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Assisté à la mort d’un type, aujourd’hui, aux Nouvelles Galeries. Mort très simple, à la Patricia Highsmith (je veux dire, avec cette simplicité et cette brutalité caractéristiques de la vie réelle, que l’on retrouve également dans les romans de Patricia Highsmith)[1].

Les réalistes de l’avenir devront de plus en plus mentir pour dire vrai[2].

Dans un entretien réalisé en 1999 et publié dans les pages de la Nouvelle Revue française, Frédéric Martel faisait cette remarque à Michel Houellebecq : « D’une manière générale, on ne vous a pas pris très au sérieux comme essayiste. J’en veux pour preuve le silence qui a suivi la publication de votre recueil de chroniques Interventions[3]. » Houellebecq, qu’une telle situation ne semble pas trop chagriner, réplique alors : « Ce n’est pas très grave ; mes poèmes non plus n’intéressent pas grand monde. […] [P]our le grand public comme pour la critique […] je suis un auteur de fiction, et un auteur de fiction doit, c’est entendu, écrire des romans ; pas des poèmes, ni des chroniques[4]. » Ce bref échange, qui n’a malheureusement pas conduit à des développements sur les essais de Houellebecq, rappelle qu’aujourd’hui encore, ces derniers sont assez peu connus, rarement cités dans les travaux universitaires et souvent introuvables en librairie. Et pourtant, celui que d’aucuns considèrent uniquement comme « un auteur de fiction » a commencé sa carrière d’écrivain en publiant un essai littéraire intitulé H.P. Lovecraft. Contre le monde, contre la vie[5] ; il a ensuite fait paraître deux recueils d’Interventions[6] où sont rassemblés des essais courts, des chroniques, des comptes rendus, des articles et des retranscriptions d’entrevues où sont exprimés et défendus des jugements très variés sur des sujets qui ne le sont pas moins ; il a rédigé des préfaces ; plus récemment, il a coécrit avec Bernard-Henri Lévy un essai à deux voix qui prend la forme d’un ouvrage épistolaire[7].

Lire cette littérature « critique » à laquelle Houellebecq se consacre depuis maintenant plus de vingt-cinq ans, c’est prendre acte du fait qu’une part importante des écrits qui la composent porte sur la littérature en général et sur le roman en particulier. Or, lire les textes essayistiques que Houellebecq a consacrés au roman, c’est entrer en contact avec une prose farouchement hostile à toute volonté de « théorisation » : nullement académiques, franchement personnels, les écrits sur le roman de Houellebecq sont ceux d’un « commentateur » érudit et avisé, mais pouvant aussi très bien célébrer ou condamner telle pratique ou tel auteur sans pour autant se sentir tenu de justifier ou de motiver ses opinions, aussi tranchées soient-elles. Parce qu’il est avant tout considéré comme un « praticien » du roman et que, pour cette raison, il a souvent été invité à se prononcer sur le genre romanesque dans le cadre d’entrevues réalisées pour souligner la publication de l’une ou l’autre de ses oeuvres, les propos tenus par Houellebecq sur le genre romanesque prennent souvent appui sur ses propres romans. À cela s’ajoute que, mis à part son essai sur Lovecraft (dont le sujet rappelle que d’autres prosateurs mobilisent tout de même son attention), les textes de Houellebecq qui sont entièrement consacrés au roman sont assez rares ; la majorité des déclarations que l’auteur lui consacre se trouvent insérées dans des textes ou des retranscriptions d’entrevues qui portent aussi sur d’autres sujets. Tout ce qui précède — les propos sur le roman de Houellebecq peuvent à l’occasion se confondre avec de la chronique d’humeur ; ils reposent fréquemment sur les romans de leur propre créateur et ne se déploient pas toujours dans la longueur — explique sûrement en partie pourquoi ces textes ont été si peu convoqués par les critiques et les spécialistes.

L’objectif de cet article est de suggérer que, à travers eux, Houellebecq n’en jette pas moins les bases d’un art du roman. Notre propos n’est pas de vérifier si ce qu’il dit du roman se lit effectivement dans les romans en question ; une telle entreprise serait particulièrement hasardeuse dans la mesure où ses déclarations sur le roman sont rarement ciblées ou orientées par rapport à une oeuvre en particulier, mais plutôt exprimées grâce à des formules ouvertes, extensives et larges, du type : « l’art du roman », « dans mes romans », « le travail du romancier », « le personnage romanesque », etc.

À en juger par la régularité avec laquelle Houellebecq revient sur ces deux sujets d’une intervention à l’autre, force est de constater qu’en ce qui concerne l’art du roman, il est avant tout préoccupé par la question du réalisme et par les enjeux que soulève la création de personnages. Significativement, dans ses romans les plus ouvertement métatextuels, où sont donnés à lire des développements sur l’art romanesque à même la fiction, ce sont ces deux mêmes problématiques qui demeurent à l’ordre du jour. C’était déjà le cas dans Extension du domaine de la lutte[8], son premier roman publié, dont le personnage-narrateur est présenté comme un auteur s’interrogeant, entre autres, sur le bien-fondé des « détails réalistes » et sur la démarche consistant à « camper des personnages » (EDL, p. 16) dans le roman. C’est toutefois dans La carte et le territoire[9] que Houellebecq a développé le commentaire critique le plus important sur ce qui, à ses yeux, constitue un art du roman idéal. Et cette fois, c’est Houellebecq lui-même, en tant que personnage de sa propre fiction, qui dévoile cet art romanesque. Ce passage (qu’on retrouvera cité dans son intégralité un peu plus bas) est capital, car il se présente comme une sorte d’abrégé des notions-clés structurant la pensée de leur auteur sur le roman. C’est donc ce passage qui servira de point de départ à notre réflexion et c’est à partir de lui que seront par la suite convoqués les autres textes — non romanesques et romanesques — dans lesquels Houellebecq définit le roman. Une telle démarche, qui est plus thématique que chronologique et qui ne tient pas toujours compte de l’ordre dans lequel les différents textes ont été publiés, s’harmonise bien avec le corpus étudié, qui révèle que la conception houellebecquienne du roman est demeurée stable depuis vingt-cinq ans. Une telle constance n’est certes pas étrangère à l’attachement de l’auteur pour le roman traditionnel, forme peu sujette à des transformations spectaculaires ou à de subites volte-face esthétiques[10].

La carte et le territoire ou l’art du roman houellebecquien dévoilé

Le roman La carte et le territoire met en scène la rencontre de deux créateurs prolifiques, consacrés et solitaires : Jed Martin, un artiste contemporain qui fait montre d’une indifférence à la limite du vraisemblable en ce qui a trait à ses succès, qu’ils soient d’estime ou commerciaux, et Michel Houellebecq, « auteur célèbre, mondialement célèbre même » (CT, p. 23). C’est au moment où la carrière de Jed Martin prend son envol et qu’une exposition d’envergure de ses oeuvres s’organise que les deux hommes conviennent d’un premier rendez-vous, Houellebecq ayant accepté d’écrire le texte de présentation du catalogue prévu pour l’exposition. L’écrivain invite donc l’artiste à venir lui présenter son oeuvre chez lui, en Irlande, et c’est à l’occasion de ce premier entretien que le personnage de Houellebecq est conduit à s’exprimer assez longuement sur le roman. Plus spécifiquement, il parle à son interlocuteur des moyens dont dispose le romancier pour représenter des objets du monde réel, des significations que peuvent prendre ces objets dans l’économie d’une oeuvre romanesque et, finalement, de la nécessité de faire intervenir des personnages dans le récit, sans qui, selon lui, ces objets n’auraient tout simplement aucune raison d’être :

Il y a une chose que je me demande en regardant votre travail depuis tout à l’heure : pourquoi avoir abandonné la photographie ? Pourquoi être revenu à la peinture ?
Jed réfléchit longtemps avant de répondre. « Je ne suis pas très sûr de savoir, avoua-t-il finalement. Mais le problème des arts plastiques, il me semble, poursuivit-il avec hésitation, c’est l’abondance des sujets. Par exemple, je pourrais parfaitement considérer ce radiateur comme un sujet pictural valable. » Houellebecq se retourna vivement en jetant au radiateur un regard suspicieux, comme si celui-ci allait s’ébrouer de joie à l’idée d’être peint ; rien de tel ne se produisit.
« Vous, je ne sais pas si vous pourriez faire quelque chose, sur le plan littéraire, avec ce radiateur, insista Jed. Enfin si, il y a Robbe-Grillet, il aurait simplement décrit le radiateur… Mais, je ne sais pas, je ne trouve pas ça tellement intéressant… » Il s’enlisait, avait conscience d’être confus et peut-être maladroit, Houellebecq aimait-il Robbe-Grillet ou non il n’en savait rien […].
« Oublions Robbe-Grillet, trancha son interlocuteur à son vif soulagement. Si, éventuellement, avec ce radiateur, on pourrait faire quelque chose… Par exemple, je crois avoir lu sur Internet que votre père était architecte…
— Oui, c’est exact ; je l’ai présenté dans un de mes tableaux, le jour où il a abandonné la direction de son entreprise.
— Les gens achètent rarement ce type de radiateur à titre individuel. Les clients sont en général des entreprises de construction, comme celle que dirigeait votre père, et ils achètent des radiateurs par dizaines, voire par centaines d’exemplaires. On pourrait très bien imaginer un thriller avec un important marché portant sur des milliers de radiateurs — pour équiper, par exemple, toutes les salles de classe d’un pays —, des pots-de-vin, des interventions politiques, la commerciale très sexy d’une firme de radiateurs roumains. Dans ce cadre, il pourrait très bien y avoir une longue description, sur plusieurs pages, de ce radiateur, et de modèles concurrents. »
Il parlait vite maintenant, allumait cigarette sur cigarette, il donnait l’impression de fumer pour se calmer, pour ralentir le fonctionnement de son cerveau. […]
« Ces radiateurs sont en fonte, poursuivit Houellebecq avec animation ; probablement en fonte grise, à taux de carbone élevé, dont la dangerosité a maintes fois été soulignée, dans des rapports d’experts. On pourrait considérer comme scandaleux que cette maison récente ait été équipée de radiateurs aussi anciens, de radiateurs au rabais en quelque sorte, et en cas d’accident, par exemple d’explosion des radiateurs, je pourrais vraisemblablement me retourner contre les constructeurs. Je suppose que, dans un cas de ce genre, la responsabilité de votre père aurait été engagée ?
— Oui, sans aucun doute.
— Voilà un sujet magnifique, foutrement intéressant même, un authentique drame humain ! s’enthousiasma l’auteur de Plateforme. A priori, la fonte ça vous a un petit côté xixe siècle, aristocratie ouvrière des hauts-fourneaux, absolument désuet en somme, et pourtant on fabrique encore de la fonte, pas en France évidemment, plutôt dans des pays du genre Pologne ou Malaisie. On pourrait très bien, aujourd’hui, retracer dans un roman le parcours du minerai de fer et du coke métallurgique, l’usinage du matériau, la commercialisation enfin — ça pourrait venir en ouverture du livre, comme une généalogie du radiateur.
— Dans tous les cas, il me semble que vous ayez besoin de personnages…
— Oui, c’est vrai. Même si mon vrai sujet était les processus industriels, sans personnage je ne pourrais rien faire.
— Par exemple, ce paysage…, poursuivit Jed. […] si j’avais à représenter ce paysage aujourd’hui, je prendrais simplement une photo. Si par contre il y a un être humain dans le décor […], alors je serais tenté de recourir à la peinture. Je sais que cela peut paraître absurde ; certains vous diront que le sujet n’a aucune importance, que c’est même ridicule de vouloir faire dépendre le traitement du sujet traité, que la seule chose qui compte est la manière dont le tableau ou la photographie se décompose en figures, en lignes, en couleurs.
— Oui, le point de vue formaliste… ça existe chez les écrivains aussi ; c’est même plus répandu en littérature que dans les arts plastiques, il me semble. »
Houellebecq se tut, baissa la tête, releva le regard vers Jed ; il sembla d’un seul coup envahi par des pensées extrêmement tristes. Il se leva et partit en direction de la cuisine ; il revient quelques minutes plus tard, portant une bouteille de vin rouge argentin et deux verres.

CT, p. 137-140 ; l’auteur souligne

« Oublions Robbe-Grillet » : le parti pris du roman traditionnel

Dans La carte et le territoire, lorsque Jed s’interroge quant à savoir si, « sur le plan littéraire », le radiateur pourrait avoir de l’intérêt et qu’il répond à sa propre question en affirmant que « si, il y a Robbe-Grillet, il aurait simplement décrit le radiateur » (CT, p. 137), le personnage se fait le porte-parole d’un poncif de l’histoire littéraire française de la deuxième moitié du xxe siècle, poncif voulant que Robbe-Grillet, réputé pour être le « pape » du Nouveau roman et pour être l’auteur de la célèbre description chirurgicale d’un quartier de tomate dans Les gommes, demeure une référence incontournable lorsqu’il est question de la représentation des objets du monde réel dans le roman contemporain. Le personnage de Houellebecq, qui se montre visiblement agacé par l’évocation de Robbe-Grillet, juge pour sa part qu’on peut très bien se passer du legs romanesque de cet auteur qui prophétisait, dans Pour un nouveau roman, que

[d]ans les constructions romanesques futures, gestes et objets seront avant d’être quelque chose. […] s’il arrive encore aux choses de servir un instant de support aux passions humaines, ce ne sera que temporairement, et elles n’accepteront la tyrannie des significations qu’en apparence — comme par dérision — pour mieux montrer à quel point elles restent étrangères à l’homme[11].

Rien n’est plus étranger au personnage de Houellebecq qu’une « construction romanesque » qui relègue les « passions humaines » au second plan. Selon lui, le radiateur ne devient signifiant qu’à partir du moment où il se trouve au coeur d’un « authentique drame humain » mis en récit dans un « thriller[12] » : « [D]ans ce cadre, il pourrait très bien y avoir une longue description, sur plusieurs pages, de ce radiateur, et de modèles concurrents. » La description « pour elle-même » qui, selon la très belle formule de Jean Ricardou, n’engendrerait plus « une écriture de l’aventure » mais bien l’« aventure d’une écriture[13] », n’intéresse pas le personnage de Houellebecq : la simple perspective d’une telle entreprise littéraire le plonge dans « des pensées extrêmement tristes », tandis que le fait d’imaginer une histoire à partir du radiateur le fait « parler vite » et « allumer cigarette sur cigarette ».

Le contraste très accusé entre ces deux réactions, qui ne manque d’ailleurs pas de comique, est fidèle à l’opinion non moins tranchée qui est celle de Houellebecq lorsqu’il aborde la question du « point de vue formaliste » dans ses textes non fictionnels. Il ne tient pas du hasard que, dans La carte et le territoire, le romancier appelé à représenter ce point de vue soit Alain Robbe-Grillet. Lorsque Houellebecq affirme, dans sa « Lettre à Lakis Proguidis », qu’il « n’[a] jamais pu, pour [s] a part, assister sans un serrement de coeur à la débauche de techniques mises en oeuvre par tel ou tel “formaliste-Minuit” pour un résultat final aussi mince » (I, p. 153), il ne fait pas de doute que, à ses yeux, le « formaliste-Minuit » ayant le plus gravement fauté est Alain Robbe-Grillet. En effet, dans « Coupes de sol », un court essai consacré à l’auteur de La jalousie, Houellebecq annonce d’entrée de jeu :

[L]es ouvrages d’Alain Robbe-Grillet m’ont inspiré d’emblée un ennui profond, radical, j’ai consacré des heures, peut-être des journées d’effort à essayer de les lire. Je procédais comme on le fait d’ordinaire en pareil cas : je sautais une cinquantaine de pages pour voir si ça s’arrangerait plus loin, je changeais de livre, je me disais que j’allais tenter ma chance plus tard, à un autre moment de la journée, dans des circonstances plus favorables. Rien pourtant ne venait tempérer mon ennui, rien ne venait atténuer ma certitude que tout cela n’avait ni intérêt, ni sens.

I, p. 275

Une telle détestation s’explique du fait que Houellebecq s’est toujours montré hostile aux textes autotéliques qui se tendent des miroirs pour réfléchir une écriture sophistiquée, difficilement lisible et devenue à elle-même sa propre fin[14]. Le « thriller » imaginé par le personnage de Houellebecq rappelle effectivement l’attachement inconditionnel de l’auteur des Particules élémentaires pour l’esthétique du roman traditionnel. En tant que romancier, Houellebecq se proclame le « fils » naturel de Balzac :

Répétait-il [Robbe-Grillet] contre toute évidence que Balzac correspondait à une période de stérilité, de glaciation dans la littérature française ? Je portais aussitôt Balzac au pinacle, affirmant qu’il était le deuxième père de tout romancier, et que nul, s’il n’avouait à Balzac allégeance et amour, ne pouvait prétendre avoir compris le premier mot de l’art du roman[15].

I, p. 278-279

Engagé dans ce qu’il nomme très humblement une « honnête carrière de storyteller » (EP, p. 283), Houellebecq tient à ce que ses romans racontent une histoire et, comme le mettent en évidence les citations qui suivent, il met tout en place pour garantir l’illusion référentielle. En 2002, à l’occasion de la publication de son roman Plateforme, il affirme : « Plus généralement, j’avais envie de faire un livre qu’on puisse lire sans s’arrêter. J’ai sacrifié des choses à la fluidité du récit et à la vitesse. J’ai fait un usage classique des temps, sur une base imparfait et passé simple éprouvée, ce qui rend le livre plus limpide et lui donne un côté plus classique. » (I, p. 201-202) Six ans plus tard, s’adressant à Bernard-Henri Lévy dans Ennemis publics, il en vient à cette conclusion : « Et puis j’ai aimé surtout, et finalement adopté pour mon propre compte, cette voie moyenne qui est celle des romanciers classiques. » (EP, p. 32 ; l’auteur souligne) Et Houellebecq d’ajouter plus loin dans l’ouvrage :

J’ai l’impression d’écrire un roman lorsque j’ai mis en place certaines forces qui devraient normalement conduire le texte à l’autodestruction. Mon travail consiste alors à maintenir la machine sur la route, à la laisser éventuellement frôler l’abîme, sans lui permettre d’y tomber. […] Mes lecteurs en tout cas ne sont pas supposés savoir tout cela. Je donne de légers coups de frein, je contrôle l’angulation du guidon, mais ce sont des micro-variations, en principe imperceptibles de l’extérieur, le résultat doit donner l’impression d’une trajectoire géométrique et parfaite, inscrite de toute éternité.

EP, p. 223

Le roman doit d’abord et avant tout « donner l’impression » et pour qu’il permette au lecteur de se laisser conduire dans les parages de l’inventé, son écriture doit être limpide, la succession des événements qu’il donne à lire doit être savamment orchestrée. Lorsque Houellebecq affirme qu’« écrire un roman », c’est réussir à imaginer une histoire qui puisse sembler « inscrite de toute éternité » à l’esprit de ses lecteurs, il ne cache pas que le but qu’il s’est fixé est fortement inspiré par les concepts de représentation mimétique et d’illusion référentielle, concepts chers aux « romanciers du réel » dont

l’intention visible n’est pas de copier le monde, à peine d’en imiter la vie mais bien davantage de procurer de l’un et de l’autre un équivalent en modèle réduit et d’ériger le roman en vaste duplicata métonymique de l’univers, d’un certain univers. Ce qui suppose la production d’un artéfact très dominé, doué d’une grande cohérence, et qui commence avec la mise au point de dispositifs narratifs bien agencés[16].

Il est d’ailleurs significatif que l’image à laquelle recourt Houellebecq pour évoquer un roman (réaliste) réussi est celle d’une « machine maintenue sur la route » : il s’agit certainement d’une allusion à la formule célèbre de Stendhal, qui affirmait qu’un « roman est un miroir qui se promène sur une grande route[17] » ; l’allusion devient ensuite une référence explicite quand, quelques pages plus loin, l’auteur écrit que, dans ses romans, il « ten[d] un miroir au monde » (EP, p. 286). Chose certaine, pour permettre à ceux qui les lisent d’avoir le « plaisir [de] se perdre dans l’univers de l’auteur[18] », il est impératif que ce miroir réfléchisse des personnages.

« J’aime sentir naître en moi, se développer des personnages »

Dans La carte et le territoire, après avoir écouté un Michel Houellebecq fort animé par la matière du « thriller » qu’il invente à brûle-pourpoint, Jed Martin se rend compte d’une évidence : « Dans tous les cas, il me semble que vous ayez besoin de personnages… » Et le romancier de lui répondre : « Oui, c’est vrai. Même si mon vrai sujet était les processus industriels, sans personnage je ne pourrais rien faire. » (CT, p. 139)

Cette dernière réplique rappelle que la question du personnage romanesque est une de celles sur lesquelles Houellebecq a le plus insisté dans les textes où il aborde l’art du roman. Dans Ennemis publics, il confiait à Bernard-Henri Lévy :

[J]’ai senti, dès le début (et je sens toujours), comme une espèce de devoir : j’étais requis à sauver les phénomènes ; à donner de mon mieux une retranscription de ces phénomènes humains qui se manifestaient, si spontanément, devant moi. […] C’est pour cela, très exactement, que je suis devenu romancier (enfin, soyons précis : que j’ai écrit quelques romans).

EP, p. 81

Le terme choisi pour désigner l’acte qui consiste à représenter dans le roman est « retranscription » (du verbe transcrire : « copier très exactement ») ; non seulement il rappelle l’attachement de Houellebecq pour l’esthétique réaliste, mais il fait aussi écho à sa conception du personnage romanesque, double fictif de celui ou celle sans qui nul « phénomène humain » ne saurait se manifester. Houellebecq assume ainsi son penchant pour une conception volontiers traditionnelle du personnage de roman et il est conscient que l’expression d’une telle vision sera jugée anachronique par ses contemporains :

C’est pénible à dire, mais la notion de personnage romanesque me paraît présupposer l’existence peut-être pas d’une âme, mais au moins d’une certaine profondeur psychologique. On doit au minimum convenir que l’exploration progressive d’une psychologie fut longtemps considérée comme l’une des spécialités du romancier.

I, p. 152 ; l’auteur souligne

Houellebecq sait très bien que de tels propos vont à l’encontre d’une vision plus moderniste du personnage, vision partagée par des romanciers jugeant que le roman « sera moins artificiel si son texte se présente comme un continuum de voix confuses et indistinctes[19] » ou, pour le dire autrement, si « les personnages ne sont que des êtres de papier, dont toute la réalité se résume à la somme des énoncés qui, dans un texte donné, les qualifient[20]. » Le personnage houellebecquien est incarné, au sens où tout, dans sa représentation, est mis en oeuvre pour le faire passer pour un être en chair et en os. Par le truchement d’une écriture appliquée à le décrire, à le montrer agissant, réfléchissant, ressentant et parlant, il devrait finir par « exister » à l’esprit du lecteur comme il « vit » aux yeux de son propre créateur : « J’étais doué pour une chose, et pour une seule en relation au roman, c’était la création de personnages. Ce sont eux qui m’ont empêché de dormir, qui m’ont réveillé la nuit, mes Bruno, Valérie, Esther, Michel, Isabelle. Et maintenant ils vivent, oui, ils ont gagné. » (EP, p. 258 ; l’auteur souligne[21]) Et un peu plus loin, Houellebecq ajoute : « [J]’aime sentir entre eux, et de moi à eux, naître admiration, haine, jalousie, fascination, désir. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai besoin de cette autre vie. » (EP, p. 291)

Toutes ces déclarations, où Houellebecq s’exprime avec enthousiasme sur la féconde intimité qu’il entretient avec des personnages qui, grâce à elle, gagnent en épaisseur et parviennent à « exister », entrent en contradiction avec les propos tenus par le personnage-narrateur de son premier roman, Extension du domaine de la lutte :

Les pages qui vont suivre constituent un roman ; j’entends, une succession d’anecdotes dont je suis le héros. […] Mon propos n’est pas de vous enchanter par de subtiles notations psychologiques. Je n’ambitionne pas de vous arracher des applaudissements par ma finesse et mon humour. Il est des auteurs qui font servir leur talent à la description délicate de différents états d’âme, traits de caractère, etc. On ne me comptera pas parmi ceux-là. Toute cette accumulation de détails réalistes, censée camper des personnages nettement différenciés, m’est toujours apparue, je m’excuse de le dire, comme pure foutaise.

EDL, p. 14 et 16

C’est un véritable petit art du roman qui est esquissé dans ce passage. Le récit fragmenté qui sera donné à lire reposera sur une « succession d’anecdotes », c’est-à-dire un enchaînement d’événements sans importance. Le « héros » d’une telle histoire, qui n’en est pas vraiment un, ne se distinguera pas de ses semblables par des caractéristiques ou des aptitudes particulières. De plus, cet être indifférencié, dont l’identité demeurera floue et qui ne sera pas « campé » comme l’étaient les personnages « réalistes » d’antan, prendra la parole à la première personne, conférant ainsi à son roman une portée autobiographique. Les caractéristiques thématiques et formelles de ce projet romanesque renvoient assez fidèlement à celles que Dominique Viart et Bruno Vercier reconnaissent dans bon nombre de romans français écrits depuis les années 1980[22].

Mais peut-on dire que le texte d’Extension respecte un tel programme esthétique et que le narrateur tient parole ? Rien n’est moins sûr. Quelques lignes seulement après avoir proclamé qu’il ne serait pas question de donner des « détails réalistes » au sujet des personnages de son récit, il propose un autoportrait qui n’en manque justement pas :

Je viens d’avoir trente ans. Après un démarrage chaotique, j’ai assez bien réussi dans mes études ; aujourd’hui, je suis cadre moyen. Analyste-programmeur dans une société de service en informatique, mon salaire net atteint 2,5 fois le SMIC ; c’est déjà un joli pouvoir d’achat. Je peux espérer une progression significative au sein de mon entreprise ; à moins que je ne décide, comme beaucoup, d’entrer chez un client. En somme, je peux m’estimer satisfait de mon statut social. Sur le plan sexuel, par contre, la réussite est moins éclatante. J’ai eu plusieurs femmes, mais pour des périodes limitées. Dépourvu de beauté comme de charme naturel, sujet à de fréquents accès dépressifs, je ne corresponds nullement à ce que les femmes cherchent en priorité.

EDL, p. 15[23]

Quant à sa volonté d’exclure les « notations psychologiques », il faut d’abord convenir qu’une narration à la première personne n’est pas le moyen idéal de la respecter : tout est rapporté depuis le point de vue limité et subjectif du narrateur, que sa propre écriture ne tarde d’ailleurs pas à révéler comme un être extrêmement sensible et souffrant. Bien que le narrateur tente de résister à l’absurdité du monde par l’indifférence et le cynisme, son récit laisse toujours filtrer une détresse, un malaise profond qui participe à densifier sa psychologie. Par exemple, une scène du roman le présente dans un supermarché où un client s’effondre et meurt. Non sans détachement, il commence par affirmer : « En tout cas, la conclusion que j’en tire, c’est qu’on peut très facilement passer de vie à trépas — ou bien ne pas le faire — dans certaines circonstances. » (EDL, p. 67) Puis, d’autres commentaires ne tardent pas à être formulés, propos qui le montrent touché par cette mort et empathique par rapport à la victime. Lorsqu’il affirme qu’« on ne peut pas dire que ç’ait été une mort très digne, avec tous ces gens qui passaient, qui poussaient leurs caddies » (EDL, p. 67), c’est l’indifférence des autres qui le frappe ; tous ces gens qui continuent de faire leurs courses comme si de rien n’était confirment non seulement que la vie du « marché » est plus forte que tout, mais aussi que l’« effacement progressif des relations humaines » (EDL, p. 42) est en constant progrès. Quand il remarque ensuite qu’« on avait enveloppé le corps [et que] [d]éjà ce n’était plus un homme mais un colis » (EDL, p. 67), le passage « de vie à trépas » est l’occasion d’un constat bouleversant : la dépouille de cet homme qui sort du supermarché les pieds devant n’est pas traitée autrement que toutes les autres marchandises dûment emballées qui sont emportées par les clients. Le sort qui est réservé au cadavre de cet « homme » (et ici, l’emploi du terme est fraternel) touche le narrateur, sensible à toutes les manifestations du « libéralisme économique sans frein » dans un monde résolument « impitoyable » (EDL, p. 100).

Les exemples pourraient se multiplier, mais ceux qui précèdent permettent de souligner que Michel Houellebecq, qui est le véritable maître d’oeuvre du récit d’Extension, crée finalement des personnages « campés » et psychologiquement « élaborés » qui correspondent plutôt mal que bien à ceux que son narrateur dit vouloir représenter. D’une certaine manière, on peut considérer que Houellebecq est un de ces romanciers sévèrement jugés par son propre narrateur parce qu’ils « font servir leur talent à la description délicate de différents états d’âme, traits de caractère, etc. » (EDL, p. 16)

« La biographie, la minable et sotte biographie »

Dans La carte et le territoire, lorsque le personnage de Houellebecq se met à imaginer le récit qui pourrait être développé à partir du radiateur, tout commence par une donnée biographique concernant Jed : « Si, éventuellement, avec ce radiateur, on pourrait faire quelque chose… Par exemple, je crois avoir lu sur Internet que votre père était architecte… » (CT, p. 137) Et, par la suite, le romancier glisse tout naturellement du biographique au romanesque : « Les clients sont en général des entreprises de construction, comme celle que dirigeait votre père, et ils achètent des radiateurs par dizaines, voire par centaines d’exemplaires. On pourrait très bien imaginer un thriller avec un important marché portant sur des milliers de radiateurs. » (CT, p. 137-138) De tels propos rappellent que si la « retranscription » de la réalité est le propre du roman houellebecquien, il n’empêche que le réel y est nécessairement soumis à de l’affabulation et que les personnages romanesques n’échappent pas à ces métamorphoses.

Dans les textes où Houellebecq parle de sa conception de l’art du roman, la frontière qui sert normalement à départager les faits (auto)biographiques des données fictives servant à forger l’identité des personnages est toujours présentée comme étant poreuse, voire littéralement futile. Une telle idée est déjà présente dans Extension du domaine de la lutte, où le personnage-narrateur, qui se prend lui-même comme principal sujet de son roman, a beau jeu d’affirmer qu’il a fait un « choix autobiographique » (EDL, p. 14) : dans les faits, il ne peut véritablement être question d’« autobiographie », puisque ce personnage-narrateur est une création de l’auteur Michel Houellebecq. Il s’agirait donc plutôt d’une autobiographie fictive ou d’une réflexion métatextuelle sur l’écriture romanesque à la première personne. Cinq ans plus tard, dans l’entretien déjà évoqué et publié dans la Nouvelle Revue française, Houellebecq affirmait :

[L]orsque je raconte une anecdote tirée de ma propre vie, il m’arrive souvent de mentir pour améliorer l’histoire ; je perds rapidement conscience de la modification initiale, et, au fur et à mesure que je reprends la narration, je rajoute mensonge sur mensonge. […] c’est ainsi que je fabrique mes livres. Je sais que c’est difficile à croire, mais à l’heure actuelle je ne sais plus très bien ce qui, dans mes romans, relève de l’autobiographie ; je suis par contre très conscient que cela n’a aucune importance[24].

Houellebecq adopte ici un discours qui ressemble à s’y méprendre à celui qu’Aragon a développé au début des années 1960 autour du concept du « mentir-vrai », concept selon lequel l’écrivain part du matériau (auto)biographique, le soumet à de l’affabulation et passe ainsi « insensiblement […] de la banalité des choses quotidiennes à l’invention romanesque, à ce raccourci de nous, où l’on change de nom, se choisit un décor comme au théâtre, et tout d’un coup les événements prennent un sens[25] ». À la manière d’Aragon, qui ne voyait plus trop bien ce que ses personnages romanesques préservaient des « originaux de [s]a mémoire » et qui reconnaissait que, dans ses romans, la « part d’imagination » était difficilement « démêlable de la réalité[26] », Houellebecq affirme qu’à partir du moment où l’étiquette « roman » est apposée sur un ouvrage littéraire, il est parfaitement inutile de se livrer à un examen des sources afin de remonter le prétendu arbre généalogique de ses personnages. Dans Ennemis publics, il dit ressentir « un vrai dégoût pour ceux qui se livrent à une tentative de reductio biographica » (EP, p. 232) lorsqu’ils lisent ses romans, tentative assimilée à une volonté « primaire et brutale de réduction de la littérature au témoignage » (EP, p. 232) par celui-là même qui considère que ses romans ambitionnent d’abord et avant tout de livrer « l’expression d’une vérité humaine générale » (EP, p. 233). Pour confondre les plus sceptiques, quand Houellebecq s’est représenté lui-même en tant que personnage dans son roman La carte et le territoire, il n’a ensuite pas hésité à dire que ce double fictif ne correspondait que de biais au « modèle original » :

Ce qui est curieux dans le fait de se prendre comme personnage, c’est qu’on se comporte assez vite comme un personnage ordinaire. La première scène où Houellebecq apparaît, c’est encore à peu près moi ; mais sur la fin, ce n’est vraiment plus moi. […] Donner à un personnage quelques traits qui vous sont propres, ça aide au départ, après vous vous oubliez[27].

Tout comme ses Bruno, Valérie, Esther, Michel et Isabelle, Michel Houellebecq n’est autre chose qu’un « personnage ordinaire » dans la galerie des créatures inventées par le « vrai » Michel Houellebecq ; il s’agit d’un être hybride, métissé, semi-réel ou à moitié fictif, accomplissant son destin dans un roman — et si, comme l’écrit Houellebecq, le roman est « isomorphe à l’homme [et] devrait normalement pouvoir tout contenir » (I, p. 7), l’autoportrait déformant et déformé qu’il contient de son propre créateur y est assurément à sa place.

Le réalisme est un pessimisme

Dans l’extrait de La carte et le territoire où le personnage de Houellebecq imagine la matière de son « thriller », le radiateur n’est à aucun moment envisagé par le romancier en regard de sa fonction première, c’est-à-dire comme une machine permettant de chauffer une pièce et d’assurer le confort de ceux qui s’en sont portés acquéreurs. Dans son esprit, les radiateurs font d’entrée de jeu l’objet d’un commerce à grande échelle qui implique des « pots-de-vin », des mensonges quant à leur « taux de carbone élevé, dont la dangerosité a maintes fois été soulignée dans des rapports d’experts » (CT, p. 138) et d’éventuels procès intentés contre les fabricants ou les vendeurs. C’est une fois que ces malversations et ces tromperies ont été imaginées que Houellebecq peut enfin s’exclamer : « Voilà un sujet magnifique, foutrement intéressant même, un authentique drame humain ! » (CT, p. 138) En régime romanesque, le principal intérêt de l’activité humaine est qu’elle est à l’origine de « drames » qui permettent en retour des développements pessimistes sur la fourberie et l’individualisme, traits certes désolants du genre humain, mais apparaissant comme étant les seuls susceptibles d’enthousiasmer le romancier.

Dans l’incipit de son essai sur Lovecraft publié en 1991, soit trois ans avant la parution de son premier roman, Extension du domaine de la lutte, Houellebecq stipulait qu’étant donné le caractère décevant et convenu de la réalité, il devenait vain de se lancer dans toute nouvelle entreprise romanesque réaliste, sous peine de risquer la redite ou de faire croître le désespoir des lecteurs :

La vie est douloureuse et décevante. Inutile, par conséquent, d’écrire de nouveaux romans réalistes. Sur la réalité en général, nous savons déjà à quoi nous en tenir ; et nous n’avons guère envie d’en apprendre davantage. L’humanité telle qu’elle est ne nous inspire plus qu’une curiosité mitigée. Toutes ces « notations » d’une si prodigieuse finesse, ces « situations », ces anecdotes… Tout cela ne fait, le livre une fois refermé, que nous confirmer dans une légère sensation d’écoeurement déjà suffisamment alimentée par n’importe quelle journée de « vie réelle ».

HPL, p. 9

Évidemment, dans un essai consacré à un auteur de science-fiction et d’épouvante « peu soucieux de restituer une image cohérente ou acceptable du monde » (HPL, p. 53) et adressé à un lectorat qui doit accepter que « le rejet de toute forme de réalisme constitue une condition préalable à l’entrée de son univers » (HPL, p. 46), une telle entrée en matière peut être lue comme la célébration d’une oeuvre-phare de la littérature fantastique, littérature qui, selon l’auteur, saura éclairer les consciences les plus exigeantes « une fois que se seront dissipées les brumes morbides des avant-gardes molles » (HPL, p. 87[28]). Mais à qui ce « nous » pour le moins curieux renvoie-t-il ? Aux membres de la communauté d’ores et déjà acquise aux vues très pessimistes de l’auteur ? À l’ensemble des lecteurs que l’essayiste enjoint de partager son constat du vide ambiant et ses vues sur l’inutilité du roman réaliste ? Dans la préface qu’il a écrite en 1998 à l’occasion de la réédition de son essai, Houellebecq dit quelque chose d’éclairant à ce propos : « Avec le recul, il me semble que j’ai écrit ce livre comme une sorte de premier roman. Un roman à un seul personnage (H.P. Lovecraft lui-même) ; un roman avec cette contrainte que tous les faits relatés, tous les textes cités devaient être exacts ; mais, tout de même, une sorte de roman. » (HPL, p. i) La voix à l’origine du « nous » de l’incipit pourrait donc être celle d’un écrivain duplice, celle d’un essayiste qui prend la parole en son nom au sujet d’un auteur admiré, mais qui se fait en quelque sorte doubler par un prosateur qu’un « désir de roman » tenaille et conduit à narrer l’histoire de Lovecraft comme s’il s’agissait d’une fiction — et il faut souligner que cette « sorte de roman », dans lequel « tous les faits relatés, tous les textes cités devaient être exacts », se présente comme un « nouveau roman réaliste », genre pourtant jugé « inutile » dans le texte original.

Qu’on considère le H.P. Lovecraft de Houellebecq comme un véritable essai ou comme une « sorte de roman » ne change rien au fait que l’ouvrage a été inspiré par un écrivain qui en avait « contre le monde, contre la vie » et que ce stimulant pessimisme est à l’origine de remarques qui touchent au « roman réaliste ». L’auteur de H.P. Lovecraft ne résistera d’ailleurs pas bien longtemps à la tentation d’écrire un « nouveau roman réaliste » : en 1994 paraît Extension du domaine de la lutte, où est présentée la première synthèse houellebecquienne de ces moyens de connaissance que sont la négativité et le roman. Il en résulte une oeuvre de laquelle a été expurgée toute forme de bonheur, qui déploie une écriture délibérément « plate, concise et morne » (EDL, p. 42) et qui, naturellement, finit mal : le narrateur, qui perd progressivement ses moyens psychiques et économiques, termine son parcours en s’enfonçant seul dans les bois — et cet ultime contact avec la nature n’a rien d’un retour aux sources apaisant, le « paysage [étant] de plus en plus doux, amical, joyeux » (EDL, p. 156), c’est-à-dire parfaitement indifférent à son sort d’isolé définitif promis à la mort.

Dans le cadre d’un entretien accordé en 2002, Houellebecq rappelait à nouveau que l’optimisme ne résiste pas au choc du réel : « Il y a quelque chose qui manque dans mes romans et que l’on veut me faire prononcer dans la réalité : c’est le message rassurant final. […] L’expression négative pure n’est plus acceptée. » (I, p. 203) Et en 2008, dans Ennemis publics, il rappelait — non sans humour — qu’il ne fallait pas compter sur lui pour écrire des romans positifs et bien-pensants aux dénouements heureux : « J’aurais pu choisir de mettre en scène des seniors engagés dans l’action humanitaire, luttant contre le racisme et surfant sur le net, vivant au sein d’une famille recomposée mais encore capables de s’offrir une escapade en amoureux dans le Lubéron grâce à la Carte Vermeil “Duo”. Je finirai peut-être par le faire, dès que j’aurai cinq minutes. » (EP, p. 285)

Houellebecq, romancier « louche »

Les historiens de la littérature française contemporaine font assez peu de cas de l’oeuvre romanesque de Michel Houellebecq. Par exemple, le nom de l’auteur ne figure pas dans les index de deux importants ouvrages d’histoire littéraire parus l’un en 2006 et l’autre en 2007, soit après la publication d’Extension du domaine de la lutte, des Particules élémentaires, de Plateforme et de La possibilité d’une île[29]. Or, chacun sait que la publication de tous ces romans a fait événement (aussi bien littérairement que médiatiquement) et que, en 2006, Michel Houellebecq est d’ores et déjà un romancier incontournable dans le paysage littéraire français — ce dont l’un de ses pires détracteurs, Éric Naulleau, se désolait déjà en 2005 dans son pamphlet intitulé Au secours, Houellebecq revient ! L’année suivante, ce dernier n’hésitait d’ailleurs pas à affirmer, de concert avec Jean-Philippe Domecq, que « la question de la qualité littéraire des romans et des poèmes de Michel Houellebecq est réglée pour qui a le minimum de flair[30] ». Si de tels jugements à l’emporte-pièce n’ont évidemment pas droit de cité dans des ouvrages d’histoire littéraire de type universitaire, le silence auquel ces derniers condamnent les romans de Houellebecq n’en demeure pas moins révélateur d’une volonté de faire l’impasse sur une oeuvre pourtant massivement lue et abondamment commentée — et il y a fort à parier que l’excellent rendement économique de l’oeuvre houellebecquienne participe à entretenir les doutes qui planent quant à sa valeur esthétique. Dans La littérature française au présent, Dominique Viart et Bruno Vercier consacrent quelques pages à Houellebecq, classé dans la catégorie des écrivains « cyniques, pamphlétaires et imprécateurs[31] ». L’oeuvre est surtout retenue pour son potentiel subversif, pour son « pessimisme » et son « goût pour le morbide, la souillure, la dénonciation[32] ». Houellebecq y est présenté comme un romancier thématiquement original, mais rien n’est dit de la facture formelle de ses romans — et cet autre silence, qui n’est pas moins éloquent que le précédent, rappelle que parmi les critères d’appréciation esthétique d’une oeuvre littéraire dite « moderne », les spécialistes s’attendent à pouvoir relever ce que Pierre Jourde identifie comme des effets de « pyrotechnie » : « [L]’effacement des genres, la dissipation des personnages, l’éclatement de la narration au profit de la solitude de la voix narrative[33] ». On peut donc en déduire que, pour Viart et Vercier, Houellebecq est un romancier qui a quelque chose à dire, mais qui le dit selon les vieilles recettes de la « plateforme » du roman traditionnel. En fait, on reconnaît les propos de Houellebecq sur le roman quand les deux historiens évoquent — non sans un léger dédain — les « romanciers académiques » (Michel Déon, François Nourissier, Jean d’Ormesson), romanciers n’étant « guère affectés par les mutations esthétiques […] ; [a]rtisans talentueux du roman, ils s’accommodent à merveille des anciennes techniques. […] Personnages précisément dessinés, lieux situés, chronologie fermement indiquée : tous les éléments du roman réaliste sont là[34] ». Les propos tenus par Houellebecq sur le roman en attestent : ce dernier ne dit pas autre chose lorsqu’il parle de son propre travail de romancier. Et c’est peut-être bien là qu’est le problème : formellement, les romans de Houellebecq n’ont rien de particulièrement remarquable et, de plus, l’usuel est revendiqué.

Pierre Jourde est un des rares critiques à n’avoir pas considéré le classicisme formel des romans de Houellebecq comme un défaut de fabrication, une faiblesse d’ordre esthétique ou un aspect de l’oeuvre qu’il est préférable de ne pas soumettre à l’examen. Dans La littérature sans estomac, l’auteur de Plateforme ne passe pas à la trappe comme Frédéric Beigbeder, Christine Angot, Philippe Sollers, Jean-Philippe Toussaint ou Christian Bobin ; il n’est pas non plus porté aux nues comme Éric Chevillard, Gérard Guégan ou Jean-Pierre Richard. Il est l’« individu louche » au commerce problématique, l’auteur d’une oeuvre romanesque ambiguë qui empêche l’essayiste de trancher, qui le laisse hésitant quant au sort qu’il doit réserver à de tels ouvrages :

Faut-il penser que cette oeuvre, par sa sincérité, son humour, transcende sa médiocrité, ses pulsions répugnantes ? Doit-on au contraire considérer qu’elle tend au lecteur un piège gluant, qu’elle sert à justifier son auteur à ses propres yeux et aux nôtres, à nous faire partager médiocrité et frustrations, à nous y attirer ? Dépassement ou simple entreprise de blanchiment ? Je n’ai pas la réponse[35].

Ce sont les thématiques houellebecquiennes — et les idéologies qu’elles convoquent — qui sont à l’origine de l’indécision de Jourde. Toutefois, il est très clair sur ce qu’il pense de l’art du roman houellebecquien :

Houellebecq utilise les vieilles recettes ? […] C’est vrai, il ne renouvelle pas le genre romanesque. Dans l’ensemble, Houellebecq reste fidèle aux procédés du roman naturaliste avec spéculation scientifique, en appuyant un peu fort sur la pédale de l’utopie. Sur cette orchestration peu originale, il parvient à faire entendre sa voix : ses accords de mélancolie et de cynisme, de désolation et d’agressivité ne sonnent jamais faux. La platitude de Houellebecq constitue son arme stylistique, et il sait en faire un usage efficace. Elle est d’abord cohérente avec son projet global. Une oeuvre qui stigmatise l’illusion du désir d’originalité se doit de s’exprimer de manière terne. Houellebecq parle d’individus moyens, indifférenciés, dans un langage moyen[36].

Jourde touche ici à quelque chose d’essentiel : si, comme il le dit, les romans de Houellebecq sont des « textes au réalisme ambitieux[37] », c’est grâce à leur médiocrité formelle (le terme « médiocrité » est employé ici selon son sens ancien, qui est lié aux notions de modération, de juste milieu ; il sert donc à qualifier des romans qui, formellement, sont du type le plus courant). La forme « moyenne » des romans houellebecquiens est une caractéristique esthétique qui donne tout son sens à l’épithète « critique » qui a été accolée au nom du romancier. Si Houellebecq est un romancier « critique », c’est non seulement parce qu’il a développé un discours sur l’art du roman, mais aussi parce qu’en se donnant « les moyens du moyen », il a créé une oeuvre romanesque « limite » qu’on peine à situer, qui défie les catégories et qui, contrairement à ce qu’on pourrait imaginer au sujet de romans aux formes traditionnelles, permet de conduire la pensée du côté de l’indéfini, de l’incertain, du non encore fixé.