Corps de l’article

1. Contexte et problématique

Au cours de la dernière décennie, les thématiques liées à la numérisation sont de plus en plus prégnantes dans les différentes sphères de notre société. La sphère éducative n’y fait pas exception. Par conséquent, beaucoup des questionnements qui émergent concernent la dimension posturale de l’enseignant et les compétences numériques qu’il doit mobiliser. En fait, les usages du numérique en situation éducative sont complexes puisque l’enseignant doit composer avec des éléments reliés au contenu, aux aspects pédagogiques et aux aspects technologiques, tout en tenant compte des contraintes contextuelles (Koehler et Mishra, 2009; Selwyn, 2011).

Différents organismes tels que l’OCDE ou l’UNESCO mentionnent l’importance d’utiliser efficacement les TIC pour soutenir l’enseignement et l’apprentissage des élèves (Ananiadou et Claro, 2009; Organisation de coopération et de développement économiques [OCDE], 2015; UNESCO, 2011). Selon Johnson, Adams Becker, Estrada et Freeman (2015), le rapport Horizon portant sur l’enseignement scolaire « K12 » révèle que la formation initiale et continue des enseignants comporte des lacunes, que les enseignants manquent de soutien lorsqu’ils rencontrent des obstacles, qu’ils n’ont pas perçu la valeur pédagogique des TIC ou qu’ils manquent de modèles pédagogiques. Roland et Vanmeerhaeghe (2016) pensent que l’intégration et l’usage des technologies à des fins pédagogiques sont, à quelques exceptions près, peu présents dans la formation des futurs enseignants du fondamental et du secondaire.

En 2014, une enquête a été effectuée par une commission scolaire de la grande région de Montréal (Canada) auprès de 1 721 enseignants du préscolaire, primaire et secondaire quant à leurs capacités à intégrer les TIC dans les pratiques pédagogiques. Les résultats montrent que 75 % des répondants ont décrit des situations problématiques justifiant leur usage limité des TIC pour soutenir les apprentissages des élèves (Stockless et Beaupré, 2014).

Une recherche d’ampleur européenne montre que les TIC sont, toujours aujourd’hui, beaucoup plus utilisées par les enseignants pour préparer que pour enseigner (European Schoolnet et Université de Liège, 2013). Dans la même lignée, la Commission européenne a publié en 2014 « l’Horizon Report Europe » consacré au numérique éducatif soulignant l’urgence de promouvoir l’innovation dans les salles de classe en tirant profit de l’utilisation des technologies non seulement pour améliorer l’enseignement, mais également pour créer des modèles d’enseignement flexibles qui facilitent l’apprentissage tout au long de la vie. En 2017, une enquête menée par l’Agence du numérique « Digital Wallonia » en Belgique auprès de 2 066 établissements scolaires (Digital Wallonia, 2018) a révélé que seulement 36 % d’enseignants estiment avoir de bonnes connaissances sur le plan technique, 57 % disent « se débrouiller » et 7 % avancent n’avoir aucune connaissance. Pour ce qui est des compétences technopédagogiques, les taux correspondants sont de 29 %, 57 % et 14 %.

Au niveau national, l’état marocain ne cesse de déployer des efforts considérables pour diffuser les technologies de l’information et de la communication (TIC) dans l’enseignement. En 2006, un programme de généralisation des TIC dans l’enseignement a été lancé. La stratégie initiale de ce programme avait pour ambition de faire bénéficier, sur trois ans, 6 000 000 d’élèves et 230 000 enseignants de l’équipement informatique dans 8 604 établissements. Cependant, un ensemble d’études universitaires (Abouzaid, Taoufik, Moufti et Lamsalmi, 2017; Alj et Benjelloun, 2013; Benfaress, Zaki et Alami, 2016; El Madhi, Chiahou, El Halouani, Belghyti et El Kharrim, 2014; Ouahbi et al., 2015; Oudrhiri, 2016; Rasmy et Fiévez, 2015; Tarichen, Zerhane et Janati-Idrissi, 2017) révèlent que l’intégration pédagogique des TIC reste encore très limitée chez la plupart des enseignants marocains dans les différentes disciplines d’enseignement. Les principaux obstacles relèvent de l’ordre du manque de compétences technopédagogiques chez les enseignants, du manque relatif en quantité et qualité des ressources numériques éducatives adaptées aux programmes enseignés et, enfin, de l’insuffisance et de la mauvaise gestion des équipements informatiques. Dans la même lignée, un rapport d’évaluation publié par la Cour des comptes en 2014 a relevé des dysfonctionnements sur plusieurs composantes du programme de généralisation des TIC dans l’enseignement marocain, à savoir, à titre d’exemple : un déficit de synchronisation entre les différentes composantes de ce programme de même qu’un retard dans la mise en place des infrastructures TIC, ce qui a créé une disparité dans l’équipement entre les établissements scolaires et, par suite, dans les connaissances et le savoir relatifs aux TIC entre les régions, les élèves et les enseignants, une sous-exploitation du laboratoire national des ressources numériques…

Les travaux présentés ci-dessus nous permettent de soutenir clairement que les professions enseignantes sont confrontées à un ensemble d’obstacles sur tous les plans et ont besoin d’un éventail de plus en plus large de compétences numériques pour intégrer efficacement les TIC dans les pratiques d’enseignement et d’apprentissage. Dans cette lignée, la Commission européenne a rendu public en novembre 2017 le cadre européen commun pour les compétences numériques des éducateurs, baptisé DigCompEdu. Ce cadre général éprouvé sur le plan scientifique s’articule autour de trois axes principaux de compétences, à savoir : les compétences professionnelles de l’enseignant, les compétences pédagogiques de l’enseignant et les compétences de l’apprenant (Redecker et Punie, 2017). Ces trois axes englobent six domaines de développement regroupant au total 22 compétences élémentaires que les enseignants doivent maîtriser (figure 1). Les domaines 2 à 5 forment le noyau pédagogique de ce cadre et détaillent les compétences que les enseignants doivent posséder pour promouvoir des stratégies d’apprentissage efficaces, inclusives et innovantes, en utilisant des outils numériques.

Figure 1

Cadre européen commun pour les compétences numériques des éducateurs (image © Commission européenne; source : Redecker et Punie, 2017)

Cadre européen commun pour les compétences numériques des éducateurs (image © Commission européenne; source : Redecker et Punie, 2017)

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La compétence des enseignants à intégrer les TIC est également une préoccupation importante en formation des enseignants (Chai et Lim, 2011; Fox, 2007; Sang, Valcke, van Braak et Tondeur, 2010). En effet, à partir des années 2010, plusieurs recherches sur la compétence à intégrer les TIC chez les futurs enseignants ont fait leur apparition (Tondeur et al., 2015; Tondeur, van Braak, Ertmer et Ottenbreit-Leftwich, 2016; Tondeur, van Braak, Siddiq et Scherer, 2016; Villeneuve, Karsenti, Raby et Meunier, 2012). Les prospectives de recherche sur cette problématique portent sur les approches à privilégier pour permettre une meilleure infusion des TIC auprès des futurs enseignants (Lee et Tsai, 2010). En fait, la littérature révèle que les futurs enseignants en formation initiale possèdent encore des carences pour ce qui est de la maîtrise et de l’intégration des technologies numériques. Karsenti et ses collaborateurs relevaient que deux types de compétences semblent nécessaires aux futurs enseignants : d’une part, des compétences technologiques ou techno-instrumentales et, d’autre part, des compétences technopédagogiques (Karsenti, Peraya et Viens, 2002).

Villeneuve et al. (2012) révèlent dans une étude réalisée au Québec que sur les six composantes de la compétence professionnelle à intégrer les TIC chez les futurs enseignants, une seule est généralement maîtrisée, à savoir la compétence visant à « exercer un esprit critique par rapport aux avantages et limites véritables des TIC ». Ainsi, le ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur au Québec a appelé dans son plan d’action numérique (2018) à l’intégration des technologies numériques dans les pratiques pédagogiques des futurs membres du personnel enseignant en produisant un nouveau référentiel de compétences de la profession enseignante qui répondra aux besoins du milieu et tiendra compte de l’évolution du numérique dans la société et de son apport à l’enseignement et à l’apprentissage.

L’Agence du numérique belge, dans son baromètre Digital Wallonia « Éducation et numérique » (Digital Wallonia, 2018), recommande : « d’intégrer plus massivement le numérique dès la formation initiale des enseignants et de proposer des cursus où la composante numérique est présente de manière disciplinaire et transversale. Il s’agit d’amener les futurs enseignants à développer les compétences numériques nécessaires à leur futur métier, comme le recommande la Commission européenne avec DigCompEdu ».

Au Maroc, la vision 2015-2030 du Conseil supérieur de l’éducation, de la formation et de la recherche scientifique (CSEFRS) a fixé deux objectifs principaux pour la mise en place d’un plan « e-éducation » au Maroc. Le premier concerne l’intégration des TIC dans l’enseignement de manière transversale dans toutes les disciplines, et le second propose de promouvoir le développement de compétences en matière d’utilisation de ces technologies chez les apprenants marocains en instaurant une culture numérique et en généralisant l’enseignement de l’informatique et de la programmation (CSEFRS, 2015).

C’est donc dans cette perspective que nous avons considéré le besoin de connaître l’état de la situation à travers l’exploration de la perception des futurs enseignants marocains par rapport à leurs propres niveaux de maîtrise des diverses compétences en TIC. Ces indicateurs d’une part seront utiles pour guider les interventions sur le terrain relatives aux stratégies d’intervention techniques et pédagogiques. D’autre part, cette recherche contribuera à combler le déficit d’études empiriques sur les usages des TIC et à alimenter les études en général sur la formation initiale des enseignants marocains.

Cette étude a ciblé une population de 220 futurs enseignants poursuivant leur formation initiale au Centre régional des métiers de l’éducation et de la formation (CRMEF) de la région de l’Oriental du Maroc et comprenant 115 futurs enseignants de langues et 105 futurs enseignants de disciplines scientifiques. Deux questions de recherche s’articulent alors, comme suit :

  • Quelles représentations se font les futurs enseignants marocains en formation initiale de leurs compétences en TIC?

  • Y a-t-il une différence dans les compétences numériques entre les futurs enseignants de langues et leurs collègues de disciplines scientifiques?

2. Cadre théorique

Jauger les compétences en usage des TIC chez nos sujets d’étude mériterait soit de procéder à des observations afin d’étudier les pratiques numériques de l’échantillon dans différentes situations (scolaire, divertissement, communication) ou bien de soumettre notre échantillon à des tâches bien précises dans lesquelles ils auront à utiliser les TIC pour des activités médiatisées.

L’implémentation des deux approches est difficilement réalisable dans le contexte de notre recherche puisque, d’une part, l’observation est difficile à mettre en place, car elle supposerait que le chercheur trouve un moyen d’étudier les pratiques numériques sans que l’observation altère les sujets de recherche. D’autre part, l’approche expérimentale ne peut donner qu’une idée partielle de la compétence. À cet effet, nous avons opté pour une autoévaluation du sentiment de compétence de notre population à l’égard de l’usage des TIC, ce qui peut fournir au moins des indications. Plusieurs études ont aussi démontré qu’un sentiment de compétence élevé dans un domaine donné augmente les chances de succès d’un individu dans ce domaine. Selon Bandura (2003), la perception d’efficacité personnelle réfère à la croyance qu’un individu a en sa capacité de réussir certaines tâches, à faire face à des problèmes spécifiques et à trouver des solutions.

Desjardins (2005) souligne que pour tirer parti des TIC dans l’enseignement, les enseignants doivent développer un ensemble de compétences nouvelles d’ordre technique, social, informationnel et épistémologique. Son modèle intégral (figure 2) de la catégorisation globale des usages des technologies numériques explique que le sujet qui réfléchit, perçoit et agit sur une interface ou un objet technologique (compétences techniques) peut communiquer avec d’autres sujets (compétences sociales), consulter ou produire des objets d’information (compétences informationnelles) et déléguer une tâche à l’ordinateur en tant qu’outil cognitif (compétences épistémologiques). Quoique ces quatre ordres soient présentés comme relativement distincts, c’est dans l’ensemble des combinaisons possibles que l’usage des technologies numériques trouve son plein potentiel.

Cette classification répond au critère d’indépendance des usages des technologies de la perspective éducative. En effet, cette classification vise à définir en général les usages de base de la technologie numérique, que ce soit pour des motifs éducatifs ou autres. Ce modèle intégral a été utilisé par Desjardins lors d’une étude menée en 2005 auprès de 637 enseignants francophones de l’Ontario afin de jauger leurs représentations quant à leurs profils de compétences numériques. En 2012, IsaBelle, Desjardins et Bofili ont conduit une recherche ayant pour but d’évaluer le sentiment d’efficacité personnelle des directions d’école quant à leurs compétences en utilisation des TIC à partir de la classification de Desjardins (2005). Ce même modèle a été utilisé par Davidson et Desjardins en 2011 pour établir les relations possibles entre les représentations de la pédagogie et de l’usage des TIC chez les formateurs d’enseignants. D’autres études ont eu recours à ce cadre conceptuel pour mesurer les compétences numériques des étudiants et des enseignants (Blayone et al., 2018; Desjardins et vanOostveen, 2015; Desjardins, vanOostveen, Bullock, DiGiuseppe et Robertson, 2010; DiGiuseppe, Partosoedarso, vanOostveen et Desjardins, 2013).

Figure 2

Ordre des compétences technologique (image © François J. Desjardins, CC BY 4.0; source : http://fr.slideshare.net/annlouisedavidson/fls-presentation-ete-2015, p. 15)

Ordre des compétences technologique (image © François J. Desjardins, CC BY 4.0; source : http://fr.slideshare.net/annlouisedavidson/fls-presentation-ete-2015, p. 15)

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Cette classification semble plus adaptée à notre objectif de recherche afin d’analyser le sentiment d’efficacité personnelle des futurs enseignants marocains quant aux quatre ordres de compétences dans l’usage des TIC.

3. Méthodologie de recherche

Population de l’étude

Une étude quantitative a été menée en février 2018. Le lien Web d’un questionnaire anonyme en ligne créé en utilisant Google Forms a été remis en classe à un échantillon de futurs enseignants marocains en formation initiale au CRMEF de la région de l’Oriental au Maroc. Nous avons opté pour un échantillonnage non probabiliste à échantillon raisonné qui consiste à diviser la population en sous-groupes (strates). Un certain niveau d’équilibre a été maintenu dans la répartition de notre échantillon en tenant compte de la discipline de nos sujets d’étude (enseignement de langues, enseignement de disciplines scientifiques).

La promotion 2017-2018 au sein du CRMEF de l’Oriental compte 1 450 futurs enseignants marocains répartis en 30 groupes selon différentes disciplines d’enseignement. Sur les 30 groupes que compte cette promotion, nous avons ciblé une population totale de 220 étudiants répartis en six groupes (trois groupes comprenant 115 futurs enseignants de langues et trois autres groupes comprenant 105 futurs enseignants de disciplines scientifiques). L’échantillon ciblé représente 15 % de la population globale.

Instrument de collecte de données

Un questionnaire visant à relever comment nos sujets d’étude se représentent leurs compétences face à l’usage des technologies numériques a été conçu en s’appuyant sur une recension de questionnaires touchant divers aspects de l’usage des TIC, à savoir le Certificat informatique et Internet (C2i) niveau 2 « enseignant », l’échelle de mesure du sentiment d’efficacité personnelle dans l’utilisation de l’informatique (Compeau et Higgins, 1995); Eastin et LaRose, 2000; Ma et Liu, 2004; Torkzadeh et Van Dyke, 2002) et l’ordre des compétences technologiques de Desjardins (2005). Notre questionnaire comprend quatre sections représentant les quatre ordres de compétences : technique, social, informationnel et épistémologique. Cet instrument est composé de 16 items. Les items sont répartis de façon aléatoire dans le questionnaire et ne suivent pas l’ordre des compétences. Ceci évite le rattachement par le sujet à une catégorie, ce qui pourrait biaiser les résultats.

À ces items, suivant le début de phrase « je suis capable de », les répondants devaient cocher une case d’une échelle Likert à 5 niveaux : « 1 : Pas du tout d’accord », « 2 : Pas d’accord », « 3 : Un peu d’accord », « 4 : D’accord » et « 5 : Tout à fait d’accord » afin d’indiquer le degré de confiance dans leur capacité à mettre en oeuvre différentes compétences dans l’usage des TIC. La modalité neutre centriste n’est pas proposée pour éviter qu’elle serve de « position refuge » que le « questionné » utiliserait par facilité (De Singly, 2005).

Les résultats totaux des cinq items par ordre de compétences peuvent varier entre 5 et 25, avec 15 comme point neutre. Les résultats au-dessus de 15 par ordre indiquent une représentation « positive » des compétences, tandis que les résultats inférieurs à 15 indiquent une représentation « négative » des compétences. Les profils sont générés en présentant ensuite les ordres de compétences selon les résultats totaux de façon décroissante.

4. Résultats

Description de l’échantillon

Au total, 194 répondants issus des six groupes ont rempli le questionnaire. Globalement, la figure 3 illustre que notre échantillon comprend 54 % d’hommes (34 futurs enseignants de langues et 70 de disciplines scientifiques) et 46 % de femmes (57 futures enseignantes de langues et 33 de disciplines scientifiques).

Figure 3

Proportions globales de l’échantillon étudié selon le sexe et l’âge

Proportions globales de l’échantillon étudié selon le sexe et l’âge

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Le nombre de femmes est plus élevé que celui des hommes chez les futurs enseignants de langues tandis que la proportion d’hommes est plus forte dans l’enseignement des disciplines scientifiques. L’échantillon étudié présente aussi une dominance de la catégorie d’âge inférieur à 30 ans (à hauteur de 70 %).

Dans un premier temps, nous avons questionné les participants au sujet de leur accès aux équipements technologiques. Les résultats révèlent que nos sujets d’étude affichent de très importantes proportions d’équipements technologiques (figure 4).

Figure 4

Proportions globales d’accès aux dispositifs technologiques

Proportions globales d’accès aux dispositifs technologiques

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Au regard de la fréquence de connexion à Internet, les résultats affichent des taux importants (journaliers et par semaine) en matière d’accès à Internet (maison, école, cafés…) chez les futurs enseignants et enseignantes de notre étude (figure 5).

Figure 5

Fréquence d’accès à Internet chez l’échantillon d’étude

Fréquence d’accès à Internet chez l’échantillon d’étude

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Représentations des compétences TIC par discipline d’enseignement

L’analyse globale des profils de compétences chez nos sujets d’étude affiche les sentiments de compétence les plus forts pour les compétences d’ordre social, tandis que les compétences d’ordre épistémologique sont les plus faibles (figure 6). Les activités faisant appel aux compétences d’ordre technique et informationnel se retrouvent aux deuxième et troisième rangs. Les sentiments de compétences d’ordre épistémologique sont à peine moyens chez les futurs enseignants de disciplines scientifiques et négatifs chez leurs collègues en disciplines de langues.

Figure 6

Moyennes des ordres de compétences TIC selon la discipline d’enseignement

Moyennes des ordres de compétences TIC selon la discipline d’enseignement

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L’analyse des profils de compétences par item chez nos sujets d’étude révèle en général des sentiments de compétence positifs (supérieurs à 2,5), à l’exception de quelques items relatifs aux compétences d’ordre épistémologique, à savoir les calculs complexes et la programmation. Les sentiments de compétence positifs les plus élevés s’affichent en matière de communication sur les réseaux sociaux et de téléchargement des vidéos provenant d’Internet (figure 7).

Pour approfondir notre étude, un test de Student a été effectué entre les deux groupes de notre échantillon afin d’établir les différences significatives quant à leur sentiment d’efficacité envers les quatre ordres de compétences (tableau 1).

Les résultats statistiques ne dévoilent pas de différences significatives sur le plan des compétences d’ordre technique entre les futurs enseignants de langues et leurs collègues de disciplines scientifiques (p = 0,915 > 0,05). En ce qui a trait aux compétences d’ordre informationnel, les résultats montrent que les futurs enseignants de disciplines scientifiques se perçoivent comme étant significativement plus compétents que leurs collègues en enseignement des langues (p = 0,03 < 0,05).

Pour ce qui est des compétences d’ordre social, l’analyse statistique ne révèle pas de différences significatives dans cet ordre de compétences entre les futurs enseignants de langues et leurs collègues de disciplines scientifiques (p = 0,235 > 0,05). Il en est de même pour les compétences d’ordre épistémologique (p = 0,668 > 0,05).

Figure 7

Moyennes des sentiments de compétence par item chez les futurs enseignants marocains

Moyennes des sentiments de compétence par item chez les futurs enseignants marocains

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Tableau 1

Test des échantillons indépendants – Ordres de compétences

Test des échantillons indépendants – Ordres de compétences

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5. Discussion

La présente recherche nous a permis de nous documenter sur les compétences dans l’usage des TIC chez les futurs enseignants au Maroc. En général, les résultats indiquent que les enquêtés se reconnaissent une certaine aisance de compétence dans les trois ordres de compétences en TIC, à savoir technique, social et informationnel.

L’univers social des futurs enseignants comprend des lieux physiques et virtuels, leur vie réelle et leur vie en ligne se complétant mutuellement (Larsen et Ryberg, 2011; Park, Lee et Kim, 2012). Dans cette lignée, l’étude révèle que les compétences d’ordre social chez nos enquêtés se trouvent au premier rang avec des moyennes nettement supérieures à 15 et affichant des sentiments de compétence positifs. Nos sujets d’étude utilisent maints outils de communication. En fait, les moyennes des scores sont positivement élevées au regard de la communication au moyen des réseaux sociaux, de la messagerie électronique et des applications de vidéoconférences à l’instar de Skype ou Hangouts. Hemmeter, Snyder, Kinder et Artman (2011) confirment ce constat en affirmant que la communication par l’entremise du courrier électronique fait partie du quotidien des futurs enseignants autant lors de leur formation que lors des stages. Une étude menée en France auprès de futurs professeurs des écoles révèle que ces derniers opèrent en effet une sélection dans leurs outils de communication selon la sphère (privée ou professionnelle) dans laquelle s’inscrit leur activité et selon les personnes auxquelles ils s’adressent, notamment en ce qui concerne certains médias sociaux (Poyet, 2014). L’enquête annuelle « The ECAR study of undergraduate students and information technology » menée par l’organisme Educause en (2015)   indique qu’environ 45 % des étudiants américains ont employé les médias sociaux comme outil d’apprentissage dans au moins un de leurs cours. Ainsi, un éventail de compétences représentatives de l’investissement social et culturel de ces futurs enseignants dans une société interconnectée, de leur expression individuelle, de leur formation identitaire et de leur participation au monde en ligne devrait être pris en compte et inclus dans les programmes de formation initiale et continue.

La majorité des activités professionnelles et éducatives exigent une maîtrise et une adaptation rapide à des usages divers et variés des outils numériques (Papi, 2012). Les résultats recueillis révèlent que les compétences d’ordre technique et manipulatoire se trouvent au deuxième rang chez notre population d’étude et témoignent d’une assez bonne connaissance technique des logiciels et du matériel, à savoir l’installation et le formatage. Ainsi, les futurs enseignants marocains se disent relativement à l’aise dans l’usage de logiciels spécifiques au traitement de l’image, de la vidéo et de l’audio. Selon une étude menée en France par Poyet (2014), les futurs professeurs des écoles ont, à l’instar de leurs futurs élèves, des pratiques personnelles construites à partir de connaissances primaires liées à leur adaptation à un environnement riche en technologies numériques dans l’enfance.

En ce qui a trait aux compétences d’ordre informationnel, les activités comme la navigation sur le Web, la recherche d’information et les téléchargements sont omniprésentes dans les pratiques ordinaires des futurs enseignants marocains. Les résultats d’une étude menée par Oulmaati, Ezzahri et Samadi (2017) auprès de 223 étudiants universitaires marocains montrent que la majorité des étudiants éprouvent des difficultés à accéder à l’information pertinente, en plus d’une insatisfaction au regard des résultats obtenus, en raison de la méconnaissance des outils scientifiques de recherche sur Internet ou du manque de compétences informationnelles et technologiques pour trouver, évaluer et utiliser efficacement l’information recherchée. Une autre étude menée par Kaikai (2014) explique que la formation relative à l’usage des TIC proposée aux étudiants universitaires marocains est axée sur l’aspect technique et a pour objectif de développer les compétences instrumentales ou procédurales, alors qu’il n’existe pas jusqu’à présent de formation destinée à développer les compétences informationnelles des étudiants universitaires. Tanni (2013) soutient que même les enseignants natifs du numérique (ceux qui ont grandi avec le Web) ne possèdent pas les savoirs et les savoir-faire nécessaires pour intégrer les compétences informationnelles dans leur pratique. Poyet (2014) souligne que les outils spécialisés dans le domaine éducatif, comme Google Scholar, sont quant à eux moins utilisés chez les futurs enseignants français (entre 10 % et 15 %). Notre étude révèle aussi des proportions faibles de publication sur le Web et de création de blogues et de sites Web. Cependant, à l’ère des TIC, la création de pages Web devrait être une compétence acquise par la majorité des futurs enseignants en fin de parcours universitaire afin de communiquer de l’information, rejoindre l’entourage de l’élève et rendre l’apprentissage stimulant et signifiant (Frey, 2010).

Les compétences d’ordre épistémologique se retrouvent au dernier rang chez les futurs enseignants marocains. Ces derniers se perçoivent comme étant juste moyens dans ces types d’usages qui facilitent le traitement des informations et la résolution des problèmes. Benali, Azzimani et Kaddouri (2017) révèlent dans une étude menée en 2015 auprès de 1 025 lycéens marocains des usages épistémologiques très peu cités avec une tendance d’inexistence chez les lycéens poursuivant leurs études en sections littéraires. C’est ce que confirme Dauphin (2012) en distinguant deux types de compétences chez les jeunes : d’une part, des compétences relationnelles qui exigent un savoir-être, un savoir-faire et des règles sociotechniques qu’ils maîtrisent et, d’autre part, un savoir-faire technique et conceptuel qui leur manque souvent. Ce constat prouve que le déficit de conceptualisation chez les futurs enseignants trouve également ses racines dans l’enseignement des TIC au cours du cycle d’enseignement secondaire. Ouahbi et al. (2015) appellent à réformer l’enseignement de l’informatique au Maroc en allant au-delà de l’alphabétisation, de la bureautique et de l’usage de l’outil vers un niveau supérieur, celui d’une science de modélisation, de raisonnement, d’analyse, de résolution de problèmes et de créativité. Il faudrait signaler malheureusement l’inexistence dans le système éducatif marocain de procédures de certification de compétences en TIC à l’instar du B2i et du C2i en France et du Passeport TIC en Belgique. En fait, la mise en place d’une telle certification renforcera l’assimilation et les usages des TIC chez les apprenants dans tous les cycles.

Les analyses statistiques différentielles ne dévoilent pas de différences significatives dans trois ordres de compétences (technique, social et épistémologique) en fonction de la discipline à enseigner (langues et scientifique). Ce résultat ouvre le chemin à un ensemble de questions quant aux modes d’organisation et de mise en place des formations dans l’usage des outils numériques chez les futurs enseignants et, comme de nouveaux outils technologiques apparaissent régulièrement, il pourrait s’avérer intéressant d’explorer l’utilisation que les futurs enseignants en font. Pour ce qui est du faible usage épistémologique des TIC chez notre population d’étude, Desjardins (2005) explique que les raisons possibles sont probablement aussi complexes que les combinaisons des connaissances nécessaires, car les outils technologiques cognitifs ne requièrent pas uniquement une connaissance des commandes précises qui respectent les règles de programmation du logiciel, mais aussi une connaissance de l’épistémologie du savoir disciplinaire touché. Ce questionnement constitue aussi une ébauche pour des travaux ultérieurs, en vue d’interroger en profondeur les perspectives d’évolution, d’intégration et d’appropriation des TIC dans l’enseignement universitaire. En matière de compétences informationnelles, les résultats montrent que les futurs enseignants de disciplines scientifiques se perçoivent comme étant significativement plus compétents que leurs collègues en enseignement des langues. Ce constat semble probablement trouver son explication dans le recours massif des futurs enseignants de disciplines scientifiques aux ressources académiques dans leur cursus universitaire.

Conclusion

Cette étude a permis d’explorer les profils de compétences en TIC selon un modèle théorique, à savoir le modèle de Desjardins (2005). Elle nous amène aussi à nous poser d’autres questions et à envisager d’autres pistes de recherche. L’analyse des données quantitatives révèle clairement un niveau de confort dans les usages d’ordre technique, social et informationnel chez les futurs enseignants marocains de notre étude. La recherche d’information sur le Net et les réseaux sociaux semble être généralement répandue.

Force est de constater qu’un travail colossal reste à faire pour que les TIC soient exploitées comme des outils cognitifs permettant de traiter des informations et de résoudre des problèmes puisque les futurs enseignants marocains se perçoivent comme étant à peine moyens dans cet ordre d’usages épistémologiques.

Si cette étude nous a permis de faire ressortir des résultats intéressants au regard des compétences en TIC chez les futurs enseignants marocains, elle nous invite aussi à explorer d’autres pistes de recherche sur le cursus des formations initiales et continues et les programmes de développement professionnel qui sont des facteurs primordiaux d’usage des TIC dans les pratiques pédagogiques.

Le rôle des TIC dans la formation des maîtres a récemment été réaffirmé dans la Déclaration d’Incheon (UNESCO, 2016). Il s’avère donc indispensable d’intégrer pleinement le numérique dans la formation initiale des enseignants de manière disciplinaire et transversale, afin d’amener les futurs enseignants à acquérir des compétences qui leur permettront de comprendre les processus d’intégration des TIC dans les pratiques de classe.

Il est également nécessaire de mettre en place des dispositifs permettant une réelle autoévaluation du niveau de compétences numériques des enseignants afin de renforcer leur sentiment d’efficacité personnelle et d’objectiver leur niveau dans les différentes aires de ces compétences.

Enfin, il faut rappeler que les résultats de cette étude sont autorapportés et peuvent faire l’objet d’une surévaluation des compétences dans l’usage des TIC de la part de nos enquêtés, car l’évaluation a ciblé principalement le sentiment d’efficacité des futurs enseignants quant aux quatre ordres de compétences numériques. Il est donc primordial de continuer les recherches dans ce domaine afin d’évaluer si ces compétences numériques sont jugées suffisantes pour favoriser une véritable intégration technopédagogique chez les futurs enseignants marocains.