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Ce chapitre souhaite examiner les prémices de la notion de lecteur actif dans un contexte littéraire et éditorial qui n’a pas encore pris en compte la spécificité de l’expérience de lecture[1] et son effet sur la réception du texte. Pour mener à bien ce repérage, on s’intéressera en particulier à l’émergence de cette notion chez trois figures centrales de la vie littéraire française de l’après-guerre et au-delà : Jean Paulhan (1884-1968), qui fut directeur de la NRF et directeur de collections principalement aux Éditions Gallimard; Gaëtan Picon (1915-1976), d’abord directeur de collection aux Éditions du Mercure de France et directeur de la revue du même nom, ensuite directeur de la collection « Les Sentiers de la Création » aux Éditions Albert Skira; et Jean Cayrol (1911-2005), auteur et conseiller littéraire aux Éditions du Seuil où il fonde, et dirige un temps, la collection et revue Écrire.

Ces trois éditeurs, contemporains les uns des autres mais de générations professionnelles et d’âges différents, ont interagi ou oeuvré distinctement les uns des autres dans une sphère intellectuelle, voire des cercles littéraires communs, pendant la longue période considérée (1950-1980). Leurs réputations éditoriales respectives, comme la longévité variable de leurs carrières, ne sont pas comparables : Jean Paulhan est une figure de l’ombre incontestable de la République française des Lettres, éminence grise en particulier – mais pas seulement – des Éditions Gallimard via la NRF, de 1925 jusqu’au milieu des années 1960; Gaëtan Picon, qui, de 1959 à 1966, a été directeur des Arts et des Lettres au ministère des Affaires culturelles, sous Malraux, et à l’origine de la création du Centre Pompidou, est un critique hors pair et une personnalité irremplaçable dont la disparition a, selon Roland Barthes « déchiré le paysage intellectuel d’aujourd’hui[2] »; Cayrol, plus connu comme auteur que comme éditeur, encore qu’il ait fait toute sa carrière au Seuil à partir de 1949, est apprécié de milieux intellectuels divers[3] et parfois opposés dès le début de sa carrière d’écrivain, pour Je vivrai l’amour des autres (Prix Renaudot 1947) et pour le texte-commentaire du film d’Alain Resnais, Nuit et brouillard, qui impressionne des générations de spectateurs depuis sa sortie en 1955. Indépendamment de l’âge, ils diffèrent par leurs profils intellectuels : Paulhan, né dans une famille protestante de Nîmes, est un grammairien également inspiré par les travaux de psychologie et de philosophie de son père, conservateur de la bibliothèque; Picon, qui vient d’une famille bourgeoise et catholique d’industriels, est un libre-penseur qui commence à publier dès 1934 et abandonne thèse et carrière de professeur de philosophie dans les années 1950; Jean Cayrol, enfant de la bourgeoisie bordelaise, radicalement transformé par l’expérience de la guerre et de la déportation[4], est un catholique fervent et un écrivain précoce. Ils ont cependant tous les trois en commun d’avoir acquis une stature intellectuelle notable à travers la nouveauté et la force des auteurs qu’ils ont soutenus, autant qu’à travers leur souci de commenter par écrit les modèles esthétiques et les conceptions de la médiation éditoriale de la littérature en train de se faire : ce faisant, ils ont également contribué à déplacer le centre de gravité de la littérature depuis la figure jusque-là centrale de l’auteur, sur l’atelier de sa production et de sa lecture éditoriales.

L’ensemble documentaire de leurs paratextes éditoriaux, avertissements, préfaces, notes, essais, correspondances, revues et autres écrits auxquels ils se sont consacrés, en marge mais aussi en soutien et accompagnement de leur activité éditoriale, constitue une sorte de journal de bord professionnel. On peut aussi l’apparenter à un « discours d’escorte[5] », voire à un « discours de maîtrise[6] », soit une sorte de vestibule[7] ou d’introduction à l’oeuvre éditoriale ayant pour fonction d’établir une relation de proximité non pas tant avec le public, comme c’est le cas en général des discours des communication[8], mais d’abord avec leurs pairs. Nous n’en proposerons pas ici une approche systématique et encore moins exhaustive – la tâche est impossible[9]. Mais soulignons que ce vaste ensemble est rare, car les éditeurs modernes s’expriment en général silencieusement et indirectement par le biais des livres et des auteurs qu’ils publient. Les travaux d’histoire du livre qui se consacrent aux figures de grands éditeurs décrivent l’univers intellectuel caractéristique et l’impact de leurs éditions respectives à partir d’une analyse de leur bibliographie matérielle – catalogues, collections, auteurs-phares –, et d’une étude de réception de leurs publications. Peu d’études portent, qui plus est de manière transversale[10], sur la contribution des écrits et essais personnels des éditeurs à la circulation des idées dans une période ou des cercles intellectuels donnés.

Ces notes et écrits d’éditeurs-essayistes ou éditeurs-critiques permettent une approche des protocoles de lecture que ces lecteurs professionnels mettent en oeuvre et qu’ils suggèrent plus ou moins implicitement aux lecteurs ordinaires de suivre. Ils offrent ainsi en filigrane une perspective nouvelle sur la figure du lecteur, cette personne encore anonyme mais de plus en plus au centre du dispositif de production-réception de la littérature[11].

La reconfiguration du périmètre critique de la littérature

Dans le contexte du Livre concurrencé[12] et des bouleversements de l’édition française constatés à la fin des années 50, la scène littéraire et éditoriale française est confrontée à une série de facteurs socio-culturels inédits qui vont l’impacter durablement jusqu’à l’étape suivante de transition que seront les années 1980[13]. Sur le plan critique, un regard radical et avant-gardiste porté sur la littérature inaugure une nouvelle vague dans l’historiographie et l’anthropologie de la lecture : Le degré zéro de l’écriture (1947, 1953) et Mythologies (1957) de Roland Barthes instaurent un changement de paradigme; l’article de Barthes, publié d’abord en anglais sous le titre « The Death of the Author » dans Aspen Magazine (nº 5-6, 1967), puis en français en 1968[14], et la conférence de Foucault intitulée « Qu’est-ce qu’un auteur? », publiée en juillet 1969[15], affirment que « la naissance du lecteur doit se payer de la mort de l’auteur[16] », lequel doit céder sa place au lecteur qui réécrit le texte pour lui-même et en fait une lecture propre. La théorie de la réponse esthétique ou réception (Wirkungstheorie) de Wolfgang Iser dans The Act of Reading (1976, traduction française de 1985), complétant la Rezeptionsästhetik (1972, traduction française en 1978) de Hans Robert Jauss, viendra ultérieurement étayer ces pierres fondatrices.

Si le Degré zéro de l’écriture et Mythologies reçoivent un accueil favorable, peu d’études permettent de mesurer précisément leurs premiers échos après parution. Il semblerait qu’en dehors du cadre universitaire, les milieux lettrés généralistes et l’édition n’aient été que partiellement et progressivement perméables aux propositions initiales de la « nouvelle critique » et de ce qui deviendra le structuralisme[17]. Et comme le souligne Jean-Gérard Lapacherie, « [l]es éloges et la certitude affichée que l’auteur du Degré zéro de l’écriture est plus un écrivain qu’un critique masquent mal l’incertitude dans laquelle les concepts degré zéro et écriture ont laissé les premiers commentateurs[18] ». Cela tient aux intentions de Barthes lui-même qui « prend position dans la situation idéologique et esthétique de son temps, [mais] affiche aussi une ambition plus large. Son ouvrage vise à réécrire l’histoire de la littérature comme une histoire des “formes de l’écriture”[19] ». Il est par ailleurs « conscient que les propositions qu’il avance dans le chapitre intitulé L’écriture et le silence dessinent plus un horizon qu’elles ne décrivent une réalité[20] ». Alors même que la métaphore linguistique que Barthes développe éclaire une pratique romanesque bien connue de ses contemporains, dont l’exemple privilégié est L’étranger (1942) d’Albert Camus, auteur lui-même bien connu, lecteur chez Gallimard depuis 1943 et directeur du journal Combat, les effets des propositions de Barthes sur l’édition littéraire de son temps ne sont pas immédiatement palpables.

Les postures éditoriales de Jean Paulhan, Gaétan Picon et Jean Cayrol, leurs approches et objets individuels d’études critiques, ne rejoignent pas directement ceux de Barthes ni ne lui emboîtent le pas : malgré une apparence de préoccupation commune, « les obsessions sur le langage[21] » de Paulhan véhiculent une pensée d’un temps antérieur à celui de Barthes; Picon évoque la notion de structure dans L’usage de la lecture (1960) mais ne s’insurgera contre ses méfaits que vers le milieu des années 1970; dans un court texte intitulé « D’un romanesque concentrationnaire[22] », Cayrol a remis en question les formes romanesques au début des années 1950, mais, quand bien même Barthes s’appuie sur ses romans comme exemples d’une écriture allitéraire, atonale, la vision historique et subjective, « lazaréenne[23] », que Cayrol se fait de la littérature, s’oppose à la neutralisation de l’histoire chez Barthes. Disons qu’au moment dont nous parlons, l’affirmation selon laquelle « dans le texte seul parle le lecteur[24] » paraît radicale et infondée et l’auteur n’est pas encore mort aux yeux de tous. Mais l’idée qu’il n’est plus le seul garant du sens de son oeuvre et que ses intentions de départ peuvent être détournées, mal comprises et reformulées, va faire son chemin, et dans un entretien de 1975, Barthes note que, « depuis cinq ans, le problème de la lecture vient au premier plan de la scène critique[25] ».

Cette solution de continuité qui se profile, tout comme la déception intellectuelle d’éditeurs de littérature tenants d’une objectivité équitable paradoxalement alliée à une exigeante subjectivité, n’est pas juste affaire de circonstances individuelles. Alors que, sur le plan politique, Paulhan, Picon et Cayrol ont tous été des intellectuels engagés[26] et des résistants, particulièrement Cayrol, rescapé du camp de Mauthausen sous le régime de Nacht und Nebel[27], la littérature pour eux – sans doute par voie de conséquence – n’est et ne doit être le lieu d’aucun parti, d’aucune vérité assignée, d’aucun engagement partisan à l’exclusion de celui qui consiste résolument, selon l’expression de Cayrol, à aider les écrivains « à voir le jour comme à donner le jour à leur propre interrogation[28] » : « divulguer » et « mettre au monde » étant le sens littéral du verbe latin edere dont vient le mot éditeur.

C’est très clair pour Paulhan dont le sens et le parti-pris total de la littérature confinent à la « religion[29] » et supposent, comme il l’expose en 1956 dans la « Lettre à un jeune partisan[30] », cet apolitisme littéraire vu comme bourgeois ou réactionnaire, que la NRF s’est souvent vu reprocher :

« Quelle est votre doctrine? » demandez-vous. Et je serais embarrassé de vous répondre. On nous a accusés parfois d’être trop avancés, et parfois retardataires […], il nous est arrivé de répondre que nous défendions la meilleure littérature, et réactionnaire ou avancée, peu importe […]. Que nous maintenions, hors des écoles, certaine franchise de l’expression, certaine autonomie littéraire […]. Jamais il n’a été question, dans ces pages, de la moindre vérité littéraire, jamais nous n’avons tenté de faire école. Jamais nous n’avons pris parti. N’étant ni surréalistes, ni néo-classiques, ni fantaisistes, ni réalistes, il peut sembler à la fin que nous ne sommes rien du tout[31].

Blanchot, chroniqueur de la NRF à partir de 1953, formule cet absolu en 1959 dans « Où va la littérature[32] » : « L’expérience de la littérature est une expérience totale, une question qui ne supporte pas de limites, n’accepte pas d’être stabilisée ou réduite, par exemple, à une question de langage […][33] », écrit-il avant de poursuivre par un exemple d’un style très paulhanien : « Quand on rencontre un roman écrit selon tous les usages du passé simple et de la troisième personne, on n’a, bien entendu, nullement rencontré la “littérature”, mais pas davantage ce qui la tiendrait à l’écart ou la mettrait en échec, rien, en vérité, qui en empêche ou en assure l’approche[34]. »

Blanchot propose ici autant un commentaire sur la « réflexion importante » menée par Barthes « vers ce qu’il a appelé le zéro de l’écriture[35] », qu’une réponse au Sartre du Qu’est-ce que la littérature? (1948), celui du discrédit de la littérature au profit du langage puis de l’engagement littéraire, ou de la littérature assimilée à une « forme d’action secondaire » dans « Les communistes et la paix » (1952). S’il paraît difficile d’étudier la conception de la lecture à cette période sans évoquer Sartre, on note que ce dernier, toutefois, se place d’abord en position d’écrivain et au nom d’une opération d’écriture comportant « une quasi-lecture implicite qui rend la vraie lecture impossible : quand les mots se forment se forment sous sa plume, l’auteur […] ne les voit pas comme le lecteur puisqu’il les connaît avant de les écrire […] c’est une mission purement régulatrice en somme[36] ». Face à la lecture implicite de l’auteur, Sartre présuppose le caractère non passif de la lecture par le lecteur – « Il ne faudrait pas croire, en effet, que la lecture soit une opération mécanique et qu’il [le lecteur] soit impressionné par les signes comme une plaque photographique par la lumière[37] » –, et le rôle de complément de cette lecture vue comme « corrélatif dialectique[38] » de l’écriture, comme « synthèse de la perception et de la création[39] ». Cette activité de lecture, mélange de dévoilement et de création, s’applique à trouver un sens, un objet littéraire qui, s’il se réalise « à travers le langage[40] », est avant tout un silence, sur lequel le lecteur doit remettre des mots, qu’il doit réinventer. La créativité de la lecture est cependant limitée par le caractère inexprimé et inexprimable[41] des intentions d’auteur qui n’apparaissent que fugacement pendant le temps de projection ou perception qu’est la lecture. La lecture reste donc pour Sartre une activité de prévision et d’attente liée au langage qui la tient en haleine, elle « se compose d’une foule d’hypothèses, de rêves suivis de réveils, d’espoirs et de déceptions[42] » vis-à-vis d’un objet littéraire mouvant. À cette limite va s’ajouter la réfutation progressive par Sartre d’un absolu de la littérature auquel il était certes destiné par vocation familiale, mais qu’il contourne, nie ou dénonce dans Les mots comme une névrose, et qui, quand bien même il continue à s’y adonner, n’est plus au centre de ses préoccupations[43]. Il y a donc une différence radicale d’objet et de projet entre ce qu’on appelle encore la « littérature engagée » de Sartre et l’engagement littéraire des auteurs-éditeurs ou éditeurs critiques, selon l’angle par lequel on aborde leurs activités. De même les stratégies de lecture éditoriale, qui visent la découverte de styles, d’écritures singulières d’auteurs[44], s’opposent-elles à la conception de l’écriture et de la littérature chez Barthes, qui y voit une force antihistorique, une institution conservatrice[45]. Pour des éditeurs-essayistes tels que Paulhan et Picon[46], et y compris pour Cayrol qui est d’abord un écrivain entré dans l’édition par le biais de son oeuvre, la littérature, qu’il s’agisse de la publier ou de la commenter, est en effet la forme d’action principale dans laquelle, toutefois, le sujet lecteur ne songe pas à retrouver prioritairement « sa structure propre, individuelle[47] ».

Il règne ainsi, pour les gens du livre de cette époque, un climat et une dimension ontologiques de la littérature – « Elle est la passion même de sa propre question et elle force celui qu’elle attire à entrer tout entier dans cette question[48] ». Picon, qui qualifie les romans existentialistes de « naturalisme métaphysique[49] », y voit à l’oeuvre une forme spécifique de subjectivité du romancier, soit « une objectivité faite d’intimité et de participation[50] ». Il constate de manière plus large qu’« un certain usage de la littérature a évidemment partie liée avec une certaine civilisation de la conscience personnelle, avec l’individu comme noeud irréparable d’émotions, d’illusions, d’expériences[51] ». Paradigme de la modernité littéraire qu’il défend, ce « certain usage » lié à cette « certaine civilisation », c’est « la littérature comme expérience totale » de Blanchot, « en tant qu’elle demeure dans son apparence, veut être ce qu’elle paraît, domaine de la sensibilité, de l’hypothèse, non de la connaissance, domaine d’un jeu avec l’action et l’existence, non de l’action et de l’existence, illusion de savoir et illusion de vie[52] ». À ce titre, l’auteur n’est pas pour le lecteur la source unilatérale ni univoque de connaissances ou même d’hypothèses. C’est « la littérature » elle-même, vue comme une force vive, autonome et transparente, qui inspire et adoube également tous ceux qui s’approchent d’elle.

Dans ce même esprit d’absolu littéraire, l’édition des années 1950 cherche à diversifier ses publications[53] pour répondre à l’évolution des manières d’écrire et peut-être de lire, et à la nécessité de les aborder avec de nouvelles conventions. On observe le développement de collections éditoriales et plus particulièrement d’initiatives couplées « collection-revue » ou « éditions-revue » à durée de vie variable, étroitement associées aux personnalités qui les animent, destinées à renouveler le paysage mais aussi à répondre à des exigences toujours actuelles d’« originalité[54] ». En 1951, au moment presque où commence son second mandat de directeur de la Nouvelle Nouvelle Revue Française (1953), Jean Paulhan, déjà directeur de la « Bibliothèque des Idées » puis de la « Bibliothèque de la Pléiade », fonde la collection « Métamorphoses », laquelle poursuit la mission de concilier classicisme et modernisme et de publier aussi des textes d’auteurs qui n’ont pas encore de noms établis ou de titres publiés. En 1958, Gallimard rachète les Éditions Mercure de France, confiées à Simone Gallimard, et la revue du même nom qui sera dirigée de 1963 à 1965 par Gaëtan Picon, Yves Bonnefoy, André du Bouchet et Maurice Saillet, avant de disparaître. Le Mercure de France accueillera un temps la revue Les Lettres Nouvelles dirigée par Maurice Nadeau de 1953 à 1976 (puis, un temps encore, plus tard dans les années 1980, la revue Digraphe). Gaëtan Picon écrira désormais surtout sur la peinture, dirigera la collection « Les Sentiers de la Création » aux Éditions Albert Skira et sera particulièrement actif dans la revue L’Éphémère jusqu’à sa mort soudaine en 1976[55]. De même Jean Cayrol, entré en 1949 comme conseiller éditorial aux Éditions du Seuil (fondées en 1935), y restera-t-il actif jusqu’au début des années 1980, y publie des recueils personnels et fonde la revue-collection Écrire, qui paraîtra de 1956 à 1967. Marie-Laure Basuyaux précise que « [s]i la revue disparaît en 1965, la collection, elle, poursuit son activité durant quelques années. Jean Cayrol en assure encore la direction durant un an, puis la confie à Claude Durand, lui-même auteur issu d’Écrire. La collection s’arrête à son tour en 1967. En dix ans, Cayrol aura donc décidé de la publication de 41 auteurs, Claude Durand étant responsable des 18 suivants[56]. » L’entreprise singulière d’Écrire, c’est-à-dire la publication de nouveaux textes, originaux à plus d’un titre, de très jeunes auteurs inconnus, sera partiellement poursuivie par Philipe Sollers avec Tel Quel jusqu’en 1982.

Secousses dans le paysage éditorial et effets sur la lecture

Parallèlement toutefois à cet effort de continuité d’une certaine littérature, on ne saurait passer sous silence l’effet de séisme provoqué par l’arrivée du livre de poche dans les années 50, le débat sur sa légitimité intellectuelle et la confirmation qui s’ensuit de la fin de la culture littéraire au sens large comme un domaine réservé[57]. En rendant des classiques accessibles et attractifs par un format poche moins impressionnant, un prix bas, une couverture attirante, un mode d’impression et de distribution inspiré de la presse – une présentation en tourniquets et non plus sur des tables de libraires experts –, le « Livre de poche » lancé par Henri Filipacchi chez Hachette en 1953 est une révolution sociale autant que culturelle. Les partisans saluent la démocratisation de la littérature, « [u]n moyen de culture presque aussi puissant que la radio ou la télévision » pour Marcel Pagnol; une mise à disposition au tout public, y compris les non-lecteurs pour Jacques Prévert : « Les gens disent toujours en parlant d’un film qui passe en exclusivité aux Champs-Élysées, j’attends qu’il passe dans mon quartier. Il ne passe jamais. Tandis que le Livre de Poche, lui, il passe dans leur quartier, ça c’est merveilleux[58]. » Les opposants déplorent de voir tomber non seulement les barrières de classe séparant les lecteurs avertis ou autorisés des autres, mais surtout les valeurs de la suprématie littéraire que ces barrières semblaient cautionner. Un étudiant en médecine déclare que le « Livre de Poche » offre « un droit de mépris » et insiste sur la nécessité d’une aristocratie des lecteurs contre la trop grande banalisation du phénomène littéraire qui ne rend pas service aux « autres », lecteurs récemment convertis : « Ça a fait lire un tas de gens qui n’avaient pas besoin de lire finalement, qui n’avaient jamais ressenti le besoin de lire. Avant ils lisaient Nous deux ou La vie en fleurs. Et d’un seul coup, ils se sont retrouvés avec Sartre dans les mains[59]. »

Il est difficile de dire si ces nouveaux formats et supports de publication de la culture écrite (le débat sera relancé de manière beaucoup plus modérée en 1982 par la commercialisation des premiers CDs puis CD-Rom) sont la cause ou au contraire l’effet d’une solution de continuité constatée entre éditeurs littéraires et commerciaux ainsi qu’entre éditeurs et lecteurs. Mais ils participent au mouvement de concentration, reconversions ou reconfigurations éditoriales, à la fusion de maisons d’édition indépendantes et innovantes au sein de groupes multimédia[60], et au développement ultérieur d’une presse professionnelle consacrée à la production éditoriale : Livres Hebdo (1979) est aujourd’hui le principal organe d’actualité des professionnels et métiers français du livre, éditions, librairies, bibliothèques. La suite de ces reconversions, on la connaît bien : à la fin des années 80 commence à se profiler l’ère de « la censure par le marché », de « l’édition sans éditeurs » dénoncée par Jérôme Lindon en 1998, reprise ensuite par André Schiffrin qui en fait le titre de la version française de son livre[61]. Celui de la version anglaise est plus explicite et accusateur : The Business of Books: How International Conglomerates Took Over Publishing and Changed the Way We Read[62].

On ne saurait non plus passer sous silence, même si on mesure mal son impact direct sur l’édition en France, le retentissement de Gutenberg Galaxy (1962) qui paraît en traduction française en 1967[63] et suit de peu le bestseller mondial du même auteur, Understanding Media : the Extensions of Man (1964), traduit en français la même année (Comprendre les médias, 1964). Sur le fond, cet ouvrage expérimental fait figure de bombe en identifiant pour la première fois le phénomène appelé « la culture imprimée », née avec l’invention de l’imprimerie au xve siècle, et simultanément sa fin sous l’effet de l’avènement des médias audiovisuels, cinéma, radio et surtout télévision[64]. La force de frappe de la réflexion de McLuhan tient à sa coïncidence immédiate avec le développement des technologies audiovisuelles préparant la disparition du lire au profit du voir. Sa contribution majeure, qui reste valide encore aujourd’hui pour l’étude des médias dans leur ensemble et particulièrement du livre, c’est l’accent mis sur le medium, le support du message, lequel par sa matérialité spécifique même formate les esprits et altère le message : « The medium is the message[65]. » De même que McLuhan voit dans la nouvelle technologie électrique à large échelle le support d’une mutation qui va bouleverser l’art, la religion, la philosophie, les structures politiques et économiques, les mutations concrètes observées dans le monde du livre ou des médias qui en assurent la diffusion, ainsi que les débats qui les accompagnent, sonnent le glas de l’hégémonie du livre et sèment l’incertitude dans les milieux détenteurs, et désormais défenseurs, de la culture écrite.

Dans Discours sur la lecture (1880-2000), résultat d’une longue étude sur les représentations collectives (Église, École, Bibliothèques), les auteurs soulignent que « la valorisation inconditionnelle de la lecture, assortie d’une inquiétude sociale pour les non-lecteurs, est en effet un thème absent jusqu’aux années 1950, pendant lesquelles ne cessent de coexister des discours prescriptifs, valorisant une lecture et des représentations défensives, dénonçant le danger des mauvaises lectures[66] ». Les années 1960-1970, en revanche, sont identifiées comme un temps spécifique de crise suscitée par l’essor de la « galaxie Marconi » : « Alors que le cinéma ne faisait concurrence qu’au livre (et on trouve dans les années 1950 des discussions passionnées sur ce qu’il faut penser des adaptations des chefs d’oeuvres de la littérature à l’écran), la télévision change globalement la donne[67] », et la revue L’Éducation Nationale[68] multiplie de façon exceptionnelle les articles pour répondre à la question du « qu’est-ce que lire aujourd’hui? Qu’est-ce que la littérature? ». « Entre 1965 et 1975, c’est la définition même de la lecture qui semble s’être effondrée dans l’école, provoquant une sorte de course en avant vers de nouvelles définitions sans cesse ressenties comme inopérantes et ruinées avant d’avoir pu être vraiment construites[69]. »

Les pédagogues se tournent alors vers la presse écrite (y compris enfantine), réintégrant le journal dans la culture imprimée et promouvant sa valeur d’information rigoureuse du citoyen face à la fascination des images :

La lecture est surtout le moyen de se tenir au courant des choses qui se pratiquent en notre siècle. Elle n’est plus une activité exclusivement littéraire. Elle tend à devenir avant tout une technique d’information. Lire consiste encore à savourer un texte, mais plus souvent à utiliser les indications qu’il contient. Le besoin de lire, la manière de lire s’en trouvent peu à peu profondément modifiés[70].

Les statuts respectifs du livre, de l’éditeur, de l’auteur ne sont ni immédiatement ni radicalement transformés, mais on observe un élargissement de l’offre et de la demande de production écrite, une intégration progressive aux catalogues éditoriaux de types d’ouvrages, genres ou formats jusque-là distincts ou marginaux (littérature pour la jeunesse, sciences humaines, romans policiers, poches, etc.), et l’apparition concomitante de nouveaux éditeurs spécialisés. Les éditeurs de littérature générale ne semblent pas s’alarmer outre mesure des dangers des nouveaux médias récréatifs pour la lecture esthète. Celle-là reste, à leurs yeux, le fait réservé et protégé d’un groupe restreint, un groupe d’hommes – il y a très peu de femmes dans l’édition des années 1960[71] – cultivés, issus de milieux bourgeois, lecteurs intensifs des grandes oeuvres ou de moins bonnes[72], actifs dans le monde littéraire et éloignés des ouvrages de divertissement. Mais la frontière entre les deux devient poreuse et la littérature d’avant-garde préfigure la nouvelle conscience collective – ou tribale – qu’est en train de forger l’introduction massive des médias dans la société. Dans les années 60 en France, le lecteur est ainsi pour les gens du livre cette ligne de mire lointaine, certainement capable de faire ou pas la réputation d’un auteur de littérature, mais de manière imprévisible, sans qu’on sache pourquoi ni comment il lit. Cette terra incognita est confirmée par la rareté, jusqu’en 1965, des Bibliothèques centrales de prêt (BCP)[73]. La première enquête détaillée sur les pratiques et les représentations du livre et de la lecture chez les Français date seulement de 1960 et révèle que la lecture de livres est une préoccupation minoritaire (2,5 % des adultes interviewés) comparativement à celle d’autres formes d’imprimés, journaux, magazines, gazettes, illustrés[74]. Contrairement à la voie idéale et supérieure du livre, la lecture de ces formes jugées alors secondaires de culture imprimée s’apparente à une activité de consommation sans valeur culturelle, les journaux obéissant à « une conception affligeante qui correspond aux aspirations de la clientèle[75] ». Et le public ordinaire, surtout les femmes et les jeunes considérés comme des lecteurs encore peu aguerris, vulnérables, reste sous le contrôle social – familial, éducatif – d’une culture patriarcale[76].

De même que « la littérature », en emploi absolu, ne se confond plus avec « une littérature facilement traditionnelle, ou simplement médiocre », dont « bons nombres de chroniques et, à la télévision ou à la radio, bon nombre d’émissions […] ont choisi d’entretenir le public de cela seul qu’il est censé pouvoir comprendre[77] », la distinction se précise entre deux lectorats différents et deux modalités de lecture. D’un côté, encore émergent, le public ordinaire aux idées et attentes préconçues que décrit Virginia Woolf dans « How Should One Read a Book? » : « Most commonly we come to books with blurred and divided minds, asking of fiction that it shall be true, of poetry that it shall be false, of biography that it shall be flattering, of history that it shall enforce our own prejudices. If we could banish all such preconceptions when we read, that would be an admirable beginning[78]. » De l’autre, des lecteurs éclairés, auteurs, éditeurs, critiques, gens de lettres et du livre[79] qui gravitent dans la sphère littéraire, dans ou autour de l’édition de (vraie) littérature, grands amateurs dont les expériences de lecture sont des aspirations à l’écriture : ils se placent, au minimum, de plain-pied avec l’auteur dans une posture coopérative[80] comparable à celle que conseille Virginia Woolf : « Try to become [the author]. Be his fellow-worker and accomplice[81]. » 

Lecteur implicite et finalité de la lecture éditoriale 

À travers ces reconfigurations sociétales et culturelles, ce n’est pas tant la légitimité intellectuelle et commerciale personnelle des patrons d’édition, de leurs maisons, ni même celle de la profession qui est remise en cause : en témoigne, pour prendre un exemple canonique, la place considérable toujours et encore occupée dans la fabrique de la vie littéraire par la NRF, Gaston Gallimard lui-même ou les Éditions Gallimard, institution française par excellence; celle-là même qu’à ce titre – à l’instar de la Banque de France –, l’armée d’Occupation s’était tout particulièrement souciée de mettre sous le boisseau et qui, jusqu’au tournant du siècle suivant, reste une référence dans la perception populaire des piliers de la République des Lettres. C’est plutôt que, pour les acteurs au coeur et en charge de la production littéraire dans la longue période 1950-1980 – avant l’arrivée des grands conglomérats et la professionnalisation des métiers de l’édition –, les fondements socioculturels de la culture lettrée, de la littérature, sont semble-t-il sapés, ébranlés, sans qu’on sache précisément par quoi ni vers quoi on se dirige.

Pour les éditeurs, directeurs de revue ou de collections de l’époque, souvent écrivains ou essayistes mais aussi « lecteurs professionnels », critiques, conseillers littéraires, etc., s’ouvre avec la deuxième moitié du xxe siècle une période d’incertitude ou d’interrogation sur le sens de leur mission, sur leur rôle. L’éditeur n’est plus la figure tutélaire et autoritaire qui dispose des auteurs, impose des normes et dicte le goût juste (comme a pu le faire en son temps un Vanier ou un Lemerre, avec lesquels Mallarmé, par exemple, a de nombreux démêlés[82]) : désormais, il navigue sur des eaux instables ou inconnues, expérimente de manière empirique en s’appuyant largement sur sa propre sensibilité esthétique et se place davantage dans une position plus humble d’élaboration et de proposition de pistes de lecture.

C’est ce qui peut rendre instructive l’étude des bribes et traces indirectes de cet avènement, telles que les avant-propos, les « prière d’insérer », les « prière de commander chez votre libraire », les quatrièmes de couvertures, etc., et – au moins pour les trois éditeurs qui nous préoccupent – les essais, les mémoires, les correspondances, des pratiques de communication très vivantes chez les gens du livre de l’époque et auxquelles ils consacrent une large partie de leur temps professionnel[83]. Consubstantielles à la conception de leur travail, ces pratiques du commentaire de lecture relèvent de formes très variées et forment la base d’un dialogue large et ouvert avec la communauté éditoriale et critique de la littérature, prolongement moderne des controverses de la « camaraderie littéraire » apparue à l’âge romantique[84]. L’ensemble des commentateurs cités dans la suite de cette étude attestent en effet du réseau de relations expertes au sein duquel, en sus de son activité principale d’éditeur, d’auteur ou de critique savant, chaque membre, associé par cooptation informelle[85], joue un rôle secondaire de chroniqueur de la vie littéraire dans les revues qui assurent la transmission de l’actualité littéraire. De manière corollaire, le ton des notes de lecture ou autres types de commentaires, et la sociabilité de la littérature telle que l’atteste la vie des revues, leurs lecteurs abonnés et contributeurs réguliers[86], suggèrent que les uns et les autres s’adressent plus à leurs pairs et à un deuxième cercle diffus de gens de lettres, qu’à un éventuel et plus large public captif.

Bien entendu, le volume, la diversité, la dispersion et l’accessibilité très variable de ces ressources, surtout en format numérisé, ne facilitent pas une appréciation à large échelle de la perception ou représentation du lecteur chez ces gens du livre. Pour essayer d’en proposer une première mesure un tant soit peu concrète, nous avons combiné, dans le travail préparatoire à cette étude, une exploration en distant-reading (TXM) et une analyse en close-reading des occurrences ou co-occurrences de mots relatifs à la lecture, au « lecteur », aux effets produits par ou aux évaluations des ouvrages lus, annoncés ou mentionnés par Paulhan, Picon et Cayrol, et de la variance ou polysémie des notions qu’ils recouvrent.

Pour Picon, notre analyse repose sur des études préalables en particulier de L’écrivain et son ombre et un nouveau relevé manuel dans « Critique et lecture », l’introduction à L’usage de la lecture. Il résulte de ce premier débroussaillage que le mot lecteur est rare chez Picon et ne renvoie qu’au sens littéral – quelqu’un qui exécute un acte de lecture –, sans description ni indication détaillée, spécifique, différentielle sur la motivation ou le profil de ce lecteur, ou encore ses modalités de lecture; le lecteur n’est pas chez Picon identifié comme un sujet, en dehors de Picon lui-même, lecteur implicite et auteur du récit de ses propres lectures. La lecture, en revanche, constitue l’objet central des essais et chroniques de Picon : elle est présentée comme une opération intellectuelle et esthétique complexe et intense, faite d’adhésion et de résistance, analogue à la contemplation de l’oeuvre d’art et à l’étreinte amoureuse, et productrice d’une révélation. Cette opération relève toutefois chez Picon d’une instance autonome qui se passe d’opérateur, qui se situe même en dehors de tout opérateur, dans une dimension intermédiaire entre l’art et la vie : « À la vie ouverte de l’oeuvre répond la vie ouverte de la lecture[87]. »

Le dépouillement, également manuel, des prières d’insérer des 12 numéros d’Écrire publiés par Cayrol fait apparaître l’usage exclusif du terme au masculin pluriel, « les lecteurs », désignant de manière très générale des personnes réelles auxquelles l’éditeur s’adresse ou un public d’acheteurs qui auraient fait bon accueil au premier numéro.

Enfin, le dépouillement par fouille de textes (en TXM) d’un corpus de 189 lettres de Jean Paulhan[88] adressées à quatre destinataires, collaborateurs de la NRF, André́ Roland de Renéville, Barbara Church, Benjamin Crémieux et Jacques Debû-Bridel, entre 1923 et 1958, donne un résultat encore plus radical. Les lettres contiennent des comptes rendus de lecture ou des commentaires des notes de lecture envoyées par les collaborateurs; elles rendent compte de la boîte à outils de l’éditeur, dont elles dressent un portrait sur le vif, comme saisi à la tache dans son atelier; elles attestent de la très riche palette expressive de ses évaluations et jugements (admiration, refus, etc.); le mot livre est fréquent mais pas le mot lecteur, ni le verbe lire. La lecture est le substrat du commentaire, mais c’est la valeur littéraire ou la place sur la scène littéraire des auteurs et ouvrages qui est visée. Les seuls lecteurs supposés ou explicites sont Paulhan et ses interlocuteurs, qui ne constituent pas un public d’usagers mais d’envoyeurs, de producteurs de textes. Dans ces trois corpus-échantillons, les écrivains et la littérature sont au centre des préoccupations. Les éditeurs et chroniqueurs occupent et assument toutes les fonctions du lecteur à l’exclusion de tout autre. Et toute la correspondance de Paulhan témoigne de son attention à l’écrivain, du soin qu’il prend à l’encourager, le convaincre, le rassurer, l’amadouer parfois[89], mais jamais à lui représenter la menace, la sanction ou, au contraire, la promesse de la lecture par un public anonyme extérieur au huis clos auteur-éditeur.

Quand bien même ils exercent quotidiennement leur esprit critique, ces éditeurs-essayistes sont également occupés par les exigences de ravitailler leurs boutiques et tous trois distinguent leur position respective d’auteur de leur fonction d’éditeur ou de « médiateur et d’éveilleur de conscience dans un temps de littérature en peau de chagrin[90] ». Frédéric Badré écrit :

Paulhan est chargé de lire à peu près 320 manuscrits par an pour Gallimard soit un manuscrit par jour ouvrable. Il faut ajouter à cela les manuscrits de ses amis, la lecture des revues diverses où il va flairer les premières pages d’auteurs inconnus, la lecture de livres qu’il reçoit pour un prix littéraire, etc. C’est un métier à temps plein que celui de lecteur. Il siège dans nombre de jurys littéraires […]. Il trône à tous les carrefours de la vie éditoriale entre 1945 et 1965[91].

Ils sont confrontés à la masse de la littérature en train de se faire, plus qu’à sa face publique et publiée comme le décrit Paulhan dans la postface de L’auberge Papillon de Noël Delvaux[92] :

J’ai beaucoup lu, et quand je ne lisais pas par plaisir je lisais par métier, étant lecteur dans une maison d’édition. J’ai donc une grande expérience. Oh, c’est une expérience dont je ne suis pas très fier; une expérience que je serais en peine de prouver, puisque ce sont surtout des manuscrits que j’ai eu à lire; des manuscrits inédits, et qui le sont restés à quelques rares exceptions près, de sorte que mon expérience est peu s’en faut unique au monde.

Mais ils revendiquent aussi la nécessité et la valeur de cette critique immédiate de l’éditeur, qui ne va pas jusqu’au commentaire, mais garantit, pour le manuscrit présenté au public, « qu’une oeuvre ait été, au préalable, choisie, retenue, préférée, éprouvée en sa résistance, mise au rang des oeuvres marquantes – si ce n’est, tout au contraire, des textes inclassables, marginaux, énigmatiques[93] ». On renverra, pour une description détaillée de cet acte de lecture éditoriale comme « résistance », aux pages magnifiques de Gaëtan Picon dans L’écrivain et son ombre[94] ou, pour la définition de sa mission – conduire vers le public les auteurs du temps présent –, à celles de Paulhan dans F. F. ou le critique[95].

On peut se faire une idée plus précise de l’évolution des rapports entre éditeurs-revuistes et le public de lecteurs à travers les avant-propos ou introductions des éditions successives du Panorama de la nouvelle littérature française de Gaëtan Picon, écrit en 1948, remanié en 1957 puis en 1976 : ils proposent déjà en creux, de manière spontanée puis de plus en plus réflexive et rétrospective au fur et à mesure des rééditions, un portrait du public de la littérature « du jour », de ses motivations et goûts, tels que l’éditeur les a perçus au fil du temps.

Pour faire court, dans l’édition de 1949 du Panorama, Gaëtan Picon est « ce lecteur averti et passionné […] que des oeuvres récentes – Malraux, Leiris, Jouve, Michaux, Char – avaient révélé à lui-même, et qui, de sa relation avec ces oeuvres » – qu’il avait été un des premiers à lire, évaluer, comparer, choisir – « faisait la substance d’une relation adressée à d’autres futurs lecteurs : il prenait la plume pour qu’une nouvelle attitude devant le langage littéraire et devant le monde devienne contagieuse et transforme d’autres consciences[96] ».

Il constate que le public n’est touché par la littérature la plus actuelle, « non triée », qu’avec « un sensible retard », mais que pourtant c’est vers elle que va sa curiosité : le Panorama se donne donc à lire comme un guide, un programme de lectures, « la topographie (certainement aventureuse) du sol sur lequel nous marchons[97] », offert au public curieux par un membre de la corporation éditoriale et des revues littéraires à l’origine directe ou indirecte des choix de publication.

Dans l’avertissement de l’édition de 1976, intitulé « La littérature vingt ans après », le ton s’avère tout autre; le divorce entre l’éditeur-conseil-passeur de nouveauté et le public est consommé, par suite de l’intervention d’une critique professionnelle unilatérale et autoritaire qui s’interpose entre eux : Picon s’insurge contre le changement de « groupe sanguin » de ceux qui désormais manipulent et étudient la littérature, sa récupération par une « formalisation logico-mathématique » qui ne retient la littérature « que dans la mesure où elle se prête à l’éclairage de la linguistique, de la psychanalyse, de la sociologie » et comme « une structure située en dehors de la conscience immédiate du lecteur et de l’auteur ». Certes, à cette aune sont désormais jugés incontestés des auteurs vingt ans plus tôt interdits de séjour dans les programmes universitaires, ceux qu’« avec [m]es ainés des Cahiers de la Pléiade, mes amis de Fontaine et de Confluences », au prix de moqueries, Picon avait déjà mis en lumière (Queneau, Genêt, Leiris, Bataille, Artaud, Gracq). Mais il se lamente :

La littérature éprouvée […] comme jeu complexe qui engage la sensibilité, l’esprit, toutes les dimensions de l’homme, jeu que chacun joue différemment, certains maladroitement, pauvrement, et d’autres de façon imprévue et bouleversante, la littérature envisagée comme la succession des oeuvres qui doivent à leur place dans ce jeu une place dans notre mémoire historique, se voit suspectée, récusée. Presque totalement absente des vitrines du boulevard Saint-Michel[98].

Alors que l’intention initiale du Panorama était de témoigner « d’un moment où il était possible d’aimer assez passionnément certaines oeuvres qui n’avaient pas dit leur dernier mot », Picon déplore en 1976 que la littérature soit devenue « indifférente à tant de jeunes esprits » qui ne veulent pas reproduire l’expérience du choix et de la préférence et lui substituent la table rase, la mise sur le même plan de toutes les oeuvres, « annulées les unes par les autres […] au nom d’une société totalement désaliénée[99] ». Si, bien entendu, c’est le structuralisme qui est ici explicitement dénoncé au moment où, dans les milieux de l’avant-garde universitaire et intellectuelle, il triomphe, du moins temporairement – « On peut douter que le structuralisme soit l’ultime visage de la science[100] » –, à l’arrière-plan, ce sont surtout le poids et la valeur implicites des choix de l’éditeur qui sont perçus comme remis en cause dans le nouveau paysage critique.

Passant d’un choix orienté par « la chaleur du vécu » tel que le propose la littérature, à un choix que certains voudraient orienté par la « connaissance » qu’elle induit[101], l’éditeur ne peut plus s’en tenir à la position tutélaire mais silencieuse qui était la sienne : un éditeur qui n’avait pas besoin de s’affirmer personnellement auprès du public; dont la décision de publier était la marque unique et suffisante d’un jugement critique préalable et fondé; tenant d’une position minimaliste que Paulhan incarne – « critiquer c’est constater qu’une oeuvre existe ou pas […], critique est un des noms de l’attention », écrit-il dans Petite préface à toute critique[102] –; partisan d’une position quasi paradoxale aussi, puisque l’éditeur ne se soucie pas de réussir commercialement – « Paulhan défend des auteurs qui n’ont pas encore de public, qui n’en auront d’ailleurs guère dans l’ensemble[103] » –, et il se laisse porter par ses enthousiasmes quitte ensuite à déchanter sans état d’âme[104] : 

Je ne suis pas de ces gens qui cherchent à être personnels. Bien au contraire, je n’ai cessé de proposer à Gaston Gallimard (qui dirige la maison dont il s’agit) de publier d’un seul coup, en un seul gros volume, par exemple vers décembre, tous les manuscrits refusés dans le cours de l’année. Je crois que ce serait là une excellente mesure, qui prêterait à mille observations curieuses, fournirait aux critiques et historiens des documents de premier ordre (sans parler des erreurs que j’ai faites) et montrerait en particulier comment les genres littéraires que nous avons sottement oubliés continuent à mener, près de nous, une vie sourde et malhabile. Laissons cela, il n’est pas moins difficile de convaincre un grand éditeur qu’un grand (ou même moyen) romancier[105].

Ce qui explique la différence entre la relative bonhomie des propos de Paulhan en 1945 et l’âpreté de ceux de Picon en 1976, c’est qu’entre les deux, une page de l’histoire littéraire et éditoriale a été définitivement tournée : « La très sélective, la très courte culture du jeune intellectuel d’aujourd’hui[106] », dénoncée par Picon, récuse les oeuvres les plus marquantes du passé encore proche et même anéantit la chaîne de valeurs qui fondait, avant-guerre, la production littéraire – si iconoclaste fût-elle[107].

Avec cette chaîne de valeurs disparaissent également la continuité de la transmission de la littérature « du jour » – allant jusqu’au plus extrême contemporain des années 1970 que la dernière édition du Panorama présente[108] – et la contribution à une historiographie de la littérature : double mission jusque-là explicitement assumée par l’éditeur et à laquelle Paulhan fait allusion en parlant des « genres littéraires que nous avons sottement oubliés ». Quand, peu avant sa mort soudaine, Picon écrit l’introduction à l’édition de 1976 du Panorama, il a déjà renoncé à cette mission devenue impossible. Après avoir « déclaré révolu le temps où il s’était “attardé à écrire sur les autres, autour des autres, à essayer de trouver une théorie de la création littéraire”[109] », il a depuis quelque temps déjà commencé à écrire pour lui-même « des choses personnelles ». À cette occasion, dans un entretien de 1975, il décrit aussi rétrospectivement sa motivation antérieure de « premier lecteur conquis », voulant partager sa « critique immédiate » pour « élargir le public » de la littérature venant de paraître : « Chaque fois que j’ai écrit, c’était quand même un peu dans un contexte d’actualité, pour rapprocher une oeuvre d’un public, ou justifier ma propre réaction immédiate[110]. »

Ainsi, malgré les affirmations de Jean-Paul Sartre qui, dès 1948, avait formulé le rôle crucial de la lecture dans « l’actualisation » de la littérature – « L’objet littéraire est une étrange toupie, qui n’existe qu’en mouvement. Pour la faire surgir, il faut un acte concret qui s’appelle la lecture, et elle ne dure qu’autant que cette lecture peut durer[111] » –, le lecteur visé par les éditeurs reste pris dans la gangue de ce « public » anonyme et aux contours flous à l’intérieur duquel, de manière négative ou ironique, Paulhan isole parfois « un jeune partisan » et Picon, « le jeune intellectuel d’aujourd’hui », avatar des nouveaux censeurs. Le lecteur implicite également esquissé par Sartre – « Tous les ouvrages de l’esprit contiennent en eux l’image du lecteur auquel ils sont destinés[112]» – reste essentiellement abstrait[113] et rhétorique[114]. Le lecteur réel ou liseur, au sens de celui qui agit dans et par sa lecture autant sur l’oeuvre que sur lui-même[115], et qui fait intégralement partie du circuit de communication de la culture écrite, n’est pas reconnu comme tel. Si l’éditeur d’autrefois, emporté comme l’auteur par la vague structuraliste, est donc lui aussi bien mort, le nouveau lecteur, acteur et auteur de ses lectures, et ultérieurement coproducteur[116] du texte, n’est toujours pas né.

Subjectivité du liseur idéal et fragmentation du lecteur éclairé

Ce qu’on voit apparaître à cette époque, ce n’est donc pas tant un nouveau type de lecteur qu’un lecteur fragmenté; le même qu’avant mais en proie à une lutte intérieure, « une inquiétude fondamentale[117] », placé devant un choix entre un mode de lecture codifié par des références à des modèles esthétiques identifiés et un autre mode spontané, guidé par des impulsions plus libres et personnelles qui ne s’inscrivent dans aucune histoire, dans aucun « régime d’historicité propre[118] », qu’il s’agisse de celui de « feu l’alittérature[119] » ou d’un autre. Les lecteurs experts ou éclairés – gens du livre et auteurs – sont partie prenante de cette « cohorte de ceux qui font du livre le sujet de leurs livres, de l’écriture le thème de leurs écrits[120] », ceux pour qui la lecture, quand elle n’est pas l’activité attentive et spécialisée des professionnels du livre, constitue le creuset où se forge l’oeuvre. À travers les essais d’éditeurs, sortes d’autoportraits de l’éditeur au travail mêlant réception, énonciation, écriture éditoriale[121], on suit les étapes de la conception du livre, mais on suit aussi le cheminement de leurs expériences personnelles de lecture-écriture ou d’écriture-lecture. L’importance de la lecture pour la formation culturelle et la construction de l’identité n’est pas une idée nouvelle, les auteurs, de tout temps, ayant été d’abord et aussi des lecteurs[122], mais ce qui change ici, c’est la prise en compte de la lecture critique elle-même comme une expérience individuelle déconditionnée et sans objectif assigné : un pur exercice de soi sans visée de transmission.

Sous l’effet des mutations qui secouent l’usage de la lecture littéraire et la production éditoriale de la littérature, certains identifient en effet une autre modalité et motivation de lecture qui conduira plus tard à remettre en cause la dichotomie entre lecture littéraire et lecture ordinaire, ou entre lecture « littéraire » et lecture « de la littérature »[123]. Cette autre lecture ne repose plus sur l’attention aux traits spécifiques d’écriture susceptibles de toucher le lecteur esthète ou critique averti, mais plutôt sur l’absence d’attention et d’attente préalable et sur le constat-surprise d’effets imprévus, voire contradictoires aux jugements ou canons littéraires établis. Albert Thibaudet, qui écrit dans la NRF de 1912 à sa mort en 1936, avait déjà envisagé cette (au minimum) double modalité de lecture, en distinguant chez le « lecteur » (terme générique) le statut du « liseur » (de romans) : « J’emploie le mot “liseur” qui indique une habitude et un goût, plutôt que celui de “lecteur”, qui peut impliquer un simple contact accidentel[124]. » Thibaudet subdivisait ce liseur en trois degrés ou modalités associées, la crédulité sotte, le « viveur » et l’analyse, « qui permet au lecteur d’être à la fois liseur crédule, viveur et critique des deux stades qu’il a traversés[125] ». Mais il avait aussi conscience que la notion de « public » dépasse la prise en compte des types de sensibilités littéraires :

On appelle public non pas une couche particulière d’humanité mais le mélange et le brassage de toutes les couches […] depuis les lecteurs d’Arthur Bernède jusqu’à ce liseur idéal, cet as de la critique qui tiendrait sous ses yeux tout le relief, toute l’hydrographie du roman, entre Pétrone et Marcel Proust[126].

Quand bien même, dès 1955, Blanchot affirme la valeur de la subjectivité pour que le livre devienne oeuvre – « L’oeuvre est l’intimité de quelqu’un qui l’écrit et de quelqu’un qui la lit[127] », les degrés de lecture du « liseur idéal » et l’équivalence entre leurs valeurs respectives restent des catégories abstraites dont les liseurs réels – qui pourtant les incarnent – tardent à prendre conscience pour eux-mêmes. Pour l’écrivain de cette époque, la prise en compte de la subjectivité et de l’importance fondatrice de la lecture « archaïque » comme source d’émancipation relève d’une forme de révolution copernicienne, d’un renversement radical de son système de représentation. En témoigne Italo Calvino[128] dans un extrait qui évoque les propos de Barthes sur la lecture comme « conductrice du désir d’écrire[129] » :

En 1951 […] je me suis mis à travailler de la façon qui m’était la plus naturelle, c’est-à-dire en suivant les souvenirs des lectures qui m’avaient le plus fasciné dès mon enfance. Au lieu de m’efforcer de construire le livre que je devais écrire, le roman qu’on attendait de moi, j’ai préféré imaginer le livre que j’aurais aimé lire, un livre trouvé dans un grenier, d’un auteur inconnu, d’une autre époque et d’un autre pays[130].

Pour celui qui fait profession de critique et guide littéraire, l’éditeur, le chroniqueur, le professeur, l’idée que sa subjectivité de lecteur puisse être à l’origine de ses choix et une base valide d’évaluation ne va pas du tout de soi. Jusqu’aux années 1950 au moins, la conception de la lecture – essentiellement développée dans le contexte scolaire – laisse peu de place à la liberté de jugement et d’interprétation du lecteur. Violaine Houdard-Mérot parle ainsi d’une « pédagogie de l’admiration[131] » par laquelle le lycéen ou l’étudiant est incité « à comprendre pourquoi il doit admirer, à exercer son admiration, de bon coeur ou bien contraint et forcé […], [à] voir comment le génie littéraire est l’expression d’une grande âme[132] ». Si, plus tard, dans les instructions officielles de 1981[133], on délaisse la focalisation sur les intentions d’auteur au profit des « intentions du texte », mais qui admettrait aussi les « intentions du lecteur[134] », la critique d’admiration et son cortège de préjugés esthétiques favorables restent encore très présents dans la « culture du commentaire[135] ».

Une lectrice aussi avisée que Marthe Robert, grande traductrice, auteure d’une très importante oeuvre de critique littéraire, témoigne du paradoxe auquel elle s’est trouvée elle-même confrontée, ce paradoxe du « liseur idéal » qui semble à la fois « reconnaître l’importance d’une réaction subjective de lectrice dans son approche de Proust […] et occulter cette subjectivation dans l’objectivation de sa lecture experte de La Recherche[136] ». Surprise par « l’irruption de la subjectivité dans l’activité liseuse[137] », elle a du mal à comprendre – et plus encore à admettre – les liens qui unissent la littérature et la non-littérature, son plaisir de lecture de « la madeleine de Proust » et celui, égal, de « l’omelette de douze oeufs » dans un polar de la « Série Noire »[138]. Dans son Livre de lectures[139], une oeuvre déjà tardive pour cette auteure qui a commencé à publier en 1946, elle s’interroge « sur la littérature et surtout sur les rapports exacts des choses écrites avec la vie; [et veut] demander aux livres qui me sont tombés un jour entre les mains ce qu’il en est de la littérature en général, ce qui justifie son extraordinaire pouvoir social et de quel fonds mal exploré elle tire toujours sa fascination[140] ». Laissant la question en suspens, elle ne pourra que réaffirmer, presque 10 ans plus tard, dans La tyrannie de l’imprimé[141]titre prophétique ou résignation? –, le devoir de guide intellectuel objectif et rigoureux attaché à la fonction de critique littéraire.

Alors qu’autrefois, le critique se croyait tenu d’orienter le lecteur dans ses choix, en lui disant où était le bon et le mauvais, pourquoi il fallait s’enthousiasmer ou au contraire rester réservé, il semble aujourd’hui avoir surtout à coeur de ne pas se prononcer […]. Resterait à savoir pourquoi […] le lecteur, qui n’a pas forcément une fortune à dépenser en livres par mois, est ainsi noyé dans un flot de paroles certes agréables, mais plus propres à l’amuser et à l’endormir qu’à lui permettre un choix bien fondé. […] En fin de compte leur légèreté et leur éclectisme si évidemment voulus dissimulent mal ce qu’ils sont en réalité : pour les livres et les lecteurs une marque de désintérêt; et pour la littérature elle-même un symptôme de mort, ou tout au moins de grave maladie[142].

Du propos d’Italo Calvino en 1951 à celui de Marthe Robert en 1984, mettant à part la différence de leurs projets respectifs, on mesure donc la lenteur du processus d’individuation du lecteur expert ou liseur idéal par rapport à l’exigence de neutralité intellectuelle qu’il s’est assignée. Le refus ou l’acceptation de la lecture subjective relève en effet d’un choix.

Dans une lettre du 28 novembre 1932 à André Rolland de Renéville, collaborateur de la NRF avec lequel il entretient jusqu’en 1956 une correspondance souvent tendue sur la manière dont on peut ou pas « parler de littérature », Jean Paulhan déclare : « Je me sens pour moi aussi insatisfait devant Baudelaire que devant Valéry et devant Breton que devant Prévost. Et de la même insatisfaction, hors de laquelle il n’est, je crois bien, que parti-pris d’école […]. Sommes-nous ou non d’accord pour partir de cette table rase[143]? »

Cette « table rase », neutralité du directeur de revue qu’il persiste à afficher, ne l’empêche pas de prendre parti – mais au nom de ce qu’il présente comme une sorte de devoir objectif du critique[144] – en écrivant la préface d’Histoire d’O de Pauline Réage[145], nom de plume de Dominique Aury, sa maîtresse et collaboratrice à la NRF. Accusé « d’attentat à la pudeur (complicité)[146] », Paulhan se défend de soutenir des idées scandaleuses et oppose au contraire le potentiel objectivement « salubre[147] » du livre. Il conforte le bien-fondé et l’objectivité de sa posture critique par une argumentation professionnelle opposant deux types d’édition, édition courante contre édition de luxe, et deux types de lecteurs auxquels ce livre ne serait donc pas également destiné, car l’un et l’autre ne sont pas aptes à le recevoir de manière également pertinente : d’un côté Mandiargues, Bataille, Breton et bien d’autres, garants et destinataires d’une putative « édition de luxe dans un coffret fermant à clé[148] »; de l’autre « un » lecteur anonyme de « l’abjecte littérature grivoise », catégorie dans laquelle Paulhan range son interlocuteur, le prude et moraliste André Rolland de Renéville, qui ne saurait pas faire la différence entre Histoire d’O et la « littérature érotique courante[149] ». Si personne n’est dupe dans l’entourage de Paulhan et de la NRF, puisqu’Histoire d’O lui est même un temps attribué, Paulhan ne se départit pas de la posture du médiateur impartial.

À l’inverse, la fragmentation est perceptible chez Gaëtan Picon dans les avertissements des éditions successives du Panorama, présenté d’abord[150] comme le « panorama d’un moment », d’un « éclairage en raison directe de l’actualité, en raison inverse de l’historicité – et aussi parfois, sans doute, en raison inverse de la familiarité du public avec l’écrivain ». La perspective critique choisie relève du constat « qu’il existe une nouvelle littérature française distribuée autour de forces et de tendances irréductibles à celles qui dominaient les années 1920 ou l’année 1930 »; le Panorama est donc une « présentation des oeuvres liées aux tendances qui gouvernent notre actualité et décident de l’avenir immédiat[151] ». La perspective critique relève aussi toutefois « d’une conscience liée au présent et à l’action ». Si, comme le remarque Jean Starobinski, Gaëtan Picon s’est plié à cette loi selon laquelle « l’auteur d’une telle somme doit rendre justice à ceux mêmes qui lui restent étrangers; il doit, au nom de l’objectivité, restreindre quelque peu sa liberté, taire certaines de ses réserves, offrir une sorte de place publique où pourraient se croiser des lecteurs assez différents[152] » –, ce n’est pas sans malaise. Il prend une position à l’opposé même de celle formulée par Paulhan pour justifier sa « table rase », et revendique la participation de la subjectivité au discours critique, la liberté pour le critique de délimiter ses frontières propres de familiarité : « Je ne me sens pas chez moi dans les oeuvres d’Artaud, je ne me sens pas chez moi dans les oeuvres de Bataille, où il y a quelque chose de trop fort et de trop noir. Je ne me sens pas à l’aise chez les mystiques, pas plus que chez les orthodoxes de la politique[153]. »

Cette introduction du sujet dans les interstices du discours objectif du critique, de l’expert, est liée en particulier au parti-pris de critique immédiate, on dirait aujourd’hui « live », signalant ce qui vient de paraître et mérite de rester parmi les parutions nouvelles, d’un genre ou auteur jusque-là inconnu : « L’oeuvre littéraire, inventant une parole neuve, suscite son lecteur; celui-ci s’attache à l’oeuvre en raison d’une valeur qu’il sait reconnaître de prime abord[154]. »

Mais elle implique aussi la confiance du critique dans la capacité du lecteur à « reconnaître de prime abord », sans préparation. Paulhan, qui veut s’en remette au jugement du « premier venu », et Picon admettent tous deux cette capacité et fonction de découverte de l’oeuvre par le lecteur, « son contemplateur[155] », dit Picon. Recourant au vocabulaire de l’oeuvre d’art visuel, ce dernier identifie et propose dès 1960 une définition préalable de ce qui deviendra « l’horizon d’attente » dans les théories de la réception : « De l’oeuvre à nous le rapport est de perception […]. Nos interrogations la découvrent : la coexistence avec les autres oeuvres la modifie : nous la voyons à travers nos problèmes, et aussi à travers notre Musée imaginaire[156]. » Mais, probablement parce qu’il est avant tout engagé dans une double critique à la fois du structuralisme – qui s’éloigne de l’oeuvre en essayant « seulement de voir dans l’aspect efficace une structure […] pour tenter de saisir son squelette[157] » –, et de « l’impressionnisme qui nous renseigne sur le lecteur, et non sur l’oeuvre[158] », Picon reste réservé sur la valeur de cette perception. Il s’agit d’une perception momentanée et ouverte : de la perception du vivant par le vivant. « Se tenir au plus près de l’oeuvre, c’est rester dans cette zone d’animation où notre vie répond à la sienne, où sa vie répond à la nôtre […]. Si l’oeuvre est moins le noeud de ses structures que l’ensemble virtuel des vibrations qu’elle émet, le vrai contact, il faut le dire, est un contact superficiel[159]. » C’est « une émotion révélante […], une émotion de connaissance, activité totale de l’esprit et mouvement de la sensibilité sous l’éclair d’une révélation[160] ». La notion de reader’s response est clairement identifiée, mais sous l’angle de la seule émotion de lecture – « l’intériorité de la compréhension[161] ».

Publier avec la participation des lecteurs : la revue Écrire

En fondant la revue Écrire en 1959, Cayrol compte sur cette capacité d’adhésion et d’enthousiasme de la lecture improvisée, la sienne en tant que directeur de collection comme celle des lecteurs potentiels auxquels il s’adresse. Il fait aussi le pari qu’une oeuvre saura d’autant mieux susciter son lecteur qu’elle relève de l’écriture neuve d’auteurs débutants et inconnus « qui n’ont pas encore connu le plein feu de la publication et qui révèlent, dans la fraîcheur d’une plume déjà nette, leurs richesses encore inexploitées, leur apparence contradictoire, leur don encore vert[162] ». L’intuition à l’origine de la revue Écrire et collection du même nom repose ainsi sur une observation critique singulière et non normative du régime éditorial de la littérature : « Le public, pour lequel les maisons d’éditions ont le plus profond respect et une vigilance de tous les instants, ne connaît de la littérature que son aspect le plus engageant, le plus achevé, le plus officiel […] mais nous savons depuis fort longtemps qu’il existe une autre littérature, moins prudente, moins en état[163]. »

Elle repose aussi sur l’expérience d’écriture de l’auteur-éditeur, Jean Cayrol, qui, « depuis Je vivrai l’amour des autres (Prix Renaudot 1947) jusqu’au roman qu’il a publié en 1956, Le Déménagement […] n’a jamais fait autre chose que de mettre ses lecteurs “dans le coup”[164] », et affirme, dans des termes que personne encore parmi les gens du livre n’emploie en 1956, que « [l]e lecteur doit participer au livre, le faire fructifier, le révéler à lui-même[165] ».

C’est résolument une expérience participative que Cayrol définit dans un manifeste rédigé à la main et affiché sur le mur de son bureau :

Écrire n’est pas une revue
Écrire ne représente pas une école, un groupe, une formation
Écrire c’est une « Avant-Première » de la jeune littérature en formation
Écrire n°1 un premier recueil collectif de cinq écrivains inconnus que vous allez connaître et qui pourront être connus grâce à vous
Écrire c’est une chance
Alors donnez sa chance à Écrire. J. Cayrol

Les « prière d’insérer », annonces de parution ou « prière de passer commande à votre libraire habituel » (sur feuille libre à en-tête du Seuil insérée dans les ouvrages) des 41 titres individuels de la collection « Écrire », ainsi que les éditoriaux des différents numéros collectifs, introduisent un vocabulaire nouveau, celui de la rencontre, de l’échange, du besoin de réciprocité et de validation entre auteurs, éditeurs et lecteurs, quand bien même la réalité ou le profil de ces derniers ne sont pas avérés : « Les jeunes auteurs de nos Cahiers “Écrire” […] à travers leur langage naissant, soumettent à notre goût et à notre curiosité la part la plus secrète d’eux-mêmes[166]. » On n’en est pas encore, tant s’en faut, à faire part au lecteur de la démarche de première lecture éditoriale, comme on a pu le lire récemment sur des quatrièmes de couvertures du Seuil[167], mais Cayrol inaugure avec Écrire une philosophie durable de la revue littéraire comme un partage de l’expérience intime entre auteur, éditeur et lecteur, un échange quasi épistolaire souligné rétrospectivement René de Ceccatty :

Lorsque ce fut mon tour, mon attention a été attirée par un texte qui m’est immédiatement apparu comme une lettre qui m’aurait été adressée […]. Et quand, collectivement, nous avons décidé de reprendre le flambeau de Jean Cayrol en ressuscitant la collection « Écrire », il nous a semblé qu’Après le spectacle y avait sa place naturelle[168].

Le premier envoi de la collection (septembre 1956) est présenté comme une proposition du nous collectif de l’équipe éditoriale – « nous avons pensé que », « aussi faisons-nous paraître » –, qui appelle les lecteurs authentiques à adhérer au projet, à suivre « cette “expérience” et cette “espérance”[169] » : « À vous de juger, de devenir non pas des lecteurs qui en veulent pour leur argent ou pour leurs goûts mais des lecteurs qui en veulent d’abord et avant tout pour leurs enthousiasmes. On est jeune quand on commence à aimer[170]. »

Par la suite, pas une annonce de parution qui ne s’appuie désormais sur l’idée d’une sensibilité commune entre éditeur et lecteur :

Les lecteurs ont été, comme nous le souhaitions, exacts au rendez-vous que nous leur avions donné, à l’heure H du talent. Écrire N° 2 continue à être le lieu de rencontre où public et écrivains inconnus peuvent se retrouver, se confronter, sympathiser. Il n’y a de bonnes lectures que celles qui ne refusent pas l’enthousiasme, la recherche, l’impatience[171].

Et cette sensibilité commune conduit à l’emploi systématique d’un autre « nous » rhétorique[172] qui associe lecteurs professionnels et ordinaires, de manière indistincte, dans la réception des textes : « Trois très jeunes auteurs nous présentent leurs textes[173] »; « Jacques Coudol, dans Le Paradis, nous fait découvrir que les écrivains […]; « Jean-Paul Lambert, avec son récit Jalons, veut nous révéler de nouveaux rapports humains[174] »; « Raoul Delaville nous propose dans “Ce jour perplexe” une méditation[175] ».

Avec Écrire, les producteurs et les consommateurs de littérature deviennent des lecteurs experts associés. Ils sont communément responsables de l’existence d’auteurs qui sans eux resteraient des « errants ». Ils ont aussi en charge l’évaluation du texte à l’aune de l’effet qu’il produit, de sa réponse à l’exigence d’étonnement du lecteur à double tête que constituent l’éditeur et son public.

Pour conclure…

Cette investigation a conjugué une approche historiographique d’un climat éditorial à partir de travaux d’histoire du livre, d’histoire littéraire et de sociologie des textes et des réseaux littéraires, et une étude pragmatique de l’acte de lecture à partir de ses représentations discursives[176]. Le corpus considéré, par sa variété même, rend compte d’un écosystème littéraire particulier : en rupture obligée par rapport aux stratégies intellectuelles d’avant-guerre, il est caractérisé, dans les dernières décades du régime exclusif de la culture imprimée, par le maintien du prestige de l’édition de littérature générale française et une apparente, ou relative indifférence aux enjeux économiques au profit des enjeux esthétiques. Partir des propos et postures critiques d’éditeurs tels que Jean Cayrol, Jean Paulhan et Gaëtan Picon pour essayer de reconstituer les grandes lignes de la conception éditoriale du lecteur en France jusqu’à la fin des années 1970, a permis d’identifier, à partir des années 1950, une prise en compte progressive des intentions et attentes réelles du lecteur destinataire, sorte de propédeutique aux théories ultérieures dites de la réception ou reader’s response. L’attention des éditeurs reste concentrée sur la lecture critique experte, dont la lecture ordinaire ne serait au mieux qu’une extension mimétique, sans spécificité propre. Sans pouvoir en tirer des conclusions systémiques, on constate toutefois des écarts importants entre, par exemple, Paulhan – évasif sur l’idée d’un lecteur même implicite – et Cayrol qui s’adresse explicitement aux lecteurs abonnés. Leurs prises de conscience respectives tiennent à la fois aux événements culturels et économiques qui viennent menacer le monopole de « la littérature » et du livre, mais aussi à des circonstances biographiques, aux traits individuels et aléatoires de leurs personnalités respectives.

Pour autant, à travers leurs discours d’escorte, ces médiateurs qui, traditionnellement, ne s’affirment ni comme auteurs ni comme des intellectuels au même titre que d’autres plus en vue, restent des gens de l’ombre. Policés et partisans du consensus, s’ils sortent du bois plus que de coutume dans les années 1950 et jusqu’à la fin des années 1970, période de refonte sociale et culturelle, c’est aussi parce qu’ils cherchent à séduire, gagner ou simplement garder leur public. Sauf à confronter à grande échelle les observations des éditeurs sur le renouvellement de la culture écrite à l’ensemble de la bibliographie matérielle (ouvrages, collections, catalogues) qui résulte de leurs activités éditoriales, les discours d’escorte ne permettent qu’une exégèse partielle des rapports entre la lecture professionnelle et la lecture ordinaire de leur temps, comme des effets de l’une sur l’autre. Cette étude-là reste à faire.