comprendre l’expérience du travail de nature identitaire de personnes enseignantes en contexte de formation continue de 2e cycle en enseignement. Dans les sections qui suivent, les principaux éléments de cette enquête seront exposés.

3. Les repères méthodologiques de l’enquête

Afin d’atteindre l’objectif de l’étude susmentionnée, l’enquête qualitative a été privilégiée. Il s’agit d’une exploration en compréhension (verstehen) (Dilthey, 1992; Weber, 1965) de l’expérience du travail de nature identitaire reposant, sur le plan épistémologique, sur une orientation initiale phénoménologique dans le prolongement des travaux de Husserl (1970) et coiffée d’une perspective interprétative de type théorisation ancrée dont les sources épistémologiques ont été bien mises en évidence par Paillé (2017a), et ce, dans une optique et selon des modalités qu’incarnent également les travaux sur l’identité menés de manière compréhensive par Kaufmann (2004; 2008). Il s’agit d’une «méthodologie de la proximité» (Paillé, 2007), à savoir une approche soucieuse de la personne, de son expérience et des contextes proximaux de son action. Concrètement, les données qui forment le corpus analysé sont constituées d’un ensemble de productions biographiques écrites (retours réflexifs et bilans de fin de parcours) émanant des participantes et d’un entretien collectif réalisé avec celles-ci en fin de parcours.

3.1 Le contexte de l’enquête et les participantes

La présente enquête fut réalisée dans le cadre d’un programme de Maîtrise en enseignement de 45 crédits d’une durée totale de trois ans. Il s’agit d’une formation basée sur la tradition humaniste ainsi que sur l’apprentissage expérientiel qui requiert un engagement volontaire de la part des personnes qui y participent, car sa principale visée est de nature identitaire, le travail sur et en soi y étant central. Cela implique que les formateurs s’engagent à aider les personnes à créer un espace propice au travail réflexif de nature identitaire sur les plans tant physique que psychologique. Ce type d’espace de formation expérientielle est notamment caractérisé par le développement de relations de confiance et par la bienveillance (Mezirow, 2001), ainsi que par le fait que la voix et la voie de chacun sont respectées et entendues (Day, 1999).

Cette enquête a plus précisément porté sur la première année du programme de Maîtrise au cours de laquelle 6 séminaires d’une journée (de 9h à 16h) ont été tenus à intervalle d’environ 4 à 6 semaines, de novembre 2011 à juin 2012. Chacune de ces journées a été organisée autour de présentations magistrales interactives en lien avec différents concepts (p. ex. stades de développement professionnel, développement identitaire, changement, transition, accompagnement), de pauses réflexives (temps de réflexion individuelle sur les concepts présentés et les ateliers expérientiels vécus en classe), d’échanges de groupe et d’ateliers variés particulièrement axés sur le développement identitaire et la connaissance de soi. À la suite de chaque rencontre, les participantes ont dû réaliser un retour réflexif individuel écrit d’environ cinq pages, puis, à la fin du parcours de formation, elles ont été invitées à produire un bilan d’une quinzaine de pages. La réalisation de ces «productions biographiques» (Rondeau, 2017) implique un «retour sur [soi-même] en se prenant comme objet de réflexivité» (Donnay et Charlier, 2008, p. 60). Ce retour sur soi-même, sur son expérience, ses valeurs, ses croyances, ses compétences, ses apprentissages, ses prises de conscience, ses transformations personnelles et professionnelles et sur le rapport entretenu avec l’ensemble de ces éléments amène la personne à progressivement prendre conscience de ce qu’elle est, de ce qu’elle dit ou fait, de ce qu’elle veut et ce dont elle a besoin ainsi que des décisions et des directions qu’elle souhaite prendre pour favoriser son mieux-être au travail (Rondeau, 2017). Ce qui est avant tout visé par la réalisation de ces productions biographiques est la production personnelle de sens et de connaissances organisée autour d’une démarche réflexive (Galvani, 2006) ancrée dans l’expérience même de la personne qui est toujours en interaction avec d’autres (p. ex. les membres du groupe de formation), avec divers savoirs (p. ex. savoirs théoriques et expérientiels) et dans des environnements variés.

Trente et une personnes[1] ont participé à la formation ainsi qu’à l’enquête initiale. Ce sont des professionnelles qui oeuvrent dans les milieux d’enseignement préscolaire ou primaire au Québec: une grande majorité d’enseignantes au préscolaire et au primaire (24)[2], une enseignante/directrice adjointe au primaire, deux enseignantes en adaptation scolaire au primaire, une orthopédagogue au primaire ainsi que deux conseillères pédagogiques au préscolaire et une au primaire. Elles étaient âgées de 25 à 50 ans et possédaient de 3 à 26 années d’expérience. Ces 31 personnes enseignantes ont volontairement choisi de s’impliquer dans la démarche de formation ainsi que dans le processus de l’enquête. Elles se sont entre autres engagées 1) à participer activement aux six rencontres d’une journée prévues dans le cadre du séminaire de la première année de la maîtrise, 2) à prendre la responsabilité de leur propre développement personnel et professionnel, 3) à s’investir dans un travail de nature identitaire oral et écrit et 4) à participer à la validation des résultats de l’analyse des données de l’enquête.

3.2 Les méthodes de l’enquête et l’analyse des données

Le corpus de l’enquête est, pour l’essentiel, de nature biographique. Il totalise plus de 600 pages de réflexions, d’introspections, de constats, de commentaires, d’analyses de l’expérience, d’éléments de biographie personnelle ou professionnelle. Comme l’illustre la figure 1, ces productions biographiques ont été analysées en trois temps: 1) l’examen phénoménologique des données; 2) l’analyse à l’aide des catégories conceptualisantes et 3) la mise en place d’une théorisation (Paillé et Mucchielli, 2016; pour plus de détails méthodologiques, voir Rondeau et Paillé, 2016).

Figure 1

Démarche d’analyse des données de l’enquête

Démarche d’analyse des données de l’enquête

-> Voir la liste des figures

Dans un premier temps, l’ensemble des productions biographiques a été analysé avec une visée phénoménologique consistant à examiner l’expérience des participantes tel qu’elles l’ont vécue, comme elles l’ont vécue. J’ai cherché à synthétiser l’essentiel de cette expérience avant d’y jeter un regard plus conceptuel. Ce regard conceptuel est intervenu lors du deuxième temps de l’analyse où j’ai eu recours à la méthode de l’analyse par catégories conceptualisantes (Paillé, 2017b; Paillé et Mucchielli, 2016) qui consiste à faire une codification rigoureuse et évolutive d’un corpus en identifiant les phénomènes perceptibles dans les données à l’aide de formules se situant à un niveau conceptuel. Dans un troisième et dernier temps, j’ai mené des opérations avancées de montée en généralité des résultats en effectuant des mises en relations ainsi que divers essais de modélisation, de sorte à pouvoir mettre de l’avant une théorisation dont certains des éléments seront présentés dans la section suivante. Tout au long de ces opérations, il a été question de générer des constats valides et rigoureux en les vérifiant et contre-vérifiant. À cet effet, en plus des productions biographiques, des données ont été produites dans le cadre d’un entretien collectif réalisé lors de la dernière rencontre de la formation, visant notamment à vérifier auprès des participantes la justesse et la validité des analyses effectuées.

4. Les résultats de l’enquête

Les résultats de l’enquête montrent que la réflexivité a été au coeur du travail de nature identitaire des participantes durant la formation. Les sections suivantes donnent à voir qu’il s’agit d’un processus intérieur au cours duquel elles 1) ont fait des rencontres provoquant une sorte de mouvement interne stimulant et/ou inconfortable, 2) ont offert une qualité de présence à leur expérience en s’arrêtant pour l’observer et prendre une certaine distance avec elle, puis 3) l’ont analysée avec finesse, bienveillance, vigilance et discernement, 4) se sont interrogées, 5) se sont remises en question, 6) ont effectué des prises de conscience, 7) ont vécu des transformations de nature et d’intensité variables et 8) ont agi de manière plus consciente, congruente et responsable. Ce processus est intérieur, mais les résultats suggèrent qu’il est vécu en interaction avec les autres et l’environnement; l’identité se développant, aux dires de l’ensemble des participantes, au sein de multiples rencontres et de confrontations avec soi-même, avec d’autres et à l’intérieur de contextes variés. Étant donné que la réflexivité se situe, comme je viens de le suggérer, au coeur de ce travail de nature identitaire, le terme «travail réflexif de nature identitaire» sera retenu dans les prochaines sections. Par ailleurs, les résultats de l’enquête fournissent des éléments d’un cadre d’analyse et d’action permettant de comprendre certains des processus d’ordre réflexif à l’oeuvre lors de transformations identitaires de personnes enseignantes en contexte de formation.

4.1 Le travail réflexif de nature identitaire

4.1.1 Les rencontres-déclencheur

Le travail réflexif de nature identitaire des participantes a commencé par une rencontre avec soi-même, avec l’autre, un auteur, une théorie, une question. Cette rencontre a déclenché quelque chose à l’intérieur d’elles-mêmes. C’est comme un mouvement qui s’est naturellement passé dans moi, mais qui m’a surprise aussi par sa puissance et son insistance (OpR1), a exprimé Ophélia dans son premier retour réflexif. J’ai le sentiment d’être habitée par un agacement interne déstabilisant depuis plusieurs jours (HéR1), a quant à elle confié Héléna à la suite de la première rencontre de la formation. D’autres participantes ont parlé d’un tiraillement, d’une congestion, d’une explosion, d’une intrusion, voire d’une invasion interne ou encore d’un simple petit je-ne-sais-quoi qui s’est manifesté à l’intérieur, sans avertir. Peu importe la nature de cette étincelle, les rencontres ont été le point de départ d’un travail réflexif de nature identitaire, plus ou moins profond et plus ou moins conscient selon les participantes. Elles ont créé, en quelque sorte, des tensions-dilemmes constituées de questionnements, de doutes, de désirs, d’aspirations de vie et de convictions. Quelque chose s’est enclenché à l’intérieur d’elles-mêmes qui les a poussées à partir en quête de sens, de connaissances et de compréhension envers ce qui pouvait les agacer, les apeurer, les inspirer, les stimuler ou encore qui a simplement pu piquer leur curiosité. Dans le contexte de la formation, un espace à la fois collectif (p. ex. temps d’écoute entre les participantes sur leurs valeurs, ateliers expérientiels sur leur représentation de ce qu’est une personne enseignante idéale) et singulier (p. ex. temps de présence à soi fondé sur la respiration, pauses réflexives individuelles) a été créé et a permis de nombreuses rencontres déclenchant le travail réflexif de nature identitaire et soulevant, du coup, la nécessité, pour elles, de s’offrir une présence de qualité en vue d’observer, d’analyser et de clarifier leur expérience avec finesse, bienveillance, vigilance et discernement.

4.1.2 La pratique de la présence

La pratique de la présence a été bénéfique au travail réflexif de nature identitaire de la majorité des participantes, lequel a idéalement dû se situer le plus près possible de leur expérience, alerte à ce qui a pu les confiner à l’éparpillement ou, comme l’a exprimé Alexandra, à subir l’effet popcorn qui mène partout et nulle part à la fois (AlB1). Cette pratique de la présence dans le travail réflexif de nature identitaire s’est incarnée particulièrement dans la capacité de rester là (ViR1), d’être plus disponible (MiB1) à soi-même, aux autres et à l’environnement et de prendre le temps d’être plus connecté à son expérience (AlB2). Dans cette pratique de la présence, quelque chose en elles a eu besoin de s’arrêter, de se calmer, de se déposer: Je sens l’urgence de m’arrêter. Je me sens envahie de partout (LaR1), a expliqué Lauria dans son premier retour réflexif. Quelque chose en elles a aussi mérité d’être écouté de manière bienveillante: Que se passe-t-il présentement en moi? Que suis-je en train de vivre, là maintenant? (AlR1). Le fait de s’arrêter, de prendre contact avec sa respiration, d’observer plus attentivement et de manière attentionnée ce qui se passe en soi et autour de soi, de prendre de la distance face aux difficultés, aux personnes, aux évènements et d’accueillir l’expérience du moment présent au lieu de se battre, de s’acharner et d’essayer de tout contrôler a été salutaire pour bon nombre de participantes. Cela leur a entre autres permis d’apaiser leur agitation mentale, de freiner leur pilote automatique, de percevoir les situations avec une plus grande acuité et une curiosité aiguisée, de développer un rapport plus ouvert, respectueux, bienveillant et authentique à elles-mêmes, aux autres et à l’environnement et de découvrir de nouvelles prises d’information plus senties face à elles-mêmes ou à une situation quelconque. Les résultats de l’enquête montrent que la pratique de la présence a constitué un terreau fertile pour l’analyse et la clarification de l’expérience et a soutenu les moments de tourbillonnement réflexif et de remise en question qui, selon Ophélia et bien d’autres, ont pu être perturbateurs, mais ô combien précieux dans le développement identitaire et garants d’une vie plus connectée à soi, à ses valeurs et ses convictions (OpB3).

4.1.3 Du tourbillonnement réflexif aux dénouements identitaires

Le témoignage de la majorité des participantes montre que le travail réflexif de nature identitaire peut être marqué par un tourbillonnement réflexif incessant dans lequel de nombreux questionnements et plusieurs mises en interrogation de soi s’entrechoquent et doivent être investigués et clarifiés pour aboutir à des pistes de réponse menant à des prises de conscience et des actions professionnelles congruentes. Pour Émily, ce tourbillonnement réflexif a provoqué bien des remous durant l’année de formation et lui a fait vivre le choc du tremblement intérieur et le malaise de ne pas comprendre tout de suite ce qui arrive (EmB3). Mais, tout au long du processus, des indices trouvés ici et là sont apparus progressivement, comme des lueurs de sens, c’est-à-dire de nouveaux panneaux indicateurs permettant de faire quelques pas de recul, de rester sur place pour un certain temps ou encore d’avancer vers des horizons jusque-là inexplorés. Selon les participantes, les questions phares suivantes ont pu soutenir ce processus: Qu’est-ce que je veux? Rester dans ma zone de confort ou en sortir, un petit pas à la fois? Fuir l’obstacle ou l’affronter? Est-ce le bon choix à faire présentement pour ma vie (ou pour la vie que je souhaite), ou non? Quels sont les enjeux derrière ce choix? Qu’est-ce que je perds? Qu’est-ce que je gagne? Qu’est-ce qui est important pour moi, qui a de la valeur? Le cafouillage intérieur provoqué par ces questionnements a pu être agaçant, voire dérangeant et les méandres du parcours pour arriver à répondre avec sensibilité et discernement à ce genre de questions furent nombreux: C’est tellement confrontant d’être face à moi-même! C’est comme la sensation d’être obligée de passer à un niveau de conscience de moi plus élevé, plus en accord avec moi-même et peut-être moins avec ce que je pense que les autres vont penser (MiEnt-9:22), a affirmé Mila lors de l’entretien de fin de parcours. Certaines, comme Brigitte, ont parlé de leur besoin d’être plus attentives à leur expérience corporelle: Je sens présentement le besoin de m’ouvrir à mon corps, à mon ressenti corporel. Lorsqu’on prend le temps de s’intéresser à son univers intérieur, je pense qu’on accepte d’être touché par soi-même et aussi par l’autre (BrB1). D’autres, comme Stéphanie, ont affirmé avoir voulu s’ouvrir attentivement à ce qui se pass[ait] vraiment à l’intérieur (StB1). Bon nombre d’entre elles ont souhaité accueillir et accepter ce qui advenait dans le moment présent de manière bienveillante, sans jugement, ni critique destructive (VaB9). Ces moments de présence à soi et à l’autre (JosB1) ont provoqué, chez la majorité, le besoin de ralentir, de prendre de la distance, de prendre du recul, de faire un stop sur image (HéEnt-5:06) en vue d’effectuer quelques mises au point conduisant à trouver, ou à retrouver, le sens d’être et d’agir. Les résultats montrent que chercher le sens pour ces personnes enseignantes a constitué à observer, accueillir et investiguer leur expérience vécue, telle que vécue, et trouver le sens pour elles s’est manifesté par le fait d’avoir le courage de prendre des décisions et des directions de vie alignées sur leurs valeurs, leurs représentations, leurs convictions, leurs aspirations. Derrière le tourbillonnement réflexif incessant, à savoir les questionnements intensifs, les tensions-dilemmes, les temps d’arrêt et les nombreuses prises de conscience, s’est ainsi trouvée la question du sens qui elle-même a été centrale dans le travail réflexif de nature identitaire de chacune des participantes.

Ce que je retire […] le plus de cette formation est sans aucun doute l’importance de me respecter comme personne en prenant le temps de me connaître et en faisant des choix en lien avec ce que je suis. Jamais je n’aurais pensé que d’apprendre à mieux me connaître aurait une influence majeure sur l’enseignante que je suis. Cela a pour effet que je prends maintenant le temps de réfléchir à ce que je veux vraiment et à ce qui est important pour moi, selon mes valeurs. […] Je suis plus ouverte et plus nuancée. […] Je sais que j’apprends à donner un sens profond à ce que je fais. […] Mon objectif premier est désormais de poursuivre la personnalisation de ma pratique. Je veux continuer de me questionner dans ce sens et être de plus en plus cohérente entre l’enseignante et la personne que je suis.

ViB1-B3

Les résultats montrent que cette quête de soi et de compréhension dans le travail réflexif de nature identitaire a souvent impliqué de s’éveiller et de s’ouvrir à ce que l’on est (soi réel), à ce que l’on imagine que l’on est (soi imaginé), à ce que l’on donne à voir (soi perçu par autrui) et à ce que l’on espère devenir (soi espéré). Ce travail, alimenté par le regard de l’autre, a aidé bon nombre de participantes à passer de l’implicite vers l’explicite (MiB1) et à clarifier, avec finesse, bienveillance, vigilance et discernement, ce qui se passait à l’intérieur d’elles-mêmes (p. ex. sensations physiques, émotions, pensées) et ce qu’elles donnaient à voir de l’extérieur (p. ex. comportements, attitudes, compétences). Elles ont ainsi appris, comme le déclare Viviane, à sortir de l’ignorance (ViR1) et à prendre le risque d’ouvrir le chemin du sens.

4.1.4 Le travail réflexif de nature identitaire en actes

La figure 2 montre qu’au cours de ce processus itératif sont accomplis en boucle 6 actes distincts (mais complémentaires) et non hiérarchiques étant susceptibles de permettre à la personne de passer de l’implicite à l’explicite et d’ainsi saisir le sens de son expérience avec plus d’acuité: 1) s’arrêter, 2) observer, 3) accueillir, 4) investiguer, 5) prendre conscience et 6) faire une action congruente. «S’arrêter» en se connectant avec sa respiration ou toute autre sensation physique et en se donnant la permission d’être et de rester là, dans le moment présent. «Observer» en portant délibérément attention à la totalité de l’expérience vécue (contexte, protagonistes, comportements, attitudes, sensations physiques, émotions, pensées), en étant dans le quasi-revivre de cette expérience. «Accueillir» en permettant à ce qui est d’être ce qu’il est – que ce soit confortable ou inconfortable –, en s’ouvrant à l’expérience avec bienveillance – sans la juger, la critiquer, vouloir la changer ou s’en débarrasser – et en y faisant de la place avec ouverture et curiosité. «Investiguer» en examinant attentivement la totalité de l’expérience vécue sous différentes perspectives, en la questionnant, en tentant de la saisir avec acuité et discernement, en identifiant ses tenants et ses aboutissants, en dégageant les singularités et les régularités. L’investigation peut, par exemple, porter sur ce qui a été agréable ou facilitant, ce qui a été irritant ou limitant, ce qui a fonctionné ou qui a moins bien fonctionné, ce qui a été atteint ou non, ce qui a aidé ou nui, sur ses sensations physiques, ses émotions, ses pensées. Investiguer également en mettant l’expérience vécue en relation avec le vécu ou les propos des parties prenantes de cette expérience, mais aussi avec des théories, des pensées, des concepts, des auteurs, des images, des métaphores. «Prendre conscience» en arrivant à certaines conclusions à la suite de l’investigation; en dévoilant les aspects dissimulés dans l’expérience vécue (enjeux relatifs à sa mission, son identité, ses intentions, ses croyances, ses valeurs, ses compétences, ses comportements, ses attitudes, son environnement); en constatant l’écart entre ce qui était souhaité, ce qui a été anticipé, planifié et ce qui s’est effectivement passé, de même qu’entre ce qui pourrait être refait à l’identique et ce qui aurait pu être fait autrement. «Faire une action congruente» en prenant des décisions et en agissant, un petit pas à la fois, en fonction du fruit de son investigation et de ses prises de conscience, en vue de s’améliorer, se transformer, s’épanouir, se respecter, se responsabiliser et, au final, en vue de donner un sens (cohérence, pertinence, signifiance) à son expérience et à son existence.

Figure 2

Le travail réflexif de nature identitaire en actes

Le travail réflexif de nature identitaire en actes

-> Voir la liste des figures

4.1.5 Des dénouements et des conditions facilitatrices

L’analyse des résultats indique que les dénouements du travail réflexif de nature identitaire des participantes furent nombreux: quelque chose en elles a pu sortir de l’ignorance, s’éveiller, s’assouplir, être questionné, se recycler, s’enraciner, se peaufiner, selon les cas de figure. Le voile de départ, qui pouvait être rigide et opaque, est, pour plusieurs, devenu plus malléable et translucide au fil de la formation, à des degrés variés. En tout cas, toutes les participantes affirment avoir ressenti une ouverture, plus ou moins grande, que certaines ont définie comme le déplacement de quelque chose en elles-mêmes qui semblait inflexible auparavant. D’autres comparent cette ouverture au déploiement et à l’équilibrage de leur capacité de donner de soi tout en recevant de l’autre: J’ai maintenant une envie bien plus grande de me permettre de trouver et de vivre dans mes zones de vulnérabilité en plus d’arriver à les affronter plutôt que de les fuir… J’ai le désir de côtoyer mes difficultés pour apprendre à accueillir plus sensiblement les autres, a expliqué Joséane (JosB1). Amélia, qui n’était pas convaincue au départ, a découvert à quel point son ouverture, son écoute et sa qualité de présence ont été, en fin de compte, bénéfiques à son propre développement ainsi qu’à celui des autres:

Au départ, j’étais un peu sceptique face au fait que nous pourrions tisser un lien avec environ 31 personnes en seulement quelques rencontres. Je m’étais heureusement trompée. Mon ouverture et mon écoute m’ont permis d’être réellement active dans le groupe. En effet, je partage maintenant mes opinions, je pose plus de questions et j’ai une meilleure qualité de présence face aux autres.

AmB1

L’ouverture, l’écoute, la qualité de présence et le soutien du groupe (incluant celui des accompagnateurs-formateurs) ont été des conditions facilitatrices du travail réflexif de nature identitaire de l’ensemble des participantes. En étant ouvertes et en s’engageant volontairement dans ce type de travail réflexif, il leur a été possible de développer une plus grande connexion à elles-mêmes, d’être touchées par leur sensibilité et leur vulnérabilité et de porter un nouveau regard sur elles-mêmes, les autres, la/leur vie, l’enseignement, la profession enseignante. En outre, le travail réflexif de nature identitaire qu’elles ont réalisé les ont progressivement amenées à s’affirmer et prendre leur place, la place que je veux prendre et non juste celle que j’ai appris à prendre ou celle que l’on me donne!, comme l’a témoigné Cathy au cours de l’entretien de groupe (CaEnt-53:59). Mila, quant à elle, a expliqué que le travail qu’elle a réalisé sur elle-même durant la formation a été libérateur et transformateur et qu’il s’est répercuté non seulement dans sa vie intérieure et professionnelle, mais aussi dans sa vie familiale et sociale.

5. Mise en perspective des résultats et conclusion

Rencontrer, c’est «entrer en contact avec», c’est «se trouver en présence de» (Le Petit Robert, 2012, p. 2188). Se rencontrer, c’est «se rejoindre», c’est «être touché par» (Le Petit Robert, 2012, p. 2188). Les résultats de l’enquête témoignent, en premier lieu, du fait que le travail réflexif de nature identitaire est une question de rencontres: avec soi, en soi, avec d’autres, avec des auteurs ou des théories, des questionnements, des évènements ou des expériences de vie, des élans ou des difficultés, avec la réciprocité et l’altérité. À l’intérieur de ces rencontres se trouve implicitement l’incitation à un retour vers et en soi, de même qu’à un travail sur soi (savoir-être) et sur son agir personnel et professionnel (savoir-agir).

En deuxième lieu, les résultats révèlent que le travail réflexif de nature identitaire se réalise à travers une pratique de la présence au cours de laquelle, comme le souligne Rondeau (à paraître), il ne s’agit pas seulement «de penser le monde, mais d’y être d’abord présent» (n.p.). La présence constitue «une qualité, celle d’être délibérément et attentivement relié à ce qui se vit dans l’espace et l’instant présent et qui engage toutes les dimensions de la personne (physique, émotionnelle, cognitive, de sens)» (Rondeau, 2019, p. 12). Il est question d’une présence attentive à son expérience marquée entre autres par la curiosité, la bienveillance, l’ouverture, le non-jugement, la vigilance et le discernement. Cette qualité de présence se manifeste notamment par l’accueil et l’acceptation (dans le sens de reconnaître sans juger et non de se résigner) de ses sensations physiques, ses émotions, ses pensées. Selon Legault (2011), la posture réflexive incarnée dans une pratique de la présence s’apprend, ce qui est certes encourageant. Ce constat est confirmé par les résultats de la présente enquête qui mettent toutefois en évidence que cet apprentissage a besoin d’être soutenu et accompagné, car ce n’est pas une pratique qui est nécessairement facile. Lorsqu’elle est apprise et soutenue en groupe – comme ce fut le cas dans le contexte de l’enquête – elle peut conduire, tel que l’affirme Rondeau (à paraître), à

une véritable éthique de la rencontre par la qualité de la présence dans l’ici et le maintenant des échanges, une rencontre authentique impliquant le respect de la diversité des postures adoptées et des points de vue exprimés. Cette rencontre s’alimente de la curiosité de chacun des protagonistes ainsi que de leur engagement constant au service de la qualité de ces échanges. Être attentif dans ce contexte implique d’être attentionné. Avoir de l’attention prend ici les deux sens pleins du terme: faire preuve de vigilance, mais aussi de bienveillance. Vigilance et bienveillance envers soi, envers l’autre et dans la réponse à la situation telle qu’elle se présente dans le moment présent.

n.p.

En troisième lieu, les résultats de l’enquête mettent en lumière le fait que le travail réflexif de nature identitaire est un processus intérieur caractérisé par le doute, l’ambivalence, les tensions-dilemmes de même que par l’excitation, la stimulation et l’enthousiasme. On peut affirmer, à l’instar de Donnay (2002), que la personne qui s’engage dans un tel travail réflexif 1) «adopte une position d’observateur-analyste» (p. 60) et 2) prend le recul nécessaire pour réaliser «un retour sur [elle]-même en se prenant comme objet de réflexivité. [Elle] se regarde agir dans la situation tant du point de vue de son processus de pensée que des actes qui en ont résulté» (p. 60). Il est question d’un travail sur le passé (offrir volontairement un temps de présence à son expérience passée) effectué dans le présent (observer, analyser et conscientiser son expérience de l’instant présent) pour le futur (en vue de saisir le sens de son expérience et de faire des choix responsables et bienfaisants pour l’à venir) (Legault, 2011). Cela va dans le sens des propos de Millet et Mourral (1995) qui soutiennent que ce type de travail s’effectue «dans un effort pour maintenir le passé présent dans la conscience, pour en analyser les composantes et les aspects, pour en discerner les causes, pour en prévoir les conséquences et les effets» (p. 292). La personne s’efforce ainsi d’adopter une posture d’extériorité, représentative de sa réflexivité (Donnay, 2002; Donnay et Charlier, 2008). Elle effectue ce travail en vue de devenir plus consciente de son expérience pour en saisir le sens qui, pour Mezirow (2001), guide «notre manière de penser, d’agir, de ressentir autour de [cette] expérience que nous vivons présentement» (p. 30) et nous permet de mieux la comprendre et de la rendre plus cohérente.

En quatrième lieu, les résultats laissent entrevoir que le travail réflexif de nature identitaire est porteur de transformations de nature et d’intensité variables selon les personnes et que ces transformations seront durables et transposables dans diverses sphères de leur vie si et seulement si elles viennent de l’intérieur (donc non imposées de l’extérieur), si elles sont soutenues par un engagement volontaire, responsable et proactif et enracinées dans ce que la personne a de plus profond en elle-même (p. ex. valeurs, croyances, besoins, représentations, intentions, aspirations, mission).

En dernier lieu, les résultats donnent à voir que le travail réflexif de nature identitaire peut tout à la fois être troublant et significatif. Il peut être troublant en ce sens qu’il est flou, non défini, toujours à clarifier et à reconstruire. Il peut faire peur et provoquer de l’inconfort chez la personne qui risque parfois de «perdre l’image idéalisée de soi, voire même de mettre en mouvement ses repères identitaires» (Humpich et Rugira, 2013). Il peut aussi être significatif en ce sens qu’il peut être porteur d’un regard renouvelé et plus authentique sur soi-même (soi réel), les autres, les théories, les évènements, la profession enseignante et qu’il peut aider la personne à se rapprocher d’elle-même et à poser des gestes qui vont dans le sens de ce qui est important et pertinent pour elle et non seulement dans le sens des normes institutionnelles et sociétales pouvant parfois être en contradiction avec ses valeurs profondes. Quoi qu’il en soit, les résultats suggèrent que ce travail réflexif de nature identitaire ne sera jamais achevé, car il s’agit d’un processus «en perpétuelle construction, déconstruction, reconstruction» (Kaddouri, 2006, p. 122).

Les résultats de cette enquête pourraient contribuer à l’amélioration d’autres formations particulièrement à caractère expérientiel. Par exemple, la prise en compte de la dimension personnelle de l’identité professionnelle (p. ex. valeurs, croyances, besoins, aspirations, mission), des émotions de la personne et de ses ressentis corporels, de même que la mise en rapport entre ceux-ci et son expérience interactive avec les autres et au sein d’environnements variés sont susceptibles de favoriser le développement d’un sain équilibre interne-externe, à savoir une plus grande cohérence entre l’implicite (ce qu’elle est et perçois de l’intérieur) et l’explicite (ce qu’elle dit et fait qui peut être perçu de l’extérieur). La pratique de la présence et la culture d’attitudes aidantes, individuellement et collectivement, sont également susceptibles de permettre à la personne de mieux vivre les situations difficiles sans se laisser emporter par elles et de s’engager avec plus de confiance et de profondeur dans le processus réflexif.

La question du développement professionnel de la personne enseignante et de la réflexivité au coeur du travail de nature identitaire mérite d’être davantage étudiée pour que les chercheurs, les formateurs, les accompagnateurs et les praticiens puissent approfondir cette thématique et bonifier leurs interventions.